C’ est le plus difficile. Il est bien plus difficile de se juger soi-même que de juger autrui. Je regarde la pendule d'un oeil morne, délavé. L'heure avance et je ne me sens pas encore prêt. J'ai encore dormi sur le canapé dans mon bureau, prit une douche en trombe entre deux dossiers urgents, enfilé un de mes costumes de rechange, dans une armoire. Je sens que le sommeil me manque et la faim me ronge. Et pourtant, là encore, c'est une impasse. La cuillère tourne et tourne et tourne dans le café. Puis elle se stoppe. Ma main également, comme bloquée au moment de rajouter du sucre. Une petite voix me susurre que c'est inutile, qu'il n'y a pas lieu d'en rajouter ? A quoi bon se battre contre cela ? Je sais que si j'ose, que si je transgresse, le malaise prendra place, la peur panique qui n'a pas de nom... Juste pour un carré de sucre. Dans l'idée que c'est en plus, optionnel, il faut donc ne pas la prendre, l'option. Comme un devoir de le renier, ce plaisir déjà dénié. Je retire lentement ma main presque tremblante, à regret et avec une satisfaction immense. J'ai surmonté quelque chose, vaincu, triomphé, résisté héroïquement. J'ai perdu. Ma main réessaye bravement, mais quand mes yeux tombent sur les deux toasts nus qui traînent à côté d'une pomme, je sais que cela est peine perdue. Qu'il faut céder d'un côté pour qu'au moins quelque chose rentre.

De rage, je jette violemment le sucre contre le mur. La porte s'ouvre et je sursaute dans une panique inconsidérable. J'ai l'impression de perdre pied. Je n'avais pas... Putain ! La porte s'est ouverte sans que l'on ai toqué, dans un irrespect de n'importe quelle politesse. Un visage bien connu apparaît avant que j'ai le temps de réactiver mon pouvoir. Deux secondes plus tard et ce corps qui s'effaçait n'est plus qu'un souvenir. J'ai le coeur qui bat à tout rompre, comme s'il voulait sortir de sa cage, comme s'il voulait bondir et hurler cet assassinat permanent. La peur est toujours là, encore, elle me colle à la peau et je sentirai presque dans mon dos la sueur venir, si elle pouvait. Toute chaleur ayant déserté mon corps, je reste jusqu'à présent immunisé des situations embarrassantes provoquées par un excédant de panique collante, de situations stressante. Je sers les dents et déglutit, regardant Luka, que j'attendais, entrer dans la pièce, le visage fermé et triste, les poings prêts à frapper quelque chose de frustration. Je me lève brusquement, colère. Colère d'être pris sur le fait et la honte de cette possibilité que je refuse : elle aurait pu... elle aurait pu me voir manger. Cette pensée n'a aucun sens et c'est un combat dans ma tête. Elle est là, elle m'obsède, comme la crainte infondée de ce qui doit me permettre de vivre et qui me donne l'impression de mourir. Je la regarde, l'air mauvais et commence à crier :

- Tu aurais pu...
- Non.

Le ton est sans appel et me coupe le souffle. Elle me regarde avec un mélange d'émotion que je ne parviens pas à décrypter. C'est son rayon à elle, les émotions. Et sous le choc de ce refus qui n'est pour une fois pas le mien, je retombe sur mon canapé, devant ma tasse, mes toasts et ma pomme qui me provoquent une attirance atroce et un dégoût presque palpable. elle vient s'asseoir à mes côtés, doucement.

- C'est bientôt l'heure, Declan. Je sais que c'est dur. Je sais.

Elle me tend un toast que j'attrape machinalement, et commence à peler la pomme. J'ai envie de lui hurler dessus, de dire qu'elle ne peut pas comprendre, que personne peut. Que je n'ai pas le droit et qu'elle ne peut pas exiger cela. Que je trahirai quelque chose que je ne sais pas nommer. Qu'il y a une erreur. Que c'est impossible. Que le monde va s'écrouler. Que je vais usurper ma place. Que... Mes pensées tournent en boucle, sans arrêt. Je suis figé. Complètement pétrifié. Et j'ai envie de fondre en larmes, d'exploser en un milliard de gouttelettes, avec toute la honte et la tristesse de la déchéance. J'aimerai tellement, tellement le faire, manger un bout. Quelque chose en moi cri la nécessité. Je n'en peux plus. Et mon pouvoir, qui palpite dans mon coeur, activé de plus en plus puisque je suis de moins en moins, me pompe mes dernières forces, comme un dernier rempart.

La lettre dans la poche, comme une justification à ma venue. Cet ordre de convocation me brûle les doigts. J'aimerai lui jeter à la figure, lui dire que ce n'est pas bien de faire cela. Qu'il n'avait qu'à me demander si je pouvais lui porter assistance, que cela ne nécessitait surtout pas ce papier administratif et officiel. Que croyait-il ? Que j'allais refuser ? Si, lorsque j'ai ouvert l'ordre de convocation, il avait été en face de moi, je crois que je l'aurai étripé. J'ai dû demander à quelqu'un de confiance de garder Owhen et Maël et sauter dans un avion. Je sais qu'Owhen aurait pu garder son frère, mais si Maël refaisait une crise... Je secoue la tête pour ne pas y penser. Au moins, j'ai pu voir Jonathan, Salim et Lily. Nérys était absente. J'ai dormi au Little Mystery avant de déambuler un instant dans Edimbourg pour rejoindre le siège de Declan. Quel abruti ! Je me retiens de froisser le papier, il doit me servir de laisser passer rapide jusqu'à son bureau.

Quand je pénètre à l'intérieur, le temps que le réceptionniste lise les interlignes illisibles et tamponne au bas de la feuille, je laisse mon regard vagabonder sur les murs que j'ai un jour tant haït. C'est un souvenir de la violence des hommes, de ceux qui ne savent pas pardonner et qui condamnent une enfant du crime de ses parents. Declan m'a reçu, bien après les fautes de ces exorcistes qui se vengeaient de Croix. Pour s'excuser, plus officieusement qu'officiellement puisque le blâme avait depuis longtemps frappé les fautifs. Il voulait s'assurer que je ne lui en tenais pas rigueur, que s'il avait été à son siège, cela ne se serait jamais produit. Je l'ai toujours su. Et si nous nous connaissions vaguement, puisqu'il est ami avec Jonathan, nous avons commencé à créé un lien que je n'aurai jamais pu prévoir ou ne serait-ce qu'oser imaginer. Il est mon journal intime et je suis l'encre de sa vie. La confidence entre nous n'a pas de sens : elle est et c'est tout.

Encore énervée, je parcours les couloirs et escaliers qui me séparent de lui. Je n'ai pas développé comme avec Ange ce lien spécial qui me permet de savoir quand il approche, ce qu'il ressent alors que je ne suis pas à ses cotés. Non. Cela est assez unique à vrai dire. Unique en son genre. Mais je commence déjà à le ressentir alors que la porte est encore fermé. Je suis tendue vers lui et ma main hésite sur la poignée. Je l'ai à peine vu, depuis qu'il est revenu de chez les sorciers noirs et je connais trop Dorian et Sebastian pour être assurée que ce n'était pas une croisière de plaisance. Surtout que les détails, je les connais. Notre correspondance occupe bien un carton dans mon bureau de notre appartement à Londres. Et cette impossibilité qu'il décrit, la peur qui le prend, me saisit d'un coup. C'est d'une violence à pleurer et la panique saisissante me donner envie de reculer, de fuir. Quelque part. Ailleurs. Je me ferme presque à lui, essaye de couper un peu ce don parfois encombrant, et entre sans frapper. Il se lève, brutalement et je le vois. Je le vois deux secondes avant qu'il se cache, en colère. Je fronce les sourcils et ressent cet amour que je pressentais en lisant ses lettres. Cette attirance irrémédiable vers cet homme brisé qui m'a offert son coeur. On ne parle pas ici d'amour du même sens que j'aime Logan. C'est autre chose. Une amitié, une sorte de fraternité également, plus lointaine que celle que j'ai avec Ange, mais présente également. Il commence à hurler, je réplique.

Je le rejoins. Lui murmure des encouragements. Inutiles. Je prends sa main, après avoir épluché la pomme qui traînait sur la table et l'accompagne doucement jusqu'à sa bouche, pour que le toast qu'il tient touche ses lèvres. Ayant coupé un peu mon don, je sens sa panique augmenter drastiquement, mais cela me touche peu, comme si c'était trop loin. Et comme un enfant que l'on nourrit, il commence à se laisser faire. Le soulagement vient, le dégoût aussi, je le sais, mais il continue. Et une fois, au bout d'un temps qui me paraît infini, que ce repas frugal (le premier depuis combien de temps ?), est laborieusement avalé, je lui prends la main. Nous quittons son bureau pour aller dans la salle du rendez vous. Il y a là-bas un bureau et des chaises, un canapé également, une table avec une carafe d'eau, une bouilloire et du thé, un vase de fleurs, dans un coin une petite bibliothèque. On pourrait hésiter entre un petit salon et une salle de repos. Je ne sais pas si cela ira, pour ce que l'on a à faire. Je sais qu'il n'a rien dit pour les autres, mais il me l'a dit à moi : il ne peut pas faire cela tout seul. Il ne les connait pas à vrai dire. Monsieur Voniestosiwjski un peu, apparemment. Sans plus. Nous discutons de tout et de rien, en attendant, légèrement, pour évacuer la peur qui le tient et qui me tient. Pour ma part, je suis encore sous le choc de ce que j'ai eu peine à apercevoir quand je suis entrée, ce fantôme déserté. Nos deux exorcistes toquent, entrent et saluent. Je me lève d'un coup, surprise et heureuse.

- Ian ! Declan ne m'avait pas dit que ce serait toi !

Le regard de Declan me montre qu'il n'en savait rien et je l'éclipse aussitôt devant la gêne immense qui m'envahit subitement. L'homme d'à côté, que je suppose et puisqu'il s'est présenté ainsi, être le directeur de Pologne, pue le malaise. Je décide de prendre les devants, coupe l'herbe sous le pied au directeur écossais et tends ma main à l'autre.

- Luka. Luka Era Grey ! Je viens en soutien.

Je précise souvent mon deuxième prénom, pour Maman. J'ai tellement de choses à dire à Ian que je n'ai pas vu depuis une éternité. Declan s'est aussi levé, avec un sourire qu'il n'avait pas avant, comme pour faire bonne figure, mais son stress à lui aussi est palpable. Et je ne suis pas la seule à qui il le transmet. Je fais un sourire d'excuse à mon acolyte du Mystery Orphanage.

- Merci d'être venu Simje. Enchanté Ian.

Mais Declan n'a pas l'air enchanté, il a juste l'air pété de trouille. Je le regarde et rectifie intérieurement. Ce n'est pas vrai. Il n'a pas l'air car il se force à montrer un masque d'impassibilité, mais il est. Il il ne peut nous le cacher...

Je regarde les différents protagonistes avec un air d'autoroute. Il y a comme de l'électricité dans l'air, une oppression dont je n'ai certainement pas besoin. Luka prend les devants avec une simplicité étonnante, m'épargnant une solitude incroyable. Pourtant, je suis encore seul face à moi même. Et tu devrais le rester... La voix dans ma tête, une simple formulation de la peur. Simje a l'air de vouloir sortir de la pièce en courant et je me demande à présent qui est celui qui doit passer à la casserole. Qui est celui qui a peur ? Cette pensée en l'air me ferait presque décrocher un sourire devant l'ironie de la situation. Mais je reste de marbre et d'apparences, toujours d'apparences. Les remarques acerbes du directeur de Pologne me vrillent les oreilles. Le ton qu'il a utilisé pour s'adresser à Luka me ferait presque réagir violemment. Si j'en avais la force. Depuis que j'ai accepté d'essayer, de me battre ou de battre, le combat qui fait rage en moi me laisse exsangue. Je n'ai plus la moindre réserve, plus la capacité de riposter réellement. Il semble que le précipice se précipite pour m'avaler encore plus, comme s'il pressentait ma tentative timide de m'échapper.

Et je veux sortir, partir loin d'ici. Soudainement. Je veux les planter, loin. Abandonner encore. Vaincre ailleurs. Il me semble absurde de faire ce que je vais faire. C'est enlever un poids, une douleur que j'ai commencé à intégrer à ce que je suis. Je tremble légèrement. C'est la peur, la panique du changement, l'allègement d'un fardeau qui expiait mes fautes. S'il n'est plus là, qui le fera ? Je serre les dents, en proie à une dichotomie puissante. Je voudrais hurler de frustration : celle de vouloir aller mieux et de ne faire que m'enfoncer plus loin encore dans la souffrance, comme un désir inavouable. Je ne mérite pas. JE NE MERITE PAS BORDEL ! Mon coeur s'emballe et mon ventre s'alourdi à la pensée qui revient sans cesse, d'avoir osé à nouveau, d'avoir simplement mangé un bout. Cassé la croûte. Se remplir le bide. Ça me révulse. C'est indigne. C'est humain, tellement humain. Est-ce que je prétends être au dessus ou en dessous ? La seule chose qui me fait tenir un tant soit peu que je ne sois pas cette panique, que je ne fais que ressentir finalement, c'est cette douleur constante qui me rappelle que je suis là, que je vis encore. Cette cicatrice qu'ils vont tenter de m'enlever.

La blessure pulse doucement. J'ai la nausée. Mon corps est à bout, mon esprit aussi. Putain ! Dorian m'aura bien eu. Ce connard... Triste à pleurer. Il a mit à terre l'homme que j'étais, l'a piétiné consciencieusement. Sans une once de compassion. Je ne l'ai plus moi même, cette compassion que je pouvais avoir pour ma personne. Charité bien ordonnée commence par soi-même ? Moi je me casse la gueule, je ne peux plus me porter et c'est à peine à bout de bras, comment puis-je supporter les autres hein ? Ça ne suffit plus. Je me déteste. Je me hais de tant de faiblesses. Et me redonner l'amour que je me refuse, me semble contraire à la logique. C'est une punition d'incompétence. Et comment peut-on aimer quelqu'un qui se déteste ? Je veux m'en aller. Je ne peux pas faire ça. Je ne peux pas me permettre. Il faut penser que cela en vaut la peine, que je vaux quelque chose, pour essayer. Je ne le pense pas.

- STOP !

J'ai hurlé. Mes jambes tremblent violemment. Mon regard se brouille. Pourtant j'ai mangé. Mais merde ! Merde... Même quand j'échoue devant ma peur, j'échoue aussi pour mon corps. Ca ne suffit plus. Je veux qu'ils partent. Je peux pas. Je ne veux pas. Je ne veux plus. Je lâche.

- C'est bon, ça ne sert à rien.

J'ai la rage au ventre et le corps en berne. Il semble que la guerre ait eu raison de moi. Je ne suis pas fait pour cette violence qui m'arrache le coeur. Qui m'arrache...

Je voudrais faire un clin d’œil à Ian, pour répondre à cette chaleur que je sens dans son cœur. Mais nous n'avons pas besoin de mots ou de gestes pour nous comprendre. Et puis surtout, il y a Declan qui est dans le mal et sacrément enfoncé même ! Et puis surtout, il y a monsieur je-vais-faire-un-malaise-vagal-si-cela-continue. La réponse a quelque chose de presque agressif, comme si je l'avais attaqué. Il est outré et ne touche absolument pas ma main. Je fronce les sourcils en retirant ma poignée accueillante. Je connais le mépris, je l'ai vécu, mais là, ce n'est pas ça. Je ne sais si je dois être blessée alors. Je ne fais donc pas l'affront de regarder Ian d'un air questionneur. Si j'ai des questions, je les poserai. Le jeune homme tente de calmer le jeu et je fais l'effort de revenir sur ma réplique acide. Mais je n'ai pas le temps de dire quoique ce soit que l'atmosphère explose en souffrance. Je sens mon cœur en proie à mille douleurs. Cela pulse dangereusement, et cette haine puissante qui ne fait que se recroqueviller pour s'intensifier, se concentrer, me déchire l'âme. Je suis surprise de cette brutalité inouïe. Inquiète, je me tourne vers Declan qui hurle, songeant tristement qu'il risque de se briser à tous moments. Il est une porcelaine à manier avec précaution. Je regarde Simje Voniestosiwjski intensément.

- Voilà ce que j'entends par soutien.

Je me détourne du directeur de Pologne, prends Declan par l'épaule. Son contact me met encore plus mal à l'aise, tant la proximité me rapproche de son cœur. Je ne pensais pas qu'il était possible de se haïr à un tel point. C'est comme si l'homme avait retourné toute la haine aux alentours contre la seule personne contre qui il lui était possible de le faire : lui-même. C'est à la fois extrêmement triste et admirable. Il n'a pas voulu donner la douleur aux autres, et il en paye le prix fort, jusqu'à penser ne pas valoir la peine d'être sauvé. j'aimerais couper totalement mon don, ne plus ressentir ce qui me ferait monter les larmes aux yeux si c'était le moment de pleurer. Je le force à s'asseoir sur un canapé et il obéit, comme un enfant, apaisé d'être obligé, il me semble, par le simple toucher de ma main prêt de son coeur. Je murmure avec une douceur qui me rappelle celle de Pandora qui apaisait mes cauchemars :

- Declan, c'est assez. C'est assez, tu entends ?

Il a les yeux dans le vide et des larmes commencent à couler. Je presse son épaule, comme pour lui donner une impulsion de vie. Une litanie sort de sa bouche, faible chuchotement inavoué.

- Non non non non non non non non non...
- Declan. Il le faut.

Il hoche la tête, comme vaincu, défait et pourtant il me déteste à ce moment là. Je le vois dans ses yeux. Je le vois dans ce sang qui bat violemment dans son corps. Mais rien ne change. Je sais qu'il sait. Il sait ce que je veux. Mais il ne bouge pas. Comme dans une impossibilité de trop. Alors je sors mon petit poignard, m'entaille le bout du doigt et sans prévenir, déchire un peu sa chemise, pour voir sa poitrine juste sur son cœur. J'y trace une rune qui va détruire. Le détruire ? Peut être, mais pour le reconstruire. Et son pouvoir, qu'il ne pouvait lâcher, car il était allé trop loin dans l'orgueil ou la fierté qu'il avait, à présent enterrés, sans pouvoir se défaire de l'idée qu'ils lui inspiraient, explose en miettes. Ses vêtements s'affaissent. Il apparaît violemment. Je retiens un haut le cœur de peine. Me redresse. Me retourne vers Simje. Et le défis d'un regard presque larmoyant devant la souffrance personnifiée, de me demander de partir. D'oser me dire que je dois le laisser...

Mon pouvoir explose sous la rune de sang, balayé comme fétu de paille. Et je me sens nu, démuni, terriblement seul. Je me recroqueville légèrement, n'osant presque plus bouger, ne pouvant rester ainsi offert au monde, dans cet éclat de faiblesse. Une fois que l'on voit le corps, on se demande comment fait l'esprit. Moi je sais, personne ne comprend. Le sentiment de vulnérabilité est immense. Caché derrière cette image que je projetais, j'étais comme à l'abris. Et parce que j'avais l'air d'aller bien, je pouvais me cacher que j'étais mal. Il était possible de travailler pendant des heures avec une concentration extrême, oubliant la faim, le froid, la fatigue. Il était possible d'agir rapidement, avec réflexion. A présent, rien de tout cela ne me semble évident, car cette vérité a explosé aux yeux des autres en même temps que mon pouvoir.

J'ai honte. Terriblement honte. De gêne et d'embarras, je commence à gratter le dessus de ma main frénétiquement, sans y penser réellement. Je veux toujours partir, partir pour ne plus être de trop, ne pas déborder, imposer mon incompétence, mes erreurs, ma faiblesse. Je me mords la lèvre, au bord de l'implosion. Je prends conscience du débris que je suis devenu, bon à jeter à la poubelle. Et je perçois le regard de Luka qui me renvoie à ma propre misère et ce qui me semble être le jugement des deux autres exorcistes. Je ne peux leur faire comprendre à quel point c'est inutile, que je me déclare coupable tout seul. Adieu, adieu je t'aime. Ton miroir est cassé, tu veux que je reste, mais comment faut-il aimer quelqu’un qui se déteste ?

Simje demande sans aucune intonation aux deux autres de partir. Et la panique me prend, d'un coup, plus encore. Elle enserre mon coeur de ses doigts glacés. Ian s'en va, mais Luka reste. Je relève les yeux vers elle, comme pour une dernière supplication. La colère s'empare alors de moi. Je voudrai lui dire de se barrer. Je ne veux plus la voir. Elle a osé. Osé me mettre au défis de défier la peur. Osé me mettre devant le fait accompli. Osé me dévoiler. Osé m'aider. M'aimer. Je me relève et la contemple, de haut, la mettant à mon tour au défis, de rester comme elle semblerait le vouloir. Qu'elle m'abandonne bordel ! Je ne suis bon qu'à cela. Barre toi ! J'ai presque envie de lui faire mal.

- Reste !

Ma voix ou un murmure ? Une contradiction de plus. L'aveu du vrai contre l'illusion de la haine. La jeune femme, bien plus petite, s'élève devant moi. Elle ne bouge pas d'un poil, mais son regard me fait sentir tellement insignifiant. Sa main cueille ma joue si creusée qu'elle aurait pu s'y écorcher. La douleur résonne dans un bruit claquant. Je la contemple, ahuris. Elle attrape ma cravate avec une violence qui ne lui est pas habituelle et me rassois. Laisse moi... S'il te plait, laisse moi tranquille. Je ne peux plus.

- Luka...

Je suis sur le cul. Ou ce qu'il m'en reste, parce que mes fesses, c'est le Nevada. Autrement dit, y'a pas grand monde.

J'ai la rage au coeur et le coeur au bord des lèvres. C'est un enfant de plus, perdu dans la violence inhérente à la vie. Il n'a pas compris que dans ce monde, tout n'est pas rose putain ! Il est de ceux qui ont l'âme bienveillante et qui se heurte au mal. Il est de ceux qui préfère subir l'avanie plutôt que de la voir. Il pourrait aller au bout du monde pour sauver une mouche, et se laisser mourir. Je n'ai pas la force à moi seule de lui montrer à quel point il se met le doigt dans l'oeil et jusqu'au coude. S'il veut aider, apporter un peu de couleurs à ce monde d'un gris si sombre, y mettre aussi un peu de lumière, c'est pas en se sacrifiant. Le monde n'a que faire des martyres. Moi encore moins. Et les sentiments des autres ne m'aident pas à garder mon calme. Loin de là. La suffisance de Ian qui ne comprend rien et que je ressens perplexe, presque négatif, face à mes propres sentiments. Et moi, je pense qu'il juge, qu'il les juge déplacés. Mais qu'est-ce qu'il en sait, de ce que Declan est en vérité ? Il ne connait que ses sentiments à l'instant T, pas sa vie, pas sa personnalité, par le rire qui le prend comme un millier de clochettes, pas sa générosité qui n'a pas de limites, pas son intelligence à rendre ignare, pas son coeur qu'il déchirerait volontiers si cela offrait ne serait-ce qu'une vie en plus...

Et Simje, stoïque comme ce n'est pas permis alors qu'il n'a pas l'air de pouvoir être dans la même pièce qu'un autre être humain ! La colère que je ressens est contre le monde entier qui laisse les abominations se faire et s'étonne du résultat. Ian s'en va. Declan se lève, prêt à bondir sur je ne sais quoi, prêt à me faire mal. Il me surplombe, la peur au ventre de ce qu'il va se passer. Perdu dans son coeur comme dans son esprit, il ne réagit que par instinct, pour se protéger de cette délivrance à venir. Et là, je ne peux rien pour lui. Il lui faut aller mieux ou périr. Je ne peux pas être une béquille. Plus maintenant. Et alors que sa colère est à son paroxysme, il me supplie de rester. J'ouvre les yeux, suffoquée. Mon coeur est prêt à exploser sous son inconscience. Je le gifle avec autant de force que je peux, sans aucun regret. J'agrippe sa cravate et le force à s'asseoir de nouveau. Sa voix s'élève fébrilement, comme une stupéfaction de plus.

- J'irai jusqu'à ce que tu me haïsses pour que tu ailles mieux ! S'il faut encore que je t'éclate la gueule, je le ferai. La vie est un devoir, Declan, accomplis-le !

Je le relâche d'un coup et il s'affaisse contre le canapé, sous le choc. Simje doit me prendre pour une folle, mais je n'en ai que faire. Je lui remets Declan pour le temps demandé. Je claque la porte derrière moi, les laissant seuls. Et je plaque Ian contre le mur. Toi mon ami... Je le regarde, les larmes presque aux yeux, la douleur de voir ceux que j'aime souffrir dans le coeur, l'indignation de l'incompréhension.

- Qu'est-ce que tu en sais, toi, hein ? Declan, il a vécu pire que toi et moi réuni, et plus encore ! T'es qui pour juger ce que je ressens ? C'est Dorian qui l'a torturé pendant plus de trois ans. Il a perdu un frère, l'autre est un légume, il s'est fait...

Les mots me manquent. Le souffle aussi. Mon "oncle" est un monstre et énumérer tout prendrait trop de temps. Le désespoir me meurtri le corps. Je relâche Ian et respire. Je sais qu'il sait. Je sais qu'il ne pensait pas à mal. Mais voir cet homme qui était si fort, cet homme courageux, réduit à cela...

- Désolée, Ian.

Je plante mes yeux dans les siens. Il lira mon coeur. Je le lui donne, pour lui dire plus qu'une simple excuse.

Et là, seul devant l'évidence, je suis prêt à capituler. La voix de Simje résonne dans la pièce et je n'ai pas besoin de leurs phrases grandiloquentes pour comprendre que quelque chose va mal, qu'il faut changer. S'ils savaient à quel point ma conscience est aiguë, voir exacerbée. Je ne suis plus moi-même et ce n'est plus possible. On dirait qu'ils ont organisé une sorte d'intervention et je me rappelle subitement que je l'ai fais tout seul. Je suis celui qui a accepté l'aide du guérisseur polonais. Je suis celui qui l'a fait se déplacer à Edimbourg, embarquant le jeune homme avec lui, par besoin. Je suis celui qui a convoqué vulgairement Luka. Je serre encore plus les dents, à croire que cela est possible ! J'ai l'impression de vivre dans une contradiction. Tout semble être dualité, opposition. Je regarde ma main à présent rougie par le sang qui suinte suite au frottement incessant de mes ongles. Et je stoppe.

La vision du liquide vermillon qui peine à couler, épais, faible, me fait l'effet d'un électrochoc.A l'unisson, mon coeur bat dans ma poitrine et dans ma main, dans une douleur qui n'a rien à voir avec la cicatrice. je prends conscience de sa difficulté à me faire vivre, usé par l'absence. Et si mon corps tremble, ce n'est pas que la fatigue, la faim, la peur, c'est aussi qu'il est un instant où supporter de s'affamer devient impossible. C'est le cri qui dit que cela suffit, cette manifestation d'un trop plein causé par le vide. Je frissonne encore, en proie à ce froid qui ne veut pas me lâcher. L'hypothermie constante devient tout à coup désagréable au lieu de salutaire. C'est comme si toute cette souffrance qui avait un sens le perdait, comme si ce sens avait claqué la porte en même temps que Luka. Je n'ai pas besoin de la moindre trace d'empathie pour comprendre sa blessure. Je regarde Simje avec l'envie de vomir. Non pas à cause de lui, mais simplement devant cet abus qui continue, que je continue. Je hoche la tête, comme une réponse alors qu'il ne devait sûrement pas en attendre.

- Un héros... Ha !

J'esquisse la moitié d'un rire car il semble que je n'en sois pas encore capable. Je ferme les yeux et me replonge dans le souvenir qui me hante, dans la noirceur de ce regard bleu. Je vois la lame, je vois le sang, je sens la magie, la sienne. Aussitôt, la pensée de Clyde vient, celle de Cillian... Maman me regarde sans comprendre. J'ai pris la forme de Cillian. Je suis Cillian. Mais Cillian est mort, ils ont dit. Est-ce que bientôt Clyde deviendra une forme que je pourrais prendre ? Je me crispe subitement. Il est là, il s'amuse. Mon corps, un jouet. L'esclave, mort. Un objet sexuel. La mort. Tout mon corps est tendu et ce n'est rien par rapport à mon esprit. La douleur pulse dans la cicatrice, comme si je lui donnais raison. Je gémis. Revient à la lame dans ma peau... L'envie de me recroqueviller est puissante. Pour une fois, la sueur coule le long de mon visage. La cicatrice me brûle et j'ai l'impression que mon sang boue.

- Ok, virez la magie.

On sait tout les deux, que la marque restera. Mais le reste. Qu'il vire le reste. J'ai l'impression que je vais me perdre dans la douleur. Je relâche ce que je tenais, autant que je le peux et c'est sans doute la chose la plus compliquée que j'ai jamais eu à faire. Lâcher Clyde et Cillian, lâcher l'homme à terre, nu, dont le corps malmené est offert à la virilité d'un autre, lâcher le regard méprisant d'un sorcier noir qui ne veut que la souffrance, lâcher les coups et les tortures, lâcher. La culpabilité. La cul-pa-bi-li-té !

La réplique acide de Ian me fait aussitôt regretter mon emportement. Et la seconde d'après, je reviens sur mes remords. Il ne s'agit pas de contester que j'ai mal agis. Je l'ai fait impulsivement, sans doute. Je l'ai fait, parce que sur le moment, cela m'a semblé la meilleure solution, ma solution. Pas la bonne, la seule. Je ne veux pas vivre comme Declan dans la culpabilité. J'agis trop vite, souvent. On me le dit, on me le reproche, et le coeur du jeune homme devant moi crie une indignation. J'ai envie de sourire devant ma naïveté. Pourquoi lui reprocher cela ? J'aurai agis de même, en vrai. Je me recule, m'adosse contre le mur, me laisse glisser à terre. Je n'aime pas sa colère, j'ai jamais été à même de faire face à ce genre de chose. Je les vois, mais je sais pas faire. J'esquisse une ébauche de sourire ironique. Je lâche, usée de toutes ces émotions qui bouillonnent et que je ne parviens pas à faire taire. Les miennes, les autres.

- Moi. C'est moi.

Ouha ! Luka Era Grey qui se remet en question ? Depuis quand ? Où est passé cette fille qui agissait toujours sur des coups de tête sans regarder en arrière, parce que ça faisait trop mal ? Où est celle qui est partie, qui les a tous abandonné pour aller chez les sorciers noirs ? Celle qui n'a pas pu tuer Dorian parce qu'il est de sa famille, alors qu'il tue sa véritable famille ? Qui est cette femme que je deviens ? J'ai changé, encore. Je change toujours. C'est Maël et Owhen qui m'ont changée récemment, avec la mort de Nathaniel. Et les crises de mon frère qui m'empêchent de dormir calmement. Il est des fois où je voudrais ne plus être celle qui doivent les supporter, tous autant qu'ils sont. Je secoue la tête, un peu perdue.

- Tu sais, je lui avais dit qu'il déconnait. J'l'ai menacé de le dénoncer. J'aurai dû le faire avant. J'avais pas compris que c'était à ce point là...

Je n'ai pas le temps de m'apitoyer plus encore avec amertume et lamentablement, qu'une boule de magie et de sentiments explose. La confusion qui était mienne n'est rien comparée à celle qui règne maintenant. C'est le bordel ! Je sens la noirceur et les émotions de Declan qui se perdent. Je regarde Ian, suffoquée devant la puissance de ces vagues de magie et de douleur, de peur panique, de colère voir même de haine pure. Je me relève d'un coup, attrape la main de Ian en hurlant :

- Merde ! Il va se perde ! Il faut le contenir...

J'étais partie pour ouvrir la porte mais c'est un mur de violence auquel je me heurte. Je parviens difficilement à bouger, je ne peux même pas couper mon don, me décharger. Et soudainement, parce mon coeur d'humaine ne parvient plus à se retenir, je laisse ma magie me prendre, m'envelopper, devenir panthère noire. Mes vêtements explosent sous le corps de l'animal qui prend forme. La puissance du félin, ses sens affûtés et son instinct primaire, ses perceptions plus précises et pourtant plus simples, font comme un rempart. Je pénètre dans la pièce en rugissant. Il me fallait le répit, pas l'humanité. Mais en contemplant Declan qui est à genoux, à terre, et qui hurle, sans bouger si ce n'est trembler, tendu à l'extrême dans cet afflux... Je redeviens humaine, presque nue comme un nouveau né si ce n'est les bandes qui préservent ma pudeur. Je déglutis, n'osant approcher plus devant Simje qui m'avait dit de partir. J'ai l'impression qu'il a voulu détruire le barrage et que l'eau qui était retenue ne fait pas que couler calmement, mais l'engloutis. Il va manquer d'air...

Je crois que je suis au delà, dans ce gouffre qui avale les gens et force l'incompréhension. La douleur de la cicatrice, réveillée par les sentiments, me fait hurler. Je voudrai le contenir, faire ce que Simje a dit. J'ai toujours respecter les autres et j'ai le sentiment de lui faire un affront. Mais je ne parviens pas à lâcher cette souffrance qui m'engloutis. Il a fallut les souvenirs pour que les runes s'agitent plus encore et me perdent dans ce tourbillon rempli d'aiguilles. Quand Luka surgit, la vision de la panthère qu'elle est à présent, me ramène à une sorte de réalité brutale. Je ne suis pas seul. Putain de merde ! Et tout ce que j'ai lâché revient en moi. Je referme toute les vannes, tout. Le cri s'arrête.

La douleur s'estompe, ne fait que pulser en arrière-plan. J'ai repris le contrôle alors qu'il m'avait dit de lâcher. J'ai repris le contrôle et j'en suis presque satisfait malgré moi. J'ai l'impression de lire du dégoût dans le regard de Simje et il me renvoit plus encore à cette bile amère qui me prend la gorge. Je ne le connais pas vraiment, mais avant qu'il dise quoi que ce soit, je sais ce qu'il va dire, comme l'évidence de cet abandon devant quelque chose de trop compliqué pour lui. Je suis peut être injuste, mais quand il prend la porte, quand il sonne la retraite, je me mets à ressentir colère et mépris. Il est des gens qui peuvent faire cela. Il s'en va, Ian sur les talons. Il est des gens qui peuvent partir comme cela.

J'ai l'impression d'avoir encore échoué, lamentablement. Je n'étais pas prêt à être aidé sans doute. Doit-on attendre que quelqu'un soit prêt pour cela ? Je me mords la lèvre de dépit, gardant ma souffrance. A ce moment précis, c'est presque de la rancoeur qui siège en moi. Je pourrai mourir là, finalement, que cela n'aurait pas d'importance. Je me secoue intérieurement. Encore une fois, je suis injuste avec ceux que j'aime. Simje et Ian ne me connaissent pas et par conséquent ne peuvent même pas ne serait-ce que m'apprécier avec ce que je montre de ce que je suis. Ou plutôt parce que je montre ce que je ne suis pas. Alors quoi ? S'ils partent, c'est qu'ils n'ont pas d'attaches. Je songe que je devrai briser celles de Luka, la libérer de ses chaînes. Et mes parents. Et Pandora. Et Jonathan. Et Tom. Et... Je ne veux pas compter pour les autres. Ils devraient faire comme Simje, me renvoyer à cette insuffisance, cet inintérêt, ne pas traverser les affres de la douleur parce qu'au final, est-ce que cela en vaut réellement la peine. Je m'assois tranquillement, reprenant mon souffle. Luka me regarde et je suis dans l'impossibilité de comprendre quoi que ce soit des émotions qui agitent ses yeux. Je voudrais m'excuser finalement, lui dire que je croyais... Je croyais quoi, en vrai ? Je ne sais pas. Je me sens perdu, offert au vent qui m'emporte au loin. Je ne sais plus qui je suis réellement, je change d'avis, de peur, de réponses à chaque instant.

- C'est plus possible.

Ce n'est même pas réellement une prise de conscience. La conscience était là. C'est l'aveu que j'ai eu tort. Que j'ai eu tort...

Les sentiments du directeur de Pologne ne sont pas équivoques. Il est dépassé, ça ne lui plait clairement pas, et il préférerait se retrouver en Alaska, nu, à se geler les couilles s'il en a, plutôt que d'être dans cette pièce. Il n'y peut rien apparemment. Pour lui, c'est franchir une montagne que de penser passer une seconde de plus, de se forcer. La douleur de Declan est au dessus de lui. Non pas qu'il s'en moque ou s'en préoccupe, elle ne l'atteint pas parce qu'elle n'est pas aisée à gérer. Je ne peux le blâmer, moi qui croule sous les émotions des autres et peine à faire le tri. Il est au contraire absent, tout le contraire. Declan cède d'un coup, reprend tout pour lui, pendant que Simje s'en va. J'aimerais dire au directeur de Pologne qu'il peut fuir éternellement les autres, il peut s'enfoncer dans les fosses des Mariannes pour ne plus avoir à subir le monde si ça lui chante. Les abysses l'accueilleront avec plaisir, il manque de monde, là-bas, parait-il. C'est triste, de voir que l'on vient aider, et parce qu'on n'y croit pas, on se barre. Mais ce n'est pas à lui que j'en veux. Ou à Ian, que j'ai retrouvé ce cour instant avec plaisir et incompréhension. Ian qui a vécu sans moi et j'ai vécu sans lui aussi. Depuis quand ceux qui grandissent ensemble vivent les uns sans les autres ? Il n'y a pas de rupture, normalement. Mais c'est la guerre, l'intraitable guerre. Alors s'il m'a blessée et si je l'ai heurté, j'espère qu'il ne m'en veut pas comme je ne lui en veux pas.

C'est à Declan. Qui dans sa tête, se dit encore que c'est de sa faute. La culpabilité m'étouffe comme un nœud coulant. Je me coupe légèrement, comme la dernière fois. Je ne peux pas faire plus, je n'y parviens plus. Pas depuis Ange et Londres. Je me coupe de lui, lui tourne le dos. Je ne sais pas quoi faire à vrai dire, moi non plus. La solution la plus simple serait de faire comme Simje, se barrer et n'entendre plus parler du directeur écossais. L'abandonner puisque personne ne semble à même de l'aider. Perdu. Le déclarer perdu. La voix de Declan s'élance presque bravement dans l'air et il me parait pitoyable. De la mauvaise manière. Je ne sais plus ce que je dois penser ou faire. Je veux retourner chez moi, calmement, et m'occuper de mes propres problèmes. Je jette un regard à l'homme qui s'est assis. Ne lui répond pas.

Ce n'est pas les mots qui manquent, mais un instant, c'est l'envie. Puis l'instant d'après, c'est la rage. C'est si facile, Declan, de se battre pour toi. C'est si facile de t'abandonner aussi. Je ne suis pas la dernière attache et pourtant j'en ai l'impression. Je me détourne, le laisse dans la pièce. L'espace d'un instant, je me prends à douter de mon intention. Je l'ai laissé dans la pièce, sans un mot, à peine un regard. Et je crois que je pourrais partir comme cela. Mais la seconde d'après, je me dirige laconiquement vers le bureau de son secrétaire. Tom, apparemment.

- Declan va prendre des vacances.

L'homme me regarde, à peine étonné, alors que je suis à poils ou presque. Vraiment, être métamorphe, de nos jours, ça ne surprend plus personne. Je pense qu'il se doutait de quelque chose quant à Declan, malgré ce que le directeur pensait. Je vais dans le grand bureau, rassemble ses affaires, retourne dans la pièce, avec sa mallette en main. Je ne dis rien. Toujours pas. Je n'y arrive pas. C'est trop me demander. Je fais signe que l'on part et ma tête doit valoir celle d'un lendemain de trois nuits blanches d'affilée. Je suis vidée.

- Je suis dés...

Je lève la main pour le stopper tout de suite. Je ne voudrais pas exploser. La patience a des limites, surtout la mienne. On s'en va. Je le réparerai toute seule s'il le faut. Car il faut apparemment trouver un sens et une facilité dans la douleur pour que cela vaille la peine que l'on s'en occupe. Et si on a le malheur de ne pas respecter cela, on le garde, notre malheur. Tant pis s'il faut crever. Eh bien, pas pour moi. Il faut réparer les vivant, tous les vivants. Même ceux qui peuvent ou veulent mourir maintenant.