Que de souvenirs,
c'était la rentrée.

On dit souvent que l'inspiration vient en travaillant... ou autre. À vrai dire, je n'en sais rien. J'ai l'esprit un peu trop pris en ce moment. Les cours ont recommencés. Alors, en plus de devoir travailler longtemps pour préparer mes cours, je dois subir les nerfs d'une femme enceinte. Non, je n'ai rien contre Miyaki. Le seul problème, c'est qu'elle a tendance à me dire qu'elle trouve que je ne passe pas beaucoup de temps avec elle. Que je bosse trop. Que je reste trop devant la télévision. Que si et que ça. Si bien que mes propres nerfs finissent par en prendre un sérieux coup. Et pour me reposer, il n'y a rien que la musique. Déjà petit, c'est ce que je faisais. Alors, maintenant, je sors.

J'ai la housse de ma guitare sur le dos et... attention. Je ne prends pas ma voiture. C'est une première. En fait, je ne veux surtout pas la laisser seule. Quitte à la savoir chez moi dans un garage super sécurisé ou bien en pleine nature pendant que je m'amuse à observer l'extérieur, je penche pour la première option. Question de préférence. Et au moins, si Miyu doit se déplacer, elle pourra utiliser la voiture. Je ne veux pas la laisser sans moyen de transport. Je sais que le bébé est pour dans longtemps, mais j'ai tendance à rapidement avoir peur. Je soupire de désespoir. Un gosse. Un vrai gosse. Pas un animal de compagnie. Est-ce que c'est possible? Je lui ai dit oui. Que j'allais m'occuper de cet enfant avec elle. Mais entre ceux de l'orphelinat et le mien, il y a une marge. En fait, à choisir, j'aurai préféré commencer avec un gosse sans pouvoir. Parce qu'avec deux parents « magiques », il a toute les chances d'hériter de capacités étranges. Et un enfant qui ne sait pas contrôler sa magie, c'est la pire chose au monde. Je le sais pour y avoir affaire au moins une fois par semaine. Mais comme je ne répète, ce sera mon gosse, alors ça ne pourra pas se régler de la même manière. En fait, ce qui me fait peur dans le terme « parents », c'est « éducation ». J'ai peur de pas pouvoir assumer le rôle. Enfin. Remets-toi, petit Ren, sinon tu risques bien de tomber en dépression.

Vous est-il déjà arrivé de marcher pour aller n'importe où? Moi, c'est la première fois. Je suis vigilant, mais mes pas me portent jusqu'à ce qu'ils se décident à s'arrêter. À choisir, je souhaiterai qu'ils n'aillent pas trop loin de ma maison. Je ne suis pas téléporteur, et avouez qu'un léopard qui se balade avec une housse de guitare, ce n'est pas forcément discret.

Alors, je marche. Je marche pour aller dans un endroit qui m'es familier. Pour ainsi dire, très familier. Le lac. Il m'a toujours vu ce lac. En toute saison. Et à chaque fois, je me suis retrouvé dedans. À présent que mon visage s'approche de cette eau certes froide, un frisson me parcoure. Puis c'est de la nostalgie. Je ne vois vraiment pas ce que je peux lui envier à cette eau. Elle n'est pas limpide, elle est froide, elle n'a pas d'odeur particulière et son fond est boueux, voir vaseux. Je me demande ce qu'elle a bien pu voir d'autre, cette eau. Je ne dois pas être le premier à être tombé dedans. Et je ne serai certainement pas le dernier. C'est amusant. Accroupi au bord, je décide de me lever et de m'éloigner. Je fixe alors le saule. Le beau saule pleureur, sous lequel j'ai déjà joué de la musique. C'est un bon début. Je décide de m'adosser, puis sort la guitare de sa housse. Je gratte quelques notes pour l'accorder, grimaçant par moments à l'écoute d'un son dissonant. Ça fait longtemps que je n'ai pas joué, et la pauvre guitare ne m'a pas revue depuis quelques mois. Alors, je me rattrape comme je peux.

Quelques minutes plus tard, je finis par lâcher la mélodie de vue. Puis me projette en arrière, dos à l'arbre. Mes yeux fixent la cime de l'arbre. Instantanément calmé, je ferme les yeux. Il commence à faire froid, mais je suis chaudement couvert, avec un sweat noir en coton à moitié ouvert, un simple t-shirt blanc large et long, et un jean. Je me laisse aller, et ça change de mes habits habituels. Quand il commence à faire froid, je préfère me changer en conséquence. Mais ça n'empêche que je porte de la marque. J'ai mis les boucles d'oreilles que Miyaki m'a offerte. 5 mm de diamètre, en diamant. Je n'arrive toujours pas à m'en remettre. Elle m'a forcée à les mettre. Ainsi que le bracelet en argent qui va avec. Mais bon, on ne voit pas beaucoup les piercings, car mes cheveux ont considérablement poussés. Il va falloir que j'aille chez le coiffeur... et refaire ma couleur, car mes cheveux bruns commencent à refaire surface sur le sommet de mon crâne.

Et voilà, je commence à repenser à mes obligations. Même si celle-ci viennent se placer dans l'optionnel, pour l'instant. Je recommence à gratter quelques notes, pour poursuivre sur une musique plutôt lente. Mouvement binaire. Toujours mouvement binaire. Je n'aime pas la valse. Et je suis toujours fâché avec le ternaire et les triolets. C'est pas bien pour un prof qui apprend la musique, mais bon, j'ai le droit de ne pas aimer certaines parties de mon enseignement. Tout comme un de mes anciens prof de maths qui n'aimait pas les probabilités. Chacun son truc. Moi, je n'aime pas les maths. Bref.

Je change de registre. Passons à du plus classique. Je vais finir par penser qu'il n'y a rien que la musique pour se sortir d'une situation nerveuse.

C'est à travers la musique,
que l'on peut connaître le bien.

En tant que professeur de musique, je pourrais débattre plusieurs heures sur mes sujets de prédilections. Cependant, je vais me contenter d'un résumé. La musique, c'est le bien. Et comme le bien est flou, je débattrais sur le « bien » et non sur la musique. Une bonne triche pour me permettre de pouvoir tout de même discuter sur cette magnifique discipline qu'est la musique. Premièrement, le bien est relaxant. L'état dans lequel je suis actuellement. Vous savez, il y a une croyance concernant l'énergie. En câlinant un arbre, on lui prend son énergie. Tout comme un vampire en fait. Peut-être qu'en étant adossé à ce même arbre, je lui prends son énergie? Moi, je ne crois pas. Je pense plutôt que ce sont mes doigts qui grattent la guitare. C'est ça, la vraie source de mon énergie. Même si, d'un certain point de vue, on se fatigue à jouer. Ce qui en fait une source d'exploitation non négligeable. Passons.

Deuxièmement, le bien est... une opportunité de rencontre. À grattouiller mes cordes, je finis par entendre un léger murmure. Murmure à peine audible certes, mais mélodie sans conteste reconnaissable par les oreilles d'un métamorphe. Presque subitement, je diminue la puissance de mes notes, au point de me concentrer sur cette voix. C'est une jeune fille. Ou un jeune homme, à voir. À cet âge, les garçons n'ont pas encore mués, et leur voix peut devenir troublante, curieusement proche de celle d'une femme. Alors, je préfère ne pas faire de fausse interprétation. Je ferme les yeux en penchant la tête vers le bas. Voilà le rythme qui s'ajoute à la voix. De toute évidence, il ou elle souhaite que je le remarque. Je ne lève toujours pas la tête, certain que cette voix émane du sommet de l'arbre. Bon rythme, belle voix. De toute évidence, la personne ne débute pas en musique. Mais reprenons ma définition du bien.

Troisièmement, ce bien est facteur de gentillesse. Je sens les feuilles qui se froissent, en présence d'un automne à venir. La personne descend de l'arbre, avec une agilité qui m'empêche de percevoir son emplacement exact. Je nie pourtant la présence de cet enfant, toujours penché sur ma guitare, les yeux clos. J'attends que les premières paroles sortent de la bouche de quelqu'un d'autre. De cette personne, pour être exact.

— C’est très joli ce que vous jouez.

Les sons, qui jusque là, s'étaient de beaucoup étouffés, parurent inaudible, quand bien même mes doigts bougeaient toujours. J'ouvre les yeux, puis ma tête se penche de côté pour revenir à son emplacement bien droit, ponctué d'un léger craquement en fin. J'appellerai ça un étirement. J'ai beau être métamorphe donc plutôt bon en sport, il n'empêche que je deviens rapidement ankylosé. La reprise, quand à elle, était drôlement amusante. En tant que professeur, je ne me transforme que très rarement. Comme les profs de sport. Ils sont continuellement en jogging, mais ne courent jamais. C'est la même. Et croire que la métamorphose ne fatigue pas autant que le sport, c'est se tromper. Sans exercice, il n'y a pas de résultat. Et beaucoup sortent avec des courbatures. Ou pour les moins expérimentés, avec des déceptions, parce qu'ils n'ont pas réussis à se transformer. Voilà pourquoi je commence en général avec de la théorie en début d'année. C'est aussi chiant pour moi que pour eux, mais j'aime éviter les stages à l'infirmerie. Enfin.

Arrêtons ici pour la définition du beau. Elle n'a plus aucun rapport avec la musique, à présent que cette dernière n'est qu'une apparition inaudible. Je stoppe mes doigts. Puis fixe de mon regard cendré la curieuse personne en face de moi. Je me demandais pourquoi la voix me semblait familière, et pourtant si étrangère. Ella Van Fallsheid. L'une des élèves que je connais depuis pratiquement deux bonnes années, sans lui avoir parlé plus d'une fois. Pourquoi? En général, on n'apprécie qu'un professeur vous demande de rester après les cours. Surtout s'il s'agit d'une dernière heure, et pour une cause inutile. Or, je n'ai rien à lui reprocher. Elle ne parle pas beaucoup, d'accord. Mais elle ne se fait pas remarquer, elle est assidue et n'a pas de réel problème qui nécessite un suivi. Ce qui est pourtant le cas pour de nombreux élèves, malheureusement. Mais bon, à présent que la voilà sous mes yeux, qu'ai-je à dire? Je ne me sens pas mal à l'aise, simplement tranquille. Ce qui n'est pas son cas. Timide? Je ne l'aurai pas pensé. Je l'intimide? Possible. C'est normal même. Mais dans cet orphelinat, il n'y a pas vraiment de relations sans intérêt. C'est un peu une grande famille.

-Merci. Tu souhaites en faire?

Distante, la petite. C'est sans aucun doute un peu malsain, mais je m'amuse beaucoup à taquiner mes élèves les plus réticents aux approches. Moi qui, à mon arrivée, penchait beaucoup pour la solitude, je ne peux m'empêcher à présent de rire à cette peur pas si étrangère.

Sous les feuilles de saule,
on perçoit le bruit du vent, pas si monocorde.

Je regarde gentiment la jeune enfant s'assoir à quelques mètres de moi. Un sourire en coin nait sur mon visage. Elle m'amuse beaucoup, à être distante. On dirait un bébé chat prêt à mordre si on s'approche trop, mais trop curieux pour faire demi-tour. C'est terriblement mignon et attachant. Je ne cesse de la fixer, le regard apaisé. Sans doute est-ce la musique qui a fait son effet... en tout cas, je ne ressens rien d'autre qu'un flux tranquille dans mes veines. Une douce mélodie brassée par le bruit du vent dans les feuilles d'arbres du saule pleureur. Décor enchanteur. On pourrait facilement s'y perdre. J'inspire, pour soupirer ensuite. Un long silence s'ensuit, pendant lequel la jeune fille peine à peser le pour et le contre. De mon côté, je pose la guitare sur mes genoux et m'en sers d'accoudoir.

— J’aimerais bien apprendre, mais pour l’instant, mon instrument à moi c’est le piano.

Ah! Enfin, elle s'est décidée à parler. Sage décision, je me serais ennuyé sinon. Le piano? Hum, oui en effet, j'ai quelques souvenirs de sa présence dans la salle de piano. Elle doit prendre des cours particuliers, ou en a pris. Plus je réfléchis, plus je me rends compte du peu de connaissance emmagasinée sur Ella. C'est mon élève depuis deux bonnes années, et pourtant, je la connais très peu. C'est inconcevable pour l'orphelinat, où chaque professeur connaît le passé comme le présent de l'élève, tout du mois jusqu'à son adolescence. Mais elle... non, je ne trouve pratiquement aucune information. Elle souhaite apprendre la guitare? Ce n'est pas un instrument facile, mais comme tous, il nécessite beaucoup d'entraînement avant de l'apprécier à sa juste valeur. C'est tout. Je m'apprête à lui répondre quelques petites choses, puis me rend compte qu'elle n'avait pas terminé son petit discours. Patient, j'attends donc. La patience, c'est ce qu'il faut avec ce genre de cas.

— Mais, je me dis souvent que si j’ai choisi le cours de musique, ce n’est pas uniquement pour le piano. Depuis que je suis votre cours, j’ai remarqué que la musique est partout autour de nous.

Que de compliments! Comment ne pas se sentir honoré d'avoir insufflé une nouvelle connaissance dans le corps d'une si jeune fille? Véritablement, j'ai l'impression de recevoir un grand compliment. Sans doute n'est-il pas du même niveau que je le pense, mais entendre qu'on aime la musique et qu'on la ressent me procure beaucoup de joie. En m'en rendant compte légèrement plus tard, mes joues se teintent d'un léger rose. Je tousse pour faire descendre la température interne, puis rit un peu.

-Merci, c'est toujours plaisant de recevoir des retour de mes cours en bien.

Ah la la, petit Ren, tu te ridiculises vraiment. Enfin, sans doute est-ce une bonne chose de montrer que je ne suis pas extraterrestre et que je suis capable de penser comme les autres, non? Peut-être me pensera-t-elle moins différent que son impression imaginaire. Sans doute enfin pourrons-nous discuter sans deux mètres d'écart entre chaque voix. Je recommence à fixer Ella, conscient de sa gêne. Eh oui, l'avantage d'être prof, c'est bien la faculté de regarder quelqu'un dans les yeux en lui parlant, sans avoir aucun trou de mémoire. Essayez un jour, vous verrez que ce n'est pas aussi facile que ça prétend l'être.

— Depuis quand jouez-vous de la musique?

Mon expression se teinte d'une légère surprise. C'est la première fois qu'on me pose cette question. À vrai dire, je n'y ai jamais songé. En temps normal, ce devrait être une question habituelle, en tant que professeur de musique, mais non, c'est bien la première fois que cette interrogation m'est posée. Je fais mine de réfléchir. Voyons... j'ai commencé la clarinette à sept ans... puis le piano à neuf... la guitare à treize ans... et j'en passe certainement. Et la formation musicale, je l'ai terminé peu avant mes seize ans. Je ne suis pas doué en matière de calcul, je m'aide donc de mon portable sorti de ma poche pour effectuer le décompte. Si j'ai bien calculé, ça doit faire...

-Environ dix-sept ans. J'ai commencé ma formation à l'âge de sept ans, même si mes premières notes se firent vers cinq ou six ans. -je passe une main dans mes cheveux, un peu gêné- Mais bon, je n'ai pas beaucoup de souvenirs de cette période. Ma mère m'a pourtant dit que je n'avais aucun sens musical et que je jouais comme un pied.

Et pour le coup, je la croyais. C'était bien la seule chose que je pensais vraie. Lorsque j'ai commencé la guitare, je ne savais presque pas faire d'accords. Il y a eu un déclic vers la fin de ma formation, à seize ans. Et paf, j'ai commencé à exceller dans la matière. Comme quoi, on peut bien être nul au début, pour peu qu'on se donne les moyens d'y arriver. Je n'ai jamais désespéré. C'est sans doute ça qui fait ma force. Changeant de sujet, je repose ma main sur ma guitare, et pose alors une autre question beaucoup plus personnelle.

-Je te fais peur?

Et voilà, c'est dit.

Ne pas rester dans la passé,
pour plonger et se fondre dans le futur.

Plus mon regard plonge dans celui de la jeune fille, plus celle-ci se renfrogne. C'est comme lorsqu'on touche les yeux d'un escargot. Il retourne dans sa coquille aussi vite qu'il en était sorti. Bon, bien sûr ici, la fille est loin de ressembler à une limace, et je ne m'amuse pas à la torturer de cette manière. Quoique, je vais finir par croire que la cause de ses troubles est ma fixation sur sa personne. C'est d'ailleurs suite à cette lente découverte que je me décide à lever les yeux pour qu'elle échappe à mon regard. Instant dont elle s'empare aussitôt, pour prononcer quelques mots sans réelle cohérence en son début.

— Eeeh, bah… je… je ne vous connais pas, c’est tout.

Je ne peux m'empêcher de passer une main devant ma bouche pour m'empêcher de rire à gorge déployée. À la place, c'est plutôt un murmure ponctué de soubresauts. Soubresauts qui se terminent par un léger rire, mais rien de bien expressif. Je m'en efforce tout du moins. Dès la crise passée, je m'empresse de répondre ceci :

-Je ne te connais pas bien non plus. Ou alors c'est l'âge qui te fait obstacle? Pense-moi en adolescent de quinze ans, nul en musique, dans ce cas.

J'ajoute un sourire amusé. Cette petite dame a pas mal de courage, mine de rien. Elle fait attention à ce qu'elle dis, et mûrit lentement ce qu'elle pense. Sans pour autant marquer de grands blancs entre deux phrases. J'en connais d'autres qui n'auraient pas pu s'empêcher de rougir sans rien faire d'autre que marmonner. Si bas que même mes oreilles aguerries ne puissent entendre qu'un léger ronflement inaudible. Alors qu'elle, elle articule bien. Enfin... façon de parler, hein. Je préfère des mots par-ci par-là qu'un grognement compliqué prononcé dans la langue des minimoys.

— Je n’ai pas peur.

Oh, que vois-je? Un sourire naissant sur le visage d'une élève timide? Étonnant. C'est rare de le voir en face. Et je suis sérieux. Enfin passons. Je vais arrêter de la martyriser sur des sujets qui, je le vois, ne la mettent pas à l'aise. Voir du tout. Comme si la jeune fille avait pu lire dans mes pensées, ce qu'elle était certainement après tout, elle se lança dans un monologue destiné à modifier le sujet de discussion. Active volonté, à ce que je vois. Être lecteur de pensée, ça doit être sympa, mais étonnement, je n'ai jamais vraiment eu l'impression qu'on cherchait à sonder ma mémoire. Peut-être qu'en étant exorciste, on devient plus sensible et résistant, ou qu'en étant prof, on acquiert par-là même le droit d'interdire aux élèves de sonder les pensées. Ou bien, c'est simplement la hiérarchie et le bon sens des enfants. Intéressant.

J'écoute attentivement toutes les paroles de mon interlocutrice. C'est sans doute vraiment le cas, mais j'ai comme qui dirait la furieuse impression qu'elle me raconte son passé. Bon, c'est vrai qu'on a le droit de jeter des coups d'œils aux dossiers de nos élèves, mais c'est surtout vrai qu'on en apprend plus de la personne concernée et de ses émotions qu'à travers un morceau de papier sans réel aspect vivant. J'apprenais petit à petit le savoir musicale de la jeune fille, ainsi que de ses nombreux problèmes. Problèmes oui, d'après l'expression traduite par son visage. La musique est un secours pour certains, et un poids pour d'autre. Travailler autant, ce n'est pas un rythme de pseudo adolescent. C'est celui d'un adulte dans la force de l'âge.

En fait, je n'arrive pas vraiment à sentir ses émotions. C'est comme si elle contait son histoire sans vouloir vraiment s'en rappeler. C'est très étrange, mais compréhensible. Ils sont tous orphelins ou presque dans cette école. Alors mentionner ses parents peut-être une phase plus dure qu'on ne le pense. Enfin, elle termine par ce « Je suis très contente d'être ici. ». Ça m'arrache forcément un sourire. Il faudrait qu'elle le dise à Mrs Mystery. Je pense qu'elle serait encore plus heureuse que moi d'entendre ceci de la bouche d'une jeune adolescente. Dans la vraie vie, on n'est pas souvent récompensé pour ses efforts, et lorsque cela arrive, c'est un véritable soleil. Ella commença a pianoter quelques notes sur ses genoux, et je l'observais passivement. Mon regard se reporta alors sur la cime du saule et, malgré moi, mes doigts se mirent eux aussi à reprendre quelques accords en majeur.

-Ella, est-ce que tu aimes apprendre?

Question sans réel rapport avec son passé. En fait, je veux m'adresser à son futur. C'est mauvais de rester bloqué sur une étape. Ça stoppe la croissance de la conscience de l'être. C'est nul. Alors, je veux lui faire oublier cette époque passée, et lui donner envie d'avancer de l'avant, mais si Ella semble déjà avoir fait le premier pas pour reprendre sa vie normale. Après tout, elle est là depuis déjà deux ans.

Prof de musique
en mode on.

C'était une question d'apparence étrange, mais qui traduisait une profonde réflexion. Réflexion que je n'étais moi-même pas apte à bien saisir. Cependant, la jeune fille s'empressa de répondre ceci :

— Bien sûr que oui. Sinon, je serais bien malheureuse d’aller à l’école le jour et d’avoir des cours particuliers le soir au Mystery.

Effectivement, c'est juste. Mais cela n'empêche pas que beaucoup d'élèves suivent les cours par pure obligation. Après tout, les cours sont obligatoires jusqu'à l'âge de seize ans. Avant ça, c'est souvent à contre cœur que les enfants se dirigent vers l'école. Alors que pour d'autre... pour d'autre c'est un vrai plaisir de prendre la route chaque jour, attentif aux moindres détails de leur apprentissage journalier. Moi j'ai trop travaillé petit. Et je continue de beaucoup travailler aujourd'hui. Quand j'étais enfant, je détestais l'école. Et je ne parvenais pas, à la sortie de l'établissement, à me dire que je serai tranquille une fois à la maison. Mes cours continuaient encore. Une vraie plaie. Mais elle, elle bosse dur, et elle continue d'aimer ça. C'est étrange. Très étrange. J'acquiesce lentement, l'écoutant sans rien prononcer. C'est pas difficile, pour mettre quelqu'un en confiance, il faut d'abord le ou la laisser parler. C'est logique. Après, elle s'ouvre lentement mais sûrement. C'est cela, le vrai sens de l'amitié. Et j'aime faire de nouvelles rencontres, surtout quand la personne face à moi se trouve être mon élève depuis deux ans déjà. Elle me sourit, avant d'ajouter :

— Vous allez m’apprendre à jouer, n’est-ce pas?

Elle pointe la guitare. Je souris. Comment ne pas apprécier le geste d'un élève pour travailler. La soif d'apprendre, voilà ce que je n'ai pas toujours réussi à avoir, et qui, dès lors entre mes mains, s'en extirpe souvent. C'est injuste. Je me lève tranquillement, mesure mes pas, avant de m'asseoir aux côtés d'Ella. Il va falloir qu'elle se fasse à ce rapprochement si elle veut que je lui apprenne la guitare. Tout d'abord, apprendre à accorder une guitare. Malheureusement, pour moi c'est déjà fait. Ça vient tellement automatiquement que je ne suis plus sûr de connaître les notes. Alors, je gratouille quelques accords. J'apprends la musique, mais pas la guitare. Tout à coup, je stresse. Je suis prof de musique et je ne suis même pas capable d'expliquer comment marche une guitare. C'est devenu un réflexe. Et je l'ai appris presque tout seul. Et c'est à force d'avoir persévéré dès mon plus jeune âge que je suis arrivé à une performance comme celle-ci. Étonnant. Je pose la guitare sur les genoux d'Ella, puis l'installe lentement, en prenant les bras de la jeune fille pour les installer là où il faut. J'ai l'impression de manipuler du chamallow, tellement Ella se laisse faire. C'est presque amusant. Mais je ne sais si c'est parce qu'elle est gêné ou si elle veut simplement apprendre et enregistre chacun de mes gestes.

-Alors, dans un premier temps, je vais t'apprendre à accorder une guitare. Parce que c'est la chose primordiale à savoir si tu veux jouer d'un instrument. Tu as de la chance, parce que le piano, ce n'est pas toi qui t'occupe de l'accorder. Mais les instruments qu'on peut porter sur soi ont généralement cet énorme défaut. C'est pareil pour les instruments à vent.

Je me stoppe. Je suis tellement habitué aux cours que je ne peux pas m'empêcher de jeter toute ma science dès qu'on me la demande. C'est assez chiant lorsqu'on veut rester sur terre au lieu de s'envoler vers la lune. Je jette un regard vers Ella, un peu gêné malgré moi. C'est tellement inhabituel d'être face à elle que je ressens un malaise. Je désaccorde la guitare totalement, puis me place face à Ella.

-Tu entends la note mi? La première corde, la plus grave, est un mi.

Ce que je veux dire par-là, c'est si elle connais cette note et arrive à se l'imaginer. C'est essentiel d'avoir une bonne oreille si on veut jouer de la guitare. Et ensuite, ce qu'il faut faire...

-Ensuite, tu passes de corde en corde, de la plus grave à la plus aigu. Et tu poses tes doigts ici. Ils faut qu'ils aient le même son.

Au fur et à mesure de mon explication, je prends ses doigts et les pose un à un sur les cordes pour l'accorder. C'est au bout d'une bonne dizaine de minutes d'explication que j'arrive à terminer l'accord. Je passe ma main sur toutes les cordes. Accord parfait. Je pousse un soupir de soulagement.

-Et ce n'était que la façon d'accorder ton instrument. N'oublie pas que c'est la première chose à savoir avant de faire quoi que ce soit.

Et surtout, si je parle trop ou pour rien dire, qu'elle me le dise...

La musique est comme
une cascade d'eau.

J'apprécie lorsque Ella cesse de faire sa timide. Il faut avouer qu'être prof, ça donne pas mal de sérieuses habitudes. Lorsqu'on apprend quelque chose à quelqu'un, on se fiche normalement de savoir s'il ou elle écoute bien, du moment que la personne comprenne. Mais lorsqu'on est prof alors soudainement on veut que l'élève s'exprime afin de faire part de ses ressentis, de ses questions et de ses craintes. C'est une question d'habitude.

Finalement, je finis par relâcher les doigts de la jeune Ella, avant de m'asseoir face à elle, attendant ces questions qui justement vont finir par arriver. En vérité, la figure de l'élève montre son apparente volonté d'apprendre, mais aussi ses questionnements internes. Question qui trouvera réponse si elle ose la formuler.

— Pourquoi ce n’est pas un « do » la première corde. Comment peut-on faire le « do » ?

Je souris. Elle semble beaucoup plus ouverte à présent. Ça me change pas mal. Elle sourit à son tour. On pourrait rester longtemps ainsi, à se regarder, mais je pense que la jeune fille en finirait lassée. Je ris intérieurement. Parlons donc de ce fameux « do ». Instinctivement, ma main droite s'anime, mes doigts exécutant le geste de l'accord. J'acquiesce pour deux raisons. Je pense pouvoir réussir à lui montrer la note, et j'accepte de la lui montrer. Mais, d'abord, répondons à sa question.

-Ce n'est pas un « do » car j'ai déjà dû te parler des instruments en « do », en « si bémol », en « fa » et autres. En fait, ça désigne la tonalité de l'instrument. C'est parce que certains groupes d'instruments ne commencent pas par la même note que l'on doit accorder chaque instrument en orchestre avec une note différente pour produire le même son.

Mais comme la guitare et le piano font tous les deux partis du même groupe des cordes et sont tous les deux en « ut », on peut vraiment se demander pourquoi la guitare ne commence pas par un do. Sans doute n'était-ce pas possible au moment de la création de l'instrument. Il faut que je me renseigne... Maintenant, voir ce qu'est un « do ». Très bien, allons-y. Toujours face à Ella, je m'empare de ses doigts et pose son index sur la case correspondante au « do ». Je gratte uniquement la corde concernée et lui montre le résultat. L'amusement s'empare aussitôt de moi, et je pose son majeur et ses doigts restants sur d'autres cases de la guitare. Ensuite, grâce à sa main libre, je lui fait gratter tout l'accord.

-Comme au piano, l'accord est en « do » majeur.

Sauf que puisqu'il y a cinq cordes, je ne lui en fait jouer que quatre. Do, mi sol, do. J'aime cet accord. C'est le plus facile et le plus consonant. Un pur plaisir. Je l'interroge subitement :

-Ella, je n'ai pas souvent eu l'occasion de t'entendre jouer du piano. J'espère qu'un jour, tu me laisseras écouter ta musique, sans me prendre pour ton professeur de musique. J'apprécierai.

Je me projette lentement en arrière, en posant mes mains sur le sol herbeux. Après avoir joué, j'aime me défouler. Et pour ça, il n'y a pas trente six solutions. Ella va me prendre pour un indécis.

-En tant que professeur de métamorphose, un petit entraînement en cours particulier, ça te dit ? -je chuchote en clin d'oeil- Je me transformerai aussi en plus.

Oui, parce que la majorité ou tous les cours de pratique, c'est les élèves qui se transforment, et moi je reste humain à les surveiller et leur parler. En fait, je crois qu'à part les adolescents presque en âge de partir pour devenir exorcistes, aucun autre ne peut savoir que je peux parler sous ma forme animale. En fait, j'ai l'avantage d'être en plus télépathe avec les animaux. Je peux donc directement interagir avec mes élèves sans besoin de transformation. Mais il m'arrive par moment de devoir me métamorphoser pour régler tel ou tel problème.

Je disais que je ne voulais pas me transformer aujourd'hui ? Manque de pot, j'en ai une soudaine envie. Vous allez voir, je vais encore tomber dans la flotte d'ici la fin de la journée. C'est Miyu qui va pas être contente... Enfin bref.

Les explications étaient encore plus complexent et j’avoue que je me perdais un peu. J’essayais de faire la liaison entre la guitare et le piano, mais sans grand succès. Faut croire que je ne suis pas encore accoutumé assez à la guitare pour en saisir les grands fondements. Peut-être qu’avec de la pratique et… la pratique… ah oui! Et aussi la pratique que je vais comprendre mieux mon premier instrument à cordes. Comprenez-moi! J’ai quatorze ans et le seul instrument que j’.ai touché jusqu’ici était le piano. Par contre, je me sens chanceuse puisque la plupart des élèves de monsieur Takahata, n’ont jamais touché un instrument de musique de leurs vies. Nous savons tous que les cours de musique ne sont pas donnés. Pour avoir touché un instrument de musique, il faut soit avec un proche dans la famille qui joue de l’instrument ou avec un parent où l’argent coulait à flot. Pour moi c’était la deuxième option.

Je tenais la guitare et soupirais. Je restais une enfant. Je savais mes limites de compréhensions même si je débordais de curiosité concernant le Savoir.

— Ella, je n'ai pas souvent eu l'occasion de t'entendre jouer du piano. J'espère qu'un jour, tu me laisseras écouter ta musique, sans me prendre pour ton professeur de musique. J'apprécierai.

— Ce sera un grand plaisir. Je vous montrerais une mélodie que j’adore, tiré d’un jeu vidéo.

La guitare toujours enter mes bras. Je regardais simplement mon professeur se reculer.

— En tant que professeur de métamorphose, un petit entraînement en cours particulier, ça te dit ? Je me transformerai aussi en plus.

La deuxième chose après le piano que j’adorais, c’était les transformations. Je déposais l’instrument sur la pelouse, doucement. Mon soulagement était bien présent. Je me levais d’un bond, fin prête.

— Cool! En quoi que je me transforme? Ma forme habituelle ou une autre?

En faîtes, en cours, je ne me souviens pas d’avoir dit mes autres formes. On travaillait souvent avec la première forme, celle avec qui nous étions très familiarisés et capables de contrôle. Cependant, j’adorais mes autres formes. Je n’avais pas de préférence, les petits comme les grands.

La métamorphose,
c'est l'occasion de changer de peau.

C'est bien de jouer comme ça, mais en extérieur, lorsqu'on peut avoir la chance d'avoir de grands espaces, alors je préfère me transformer pour me laisser aller. Je me demande comment les habitants de Little Angleton font pour ne pas connaître le secret sur l'orphelinat. Qu'on ne me parle pas qu'aucun habitant n'a jamais vu quelqu'un disparaître subitement, d'avoir vu un lion en plein hiver ou autre. C'est impossible. Même moi, je suis persuadé d'avoir un jour été épié. Ou bien peut-être le surplus de surnaturel a fini par faire détonner quelque chose chez les habitants, les amenant à se convaincre eux même que c'est normal de voir des choses anormales. Drôle de façon de penser, mais bon, c'est bien la chose la plus plausible qui puisse arriver. Au moins, ici, beaucoup doivent croire en la magie. Consciemment ou inconsciemment, ça on s'en fiche.

Alors, je termine la leçon. Je suis toujours adepte des questions en fin de cours, parce que je sais qu'il y a toujours dans une classe au moins une personne qui ne comprend pas ce que je raconte. Moralité, comme elle est seule et qu'elle ne se décide pas à me parler de ses difficultés ou incompréhension, je passe. Je change de sujet. J'aimerai bien l'écouter jouer de son instrument de prédilection. Le piano, s'il me semble. Je fais alors ma demande à haute voix.

— Ce sera un grand plaisir. Je vous montrerais une mélodie que j’adore, tiré d’un jeu vidéo.

Je me relève doucement, avant d'acquiescer et demander si un petit cours particulier de métamorphose lui ferait plaisir. Bien évidemment, il s'agit simplement d'un prétexte et je veux simplement m'amuser. En plus, entre métamorphose on se comprend. Se défouler, c'est inscrit dans nos gênes. Et on ne peut rien contre la génétique. Alors, je ne vais pas essayer de résister, me contentant simplement d'exaucer mon souhait. C'est une bonne chose, non ?

— Cool! En quoi que je me transforme? Ma forme habituelle ou une autre?

Forme fusionnelle, je réfléchis. Il me semble que c'est l'aigle pour Ella. Alors que la mienne est terrestre. À voir si elle veut voyager sur terre ou dans les airs. En fait, oui, avant de faire quoique ce soit, il vaut mieux que je lui demande sur quel terrain elle veut qu'on se développe.

-À toi de choisir, je possède des formes pour me déplacer dans les airs et sur terre. Sauf dans l'eau.

C'est vrai que de mon côté non plus, personne ne connais mes autres formes. En partant du principe qu'ils connaissent déjà ma forme fusionnelle. J'ignore si c'est le cas pour Ella. En tout cas, dans mon esprit de prof, je pense déjà aux multiples exercices qui peuvent avoir lieu pour développer tel ou telle partie du corps. C'est la même façon de bosser qu'en EPS. Bref. Choisissons le type d'exercice...