La mise en quarantaine est dangereuse pour la santé.

La mise en quarantaine est dangereuse pour la santé

Minuit - Karhel

Il était assis tout seul, sur une chaise, dans une salle toute blanche. Il était assis depuis... il ne savait combien de temps. Trois heures ? Quatre heures ? Le magasine qu'on lui avait donné était posé à ses pieds. Il avait eu le temps de le lire cinq fois. Il y avait aussi une ardoise avec des craies, qu'on lui avait apporté pour qu'il puisse communiquer. Mais il n'y avait plus personne avec qui discuter. C'était bien facile d'oublier un muet ! Il regarda l'ardoise d'un air songeur... Il devait bien exister une rune pour déclencher une alarme, un bruit, quelque chose pour leur rappeler qu'il était là, seul, abandonné ! mais n'en connaissait pas assez pour y parvenir... Normal, cela faisait seulement deux mois qu'il était arrivé à l'orphelinat. Et pourtant, il avait l'impression d'y avoir toujours été...

Il avait été admirablement bien accueilli par la directrice et tous les autres. Même si on avait beaucoup trop manifesté de la compassion pour son mutisme. Il n'aimait pas voir la pitié se peindre sur le visage des orphelins. Ceux-là, il les laissait ; de toute façon ils ne voulaient pas prendre le temps d'essayer de discuter avec lui. Il s'était fait malgré tout quelques amis, suffisamment patients pour apprendre à le connaître, avec qui il avait passé de merveilleux moments...
Il avait commencé les cours, aussi. Ceux du matin étaient inintéressants au possible. Anglais, Maths, Histoire... Des matières qui auraient pu être passionnantes, mais c'étaient les profs, des sorciers au pouvoir Soporifique, il en était persuadé. L'après-midi en revanche... Il apprenait des tas de choses extraordinaires : magie ( avec Mr Taylor ), exorcisme, sport et langues ( à l'écrit bien sûr... ). Il avait demandé à étudier le Nazca, non pour l'aspect linguistique - il était tellement bon qu'il arrivait fréquemment à la prof de lui demander de l'aide -, mais pour la connaissance de cette civilisation, qui pourrait l'aider à mieux se comprendre lui-même... En plus de l'étude des runes anciennes, il complétait ses cours de sport et self-défense par la pratique de l'escalade, du cirque et du Kyusho jutsu, un art martial consistant à frapper les points vitaux de l'adversaire.
Il avait aussi des cours plus particuliers pour apprendre à développer son don et son pouvoir. Une grande complicité s'était établi entre lui et Mr Fjerda - un vieil homme complètement déjanté - qui lui donnait en fait une ligne de conduite. " Ton pouvoir te donne un contrôle absolu sur toi-même - disait-il. Mais pour apprendre à le maîtriser, tu dois y aller par étapes. D'abord, tu devras apprendre à contrôler tes émotions, car elles représentent un terrible danger... Ensuite, lorsque ton esprit sera stable, tu pourras t'occuper du reste." Il lui apprenait également à communiquer grâce à son pouvoir, en faisant apparaître des images immatérielles de ce qu'il voulait exprimer. Il disait que pour progresser, il fallait s'entraîner dès que possible. Et de fait, ils s'étaient organisés pour qu'il puisse sortir la nuit en cachette : puisqu'il arrivait à se reposer en deux ou trois heures grâce à son don, il serait plus rentable de passer le reste du temps à s'entraîner. Alors le vieux professeur le cachait dans un grand sac à dos pour l'emmener chaque nuit à l'extérieur et revenait le chercher à l'aube. Karhel passait donc ses nuits à perfectionner son don et son pouvoir, à explorer les environs, grimper sur les falaises et dans les arbres, nager dans la mer, tout en sachant qu'il ne risquait rien car Mr Fjerda avait le pouvoir de quitter son corps pour se déplacer en tant qu'esprit, et l'utilisait pour garder un œil sur lui. Il sentait déjà les effets de cet entraînement intensif : il se contrôlait mieux, sentait son corps se développer, et gagnait en assurance pour communiquer, bien qu'il eût encore beaucoup de difficultés... Et en cet instant, c'était ça qui lui faisait défaut. On l'avait oublié, parce qu'il ne pouvait pas appeler.
Il se leva et alla coller son visage à la porte vitrée en face de lui. De l'autre côté de l'infirmerie plongée dans la pénombre, il pouvait voir un porte semblable, par laquelle il était entré quelques heures plus tôt. Quel idiot il avait été ! Il était venu voir Josh, l'infirmier de l'orphelinat, à cause de la douleur au cou qui l'avait transpercé de nouveau, lorsqu'une gros serpent était apparu à l'écran de télé où il regardait un documentaire animalier. Josh - un homme étrange, au regard un peu fou - l'avait fait assoir sur un lit, lui avait donné une petite ardoise pour qu'il puisse s'exprimer et lui avait demandé de localiser le plus précisément possible la douleur. Karhel lui avait dit qu'avec son pouvoir, il était presque sûr que c'était sur une vertèbre de son cou. Alors l'infirmier lui avait fait faire une radio. C'était un gros appareil blanc placé au bout d'un bras télescopique qui pouvait voir à l'intérieur de son corps. Et lorsque la photo était sortie, Josh avait eu un cri de surprise. Il avait regardé Karhel d'un air abasourdi - presque effrayé. Puis il avait posé sur la table la radiographie de son cou...

Une rune était gravée sur la troisième vertèbre. Une rune d'une extraordinaire complexité.
" J'imagine que tu ne te souviens pas comment c'est arrivé ? " avait demandé Josh d'une voix sombre. Karhel avait hoché la tête. Non. Aucun souvenir. Il avait quand même pris l'ardoise pour lui expliquer que c'était en voyant un serpent qu'il avait à chaque fois ressenti la douleur, mais l'infirmier ne semblait pas en comprendre plus que lui.
Josh avait quitté la pièce sans dire un mot. Et il était revenu quelques instants plus tard avec la directrice et Jonathan Taylor, le professeur de runes anciennes. Ils avaient eux aussi manifesté leur surprise en voyant la radiographie, mais aucun d'eux ne connaissait cette rune. Ils s'étaient éloignés tous les trois et s'étaient entretenus quelques instants à voix basse, mais Karhel avait pu saisir les mots rune, police et Marquant... Et quand ils étaient revenus vers lui, ils lui avaient expliqué brièvement que cette rune étant inconnue, cela pouvait représenter un danger pour le monde magique, et qu'ils devaient donc prévenir la Police Magique. En attendant, ils seraient obligés de l'enfermer dans une salle protégée, "pour ta sécurité et celle des autres ".

Et Mme Mystery, Josh et Jonathan étaient partis en le laissant seul avec un magasine et une ardoise. La peur qui l'avait saisi à la vue de la radiographie s'était bien vite évanouie, preuve qu'il commençait à se contrôler... Mais maintenant il s'ennuyait.
Comment avaient-ils pu l'abandonner ainsi ?

Que ce passe-t-il quand les ténèbres vous possèdent ?
Que ce passe-t-il quand mes ténèbres vous possèdent ?

Ecris-moi sur cette feuille, comment tu étais vêtu lorsque tu es revenu à-toi pour la première fois depuis que tu as perdu la mémoire.

Le Blanc, le Noir, c'est comme le Tout et le Néant, ça n'existe pas. C'est toujours un mélange des deux.

Il la sentit avant de la voir. Une ombre s'insinua dans son esprit, une force noire, terrifiante. Et puis la femme entra dans l'infirmerie. Elle était aussi sombre que l'aura qu'elle dégageait : longs cheveux noirs, vêtements noirs, contrastant avec son visage pâle comme la mort. Et pourtant, il ne put s'empêcher de remarquer qu'elle était très belle... Elle jeta un rapide coup d’œil à la radiographie puis entra dans la pièce où il était assis et se mit à faire les cent pas devant lui, sans prononcer un seul mot.
Karhel sentait l'obscurité l'envahir, un mal absolu, aussi imperturbable que cette femme qui allait et venait devant lui, tel un fauve en attente... Dans un réflexe de conservation, il se replia en lui-même, fermant les yeux car il commençait tout juste à savoir utiliser son don sans quitter le monde extérieur... et cette fois, il avait besoin de toute la force de son esprit. La noirceur était partout, s'insinuait dans les moindres recoins de son être... tel un serpent... Non. Il chassa cette idée de son esprit. Mr Fjerda ne lui avait parlé que brièvement de la défense contre les agressions mentales extérieures, en disant qu'il fallait d'abord qu'il apprenne à écarter les dangers venant de l'intérieur... Il devrait donc trouver un moyen tout seul. Il contracta sa conscience au maximum, jusqu'à ce qu'elle ne contienne plus aucune parcelle d'obscurité. Puis il la dilata, progressivement, en empêchant systématiquement la noirceur d'y entrer. Mais il eut bientôt trop de difficultés pour continuer, car le mal l'attaquait de toutes parts. Alors il réfléchit. Si c'était un pouvoir négatif, il fallait quelque chose de positif pour le protéger... Il chercha d'abord dans ses émotions, mais il n'y qu'une minuscule bulle de bonheur. La frustration engendrée par ces longues heures d'attente n'y était certainement pas étrangère... Il devait la renforcer. Et il y arriverait grâce à... un souvenir ! Il les passa rapidement en revue et choisit celui qui lui paraissait le plus joyeux : une journée particulièrement mémorable où ils avaient volé des copies au prof de maths, auquel ils avaient échappé en se cachant dans les champs qui entouraient Little Angleton, pour finalement finir la matinée tous réunis dans une grotte creusée dans la falaise, jusqu'à ce qu'un professeur de l'orphelinat, furieux, vienne les chercher... Il se sentit envahi par la joie qu'il avait éprouvé en courant parmi les épis de blé qui montaient au-dessus de sa tête... Puis il étendit ce sentiment en même temps que sa conscience, repoussant les ténèbres au-delà des limites de son esprit... La peur qui l'avait saisi avait disparu, les battements de son cœur et sa respiration s'étaient apaisés...
Il rouvrit les yeux. Il ne devait pas s'être écoulé plus de quelques secondes, car la femme ne semblait pas alertée par son absence momentanée. Maintenant qu'il était protégé contre ses attaques, il put l'examiner plus en détails. Il la sentait distante, froide, comme s'il était un ennemi pour elle. Mais derrière ce visage dur, insensible, il lui sembla percevoir autre chose... quelque chose comme de la tristesse... Pas étonnant, avec un pouvoir comme ça elle ne devait pas avoir beaucoup d'amis... Mais au moins, elle ne le regardait pas avec pitié, comme la plupart des gens...
Elle sortit de sa sacoche une feuille et un stylo, qu'elle lui tendit.

« Ecris-moi sur cette feuille, comment tu étais vêtu lorsque tu es revenu à-toi pour la première fois depuis que tu as perdu la mémoire. »

Étrange question... enfin bon. Si c'était un agent de police, il fallait qu'il lui réponde. Et en Anglais de préférence, sinon elle risquait de ne pas comprendre... Il prit le stylo...

« J'étais nu. »

As-tu donc senti la noirceur dans mon cœur ?
Vois-tu comme l'obscurité avale la clarté ?
Le jour ainsi, laisse place aux ténèbres de la nuit sans étoiles...

Nu?!

Ressentais-tu un mal de crâne quand tu es revenu à toi ?

Tu as senti mon entité...

« Nu?! »

Oui, nu. Elle avait l'air alerté sans qu'il comprenne pourquoi. Lui ne trouvait pas ça extraordinaire... du moins pas plus que de se réveiller dans la neige sans aucun souvenir ! Enfin bon... elle devait sûrement en comprendre plus long que lui, c'était son métier après tout. Il espérait simplement qu'elle prendrait la peine de l'informer...

« Ressentais-tu un mal de crâne quand tu es revenu à toi ? »

Un mal de tête ? Karhel prit l'ardoise et écrivit :

« Non. Je me sentais très bien. Sauf le froid, j'étais dans la neige. Et après je me suis perdu dans mon esprit à cause de mon pouvoir. »

Puis il leva l'ardoise et regarda la femme dans les yeux. Qui pouvait-elle être ? Bonne ou mauvaise ? Le mal à présent s'était totalement retiré de son esprit, mais il était presque sûr de le voir entourer la femme qui se trouvait devant lui. Pourtant, son visage, bien que dur, ne semblait pas refléter de méchanceté ou de cruauté, comme il l'avait senti lorsque les ténèbres avaient envahi son esprit. Non, c'était quelque chose de plus diffus, une sorte d'aura malsaine qui l'entourait. Souffrait-elle de dégager pareil malaise ? Quand le mal s'était retiré, il l'avait sentie crispée. Devait-elle sans cesse contrôler, maîtriser ses ténèbres pour qu'elles restent en elle ?
Elle avait du voir son regard étrange, car elle dit d'un air incertain :

« Tu as senti mon entité... »

Karhel hocha la tête timidement, incertain de sa réaction. Mais il sentit qu'il fallait qu'elle voie. Sans savoir pourquoi, il était sûr que c'était important pour elle. Il se représenta mentalement une image du mal qui l'avait envahi, et levant la main, il fit appel à son don d'illusionniste.
Une sphère diffuse de lumière blanche apparut entre eux. C'était la représentation que Karhel faisait de son propre esprit, et les contours étaient incertains, diffus, car il n'en connaissait pas lui-même les limites. Puis une forme noire apparut. Cela ressemblait à de la fumée, une fumée vivante qui enveloppa son esprit de ténèbres, déployant ses filets à l'intérieur, s'insinuant de plus en plus profondément, comme un...
Il ne put la retenir. L'image avait jailli, terriblement nette, dans son esprit. Et avant qu'il puisse faire quoi que ce soit, elle se retrouva projetée devant lui. Le cobra se dressa, déployant sa collerette, et le regarda droit dans les yeux, la bouche grande ouverte, les crochets pointés vers lui... La douleur le prit, encore plus intense que les fois précédentes. Il tomba par terre, incapable de se contrôler, incapable de hurler. La souffrance envahissait son corps et son esprit, terriblement puissante, le forçant se rétracter sur lui-même. Il n'avait plus qu'une seule envie : que ça s'arrête. Quel que soit le prix à payer. Que ça s'arrête.

Votre ombre vous suit quoi que vous fassiez,
La mienne essaye de m'échapper quoi que je fasse...

Non. Je me sentais très bien. Sauf le froid, j'étais dans la neige. Et après je me suis perdu dans mon esprit à cause de mon pouvoir.

Hey ! Est-ce qu'il y a quelqu'un dans les couloirs, ce gosse vient d'avoir une attaque ! De l'aide s'il vous plaît !

Bon ok, montre moi où tu as mal ! Oh, tu m'entends ?!

Il avait rétracté sa conscience, plus qu'il ne l'avait jamais fait, si petite que la douleur ne pouvait pas l'atteindre. C'était comme un îlot minuscule, un simple récif au milieu d'un océan de feu. Que pouvait-il faire ? Cette souffrance cesserait-elle un jour ? Ou serait-il condamné à rester prisonnier ici, dans les profondeurs brûlantes de son esprit, jusqu'à sa mort ?
Non. Il n'allait pas se laisser tuer. Son maître lui avait dit que son pouvoir lui donnerait un contrôle total sur son esprit une fois qu'il saurait le maîtriser. Cela voulait dire qu'il pouvait y arriver. Et il commençait à comprendre... Une lame, voilà ce qu'il devait être. Une lame de glace pour geler ce feu ! Une lame qui devait atteindre la source de l'incendie, la rune gravée sur sa vertèbre cervicale, c'était certain !
Karhel dilata sa conscience le plus possible, jusqu'à ce que la douleur devienne trop insupportable pour qu'il puisse l'étendre plus loin. Il capta toutes les sensations de son corps qu'il trouvait et s'y accrocha avec force. Puis il se rétracta jusqu'à la dernière limite, comme un ressort que l'on comprime au maximum, gonflé d'énergie et prêt à la libérer à la moindre occasion. Et le ressort se relâcha. Le sabre aiguisé de sa conscience jaillit soudainement, fendant les flammes qui envahissaient son esprit, impuissantes face au froid glacial de sa détermination accumulée, remontant ses sensations pour se diriger immanquablement vers sa nuque, la source de l'incendie !
La douleur l'attaquait de toutes parts, se faisant de plus en plus terrible à mesure qu'il s'approchait de son foyer. Mais Karhel tint bon. Et la lame glacée transperça le cœur du mal. Il sentit sa force s'accroître. Il étendit sa conscience dans toutes les directions, gardant ses bords toujours aussi acérés. Les dernières flammèches finirent par s'étouffer, et il retrouva le contrôle de son esprit. Il respira profondément. Les paroles de la femme lui parvinrent avec beaucoup de retard, maintenant qu'il était libéré de la souffrance. Elle semblait presque affolée, impuissante. Il ouvrit les yeux et vit son visage penché au-dessus de lui, encadré par ses cheveux noirs de jais. Il se releva péniblement, avec l'impression d'être passé dans une presse à papier : tout son corps était douloureux ; probablement s'était-il trop contracté pendant qu'il se tordait sur le sol. Mais c'était une douleur supportable, qu'il pouvait aisément ignorer, contrairement à celle qu'il venait de subir... il frissonna et leva timidement ses yeux encore larmoyants vers ceux de la jeune femme. Il redoutait sa réaction.
Mais intérieurement, malgré les question toujours plus pressantes qui l'assaillaient de toutes parts ( d'où provenait cette rune ? , pourquoi provoquait-elle cette douleur dès qu'il voyait un serpent ? ... ), il ne pouvait s'empêcher de ressentir une certaine fierté. Pour la deuxième fois dans la journée, il avait su résister à un ennemi qui tentait de s'emparer de son esprit. C'était une réussite indéniable !
Karhel ramassa l'ardoise et la craie qui étaient tombées en même temps que lui. Il lui devait des explications.

« Je voulais vous montrer quand votre pouvoir a essayé de m'envahir, mais j'ai pensé à un serpent, et j'ai pas pu le retenir, il est apparu devant moi. Et j'ai eu très très mal au niveau de la rune. Mais j'ai pu chasser la douleur. »

Il lui montra l'ardoise quelques secondes avant de l'effacer du plat de la main. Puis il écrit avec hésitation :

« Vous savez pourquoi ça me fait ça ? Quel rapport avec les serpents ? »

Karhel s'essuya les yeux, un peu honteux de lui montrer ses larmes. Puis il la regarda de nouveau dans les yeux en levant l'ardoise, posant mentalement la même question... mais se posant bien d'autre questions sur elle, également...