Brouillons,
n°2763
C'est très étrange de poser des questions aussi larges et aussi générales alors je vais te répondre aussi honnêtement que possible : je ne sais pas.

Brouillons,
n°2765
J'ai appris que t'étais resté dans l'administration alors que la moitié des équipes ont été remplacées. Est-ce qu'elles sont mortes ? Est-ce qu'elles résistent aux méchants qui s'avèrent être les gentils ayant gagné contre les plus gros méchants mais sont méchants quand même ?
Je ne savais pas qu'on pouvait reproduire ce que les humains ont fait, avec Vichy et Pétain.
Pas que je te compare à un collabo.

Juin 2023,
En Pologne.
Est-ce que tu as des informations quant aux réformes sur l'éducation dans les universités magiques, et les cours rendus obligatoires quel que soit le cursus ?

Juin 2023 :

- Pas que je lui écrive que pour l'utiliser mais je ne sais plus comment jouer le jeu de cette relation.

Son chien incline la tête, les petites oreilles tombantes oscillent avec le mouvement. Le garçon soupire, presse ses paumes aussi fort qu'il peut en lâchant un grognement de frustration.

- Nous on s'utilise mutuellement tu comprends, je te garde en vie et je fais en sorte que tu sois heureux, et en échange tu restes doux et mignon. Deal ? Lui il pose des questions étranges, comme, ça va, auxquelles je ne sais jamais répondre, comme si il mimait des actions de codes sociaux envers quelqu'un qui ne les a jamais trop compris.

La tête en arrière, je me dis que Sim et moi, ça a toujours été un jeu d'essayer de rendre notre mélodie harmonieuse avec des dessous de poêle en guise de percussions et des bouteilles de bière pour les gammes. Une série d'objet du quotidien qui pourraient coïncider si chacun y mettait du sien.
Mais personne n'y met vraiment du sien, alors souvent ça sonne faux.

J'ai jamais eu envie de répondre à ta putain, putain de question de merde.

T'as l'air vraiment bien renseigné. J'en sais rien dans l'immédiat.

Bien sûr que je le sais. Depuis que ces salauds de conservateurs se pavanent dans mon, MON quartier général, il ne passe pas une journée sans que la pression ne monte, sans que cris d'oiseaux ne décollent. Alors je fais de la rétention d'informations parce que la simple mention de ces choses me font hérisser les poils. J'ai la certitude que le vent finira par tourner, baigné dans mon déni absolu. Phil a préféré se casser avant que ça ne tourne au vinaigre. Voilà, il est parti quelque part, il donne des nouvelles parfois. Comme Simje quoi. C'est pas des nouvelles, c'est de l'échange d'informations.

{Août 2023}
T'es passé doyen ? J'ai vu passer ton nom dans les promotions récentes. Félicitations.

I guess ?

{Septembre 2023}, à la suite
Guess. T'as trois chances.

{Septembre 2023}
Parce qu'il pouvait plus t'encadrer,
Parce qu'il pouvait plus t'encadrer,
Parce qu'il pouvait plus t'encadrer.
J'ai juste ?

{Octobre 2023}
Ça aura au moins eu le réflexe de me faire sourire. Nan, on a perdu Ottawa. Enfin, J'AI perdu Ottawa. T'étonnes pas des futures demandes farfelues. Enfin, t'es de Pologne, avec un peu de chance les décision québécoises ou canadiennes ne t'affecteront pas. J'espère.

J'espère. Enfin, vu nos précédentes conversations, quelles sont les chances que toutes ces histoires prennent davantage d'ampleur ?

L'homme sourit au mail alors que de la chaleur se répand dans son ventre. Il lève immédiatement les yeux au ciel, excédé. Pourquoi diable serait-il encore content d'avoir le pouvoir de faire sourire Allen ?
Il aurait voulu qu'on lui rende le gars qu'il avait connu il y a longtemps. Comment les choses peuvent-elles réellement être pires que quand on était dans une grotte ? Il se masse le code à cette pensée douloureuse et pleine d'arthrose.
Et ne répond pas.
Bien sûr qu'il ne répond pas. Il a mis un mois à répondre alors que lui, lui a joué le jeux.

Il attendra deux mois, alors.

{Décembre 2023}
Joyeux Noël, Allen.

Je ne relève pas l'absence de réponse. Un accusé de réception vaut toujours mieux qu'un "oh, je vois" ou une phrase de soutien stérile.

{Nouvel An 2024}
Une magnifique entrée en matière pour me rappeler que ton anniversaire est passé il y a plus de quinze jours. J'ai chopé ton adresse dans l'annuaire. Bonne année, bon Noël, joyeux anniversaire.

Il a fallu attendre un peu, évaluer le temps que prendrait le colis pour arriver pour n'être ni trop en avance, ni trop en retard à la réception du message. J'ai pas trop réfléchi, ça m'est tombé dessus, devant une vitrine pendant que le froid me picorait les yeux. Je me suis arrêté là, sans trop savoir quoi faire.
Alors je suis entré, j'ai acheté et je suis ressorti avec. Il y avait les jumeaux pour m'accueillir à la maison, ces deux jeunes hommes qui grandissaient à vue d’œil et auraient tôt fait de quitter la sécurité que je leur avais garanti ces dernières années.

Je les regarde avec un peu d'appréhension et je leur tends la chose.

"C'est pour un ami. Ça se fait ?"

L'impression d'avoir perdu ma capacité à communiquer clairement mes émotions me dépasse. C'est un tonnerre permanent dans ma tête, qui ne laisse que peu de moments d'accalmie. Les deux jumeaux se regardent, l'un pouffe en partant, l'autre secoue la tête.

"Un bon, trèèèès bon ami alors."

Je ne note pas. J'acquiesce. Ça semble bien décrire ma situation, non ? Un bon ami. Je prends un colis et note l'adresse du destinataire avant d'y déposer à l'intérieur un médaillon en argent de deux ou trois centimètres en forme d'attrape-rêve incrusté d'une rune de protection. J'ignore si les vendeurs ont conscience du caractère magique de l'objet, mais en ces temps troublés, en ceux par lesquels nous sommes tous passés, dormir convenablement peut s'avérer être une denrée rare.

N'est-ce pas ainsi que l'on veille à distance ?

Juin 2024.

Simje tourne en rond. Son appartement lui semble petit. Le chien, allongé sur un fauteuil, le museau sur les pattes a cessé de s’intéresser aux va et viens de son colocataire. Il avait une réunion avec Ian, une histoire d’Orpheo - du contrôle, du contrôle, du contrôle maintenant.
Il était arrivé en retard et avait disparu immédiatement après, et parce que Simje se soucie, se soucie de tout, tout le monde visiblement, il l’a suivi et l’a rejoint sur le toit. Harry Adelman était là aussi, un joint entre les lèvres, l’un cow boy en jean aux cheveux d’un blond sale, l’autre en costard, le noeud papillon défait et les pieds dans le vide.

Ian n’avait rien dit, lui avait passé le joint que Simje avait refusé en se pinçant l’arrête du nez.
Une onde de choc avait balayé la campagne alentour alors que le polonais redescendait l’escalier de service quatre à quatre. Il n’avait pas besoin de parler à son collègue pour savoir son discours ; rien ne fait de sens de toute façon, et dix ans de thérapie ça réparera jamais une assiette ébréchée, tu comprends ça non, Simje, non ?

Il tourne en rond, effleure le token pendu au dessus de sa porte et pense à Allen. Il vient de recevoir les nouvelles directives pour son établissement d’enseignement magique ; le manuel d’histoire, leur combat raconté. N’importe quoi, c’est n’importe quoi, on dirait qu’ils parlent d’un bateau qui a été bien manoeuvré par leurs soins c’est n’importe quoi, rien n’a jamais ressemblé à ça. Son onde de choc boue dans ses doigts et pince, aigu alors qu’il fronce les sourcils. Il ne sait plus comment relâcher la pression car quoi qu’il choisisse, il a toujours tord.

Toujours tord, regardez par vous-même :

{Juin 2024}
You fucking knew ?

Je lâche le cellulaire des mains pour calmer le brusque afflux sanguin, craignant que mon pouvoir ne vienne signer l'arrêt de mort du pauvre appareil. Dans une grande inspiration, je regarde au travers du hublot, sur cet extérieur proche des terres. La Pologne est si différente de mon bout de Canada. Si petite, si verdoyante et vallonnée. La beauté des lieux n'a cependant pas le temps de m'émouvoir tant la réalité obscurcit mon tableau.
Ma main vient instinctivement chercher mon front pour le dérider. Il a fallu faire preuve d'une bonne dose de persuasion pour m'envoyer ici. Exagérer les traits du polonais pour m'inciter, moi, à lui parler de tout ça de vive voix, malgré la distance. On y aurait envoyé un conservateur, froid, implacable et le pauvre aurait fini éclaté entre deux ondes de choc. Personne n'avait envie de ça, non ? Personne.

Ses trois mots ne laissent plus de place à l'hésitation, le timing y est trop bon, les nouvelles, trop frappantes pour être masquées sous quelques futilités. Je songe à sa question d'il y a presque un an, ou peut-être plus. Des réponses que je n'ai alors pas donné, par fureur, par mépris pour les conservateurs. I knew. J'ai su et je n'ai rien dit. Qu'aurais-je pu y faire ?

Les pensées s'embrouillent et dans le prochain battement de cil, avec cet accusé de réception pour seule réponse à la frustration du polonais, je me retrouve devant la bâtisse magique. L'éventualité de me pointer à son adresse personnelle m'a traversé l'esprit mais… nous nous voyons pour des causes professionnelles.
Je sonne.

-Je viens au nom d'Orpheo. Simje Voniestosiwjski est-il présent ?

Et j'envoie.

Surprise.

Le téléphone vibre dans sa poche au moment où sa voiture procède à une lecture à voix haute du message. Le robot ne donne aucune intonation au message ; Simje aurait été bien embêté à décrypter ce mot. Ironie ? Blague ? Vais-je retrouver des runes de protection dans ma boite aux lettres ? Allen sait être sarcastique, il m'a offert un objet runé de protection. N'est-ce pas hilarant ?
Je ris, je ris, je ris.

L'a-t-il pour autant jeté ? Donné, brisé ?
Non.

Simje traverse l'allée en gravillons. Comme l'avait prédis la vie, il s'est fait un nouvel entourage, de nouveaux collègues - un nouveau chien. Il ne pense plus à Hannah tous les jours, ni au charnier dans lequel il a un jour pataugé ; la vie suit son cours et parfois, au creux de la nuit entre la vingt-cinquième heures et son réveil, il pense à comment ça fait encore tellement mal qu'il pourrait se labourer le ventre pour soulager ça. Creuser à l'intérieur de lui pour essayer de crever cette poche qui ne fait qu'enfler.
Il se lisse la chemise et salue ses collègues, tendu. Doit-il vraiment appliquer la réforme ? Doit-il résister, sans que ça se sache ? Doit-il créer une esclandre pour résister, et immédiatement se faire virer ? Reste-t-il suffisamment de doués pour qu'on le remplace, seulement ?

Il ouvre la porte de son bureau, et se retourne immédiatement vers son secrétaire, en lâchant : ah non. Son secrétaire, lui adresse un sourire crispé et Simje entend le ratatatatatatam de son coeur alors que ses joues rougissent. Il lui répond dans un polonais minuscule : c'est orpheo, sir, on n'a pas le choix.
Seulement alors, Simje se retourne et reconnait Allen.

Il se pince l'arrête du nez, tic compulsif ayant naquis quelque part devant chaque missive envoyée par ses patrons. Il entre dans la pièce, ferme la porte du bureau et va s'asseoir en face du canadien avant de d'aboyer (bon, selon Simje, alors imaginez le volume sonore adéquat) :

- Ça peut finir d'une seule façon. Guess. T'as trois chances.

Il flotte dans son bureau comme une odeur de nostalgie. A bien y regarder pourtant, rien ne semble m'être familier. C'est austère, c'est rangé, un bureau de gars avec des responsabilités. On ne s'étale pas sur les objets personnels, je pourrais presque voir Simje se lisser les vêtements du plat des mains pour en faire s'extraire la nervosité. Je suis là et ça me rappelle notre toute première rencontre. À ce "j'ai fait cramer ton QG, mais t'inquiète y'a pas de blessés ! Je crois."
Ça laisse échapper un petit sourire sur mes lèvres, si fin et discret qu'il semble s'excuser d'être là.

On m'a installé là et je regarde le plafond sans raison. J'ai les mots d'Orpheo sur la langue, mais le cœur d'un révolutionnaire. On m'a soumis à une doctrine que je n'approuve pas. Ils ont modifié l'histoire avec un grand H sans même attendre la mort de ceux qui l'ont vécu. De ceux qui ont gagné mais aussi tout perdu. Ça me révolte mais les mots d'Orpheo sont immuables et il va bien falloir les prononcer, en articulant. En répétant. Dis, est-ce que tu as bien compris ?

La voix de Simje me fait sursauter, dans une profonde négation qui serre malgré moi mon cœur. J'inspire profondément. Les mots échangés ces dernières années tombent sur le tapis. À croire qu'ils n'ont jamais existé. A croire qu'ils n'étaient qu'un décor créé pour ce moment-là. Un background.

Mais il entre de nouveau, forcé tout comme moi d'obéir. Il s'assoit de l'autre côté et avant même de me regarder, lâche un bon gros :

- Ça peut finir d'une seule façon. Guess. T'as trois chances.

Le petit, discret sourire refait son apparition, un peu peiné. À quoi, à qui est destinée cette rancœur ? De lui avoir menti ? D'avoir éludé la question une année auparavant ? La rancune est-elle devenue une nouvelle lubie chez lui ?
Je croise mes jambes, vulgaire posture défensive tout en posant les coudes sur les accoudoirs pour me redresser. Petit soupir.

-Tu m'avais manqué, Simje.

Je sors les papiers démoniaques. Les papiers qui, à en déduire par ses cinglantes paroles, ont déjà été lues et préalablement digérées. Ou peut-être pas, d'où la nécessité de ma présence, pour peu qu'elle ait une quelconque valeur. Je dépose la petite pile de cinq feuilles sur son bureau, sur le côté.

-Je pense que ça va très bien se passer, parce que c'est ce que notre grande dame Orpheo désire.

L'anthropomorphie d'Orpheo m'a toujours fait la représenter en femme. Une femme libératrice, une femme conquérante ou douce et protectrice. Une saleté présentement, comme une sangsue accrochée aux pattes des progressistes et grossissant comme un boulet parasite. Les temps changeront.

-Pour répondre à ta question d'il y a un an, oui, ça tournait déjà en interne. J'espère que ce n'est pas mon absence de réponse qui te met dans une telle colère. J'ai tout fait pour m'y opposer.

Tout. Même risquer mon taf. Ce qui, avouons-le, n'a pas grandement servi ma cause. Mais qu'importe.

Il me dit qu’il me manque et je me glace sur le bureau, soudainement immobile, les yeux rivés aux siens. C’était impossible auparavant, pour les autres, mais depuis j’ai appris des choses chez les noirs.
Je déglutis.
Peut-il encore lire dans mes pensées ?

HEIN ?!

ALLEN ?!

COUCOU ALLEN !!!!

Putain.
Je lui adresse un lent, lent sourire, comme ceux des prédateurs qui ont déjà beaucoup perdu.

- Je pense que ça va très bien se passer, parce que c'est ce que notre grande dame Orpheo désire.

Le lent sourire se mue en de grands yeux de hibou. Pardon ?! Il range ses papiers brièvement pour se donner une contenance. Un air de déréalisation flotte dans l’air ; peut-être a-t-il mal compris, peut-être était-ce ironique et son autisme l’a empêché de saisir les nuances, comme souvent.
La bouche sèche, il s’empêche de demander : quoi ?

-Pour répondre à ta question d'il y a un an, oui, ça tournait déjà en interne. J'espère que ce n'est pas mon absence de réponse qui te met dans une telle colère. J'ai tout fait pour m'y opposer.

Les dents serrées, le polonais s’entend répondre : incroyable réussite. Est-ce qu’Allen a combattu ? J’ai pas envie d’être pompeux et de dire que tant que t’as pas connu le feu, alors t’es pas un vrai, ça serait absurde, je sais qu’il a combattu, mais en même temps, est-ce que je le sais vraiment ?
Je fronce les sourcils, absolument abasourdi qu’il agisse… comme ça ?… Qu’il me dise que ça va bien se passer alors que de toute évidence, ça ne va pas bien se passer, les gagnants écrivent l’histoire à leur sauce et ça me semble un peu être un mensonge patriotique à l’échelle mondiale. Où est Phil ? je redemande, et ça sonne horriblement comme une plainte mais putain, où est Phil parce qu’il avait l’air d’un garde fou,
et que le fou ici,
est face à moi.

Je le retrouve bien là, le Simje. Ce gars qui change de réactions comme de chemise, à mesure qu’on lui dise qu’un blazer ne va pas avec un short ou qu’on ne porte pas de robe lorsque l’on est un homme. Il me regarde avec ses grand yeux qui transpirent à la fois le vide et l’émotion. Une chose dont je ne serai jamais capable. J’ai appris à comprendre que les mots ne changent rien, qu’au mieux ils déclenchent une réponse immédiate, chassée par la suivante.

Moi aussi je le regarde, plongé dans ma petite bulle d’ironie, oubliant que c’est à lui que je m’adresse. Je suis là, mais n’aurait-ce pas été mieux de n’être qu’une souris tapie dans un coin de la pièce avec un regard sur la scène ? Simje versus un conservateur, quel qu’il soit, lui annoncer les réformes sans émotion.
Dis, Simje, est-ce que tu l’aurais aussi envoyé balader ?

- Incroyable réussite.

Je ne réponds pas, me contente de cligner des yeux un peu plus longtemps, m’isoler dans mon Moi intérieur le temps d’une seconde, chercher au fin fond de mon esprit ces fameux wrongdoings qui auraient pu justifier cet élan incisif. Je ne trouve rien de particulier. Est-ce qu’on est tous les deux malades ? Malades d’une société qui pensait aller bien mais gangrenait déjà de l’intérieur ? Et toi le polonais t’aurais fait quoi, hein ? T’aurais fait quoi ? De ton mètre je sais plus combien, tu te serais amené à Orpheo pour dire « non, c’est de la merde votre réforme. Des amis, des enfants et des parents sont morts pour la garder l’initiale « O » à flot, pour des valeurs, pour une organisation soudée et vous proposez de tout raser, de les oublier pour magnifier votre présence, votre idéal de conservateur qui a certes su donner un dernier élan à la guerre mais n’a pas gagné les centaines de batailles en amont ? ». On l’a fait, Simje, on l’a tous fait. Les directeurs progressistes, un à un, ont posé le poing sur la table.
Et voilà où nous en sommes.
Je te prierai de pas saccager les efforts par ce genre d’intervention.

- Où est Phil ?

Si la première bombe est facilement prévisible, la seconde me coupe la respiration. Pourquoi diable s’intéresse-t-il à cette question ? Je ne comprends pas ses raisons, ça me fait froncer les sourcils. Où est Phil ? Quelque part, somewhere in Canada, perdu parmi les caribous. Aux dernières nouvelles il s’était décidé à rester loup, à s’isoler du monde des hommes tant qu’il l’aurait décidé. C’est sa façon à lui de guérir. Fuir ? Pas vraiment, Phil a toujours été loup avant d’être homme. Le monde flotte autour de lui comme une mer tantôt enragée, tantôt huileuse. Il aime l’humanité comme il aime tous les êtres vivants. Il est comme tout le monde ici, il a beaucoup perdu. Parfois, il appelle. Il cache ses affaires quelque part puis me parle d’une communauté de doués isolée au Nunavut. Il envoie une ou deux photos où il apprend leur culture, où il aide aux cérémonies religieuses ou ramène entre ses dents un superbe lièvre arctique. Il me fait sourire, en me rappelant qu’Orpheo est un monde dans un monde, mais qu’une vie vaut bien plus que cela. Qu’il a appris d’un inuit qu’ « heureux celui qui sait prendre son temps pour aller plus vite ». Phil, c’est soit votre shot de dopamine, soit l’équivalent d’un thé au coin du feu.
Sitôt bu, il n’en reste que le souvenir.

- C’est quoi le problème ?

Moi ? Orpheo ? Les conservateurs ? J’ai l’impression qu’il mélange tout pour en faire une bouillie indigeste qu’il me recrache à la figure. Tu ne peux pas juste m’en vouloir d’être ici. D’exister, d’être aux ordres d’Orpheo. Nous le sommes tous. On danse sur le pied qu’on nous ordonne de danser et puis. C’est. Tout. Le papier est là, que tu l’appliques ou non ne regarde que toi, nous avons tous nos batailles à mener et celle-ci pour moi n’a plus lieu d’exister car je l’ai déjà menée. Les terrains sont nombreux et d’autres m’appellent.

[i]Il ne répond pas, évidemment qu’il ne répond pas, pourquoi est-ce qu’il le ferait ? Une question vicieuse monte en mois, mais il dégaine en premier en me demandant ce qu’est le problème. Le problème… singulier ? Réellement ? Vit-on désormais totalement sur une autre planète, à tel point qu’il ne comprend pas ce qui cloche ?
J’essaie de compter calmement jusqu’à cinq, mais ce n’est plus son coeur que j’entends à mes oreilles mais le mien et j’imagine le rouge qui colore ma peau claire. Je m’humecte les lèvres.

— Pourquoi est-ce que t’es venu, toi ?

Ça me semble impossible qu’un ordre direct ait désigné Allen-le-canadien pour venir ici, en Pologne, dans une antenne certes, encore extrêmement active d’Orpheo mais quand même, on n’est ni l’Écosse, ni les US, ni la France.

— Si - si - si (je serre les dents, atterré de bégayer tellement tous les mots essaient en même temps de se frayer un passage entre mes lèvres) un autre pion d’Orpheo était venu, tu te doutes bien qu’il aurait été bien reçu, qu’on aurait tous hoché la tête et qu’on aurait menti.

Probablement détruit le matériel, fait des tracts, sûrement qu’on aurait essayé de toutes nos forces de diffuser notre soft power à nous, une propagande à l’échelle de l’université au moins. Mais non, il se pointe lui — peut être après tout qu’ils sont au courant de nos liens et qu’ils ont fait exprès de l’envoyer, lui.

Peut-être… peut être qu’il…

Je repense à la fois où il m’a embrassé pour que je reste et une boule de tristesse évidente se loge dans ma gorge, des larmes viennent gonfler mes paupières et, finalement, un épuisement me fauche comme une lame de fond de je soupire, défait.

— Est-ce que tu t’es porté volontaire ?

Ma voix est blanche, mais convoie plus d’émotions que ce que je le souhaiterai. J’aimerais rentrer chez moi, mais ça n’existe plus, alors je suppose qu’il ne me reste qu’à demeurer ici, face à Allen et ses nouvelles rides au bord des yeux que je n’ai pas vues venir, son air gentil qui maintenant me rappelle qu’on peut faire de se mieux, et vraiment être un connard quand même.

C’est bien, c’est toujours pratique de répondre aux questions par de nouvelles questions. Pour le déni de la réalité, pour pas dire qu’on voulait pas, pour pas s’effondrer en larmes face aux gens qui ne reviennent pas. Oui Phil me manque, ce sale cabot qui passait son temps à dormir sur le tapis et à faire la navette, une missive entre les dents parce qu’Orpheo oubliait parfois l’existence des mails. Les Bonjour à coup de hululements pathétiques, les arrivées tardives et parfois la bave de son sommeil le plus profond. Les longues nuits de travail de temps en temps, avec son air le plus sérieux et son intelligence doublée d’une empathie sans limite. Oui, il me manque et c’est pas la peine d’appuyer sur les douleurs qui ne se referment pas.
Alors ouais, c’est quoi le problème ? C’est quoi ton problème

— Pourquoi est-ce que t’es venu, toi ?

Je ne comprends pas. J’incline la tête sur le côté, par ce réflexe débile qui amènerait immédiatement à une compréhension claire. La réponse se trouverait-elle derrière lui ? Pourquoi je suis venu ? J’ai beau retourner la question dans tous les sens, je n’en comprends pas le fond. Et c’est frustrant. Frustrant de ne pas être dans sa tête, pour changer. Mon don claque devant mes yeux, comme une réponse claire à ma demande mais je le rattrape au vol. Voilà bien de nombreux mois que je ne l’utilise plus, celui-là. Trop de douleurs, trop d’incompréhensions, trop d’émotions qui m’assiègent sans prévenir par la simple formation de mots. Je ne l’utilise pas sur ceux « du bon camp ». Et surtout pas sur lui. Surtout. Pas.
Alors, je reste silencieux, dans l’attente de la suite, du dénouement.

Mais c’est alors que ses yeux s’humidifient.

— Si - si - si un autre pion d’Orpheo était venu, tu te doutes bien qu’il aurait été bien reçu, qu’on aurait tous hoché la tête et qu’on aurait menti.

Voilà le premier point de rupture. Voilà la réponse à laquelle je ne me serais pas attendu. L’aurais-je considéré comme une bombe prête à exploser et qui, par ma seule présence, se serait désamorcée, limitant ainsi la casse auprès d’Orpheo ? Outre cette atroce vision qui me correspond, malgré moi, bien trop, je réfléchis à l’estime que je porte pour Simje et ça ne colle pas. Ça ne colle pas du tout. Ma réflexion est archaïque, comme celle d’un parent qui s’attend à ce que son enfant fasse une bêtise et prévoit la meilleure tactique pour l’en dissuader. Est-ce ainsi que je le considère ? Vraiment ? Vraiment?

— Est-ce que tu t’es porté volontaire ?

Qu’est-ce que ça m’aurait fait, d’ailleurs, en suivant mes pensées terrifiantes, s’il avait explosé la tête d’un conservateur ? Un conservateur de moins est toujours une bonne chose. Mais les conséquences ? Simje les connaît mieux que quiconque, il sait s’en sortir quoi qu’il arrive. Alors quoi ? Au final, il le dit lui-même : il aurait été bien reçu et ils se seraient séparés.
Alors quoi. Alors quoi ? Il me faudrait du temps pour y réfléchir, pour chercher la base de cette logique. Mais le temps manque et le temps passe. Est-ce qu’il croit par hasard que j’ai changé de camp ?…
Je détourne la tête.

-Je les ai incité à m’envoyer, oui.

Je recentre mes prunelles sur les siennes, retenant le souffle glacé dans mon corps. Un peu de buée s’échappe malgré moi. Gagner du temps, au final, demeure le nouvel objectif. Jusqu’à ce que, tout du moins, la réponse ne m’apparaisse plus clairement. La fraîcheur dans ma bouche descend encore de quelques degrés et la phrase qui en sort est teinté d’une amertume certaine.

-Mais je n’appartiens pas aux conservateurs. Jamais.

Alors pourquoi hein, pourquoi ? Est-ce la glace dans mon corps qui ralentit mon cerveau ou un certain déni ?

Allen avoue très simplement à Simje qu’en effet, il a pesé dans la balance sur cette décision qui scie le cordon de compréhension qui les reliait auparavant. Auparavant il y a probablement une éternité. Le garçon dévisage celui qui était autrement son ami, mais évidemment, il ne le reconnait plus : des pouvoirs en laisse, brimés par des colliers étrangleurs qui feraient pâlir les plus cruels dresseurs, des chèques encaissés par les conservateurs et plus de Phil. Que reste-t-il de celui qu’il était avant ? La précarité d’un travail ou la précarité financière l’avaient-ils forcés ? Avait-il besoin d’un travail à tout prix ou était-ce la nécessité d’avoir un costume à enfiler tous les jours pour continuer de prétendre ?

Simje songe un instant qu’adolescent, il aurait mordu son poing pour hurler, mais ce n’est pas vrai. Il aurait dissocié, la peau moite et le coeur aussi lourd qu’il l’est à présent. Dire qu’on lui avait promis que les adultes ressentaient moins.

Les derniers mots d’Allen finissent d’abattre le couperet sur le fil.
Rendez-le moi bon sang, supplie Simje en une prière muette envers personne. Il se laisse une seconde dériver vers les églises fréquentées envers ses soeurs, certain qu’il serait prêt à y remettre les pieds malgré tout pour qu’on lui rende Allen. Pas qu’il soit rendu au monde, son, mais à lui.

Il hoche finalement lentement la tête pour se convaincre lui-même, pour accepter la réalité qui lui troue le peu de confiance qu’il lui reste en lui. niania moi c’est simje et je fais vraiment des fois exceptionnels, des amis gris et noirs et noirs et gris, des amours mortes et ne me reste que les cals sur les paumes à force de creuser.

— Très bien, cède-t-il enfin, il n’a jamais été un guerrier après tout, revêche ou brave. Il ploie. Très bien, dis-moi ce que tu as à me dire et je te répondrais selon le script qu’il faut suivre, regarde je te jurerai, droit dans les yeux boss, que j’apprendrais à cette nouvelle génération, à nos enfants, l’histoire d’Orpheo et de la méchante et sale guerre et tu pourras t’en aller.

Mais Simje est humain, vous voyez, alors il fait tout pour s’en empêcher, il voudrait lui aussi un collier étrangleur pour ses mots et ses cinglances mais il n’a jamais été le monstre qui tient la laisse, lui. Au fond, ne sont-ils pas les mêmes, effrayés de leurs pouvoirs ? L’un glacial et l’autre, ébranlé.
Simje a tellement peur que l’onde de choc balaie Allen à la place de ses mots qu’il se laisse finalement dire :

— Et tu fermeras la porte en sortant.

En sortant de ma vie, Allen Kristiansen.
Il n’a jamais été de ceux qui tire sur les liens qui l’unie aux autres, pas si ces derniers sont rattachés à sa chair par des hameçons.

P’t’être bien que tout ce qui me lie moi et les autres maintenant c’est Orpheo et la guerre. Parce que même sur un lit d’hôpital, même au seuil de la mort, même torturé et malgré toutes mes blessures et mes frayeurs, elle sera toujours là. La grande dame Orpheo. Ça ne fait aucune espèce d’importance, au fond, de qui reste et de qui part, des mots et des souffrances. Toute chose destinée à vivre est destinée à mourir. Sauf mes valeurs.
Vraiment. Vraiment ?
Pourquoi se perdre dans ses certitudes ?

Et le voilà qui hoche la tête, mais son humeur le trahit. Mes paroles ne l’ont même pas effleuré. Elles lui sont passées dessus à une vitesse éclair et il n’en reste rien. Rien du tout. Après tout, depuis le début, je ne lui réponds pas. J’élude. Je gagne du temps avant de lui faire signer des papiers que je n’approuve pas, le tout le sourire aux lèvres, dans l’espoir qu’il ne m’explose pas à la figure. Ne serait-ce pas une prophétie auto réalisatrice ? À l’entendre parler, sans doute suis-je l’élément perturbateur, la petite entité non calculée qui fait foirer toute l’équation.

— Très bien, très bien, dis-moi ce que tu as à me dire et je te répondrais selon le script qu’il faut suivre, regarde je te jurerai, droit dans les yeux boss, que j’apprendrais à cette nouvelle génération, à nos enfants, l’histoire d’Orpheo et de la méchante et sale guerre et tu pourras t’en aller.

Je renifle.

— Et tu fermeras la porte en sortant.

La ferme, vraiment.
Je me saisis d’un stylo bien rangé sur le bureau, empoigne, agacé, la petite pile de papier et relis les grandes lignes. Je les connais par cœur, chaque mot, chaque phrase, chaque sens caché. Je les ai lu, relu et encore relu, jusqu’à les réciter dans mon sommeil. Alors j’entoure, je barre, je souligne et j’annote à toute vitesse tout en ajoutant d’une voix blanche :

- Ils ne sont pas encore tombés d’accord sur cette partie. Là-dessus, il y a encore une grosse marge de manœuvre. Sur ça, ils légifèrent encore et ça prendra sans doute plusieurs années encore, même s’ils font croire le contraire. Ces listes-ci et celles-ci sont falsifiées et, conservateurs ou non, elles ne passeront pas les archives de la police magique.

Je retourne le stylo pour appuyer le bouton presseur contre la table et le ranger à sa place, redirige les papiers vers Simje, avec une douceur étonnante. Tout est un peu plus clair. Oui, je suis là pour faire signer des papiers ou tout du moins les transmettre. Oui, j’ai fait tout ce chemin juste pour ça.

- Les conservateurs te transmettrons de nouveau les papiers, ça ne sert à rien de signer ceux-là maintenant.

Je passe une main dans mes cheveux comme un vieux réflexe de mes années de directeur à la vue d’uns situation compliquée et inspire profondément avant de me lever. J’empoigne alors le dossier de ma chaise pour fixer l’homme assis non loin, comme si un mur nous séparait. Comme si j’avais toujours, presque innocemment, envie de le briser.

- Pardonne-moi de ne pas répondre à tes attentes. On fait tous de notre mieux.

Avec ceux qui restent.
Je ferme les yeux comme si le soleil était venu brutalement percer à travers les fenêtres.

- Peut-être bien qu’à chaque fois, il me faut une ordonnance d’Orpheo pour me donner le courage de venir te voir. Ça aurait pu être des bonnes nouvelles, mais le monde va mal. Ça me fait flipper de voir qu’on échange des vœux mais que ta première réaction en me voyant ce soit… ça. Je suis pas certain de l’avoir mérité.

Y’a tout qui part en miettes autour de de moi, le polonais. Les collègues que je ne reconnais plus, Phil qui a disparu, les jumeaux qui grandissent à toute vitesse et auront tôt fait de partie eux aussi. Y’a plus que toi et Orpheo. Et de la famille isolée que je ne vois qu’une fois par an pour garder la face.
Mais peut-être que je mets trop d’efforts ici. Lui-même me l’a bien fait comprendre. Dès les premières secondes.
Alors peut-être que c’est comme ça.
J’aimerais tourner les talons et quitter la pièce sans une réponse mais la dernière fois que ça s’est produit, je l’ai amèrement regretté. Alors tant pis, j’aurais dû m’en douter, l’émotion envahit l’espace. Ça a toujours été comme ça, non ?
Dis-moi encore de m’en aller.

Les yeux de Simje ne suivent pas les feuilles, ne cherchent pas d’explication alors que Allen rature ceci, explique les moyens détournés de passer à côté de ça, mentir à propos de ceci, comme rentrer dans le moule sans vraiment y rentrer non, les yeux de Simje passent des mains du canadien à ses yeux. Il a l’impression qu’avant son onde de choc, il pouvait écouter Allen, l’écouter vraiment et comprendre ses émotions. Peut-être accuse-t-il un don alors que vraiment, il ne sait plus écouter personne.

Peut-être que le canadien est juste trop froid, désormais.

Allen se passe une main dans les cheveux et Simje ferme les yeux. Un sentiment grandissant, vous savez, de ceux qui partent du bas ventre et remontent jusqu’à la gorge en sciant le coeur au passage. Il ouvre la bouche, prêt à - probablement quelque chose de stupide, probablement une folie - quand Allen parle. Dieux merci.

- Pardonne-moi de ne pas répondre à tes attentes. On fait tous de notre mieux.
— De notre mieux ?

Malheureusement, je suis l’idiot qui répète la fin des phrases des autres, d’un air un peu hystérique. De notre mieux ?! J’ai envie de le redire encore et de rire.
Je ne ris pas.
Je ne pardonne pas non plus.

- Peut-être bien qu’à chaque fois, il me faut une ordonnance d’Orpheo pour me donner le courage de venir te voir. Ça aurait pu être des bonnes nouvelles, mais le monde va mal. Ça me fait flipper de voir qu’on échange des vœux mais que ta première réaction en me voyant ce soit… ça. Je suis pas certain de l’avoir mérité.
— De l’avoir mérité ?!

Je vous l’avais dit : l’idiot qui répète. Hystérique. De l’avoir mérité. DE L’AVOIR MÉRITÉ ?
Je cligne des yeux, plus bien certain de la réaction à adopter. Exactement comme quand j’étais adolescent et que tout allait trop vite autour de moi, je devais penser à regarder les autres dans les pieds un peu mais pas trop, ne pas faire de truc trop chelou, nouer et dénouer le lacet que je gardais toujours dans ma poche plutôt que me ronger les ongles où m’arracher les cheveux au bord de la nuque, organiser mes expressions pour qu’elles reflètent les émotions que les autres voulaient que je ressente tout en composant une répartie qui me laisserait inclu dans le groupe, tout en comprenait les sous-entendu, références et autres ironies.
Pareil.

— Allen, je…

Ne sait pas quoi dire. Il voudrait expliquer un tas de choses, ouvrir sa poitrine pour qu’il voit dedans pour qu’il essaie de comprendre, Allen. Puisque visiblement, Simje ne sait jamais exprimer quoi que ce soit, ça sort tordu et boiteux.

— C’est sûrement que je n’ai plus rien à perdre que je compte m’opposer à ces vermines qui n’ont su que passer des coups de fil et appuyer sur des boutons.

Et envoyer l’intégralité de son équipe à l’abattoir. Le pire, c’est qu’ils avaient peut-être raison et que ça a influencé positivement la guerre. C’est juste dommage que ça soit tombé sur Simje, non ?

— On n’a jamais ce qu’on mérite, si ? Sinon les conservateurs ne seraient pas au pouvoir, Adelman ne serait pas chez les gentils, excellent ça, je ne sais pas si tu es au courant.

Il passe une main dans ses cheveux lui aussi, intense. L’onde de choc a reflué et il est de nouveau dans l’ancien lui, celui aux sens surdéveloppé entièrement présent. Les prunelles vrillées dans celle d’Allen, il lui adresse un sourire tout à fait laid back et repose son dos dans le dossier. Evidemment, il ne suivra les directives que sur le papier, serrera les bonnes mains.
Il songe brièvement à des assassinats.
Peut-être qu’avoir des noirs dans l’équipe sera finalement un putain d’avantage.

— Peut-être que si l’on pouvait vraiment avoir ce qu’on mérite Il cesse immédiatement de parler, conscient qu’il allait dire : tu m’aurais laissé une chance. Mais il refuse qu’Allen croit que sa rancoeur vienne d’un coeur brisé. C’est le cas pourtant, coeur brisé de n’avoir plus aucune proximité, plus vraiment de compréhension ou d’amitié, coeur brisé que le gars qu’il mettait sur un piédestal est finalement rien d’autre qu’un humain, pas très sûr, pas très courageux, visiblement fatigué. — Peut-être que Que finalement il n’a rien à dire et qu’il faudrait se taire, non ? Plutôt qu’insister ? Allen, j’étais en colère avant parce que je croyais qu’on était[i] ALLEZ, incroyable, dis un truc Simje par pitié ou sort de la pièce c’est absolument hors de contrôle. Parce que je croyais que j’étais amoureux de toi, puis d’une image de toi, et désormais je sors de la caverne, je me rends compte que tu es juste toi, que je ne suis plus vraiment moi, et que chacune de nos entrevues est mue par une envie vicieuse de s’accrocher et de prouver qu’on a encore un peu d’influence. Je souffle. Ce n’est plus le cas.

Que faire de plus ? Comment agir face à quelqu’un que l’on croit connaître, dont on n’est plus trop sûr finalement. Dans quelle mesure lui faire comprendre que je suis dans son camp ? Peut-être qu’il n’est après tout pas même question de ça, au final. Mais alors quoi ?

À mesure que j’oscille entre déceptions et justifications, dans un espoir vain de le comprendre, de percer cette carapace qui depuis ces années s’est encore blindée, je ne récupère qu’un perroquet. Un vulgaire perroquet offusqué. Mais offusqué de quoi ? De qui ? De moi ? Mais qu’ai-je donc fait ? Je dois m’en vouloir d’être venu le voir pour des raisons de travail ? Peut-être aurais-je dû ne pas venir du tout ? Mais alors pourquoi continuer à m’envoyer des vœux d’anniversaire, de nouvelle année ? Pourquoi me répondre si au final me voir ne lui procure qu’un sentiment de… de quoi au juste, de dégoût ? Je suis épuisé, fatigué par cette résistance d’on ne sais où. Je veux retrouver ces moments à Las Vegas, à cette première rencontre à mon QG pour une histoire de site brûlé. J’aimerais revoir son sourire, pouvoir parler de choses et d’autres, voir son chien, son nouveau chien. Passer à autre chose. Est-ce que c’est à ce point impossible ? Ça me fait terriblement mal d’y penser.

— Allen, je…

Mes phalanges blanchissent sur le dossier de la chaise. Pas sûr d’être en état de l’entendre me dire que je ne pas bien agi, pas été assez ceci ou assez cela. Qu’il aurait fallu se battre un peu plus. Mais c’est de lui dont il parle ici et c’est si rare, si rare de l’entendre parler de sa propre personne, de ce qu’il ressent. Alors, mes yeux se plissent pour écouter encore plus attentivement. Assez de tout ce « moi, je » qui m’entoure.

— C’est sûrement que je n’ai plus rien à perdre que je compte m’opposer à ces vermines qui n’ont su que passer des coups de fil et appuyer sur des boutons.

L’entendre me parler de raison de vivre à sa seule trentaine me scinde le cerveau. Plus rien à perdre ? Allons bon, tout espoir est-il pour lui déjà perdu ? Il se lève pourtant tous les matins pour aller travailler quand il serait si simple, si rapide d’en finir. La vie est une bataille de tous les jours. Ouvrir ces portes ouvertes me permet de ne pas m’occuper des idées qui pourraient fleurir dans l’esprit du polonais. De sa vie de solitaire, il a déjà flirté avec toutes sortes de personnalités, certaines peu recommandables. Qui sait quelles pensées ont réussi à percer son esprit ?

— On n’a jamais ce qu’on mérite, si ? Sinon les conservateurs ne seraient pas au pouvoir, Adelman ne serait pas chez les gentils, excellent ça, je ne sais pas si tu es au courant.

Les choses changeront. On dit que la nature recherche toujours l’équilibre. Ça pourra prendre des décennies, des siècles, on sera peut-être morts d’ici là, mais les choses changeront, j’en suis persuadé. Parler de mérite dans ce genre de situation, c’est mettre une inconnue dans une équation déjà résolue. Certes, il y aura des ordures qui vivront sans peine, avec de belles personnes passer sans le sou au pied de leur villa. Il y a des choses qui dépassent la notion de mérite, comme la tournure de la guerre. Je ne peux pas contredire le fait que les actions des conservateurs ont servi la cause d’Orpheo aux moments les plus critiques. Que leur politique s’étende n’est qu’une réponse et une exagération de leurs prouesses. Mais du mérite ? Je ne parle pas du déroulé de la guerre, je ne m’adresse qu’à notre relation à tous les deux, à cette échelle quasi individuelle qui ne demande pas l’approbation de dizaines à centaines de personnes.
Mais alors il poursuit.

— Peut-être que si l’on pouvait vraiment avoir ce qu’on mérite, peut-être que, Allen, j’étais en colère avant parce que je croyais qu’on était…

Mon visage ne bouge pas d’un millimètre.

— Parce que je croyais que j’étais amoureux de toi, puis d’une image de toi, et désormais je sors de la caverne, je me rends compte que tu es juste toi, que je ne suis plus vraiment moi, et que chacune de nos entrevues est mue par une envie vicieuse de s’accrocher et de prouver qu’on a encore un peu d’influence. Ce n’est plus le cas.

Il me semble avoir déjà entendu cette phrase, il y a longtemps. Elle était tombée comme une enclume à l’époque et je n’avais su répondre autre chose qu’un « bon, d’accord, t’es mignon, je ne sais pas trop quoi répondre, on se revoit dans longtemps hein, bien bien longtemps. ». Pas aujourd’hui, car aujourd’hui le début de sa phrase semble aller à l’encontre de la fin. Ou se diriger vers quelque chose d’autre. Je tente de cerner. Les émotions ne sont curieusement plus en vrac. C’est comme si le silence était enfin entré dans ma tête, non pas pour disperser un voile blanc d’illogisme mais pour calmer une tempête intérieure.

- Ce n’est plus le cas ? Qu’est-ce qui n’est plus le cas, au juste ?

La question est ingénue, perdue, presque trop rapide pour être réfléchie. Je secoue la tête, un peu sonné par ce que j’ai l’air de renvoyer. Ça me fait réfléchir. Je fronce les sourcils, amène mes doigts dans ma barbe, considérant les phrases prononcées.

- Tu as de l’influence sur moi, Simje. Ça n’a jamais changé et c’est pour le mieux si tu ne me vois comme rien de plus qu’un pauvre être humain qui essaye de flotter, comme tout le monde. Le temps passe et j’ai juste envie de m’accrocher à ce qu’on a pu partager. Même si c’est encore plus dur maintenant. J’ai jamais eu envie d’autre chose que d’être dans ton camp, avec mes propres limites.

Son « ce n’est plus le cas », me reste en tête, comme une sangsue accrochée au mollet. Tant de mots sont sortis avant cette phrase assommante que je ne peux m’empêcher de ressentir un profond trouble, de voir la hauteur de ses barrières, ses limites, les endroits auxquels il ne me laissera jamais accéder. J’ai besoin d’une frontière claire mais il ne fait qu’énoncer tout ça en vrac et finir d’un « ce n’est plus le cas. »

Il écoute Allen être Allen et se demande pourquoi un jour il a souhaité le changer. N’est-il pas incroyablement égoïste à vouloir changer les autres pour qu’il se moule à ses désirs ? Simje ouvre des portes mais le canadien n’a jamais eu envie de les franchir après tout. Pourquoi s’obstiner, c’est absurde, il n’y a vraiment que les fous pour refaire encore et encore la même chose. Ne lui a-t-il pas parlé d’amour, un jour, alors que son ami, lui, répondait à côté, poli et courtois et distant et à sa place, guindé, froid.
Il pensa à sa soeur qui définissait l’amour comme un chaud auprès duquel se réchauffer les longues nuits d’hiver et à Ian, qui disait que c’était là où sans cesse tu retournais. Quelles que soient tes envies, tes besoins, tu rentrais, à, la, maison. Je baisse les yeux, le laissant poursuivre sa tirade jusqu’à ses derniers mots qui tombent comme une guillotine sur la tête d’un roi. Dans ton camp, Simje. C’est ça qu’il vient de dire, non ?

— Mais tu ne l’es plus, Allen, lâche-t-il. Tu le sais, non ?

Le flou m’entoure comme un linceul prêt à m’étrangler. Je ne le suis plus. Depuis ces mots certains d’ « amoureux », il n’y a plus que des mots mis bout à bout et leur sens isolé entre deux montagnes. Je ne sais pas s’il faut paraître énervé, ou indifférent, ou juste faire comme si tout était fluide et limpide. Rien ne l’est et une fois de plus mon don claque au-dessus de ma tête pour parvenir dans l’esprit opposé. Une fois de plus, je l’en empêche au dernier instant. S’il nous est incapable de discuter sans qu’il me faille sonder ses pensées à chaque fois, alors que nous reste-t-il ?
Peut-être plus rien ? Alors pourquoi continuer à converser ? Pourquoi suis-je ici ?
Pourquoi cela me fait-il tant souffrir d’avoir à lui dire au revoir ?

-Tu l’as gardé, non ? Le cadeau que je t’ai offert.

Je ne sais pas ce que je cherche à prouver. Que malgré ses dires au passé, il est encore capable de conjuguer au présent. Qu’il y a encore cette marge de manœuvre qui permettrait de tout rembobiner. Jusqu’à un instant précis ? Peut-être. Peut-être pas. Une peur profonde vient s’incruster dans la paroi de mon ventre, petite, pernicieuse, alors que je l’éloigne d’un revers de la main.

-Peu importe ce qui n’est plus le cas, ce que je ne suis ou ne suis plus pour toi.

Mais qu’est-ce que je raconte.

-La vérité pour moi c’est que tu es irremplaçable.

Et que s'il y avait eu des choses à refaire, sans doute les aurais-je refait autrement.

-Des fois j'aimerais que tu puisses être dans ma tête.

Je l'entends d'ici me cracher à la figure qu'il ne préfèrerai pas, non. Que ça ne l'intéresserait pas du tout.
Je n'arrive pas à comprendre mes émotions, ni leur profondeur. Peut-être que oui, il y a cette envie vicieux de m’accrocher et de prouver que j’ai encore un peu d’influence. Pourquoi ? Eh bien oui, pourquoi.
Pourquoi donc.