C'est à peine l'aurore et je tombe du plume

13 Juillet 2019

C'étaient tous les matins du monde. Se lever, regarder avec douceur le visage d'Artémis endormie ou se courbes, son corps musclé qui se levait avec le sien, se doucher, préparer le petit déjeuner des enfants, les jours de repos, puis manger avec eux, ou seul, les jours de travail. La forêt est matinale. Kåre l'avait rapidement appris pendant sa formation de garde-forestier, il y avait de celà plus de cinq ans. Il prenait sa veste, dans le vent frais, écoutait les oiseaux, parvenait parfois à distinguer d'autres animaux dans les fougères.

Ce qui le liait à la forêt, c'était l'eau. Dans la rosée, dans les ruisseaux, dans les flaques, les lacs, dans les bêtes elles-mêmes. Cette omniprésence le rendait serein. Cela lui permettait de se passer de la mer, de ses vagues, de ses tempêtes. Les feuilles et les arbres renfermaient une autre sauvagerie dans leurs écorces. Dans laquelle ses enfants grandissaient. Bientôt 8, bientôt 6. Gaellane ferait ses premiers pas à l'école à la rentrée.

Les bottes de Kåre frottaient sur l'humus et l'herbe humide. Ses pas claquaient les années dans ses os. Pour lui, chaque jour sans nouvelles des sorciers noirs une victoire pour l'avenir.
Il s'enfonçait dans l'écrin sylvestre comme dans le coeur d'un monstre vertueux et indispensable, ses souvenirs le poursuivant. Il comptait ses tâches en fredonnant des airs que lui chantaient des parents, des chansons françaises pour ne pas laisser mourir la deuxième langue de son enfance -celle de Croix-, des promesses à ses enfants.

Craquement au passage d'une biche, suivie d'une dizaine d'autres, puis d'un cerf. Kåre sourit. Il devait s'occuper d'une clairière plus loin, après sa ronde, voir quels arbres pouvaient être coupés bientôt sans endommager l'écosystème. Il avait toujours à faire. Il n'était jamais stressé par son travail. Ses seules inquiétudes étaient dirigées vers ses enfants, sa famille. Il se demanda combien de touristes il croiserait aujourd'hui. Parfois, il proposait des visites guidées. Parfois, il accompagnait des chercheurs. Pas aujourd'hui. Une solitude profonde, longue, qui l'englobait et le rendait serein. Il avait alors la place pour tout le reste. Tous les oiseaux, les rayons de soleil, les éclats de mousse sur le sol.

Artémis semblait également être à sa place ici, sauvage. Tous deux auraient préféré, parfois, avoir un peu plus de vie sociale, être en ville, aussi prendre plus de risques. Il n'osait pas. Elle était plus impétueuse que lui sur la question.
Mais pour le moment, pas de conflit insoluble. Ils avaient leur équilibre. Il vaquait à ses occupations de garde forestier et de père, elle à ses missions de guérisseuse parfois pour des IBMM des environs, parfois pour Orpheo, parfois pour des particuliers. Le plus discrètement possible. Elle avait plus de contacts avec le monde magique que lui. Il n'avait pas son courage, se cachait derrière ses feuillages, enfoncé dans ses tourbières. C'était ainsi. Ils fonctionnaient.

Kåre s'était penché auprès d'un arbre pour observer de jolis champignons - il était également chargé de documenter la faune et la flore de "sa" forêt- lorsqu'il sentit une présence. L'instinct, mais aussi sa montre waterproof qui se mit à beugler :

- C'EST PAAAAAS NORMAL CA MONSIEUR NON C'EST PAAAAS NORMAL.

Le suédois grinça des dents. Il ne lui répondit même pas. Même s'il avait raison -sa montre étair un il, il était très strict là dessus- Les objets étaient aussi plus calmes loin de toute civilisation. Peut-être parce qu'ils étaient moins nombreux. Ils se taisaient donc devant l'immensité de la forêt. Ou peut-être que Kåre lui-même engageait moins spontanément la conversation depuis qu'il était devenu père. Déjà bien assez de bruit sortait des petites créatures qui avaient ses yeux pour rajouter du babillage télépathique par-dessus.

Visiblement, là, donc, il y avait quelque chose de particulier. Un inhabituel dans le bruissement des feuilles. Similaire à la fois où sa fille s'était faite attaquer par un poltergeist. La forêt en regorgeait également, mais il avait appris à vivre avec, à les exorciser quand ils menaçaient les touristes innocents ou sa propre famille et appris aux gosses à s'en méfier. Une certaine école de la vie.

Lentement, le sorcier tourna sa tête en direction du bruit, essayant de jeter un coup d'oeil furtif. Ce n'était pas un esprit. Il en était presque sûr. C'était quelqu'un de vivant. Il n'avait pas un bon pressentiment. Soyons honnête, il n'avait jamais de bon pressentiment. Trop peureux, trop pessimiste. Il continua de serrer les dents et essaya de repérer mentalement où se trouvaient les ressources d'eau les plus proches pour se défendre en cas d'urgence. Il tâta sa poche où se trouvaient son couteau et son fusain pour les runes. Il resta accroupi, les sens en éveil et les muscles bandés. Attendant un premier pas.

Dorian ? C’est simple, on en entend pas parler en ce moment. Bah, c’est pas comme si ça le changeait la vie. Ah c’est sur que pour buter un esclave ou deux ou remettre de l’ordre il est là. Mais les ordres de mission, les entraînements, ou juste l’apercevoir, faut se lever tôt. Et encore, c’est si vous avez de la chance. Il est en vadrouille, on ne sait où mais la boîte continue de fonctionner. Pas étonnant vu que sa chère fille chérie est dans la place et reprend les rennes pour lui.

Au moins, j’ai eu une mission intéressante, pour une fois. Et toute seule ! Grande nouvelle. Ça aura mis un peu de temps quand même, mais j’ai de plus en plus de choses à faire au sein de l’organisation.

Le seul truc qui m’embête, c’est que je laisse mes enfants derrière moi. J’ai toute confiance en Moha mais lui aussi est souvent occupé avec Croix. Et c’est donc aux esclaves de s’occuper d’eux. J’ai donc intérêt à accomplir cette mission en vitesse si je veux m’occuper moi même de mes petites têtes.

Sauf que rien n’est jamais facile chez un déserteur. Rien n’est jamais facile de le retrouver. J’ai passé des jours à essayer de retrouver sa piste. Gabriella m’avait juste balancé sa photo en me disant « ton homme à abattre ». J’y ai reconnu tête de prépuce. Je n’ai pas cillé. Il savait ce qu’il risquait en abandonnant l’organisation. Les ordres sont les ordres, on sait pourquoi on vient ici, on sait comment on ressort. Un sac mortuaire ou rien. La liberté, et puis quoi encore. On est bien assez libre chez Croix ! Libre de piller voler torturer tuer. Qu’est-ce qui lui fallait de plus, hm ?

J’ai, malheureusement, bien vite trouver. Une femme. Ah, l’amour. Bien mieux qu’un mariage arrangé, certes, mais on se contente de ce qu’on a. Et y’a qu’à voir quand on choisit l’amour. Y’a qu’à voir nos « alliés ». Oui Anja, c’est bien de toi dont je parle. Enfin bon.

Personne d’interessant à Croix n’a voulu m’aider pour traquer ces personnes. Je suis donc allée voir à Rosenrot. Un certain Mikeal était ravi de pirater divers caméra de surveillance pour me trouver ce que je cherchais. En échange de faveur, évidemment. J’me préparais à me déshabiller quand il m’a dit « j’veux que tu gardes mes chats un moment ». Autant vous dire que j’étais sur les fesses quand on sait que le gars est un coureur de jupon de première catégorie.

Il a réussi à me trouver toutes les informations que je cherchais. Cette femme, en fait ce n’est même pas une femme. C’est une moins que rien, une abomination de la nature, un être qui ne devrait même pas exister. Une mêlée. Bref, ce n’est pas elle ma mission. Mais cette mêlée est la personne que tête de prépuce à choisi pour accompagner sa vie. Je ne comprends pas un tel choix. Toujours est-il que Kåre se fait discret sur toutes les images des dernières années. Alors qu’elle sort à l’air libre. C’est donc elle qui m’amènerait à lui.

Ce fut si facile de la suivre. Elle fait tranquillement ses affaires à Orpheo, dans des IBMM, des petites missions à droite à gauche. Mais elle revient toujours à la maison. En même temps, quand on a un enfant, je ne peux que la comprendre. Sauf que cet enfant est aussi un mêlé. Par conséquent, je me ferais une joie d’annoncer à Croix que ces deux êtres méritent la mort. Sauf si ils se prennent dans mes filets , je me chargerai donc de les achever.

Sa maison donc, en Transylvanie. Si loin de chez moi et de mes propres enfants qui me manquent terriblement. Je les ai observés, tous les deux, vivants leur vie, s’aimant, s’occupant de leur bambin, comme si de rien n’était. Sauf que ce n’est pas la vie que tu as choisi Kåre. Tu dois ta vie à Croix. Tu as choisi d’aller voir ailleurs donc, ta vie sera reprise par Croix.

Je les ai espionnés, longuement, sous ma forme de panthère. Beaucoup plus facile pour bouger dans la forêt. Beaucoup plus facile pour trouver à manger. Beaucoup plus facile pour trouver un point en hauteur où retrouver ma forme humaine et donc me reposer de toute cette magie dépensée. Et j’ai attendu, longuement, que Artémis reparte. Je ne suis pas de taille à affronter deux personnes douées en même temps. Mes enfants étaient entre de bonnes mains, même lorsqu’ils étaient avec des esclaves.

Un jour, elle est enfin parti. Et j’ai puis suivre tête de prépuce dans la forêt. Marchant à pas doux, escaladant les arbres, sautant de branches en branches. Je m’étais dis que les bruits d’un animal serait moins suspects que ceux d’un humain. Cela draine mon énergie mais ça me permettra de mieux le surprendre, quand il sera temps.

Et le temps était arrivé. Je m’approche donc doucement de ma cible, quand quelque chose beugle. Ce n’est pas la voix du sorcier. C’est indistinct, une sorte de bourdonnement, comme si je n’avais pas la faculté de l’entendre. Sauf que je vois Kåre se redresser légèrement, aux aguets.

Et merde.

Il se retourne, vers moi. Alors je bondis de toutes forces pour le plaquer au sol et je sais qu’il faut que je morde sa jugulaire. Je le sais.

Je m’écarte, reprend forme humaine, malgré moi.

« Je pense que tu sais pourquoi je suis ici. »

Je dessine un couteau étincelant qui apparaît dans ma main.

Tu te souviens, ça jouait loose

Une lourde chappe de muscles et de poils soyeux, noirs, lui tomba dessus, le paralysant au sol. Une dentition immaculée lui jeta son éclat au visage.
Il eut à peine le temps de sentir le souffle chaud de l'animal -qui n'avait naturellement rien à faire ici- sur son cou. La panthère s'écarta, dans un bruit mat d'énormes coussinets qui tombèrent sur l'herbe humide. La forme recula en une femme. Une jeune femme au corps rendu parfait, dur par l'entrainement. Un corps qu'il avait déjà vu à moitié nu, pas qu'il s'en souvienne avant de voir le visage. Il s'était un peu creusé depuis ces six années. Mais il le reconnaissait bien sur, les cheveux soyeux, qui tombaient jusqu'à la poitrine, sur les bandes de métamorphe, le nez droit, les yeux perçants.

Perçants. Poignardants. C'était ça. C'était ce que Croix avait voulu. La cruauté poussée à son paroxysme.

C'est une femme qu'il a connue, presque encore enfant. Il a échangé des rires avec elles, quand ils étaient deux parias au fond d'un trou appelé le Dark Descent. Il lui avait fait découvrir une île bretonne. Elle l'avait surnommé... Tête de prépuce. Un soupir s'échappa de ses lèvres. Avant qu'il n'aie le réflexe de bouger, une lame sortit de nulle part. Un joli dessin. Elle lui adressa la parole.

Sakura, lui dit qu'il savait pourquoi elle était là.

S'il avait eu moins peur, il aurait sorti une blague, il aurait pu répliquer directement que c'était certainement parce que sa fameuse tête de prépuce lui manquait, qu'elle voulait voir sa fille dont elle aurait dû être la marraine -il avait bien été son témoin de mariage, après tout-, qu'elle voulait faire un tour en bateau.

Kåre eut quand même un rictus nerveux. Il s'était relevé, accroupi devant Sakura qui le dominait de toute sa taille. Elle avait été formée par Dorian, il en était sûr.
Il posa discrètement ses doigts dans l'herbe gorgée de rosée et commença à rassembler ses forces, tisser sa connexion avec les gouttelettes.

Mais elle n'avait pas vraiment prévu de le tuer, pour le moment, n'est-ce pas ? Elle avait préféré parler plutôt que de l'achever. La panthère aurait été si pratique, pourtant. Elle avait tout de même préféré perdre son avantage et le tuer au dessin. Alors d'accord. Etait-elle devenue comme son oncle ? Comme son mari ? Un gros chat qui appréciait de jouer avec sa proie avant de l'achever ?

Le suédois déglutit. Il pensa très fort à ses enfants et à sa femme. Il ne pensait qu'à eux lorsqu'il s'agissait de se battre, parce qu'il fallait les protéger, ses petits mêlés. Sorciers en génétiques, mais pas assez purs aux yeux de Croix. Jamais. Artémis, le plus beau visage du monde, celle qui lui avait donné ces petites mains, celle qui le faisait rire, qui le rembarrait, qui grognait dans son lit, qui n'aimait pas faire la cuisine. Qui avait la bougeote et qui aimait aller sur le terrain, dans le monde magique.

Il déglutit et murmura :

- Eclaire-moi.

Il était toujours à moitié à genoux et des volutes d'eau commençaient à léviter autour de lui. Ce ne serait pas une surprise pour elle. Elle connaissait son don et son pouvoir.
Telle qu'il la voyait ainsi, droite, fière mais aussi fendue, fendue dans le coeur, ça se voyait dans le regard, il comprenait que Croix l'avait eue. Jusqu'à quel point, cela restait encore à déterminer. Ils l'avaient vraiment envoyée elle pour le tuer. C'était peut-être même un test qui était adressé à la jeune femme. Pouvoir tuer un treitre, quelque soit son identité. Kåre en savait quelque chose.

Il était curieux malgré tout, il voulait vraiment savoir. Qu'était-il advenu de la jeune mariée forcée ? Quelles tortures psychologiques avaient été appliquées sur et dans son crâne pour la faire plier ? Comment avait été son mari avec elle ? Avait-elle... Des enfants ?

Oui.

Kåre avait jeté un oeil sur le ventre laissé nu par les bande de métamorphe. Il était toujours très musclé, très lisse. Mais pas tout à fait. Il y avait ce léger repli de peau, à peine flasque. Artémis avait le même. Il en était sûr et certain. Sakura avait eu un enfant de Mohamed. Des enfants ? Il frémit à l'idée que s'il devait s'en sortir, il laisserait des petits orphelins.

J'aurais dû attaquer. Pourquoi j'l'ai pas achevé ? Il était là, sous mes crocs. J'avais plus qu'à mordre, et ça aurait été fini. Qu'est-ce qui m'en a empêché ? Le fait que je le connaisse ? Pitié, ça remonte à si longtemps. C'était avant mon mariage. On avait bu, on avait ri, on avait été sur Sven. On était bien. Et alors ? Depuis combien de temps ensuite j'ai pas vu cette tête de prépuce justement ? Pourquoi il a tout abandonné derrière lui comme ça ? Pourquoi il est parti ? Ça aurait été plus simple, plus facile, de l'achever.

C'est trop tard.

Il ne se relève pas. Je le contemple, de toute ma hauteur, à moitié nue. Quand on est métamorphe, ça fait plus vraiment de différence, ça gêne pas vraiment. Et puis, c'est pas comme si j'avais déjà été pudique, pas vrai ?

Souvenir ? Non.

Pas de souvenir. Ils sont oubliés depuis longtemps. Enfouis pour pouvoir survivre dans un monde hostile.


Comprends ce que tu pourras comprendre, Kare. T'as déserté, t'es parti de l'organisation.

« Tu savais ce que ça impliquait de partir. Tu savais que tôt ou tard quelqu'un viendrait pour faire ce que je m'apprête à faire aujourd'hui. »

Tu m'as abandonné moi.

A un moment où elle aurait pu avoir besoin de soutien. A un moment où tu aurais pu lui donner une porte de sortie. T'es juste parti, tu l'as laissé s'enfoncer dans cette organisation, t'as laissé cette organisation détruire son âme.
Alors que c'est pour ça que tu t'étais rapproché d'elle, au départ. T'avais vu en elle, ce que il y avait en toi. Someone whom do not belong here. Vous étiez les même. Elle juste arrivée récemment, totalement perdu.
Oui, tu lui as offert des moments de liberté, des sourires, des rires. Tu te souviens mieux qu'elle de tous les moments passés ensemble. Tu sais mieux qu'elle que ce n'était pas juste une après midi.
Mais tu es quand même parti.
Comment elle s'est senti, quand t'es partie, alors qu'elle n'était pas encore l'une des leur ? Il était où son dernier rempart de sécurité ?
Peut être que c'est une bonne chose finalement, que tu sois parti. Elle a pu se fondre dans le moule, elle arrive à duper tout le monde maintenant, elle est chez elle chez Croix. Jusqu'au jour où quelqu'un viendra l'en délivrer.
Ce jour arrivera-t-il ? Aurait-il pu arriver plus tôt, avec toi ?

Le don n'est toujours pas très bien contrôlé. Il dit parfois les choses enfouis, sans qu'elle en est le contrôle, sans qu'elle dise oui. Sans qu'elle le sache.


Mon couteau est toujours dans ma main. Mais je ne suis pas en position d'attaque. Ni en position de défense. J'suis juste debout. Juste debout. Prête, selon ce qui va arriver.


Pourquoi tu lui as donné une once d'espoir. Elle a oublié que tu doutais déjà, quand vous vous êtes rencontré. Elle s'est forcé à oublier son passé. Elle a oublié le monde extérieur à Croix, aux sorciers noirs.
Elle a oublié que son meilleur ami est un mêlé.
Elle a oublié qu'elle donnerait sa vie pour lui.
Elle s'est soumise à l'endoctrinement, pour survivre.

Tout ce chagrin et tout ce blues

Le soleil réchauffait doucement la forêt, commençait paresseusement son ascension, à son rythme d'été. Et Sakura le contemplait. Elle était une guerrière accomplie maintenant, une machine à tuer de Croix. Elle le considérait avec colère, surtout, mais pas de dégoût. Pas le dégoût et le mepris qui auraient dû réellement la mener à lui. Elle n'était pas si dure et impassible qu'elle en avait l'air au premier abord. Il percevait une certaine fragilité. Pas de façon magique, juste en l'observant. Kåre n'était pas qu'une proie pour elle, elle nourrissait du ressentiment.

Ses premiers mots confirmèrent son ressenti. Elle lui reprochait d'être parti. C'était vrai. Il avait été égoïste. Mais égoïste dans le bon sens. Si elle était réellement mère, elle pouvait le comprendre. Tout pour protéger son louveteau. Son lionceau. Nevenn à l'époque et maintenant aussi Gaëllane, c'était ce qu'il y avait de plus important. Et juste derrière venait Artémis. Sakura ne pouvait venir qu'ensuite. C'était affreux, ouais. Mais il avait dû faire un choix. Le choix de son amoureuse, de ses enfants.

Il aurait pu, toutefois. Lui proposer. Lui dire allez viens, on part. On s'en balek, tu laisse tomber Al Hattal, on dira qu'on a pas peur de Dorian Cross. Peur de rien. Il aurait pu penser à elle, à son mariage forcé, aux viols, sûrement, à tout ça. Il n'a pas eu l'espoir. Il n'a pas eu l'espoir pour elle de réussir à l'arracher à son nouveau foyer, il n'a pensé qu'à son deuil de ses parents et à ce que ça signifiait pour lui. Fin de la dette. S'ils devaient se venger, à Croix, c'était sur lui. Sur ses gosses aussi, maintenant, mais eux, aucun espoir de les faire accepter par l'organisation, jamais.

Sakura lui proférait une sentence, irrévocable, il savait, bien sûr. Il n'avait pas le droit. La dette était infinie. La dette se finirait avec sa vie. Bien sûr, oui, les conséquences, il les avait en tête. Il les avait eu en tête tout du long, de la prise de décision, de la fuite, de leur installation et de chaque jour passé en Roumanie. De la naissance de Gaëllane aux pires moments de tension dans son couple.

Au milieu de ses souvenirs, il crut entendre un écho, un reproche. Abandonné Croix. Abandonné moi. Moi, c'est Sakura ? Sakura, dont il était venu chercher l'amitié. Sakura, dont il avait été le témoin de mariage. Quelle blague. Sakura, qui avait été un peu en dehors des clous avec lui. Ouais c'était vrai. Il avait un peu abandonné le navire. Eux deux, sur Sven, sur l'île, plus qu'un souvenir, elle dans son mariage et dans son sang et dans sa lignée, lui déraillé dans l'amour et l'impureté. Alors voilà, dévorée entre la mission dont on l'avait investie et leur passé commun, elle se tenait là, pour mettre fin à ses jours. Ses jours à lui. Tuer peut-être ce qu'il restait de la précédente Sakura ? Faire place à Laure ?

Kåre hocha la tête, un léger sourire aux lèvres. Parce qu'il trouvait ça tellement bête, Croix. Tellement bête ces histoires de vengeance et ces règles à la con, avoir une presque amie, une ancienne presque amie qui se tient à moitié nue devant vous, un couteau à la main pour vous achever. Produire une veuve, des orphelins, que du malheur, bouh, des larmes, du désespoir. A quoi ça rimait ? Comme tout cela était fatiguant.

Et puis tout à coup elle se moqua de lui, qui essayait de déployer son pouvoir. Juste après avoir insinué qu'elle était là pour l'achever, elle emploie le mot "chill". Le sourire se transforme en rictus. Il envoya un jet d'eau teigneux à la tête de la sorcière noire. Même pas une attaque. Rien qu'une plaisanterie.

- Ah ouais ?

Il recula d'un pas, même s'il ne voyait pas de signe dans la posture de la jeune femme qu'elle allait attaquer de façon imminente. Non, elle continuait les persiflages. L'influence de son mari peut-être ? Kåre avait entendu dire qu'il aimait bien parler avant de tuer. Une vraie pipelette. Au moins, il était drôle, on pouvait lui accorder cela.
Il essaya de prendre les questions une par une. Ca laissait le temps d'assurer ses arrières, de détecter une attaque. D'en préparer une à son tour.

- J'trouve que cueillir des fruits c'est vachement plus chouette que tuer des gens. Pas toi ? La mêlée s'occupe très bien d'elle-même toute seule, comme une grande, merci pour elle. Avoir des enfants, ouais. Dis-moi, si tes mômes étaient mêlés, tu penses que ça changerait quelque chose pour toi ? Tu pourrais les regarder pleurer sans être déchirée de l'intérieur ? Tu pourrait penser à leur mort sans fendre ton âme en deux ?

Il se sentait tout à coup en danger, à parler des petits, comme ça, avec tant d'émotion. Il plaça un mur d'eau entre eux. Surprenamment plus facile que ce qu'il n'aurait cru. Pas que ça puisse faire beaucoup d'effet. La ralentir tout au plus ?

- J'payais une dette. On t'a pas dit que mes parents avaient été obligés de promettre mon existence à Croix pour leur éviter de mourir pour leurs erreurs ?

Toutes les erreurs ne sont pas irrémédiables. On peut toujours vendre la vie de ses enfants. Est-ce qu'il l'aurait fait, lui ? Si on lui avait que promettre la future loyauté de Nevenn sauverait sa propre vie ? Pas de réponse. Pas l'envie, pas l'énergie d'en vouloir à ses parents décédés. Juste une clarté d'esprit, un état d'alerte qu'il espérait conserver tout le long de cette rencontre.

Il est là, toujours accroupi tandis que les souvenirs sont bloqués, troubles, lointain. Je me souviens juste de bons moments, d'un ami, de quelqu'un sur qui compter. Ça aurait été cool de faire des missions avec lui. De s'entraîner ensemble, de survivre ensemble.

Il me lance la gerbe d'eau qu'il a créé. Je m'essuie le visage, innocemment. Ça aurait pu être une attaque. Il aurait pu en profiter pour attaquer. Je ne suis pas sur la défensive, peut être parce qu'au fond, je sais que c'est pas lui qui fera le premier pas. C'est pas lui qui veut achever l'autre. Qui doit achever l'autre.

Je sais qu'il s'est détourné de ce chemin, alors pourquoi il m'attaquerait sans raison, pas vrai ? Ils sont si prévisibles, ces gens gentils. Et donc, pourquoi je me méfierai de lui ? D'autant plus que je sais qui il est. Encore plus que sa désertion, Kare c'est des rires et de la bienveillance. Même quand on tue des gens, même quand on a des valeurs de sang pur, on peut quand même tenir aux gens qui nous entourent. Et Kare n'est pas de ceux qui oublie le passé et les souvenirs. Donc, pourquoi se méfier.

Il fera rien parce qu'il a déserté. Parce que bouhouhou, tuer des gens c'est mal. Tuer des gens pour préserver les liens des sorciers c'est pas bien. Bitch please, comment on maintient un niveau de pouvoir et de puissance si on nivelle par le bas. Si on commence à avoir des liens avec des gens qui nous sont inférieurs. Nous sommes la race supérieure, point. Comment fricoter et accepter que notre race se dégrade ?

Il est devenu sensible, plein de compassion, faible. Il s'est amouraché d'une mêlée et voilà qu'il lui a fait des enfants. Répugnant. Tout ce pouvoir, gâché. Tu ne mérites pas de vivre Kare. Tu avais la grande vie, tu étais respecté. Maintenant, tu ne vaux pas mieux que ces mêlés que tu idolâtres.

Tu ne mérites donc que la mort.

Je roule les yeux au ciel pendant sa première phrase. Moi aussi j'préfère aller au marché ou faire une balade avec mes enfants plutôt que de faire les missions pour Croix. Sauf que si c'est pour que le monde soit plus pur, bah oui, faut bien que quelqu'un s'y colle. En fait.

Et pour le reste, j'ai juste envie de vomir. Je feins de le faire d'ailleurs.

Déjà que je ne supporte pas les enfants des autres, alors si en plus se sont des choses qui ne devraient pas exister, non merci. Donc, y'a pas vraiment de quoi débattre là dedans.

Je gagne.

Un mur d'eau apparaît entre nous deux. Je roule à nouveau des yeux. Pourquoi s'obstiner à faire des choses si inutiles ? Déjà, on est juste en train de parler et puis, l'eau n'a jamais arrêté personne.

J'hausse les épaules.

La politique interne m'importe peu. Je ne fais qu'exécuter les ordres. Si il devait x années de sa vie à l'organisation, soit, peut être. Mais soit il ne serait pas sur la liste et je serais pas là, soit je sais pas. Soit c'est toute sa vie qu'il devait. Dans tous les cas, ça m'est égal.

Je recommence à dessiner. Cette fois, quelque chose de gros. De massif. Je m'inspire du gros caillou, du petit rocher que je vois un peu plus lion derrière lui. Et le dessine. Au dessus de sa tête.

Le caillou apparaît, la gravité le rattrape, et il tombe, droit sur Kare. Et moi, je souris juste, mon couteau toujours dans la main, toujours décontractée.

Nous n'étions que des survivants

Kåre ne pensait étrangement pas beaucoup à sa survie en cet instant. Il pensait aux touristes en balades, roumains et autres, au locaux, à ses gosses. Bref, tous ceux qui auraient pu être touchés par ses retrouvailes avec Sakura. Laure. Qu'importe. Elle était plus blasée qu'agressive, en cet instant. Kåre restait attentif. Ils parlaient, c'était bien joli les retrouvailles, mais ça n'allait pas durer. Il écoutait pourtant. Sa voix et ses propos lui paraissaient aussi clairs que de l'eau de roche, il avait l'impression de tout entendre avec plus de clarté que d'habitude, comme si tout le mauvais des sorciers noirs, toute l'absurdité transparaissait tout à coup comme jamais dans ses mots. Peut-être particulièrement parce que c'était elle.

Sans vraiment le vouloir, il sentit un sourire narquois se dessiner sur son visage. Coucher avec un mêlé ou un humain ? Comme si elle en aurait été incapable. Il avait du mal à croire qu'elle n'avait eu de relations sexuelles avec des sorciers. Elle avait été au Mystery Orphanage, après tout. Ou peut-être qu'il se trompait sur la sexualité débridée des adolescents. Il lâcha un ricanement. Comme si un déni de grossesse n'était pas possible, comme si elle pouvait avoir tout contrôle sur ce que les aléas de la vie réservaient.

- Ah oui, bien sûr. Et avant d'épouser Mohamed, y a jamais eu un humain, un mêlé ? Y en a des possibilités pour que tout ne se passe pas comme prévu tu sais. J'dis pas que c'est joyeux. Mais on peut imaginer 15 scénarios qui te rendraient mère d'un mêlé. Ou amoureuse aussi tu sais, c'est possible.

Elle ne serait pas d'accord, c'était clair et net mais tant pis, il fallait parler, dire ce qu'on avait sur le coeur, que la vie c'était compliqué, qu'il avait été lâche, qu'il le serait toujours un peu, qu'heureusement que ses gamins lui donnaient du courage et une forme de droiture, sinon il n'y aurait pas grand chose d'autre à sauver.

- Bien entendu.

Il n'avait pas grand chose de plus à dire, c'était juste triste, pas de débat, juste l'idéologie jusqu'au bout. Il fit une pause, respira un grand coup et repris :

- Ils t'ont bien lavé le cerveau, c'est du beau travail. J'me demande où tu es. Parce que là tu es eux.

Le suédois se sentit profondément bête avec ses pauvres mots, il soupira. Se battre. Comme s'il avait pratiqué. Ok, un peu. Artémis y tenait. Si ça n'avait tenu qu'à lui, il aurait été bien plus laxiste sur les entrainements. Mais il lui suffisait de prononcer les prénoms de leurs enfants, ou juste un des deux, ça suffisait. Et puis il regardait son visage. Toutefois le seul qu'il avait devant ses yeux en cet instant, c'était celui de la sorcière noire.

Il mit un peu trop de temps à comprendre ce qu'elle était en train de faire. Le choc d'être appelé "tête de prépuce" dans ce contexte, en partie au moins. Il se dit très fort qu'être dessinateur, c'était bien de la triche. C'était quasi illimité ce truc. Il espérait qu'aucun de ses enfants n'aurait ce pouvoir, égoïstement. Pas trop envie de s'y confronter à l'adolescence.

Les mots de Laure tombèrent, tranchants, il sentit une mince pression d'air au dessus de lui, il n'eut qu'une demi seconde. Un geyser jallit de ses mains, il y mit toute la pression possible, au dessus de lui, pour repousser la caillasse, l'envoyer valser. Le jeune père était à présent trempé, ébahi, transperçé par cette insulte d'ado et de cette tentative de meurtre d'un autre univers. La pensée de devoir la tuer, devoir pour protéger sa famille lui traversa l'esprit et il trembla. Kåre mobilisa aussitôt toute son énergie pour insuffler une quantité anormale d'eau dans le sol, créer un sable mouvant, un marais d'où elle aurait peine à se sortir. Il ne voyait pas comment la neutraliser à l'aide de son don et pouvoir. S'il réussisait à s'en débarasser en la laissant en vie, il allait falloir déménager. Qu'allait dire Artémis, elle qui était si heureuse de vivre à nouveau sur la terre de ses ancêtres ? Pas le temps de penser vraiment. Il s'entailla le doigt à l'aide de son canif de travail, qui était encore dans sa poche. Se rua sur la sorcière pour lui dessiner une rune de confusion sur la joue. En espérant qu'elle soit assez déstabilisée par le sol qui s'enfonçait sous ses pieds et qu'il réussise à viser juste.