« Ma prochaine destination, ce sera de revenir en Norvège je pense. »

Le vent souffle tranquillement dans les rues de Bangkok. Il est près de 17h et une véritable ambiance règne sur les lieux. Il fait chaud, bien plus chaud, bien trop chaud pour mes habitudes de canadien et je ne peux m’empêcher de transpirer même dans un simple t-shirt, un jogging et de vulgaires tennis. Les mains dans les poches, je parcoure les rues, jette un œil aux vitrines, tente de déchiffrer les lettrines si parfaitement alignées des devantures. J’effleure des statues de Bouddha tout en fronçant le nez sous la pollution bien trop supérieure à celle à laquelle je suis normalement habitué. Il paraît qu’il va bientôt pleuvoir, les particules fines tomberont au sol et l’air sera un peu plus respirable. Mais l’air est tropical et la température ne descendra pas. Je serai donc mouillée et transpirant. Mais que voulez-vous, je profite de mes vacances. Je me balade, je dépense cet argent si durement gagné après tant d’années sans vacances. Je ne compte pas rester très longtemps dans la capitale, préférant visiter les alentours et temples. Je pourrais m’intéresser à la recherche dans un contexte en dehors de mon travail, avec grande joie.

Il n’empêche que la chaleur me fait perdre un peu pied. Les voitures roulent dans les rues bien trop étroites, se frayant un chemin entre des touristes pressés par le temps et des voitures garées n’importe comment. Tout cette animation me met de bonne humeur et parallèlement m’assomme. J’ai décidé de partir seul. Je crois que j’ai besoin de ça, d’un temps seul avec moi-même et suffisamment d’occupation pour ne pas me faire déprimer. Je songe à Kelyann qui m’attend au Canada et me demande un instant si je dois appeler Phil pour lui demander de ses nouvelles. Je pense emmener mon cousin en Norvège pour le présenter à la famille. A sa famille, en fait. Et puis, je pense à ma semaine passée avec Simje et cela m’arrache un sourire. Je range mon portable et poursuit mon chemin silencieusement. Je pourrais presque devenir un fantôme tant ma présence s’atténue de plus en plus. Un couple et ses trois enfants devant moi s’agite en tous sens pour une raison que j’ignore. Je les observe sans juger. L’une des petites filles tire sur le bras de sa mère.
Ah, j’ai tellement chaud.

Ma main passe sur mon front et je concentre ma magie sur ma paume pour me rafraîchir un peu. C’est le bon deal ce pouvoir. Au Canada, ça ne me sert pas, c’est vrai, mais lorsqu’on a froid on se couvre. Quand on a chaud… eh bien quand on a chaud, on est bien content d’avoir un élémentariste glace ou eau à proximité.

Bref, les mobylettes roulent et je me surprends à apprécier le son si familier de dizaines de pensées vrombissant dans ma tête. Ça a toujours été comme ça. Il n’a jamais été question de développer mon don ou mon pouvoir, mais plutôt de le brider. D’écouter distinctivement quelqu’un. Il m’est assez facile – et énergivore – d’ouvrir mon don aux pensées environnantes. Mais cela me demande bien plus de concentration pour percevoir spécifiquement l’esprit de quelqu’un. De toute façon, je ne cherche pas particulièrement à écouter quelqu’un. Je me laisse bercer par ces langues étrangères, par les tons, les voix. Ça me fatigue mais ça m’apaise également.

Je suis un homme de contradictions.

Après un temps, mes pas me portent près d'un bar. L'enseigne ne paye pas de mine, toute en bois et gravée de ces inscriptions arrondies, un peu vieillies par le temps et la pollution. Un homme pourtant assez jeune m'aborde et me propose de prendre place sur la terrasse empiétant sur le trottoir. Il n'y a de place nulle part dans cette capitale. Tout le monde se sert sur l'espace public et tâche de se faire une place dans la vapeur échappée des pots d'échappements et la chaleur étouffante.

Je commande un cocktail. Dans la minute suivante, le voici sur ma petite table ronde. L'homme me sourit très respectueusement et s'exprime dans un anglais très correct pour me proposer de le rappeler si je désire quoique ce soit d'autre. Je souris et le laisse poursuivre ses occupations. Mes yeux se ferment et je profite des bruits extérieurs. Il y a vraiment beaucoup, beaucoup de bruit. Des enfants qui courent, qui crient un peu, des voitures qui roulent, des adultes qui parlent, des vendeurs interpellant des touristes... Tout ce meli-melo.

Je passe une main sur le verre et apprécie son contact frais. Voilà bien longtemps que je ne rêvais plus de vacances. Cette mise à pied aura au moins servi à quelque chose. Puis, assez lentement, comme une lumière qui grésille avant de s'allumer, les pensées de mon entourage se précisent. Les contours se démarquent et les mots se transforment en couleurs, en images. Les enchaînements chaotiques de plusieurs pensées d'être vivants passent d'un langage fluide mais incompréhensible à l'oreille à une agression visuelle.

Mes yeux s'ouvrent et mon don se referme sur lui-même. Je souffle, comme après une apnée et délie les muscles aussi subitement tendus. Ébahi, je visionne les personnes qui poursuivent leurs chemins sans tenir compte de ma présence. Leurs langues orales me sont toujours aussi indéchiffrables. Je m'assoie un peu plus profondément dans le siège en osier, en proie à une hallucination et à mi-chemin de faire appel à Mauvaise Humeur. Que s'est-il passé ? Je n'ose plus percer les pensées d'une personne. Mais ma curiosité maladive m'y pousse. Alors, j'inspire profondément et me concentre sur un homme plutôt pressé à en déduire par sa démarche.

Après quelques réticences, mon don se fraye un chemin jusqu'à cet homme. De nouveau, ma vision voit apparaître tout un tas de symboles, d'enchaînements logiques d'images colorées. Je fronce les sourcils tandis que mon crâne hurle pour stopper cette torture. Tout est plus clair, un peu trop clair. Les mots se forment dans mon esprit comme une réponse à un rébus et ma bouche bougent à mesure que les pensées de l'habitant me parviennent. Les sensations sont si intenses qu'elles ne me permettent pas de rester aussi longtemps qu'un natif anglais dans son esprit. Rapidement donc, je m'enfuis et me rend compte que ma transpiration n'est dès lors plus tellement due à la chaleur mais aussi et surtout à cette nouvelle utilisation.

Un rire discret s'échappe de ma bouche avec une certaine douceur et je passe une main dans mes cheveux tout en m'autorisant un moment de silence. Wouah. Je n'arrive même pas à savoir si ce truc est cool ou s'il est juste chiant. Fini les moments de détente à épier les pensées de dialectes étrangers. Fini tout ça.

J'avale d'une traite mon cocktail, laissant monter la fraîcheur et l'alcool finalement assez peu dosé - ou très bien masqué - dans mon organisme et file payer le serveur avant de disparaître dans une rue, finalement assez ravi, assez choqué et aussi vexé...

Un homme empli de contradictions, quoi.