15 novembre.

Alec gara la voiture de location devant l’immeuble de Sam. À ce moment très précis de son existence, il détestait le bouclier de magie qui lui collait à la peau et l’empêchait de faire comme tout le monde – ou du moins tout le monde dans le monde magique – et d’utiliser quelques téléporteurs pour se rendre à destination. À la place il avait dû faire comme les innocents, prendre l’avion, les escales, un trajet beaucoup trop long pour arriver jusqu’à Belfast qui semblait être à l’autre bout du monde depuis Strasbourg.
Une chose était certaine, depuis que Sam étudiait à Belfast, il n’avait jamais pris autant de jours de congé d’un coup ce qui ravivait les RH. Alec Meyer qui, enfin, se reposait. Même si évidemment ça ne l’empêchait pas de lire des articles scientifiques dès qu’il avait un moment, de passer la moitié de son trajet au téléphone et d’inonder toujours autant ses collaborateurs avec des longs mails.

– Alec si tu continues avec tes mails, je vais finir par ne pas compter ces jours comme des vacances et tu te retrouveras à la retraite à l’âge de 40 ans.

Il avait souri à la menace de la responsable RH qui avait mis tout son sérieux dans sa remarque.

– Je suis un sorcier Emily, j'ai une espérance de vie bien trop longue. Tu pourras jamais me mettre à la retraite.

Et il avait continué à envoyer tout autant de mails, ignorant les regards désespéré d’Emily lorsqu’il la croisait dans les couloirs de l’IBMM.
Il profita d’être garé pour jeter un œil à sa boîte et envoyer quelques réponses qui lui paraissaient les plus urgentes. Lorsqu’il était avec Sam, il aimait pouvoir profiter entièrement d’elle et préférait donc se débarrasser de ses responsabilités avant de débarquer chez elle. Un quart d’heure plus tard, il éteignit enfin son téléphone professionnel, arracha la clé au contact en vérifiant que ses phares étaient bien éteints, puis pu enfin sortir de la voiture.
Le cadran de sa montre lui indiquait presque 22h et son ventre grognait un peu. Le trajet avait été long et les plats de l’avion fidèles à leur réputation. Il se demanda si Sam aurait déjà mangé et se rappela de sa propre vie étudiante, les pâtes à 23h entre deux révisions, le chocolat qu’il avalait par plaques – il ne comprenait toujours pas comment avec tout ça il n’était pas devenu obèse – et les cafés par litres. Les fermetures de la bibliothèque, les clopes fumées sur le béton pour remplir sa tête de fumée et, il fallait être honnête, se rapprocher de certaines étudiantes. Et les nuits blanches pour compenser les soirées étudiantes où il n’avait alors pas pu bosser pour les examens.
Il n’y avait pas à dire, la vie étudiante était tout de même bien galère et il n’était pas sûr, à bientôt quarante ans, d’être capable de pouvoir revivre tout ça.
Coup de vieux. Ça lui rappelait une fois de plus qu’il avait le double de l’âge de la femme qui l’attendait.

Il poussa ces pensées et la porte de l’immeuble pour s’engouffrer dans la chaleur du hall d’entrée. Avala les escaliers avant d’enfin pouvoir toquer à la porte de l'appartement de Sam.

Elle soupire, « blabla une conception nouvelle et assez étonnante de la schizophrénie qui apparaît dans le DSM-5, où l’hétérogénéité considérable, la constellation de signes et mmh… oui ok » passe un coup de stabilo sur le polycopié.

— Ça vaut combien de crédits le Dossier DsM-5 déjà ?
— Avec Beaurepaire ?
— Ouais.
— Six.
— SIX ?!
— C’est pas si dur, arrête… si tu faisais pas tes heures de bénévolat, t’aurais largement le temps d’apprendre ces vieux concepts de base.
— Bénévolat ouais, bougonne Sam avant de regarder l’heure et de s’exclamer : oh mais Isma !
— Quoi ?!

L’adolescente est déjà debout, ramasse précipitement ses affaires :

— Mais y’a Alec qui vient, putain, j’te l’avais dit, il v-v-va arriver là ! Verschwinde !

La concernée ramasse ses affaires dans la seconde, fourre tout dans un sec et, pour le beau jeu, jette le baulchon par la fenêtre avant de s’accrocher à la ballustrade.

— Aurevoir, Juliette ! Je t’aime, Juliette !
— Ismaëlle.

En un clin d’oeil elle est partie. Sam héberge gratuitement ladite Isma en échange du fait qu’elle cuisine la plupart du temps, et qu’elle se casse quand Alec vient. Ça lui permet d’avoir un lien avec le monde innocent et ses études, et de pouvoir la faire partir quand le monde magique est trop.

Juste, trop.

Ses heures bénévoles sont tout à fait le temps qu’elle passe avec Cormag ou autres collègues, à apprendre. La nouvelle de la semaine lui éclate d’un coup au cerveau pendant qu’elle range ses affaires et ohhhhh mon dieu je suis en jogging mais quelle désorganisation la plus totale elle regarde les tasses de café abandonnées absolument partout, à elle ou pas, balance tout dans le lave vaisselle, bourre toutes les fringues qu’elle peut trouver — à elle, ou pas — dans le lave-linge.

Hyper gênée de se dire qu’elle n’a qu’un lit mais qu’elle héberge quelqu’un ? J’lui en ai déjà parlé ou pas ? Purée je sais plus — purée faudra que je lui raconte qu’on a choppé un sorcier noir quand même c’est incroyable même si il est horrificateur il est jeune c’était l’apprenti visiblement de MOHAMMED EST-CE QUE QUELQU’UN SE REND COMPTE ?! j’vais déplier le clic clac pour expliquer la présence d’autres affaires que la mienne quand même autant il sera chafouiné que je dorme avec Is’ mais est-ce qu’il a des raisons d’être chafouiné ? Je sais pas purée je sais pas
Elle déplie le clic clac, balance une couette dessus, se fait un chignon, souffle. Purée c’est fou j’vais pouvoir balayer son esprit et voir ça fait quoi d’être noir et les locaux ressemblent à quoi chez CROIX, CHEZ CROIX QUOI elle ouvre son frigo, fronce le nez, que des trucs en train d’appeler à l’aide, clairement et des bières de soirées passée, mais c’est BEAUCOUP trop dur d’être adulte en fait, [i]elle pense à toutes les nuits blanches à réviser et à en même temps bosser sur cette histoire de croix et essayer de s’entraîner un peu pour ne pas se faire hurler dessus — ou mourir quand Alec toque.

Elle ouvre la porte, extrêmement consciente d’être en jogg brassière fatiguée fatiguée fatiguée mais totalement dosée de le voir arriver. Un sourire éclaire son visage alors qu’elle lâche, soudain timide « Hey. » et le prend dans ses bras. Elle ne saurait pas dire pourquoi, ça ne compte pas trop pour elle, les baisers rapides, comme ça, elle veut le sentir, l’avoir, le toucher pour de vrai.

— Je suis désolée, c’est vraiment… vraiment… c’était un peu la course ces derniers temps.

L’excitation lui éclate au cerveau.

— C’était fou à la magie, ils viennent juste de rappatrier à Belfast un sorcier noir de Croix.

Elle dit à la magie comme à la fac, à cause de ses amis de là-bas, eux aussi en étau entre les innocents et leurs gènes.

— Ça va ?

Sam ouvrit la porte et se glissa aussitôt contre Alec qui l’entoura de ses bras. Il avait le sentiment qu’il aurait pu passer sa soirée à simplement la tenir sur le palier de sa porte, le nez dans son odeur et sa chaleur. Tellement loin de l’effervescence de l’IBMM et des effluves de sang qui nourrissaient tout Strasbourg, tout Berlin. Ici, à Belfast, loin de tout, il trouvait une quiétude qui l’apaisait.

– Hey.

Il sourit dans les cheveux de la jeune femme qui, remontés en un chignon rapide, s’accrochait un peu à sa barbe.

– Hey.

Alec ferma les yeux, incapable de rompre le contact trop vite.

– Je suis désolée, c’est vraiment… vraiment… c’était un peu la course ces derniers temps.

Il rouvrit les paupières, surpris, et observa le fouillis autour d’eux sans non plus s’en étonner. Il émanait de cet appartement de la vie, beaucoup plus que les murs vide de son loft qui ne faisaient que refléter ses absences loin de l’appartement, tout son temps passé à l’hôpital. Paradoxe peut-être, mais il se sentait mille fois plus à l’aise chez elle que dans son propre chez lui. L’endroit lui rappelait la maison de son enfance, les dessins de Nina qui s’égrenaient sur les murs, l’odeur des cookies de son père qui envahissait chaque dimanche la cuisine et les rires qui résonnaient, même en leur absence.
Il la serra un peu plus fort contre lui, enfouit sa tête dans sa nuque pour venir la chatouiller de ses lèvres en un baiser papillon.

– C’était fou à la magie, ils viennent juste de rapatrier à Belfast un sorcier noir de Croix.

Alec se redressa alors, un peu tendu par la joie de la jeune femme. Il ne put pas s’empêcher de penser à la mise en garde sournoise de Simje lors de leur dernière rencontre et quelque chose vint se bloquer dans la gorge. Était-elle déjà arrivée à ce tournant qu’il avait vu venir mais qu’il redoutait ? Choisir entre écouter Orpheo et blesser un sorcier noir ?
Il se demande alors s’il devait lui parler de la nuit précédente alors qu’il était de garde à l’hôpital. De la sorcière qui était arrivée, les veines explosées, la moitié du visage brûlé et plusieurs flèches encore plantées dans son corps. Ils étaient dix contre une, comment aurait-elle pu s’en sortir ? Avec son équipe, ils avaient passé une bonne partie de la nuit à travailler sur elle, surtout que la sorcière noire semblait décidée à ne pas s’en sortir. Ce n’était qu’au bout de longues heures qu’ils avaient finalement pu adoucir le traitement et annoncer que son pronostic vital n’était plus engagé.
Et alors Orpheo l’avait récupérée. Pour l’interroger. Tout ce boulot pour au final la filer en pâtée aux tortionnaires… C’était toujours un peu plus compliqué de serrer les dents et de ne rien dire face aux agents. Au moins Alec se rassurait-il en se disant qu’Orpheo, contrairement à Croix, Rosenrot ou aux humains noirs, ne laissaient pas leur adversaires crever dans la rue les boyaux à l’air, affrontant ainsi les pire souffrances jusqu’à la mort.

– Ça va ?

Il embrassa le front de Sam avant de se détacher d’elle pour fermer la porte derrière lui et pouvoir poser son sac par terre.

– Ça va. Un peu fatigué, je n’ai dormi qu’une ou deux heures en salle de repos la nuit passée.

Il ôta sa veste qu’il posa en équilibre sur son sac.

– Tu as déjà mangé ?

Ses lèvres sur mon front, et je me sens exactement là où je veux d’être. Une décharge d’énergie rafale mon corps. Il pose ses affaires — j’ai l’impression qu’il fait partie d’ici, quand bien même ce n’est pas exactement vrai. J’le sais parce que c’est Ismaëlle qui appartient à ici aussi, et Ismaëlle et Alec ne peuvent pas faire partie du même tableau. Ils ne portent pas les mêmes couleurs, les mêmes histoires, la même relation, le même âge, j’ai l’impression d’avoir des vies distinctes que je ne pourrais pas rapprocher.

Deux tableaux distincts.

Deux lèvres d’une plaie béante qui appartiendrait au même corps : moi.

Ambiance.

– Ça va. Un peu fatigué, je n’ai dormi qu’une ou deux heures en salle de repos la nuit passée.

Tout Alec, ça, dire, un peu, alors qu’il est venu jusqu’ici sans avoir dormi, après avoir juste usé de son pouvoir jusqu’à la corde. Je sais que l’espérance de vie des sorciers est supposément plus longue ; je sais aussi qu’Alec ne fera jamais deux cent ans. Quoi qu’il est dise il est marqué par le flux d’énergie quotidien qu’il bazarde dans ses patients. Je ne sais pas si il en est conscient.

— Il reste du café au chaud si tu veux. Merci d'être venu, d'avoir voyagé..

Dans le pot où il y a du café absolument en permanence par ici. Je replie le clic-clac en me sentant idiote de faire tout ce cinéma devant lui. J’accuserai bien mon âge d’être le responsable de ces petites gênes mais je suis peut-être juste encore.. trop… pas assez… j’en sais rien.

— Tu as déjà mangé ?

Je regarde ma montre, essayant de me rappeler à la dernière fois où j’ai effectivement mangé — pas un snickers entre deux pages de classeur. Et je n’ai pas la réponse.

J’m’ouvre une canette de coca, qui fait, pschit.

— Non. On se fait livrer ?

Par habitude, je regarde dans le frigo alors que je sais que je ne vais rien y trouver. Je ferme la porte un peu précipitamment dans mon dos et reste debout devant.

— C’était pas vraiment une question, finalement.

Héhé. Elle n’ose pas remettre sur le tapis le sorcier noir, alors que des tas de questions lui brûlent les lèvres, est-ce que t’en as déjà soigné beaucoup, est-ce que tu sais qu’ils parlent souvent beaucoup de langues et sont super entraînés, tu penses que je vais trouver quoi, dans son passé, dans ses émotions, j’ai hâte mais j’ai trop peur en même temps [i]et puis elle se souvient que Remy a été exécutée pour haute trahison, peut-être qu’elle était noire elle aussi, et son enthousiasme est douché net.

— Harry Adelman, ça te dit quelque chose ?

Subitement elle a peur de le reconnaître, de croiser des yeux qui lui disent quelque chose — ne vont-ils pas au lycée, ne font-ils donc pas les courses, comme des humains normaux ? Elle ne sait pas, à vrai dire ; existe-t-il une économie parallèle uniquement pour eux ?
Et si Alec le connaissait ? L’avait déjà soigné ?

Elle n’a encore vu aucune photographie — n’a même pas demandé à savoir. Elle ne sait pas son âge, du coup. Subitement elle voudrait ravaler ses mots, n’avoir rien dit. Ne plus partager avec Alec ça ; mais partager quoi, alors ? Mais parce que le temps n’est définitivement pas une dimension physique qu’elle peut parcourir à sa guise, elle attend, les yeux rivés sur l'autre.

– Il reste du café au chaud si tu veux. Merci d’être venu, d’avoir voyagé..

Il sourit et se dirigea vers la cuisine pendant qu’elle repliait un canapé lit. Il ne lui demanda pas pourquoi il était ouvert, si quelqu’un avait dormi là et était parti avant qu’il n’arrive. Il savait que Sam ne mélangeait pas ses vies. Il y avait sa part d’innocence qui fréquentait les bancs de la fac, buvait des coups dans ses bars, fumait des clopes à la bibliothèque. Et puis il y avait la magie qui l’enveloppait, ne la quittait jamais vraiment mais qu’elle éloignait parfois avant de revenir pleinement dedans avec Cormag ou même avec lui. Il se rappelait sa propre jeunesse, de ses potes qui étudiaient la médecine avec lui et des weekends passés avec Remy et ses sœurs à se taquiner avec leurs pouvoirs. Lui aussi, à un moment, avait eu sa vie divisée en deux. Il regrettait ce temps-là, tout était plus facile et il espérait sincèrement que Sam pourrait encore continuer longtemps ainsi. Mais il savait aussi que cette vie-là aurait une fin et qu’à un moment elle devrait faire un choix. Parce qu’il y avait toujours l’événement de trop, l’expérience inattendue, le moment qui faisait tout basculer et envoyait valser l’autre vie.
Souvent, les doués choisissaient la magie.
Il versa le liquide foncé dans une tasse et ajouta plusieurs cuillères à sucre. S’il avait été humain, Alec serait probablement déjà devenu diabétique… Sam le rejoignit et s’ouvrit une canette de coca, une habitude qui s’était déjà suffisamment ancrée dans la tête du guérisseur pour qu’il ne la remarque à peine.

– Non. On commande ?

Elle ouvrit le frigo et il eut à peine le temps d’apercevoir des bières et des aliments qui n’avaient plus du tout une tête d’aliments.

– C’était pas vraiment une question, finalement.

Elle resta devant son frigo, comme si elle avait peur qu’Alec ouvre la porte et se moque du contenu. Mais il se contenta d’avaler une gorgée de café avant de se rapprocher d’elle pour l’attraper par la taille et par les lèvres.

– Alors commandons !

Il hésita à dire qu’il avait envie de sushis, mais n’osa pas, incapable de deviner si Sam aimait ça. Il se rappelait qu’à son âge l’idée de manger du poisson cru dans du riz gluant enroulé dans une algue le dégoûtait, mais ses 18 ans remontaient à presque deux décennies et les sushis s’étaient assez démocratisés pour que beaucoup plus de gens les apprécient et, et, et… Et il n’osa pas imposer un choix.

– Harry Adelman, ça te dit quelque chose ?

Le trentenaire détacha ses mains de Sam pour reprendre sa tasse de café. Le nom ne lui disait rien, mais les noms n’étaient pas vraiment son truc, contrairement aux visages. Les seuls noms que son cerveau acceptait de bien vouloir enfoncer profondément dans son crâne était ceux des os, des organes, des muscles, tout ce qui constituait le corps humain. Mais nommé les corps, ça il s’y perdait souvent.

– Je ne crois pas. C’est le sorcier de Croix ?

Il reprit une gorgée pour cacher l’amertume de son visage. Le sorcier de Croix. L’ennemi public numéro un, celui qu’il fallait absolument haïr, impossibles de les sauver autrement qu’en les enfermant dans des cellules obscures ou en les abattant froidement.
Ses pensées s’égarèrent vers une plage de Bretagne et il repensa à la conversation qu’il avait eu là-bas. Que dirait Sam si elle savait pour la fille d’Anja von Duisbourg ? Que ferait-elle de cette information ? La vendrait-elle à Cormag ? Ou regarderait-elle la cheffe noire d’un autre œil en sachant que ce corps qui avait tué était aussi capable de donner la vie ?

Elle savait qu’ils n’avaient pas dépassé le pallier de « buddies ». Elle n’avait dépassé ce pallier avec personne, encore, à vrai dire ; Ismaëlle avait une identité très affranchie qui écrasait ou effaçait souvent Sam, qui voulait juste plaire, être appréciée, et se fondre dans le présent.

Alec avait juste un elle-ne-savait quoi qui l’impressionnait encore ; l’habitude n’en viendrait peut-être jamais à bout.

Elle le regarde se servir du café, le doser de sucre, se note mentalement d’aller chercher des donuts demain, dans l’american coffee shop de Belfast, celui où il y avait 100% d’étudiants qui le fréquentaient. Elle goutte sur les lèvres d’Alec ce mélange de caféine un peu écoeurant — elle qui boit son café sans sucre (avec un coca à côté) et le mélange à sa propre canette, se délectant du contact franc du garçon.

— Alors commandons !

Il reprend sa tasse de café, je fais glisser mon téléphone sur la table, déverouillé, jusqu’à lui, avec Deliveroo d’ouvert.

— Choisis.

Ils me paient, parfois, à la magie, pour les quelques piges que je fais pour eux, mais je suis aussi parfois payée à la fac quand je répare quelques brouilles à la cafet. C’est fou, la plupart des gens viennent juste se plaindre que « ça ne marche pas » sans avoir la moindre idée du fonctionnement de rien. Ma mère aimait savoir les basiques, coudre, couper ses cheveux, changer un pneu, réparer un engin électronique au fonctionnement simple, réparer une tasse brisée, recoudre un bobo un peu trop profond, faire pousser des tomates et des pommes de terre, savoir prendre soin d’un animal (pour de vrai) et d’un humain. Les basiques.

Une vague de nostalgie lui poinçonne le coeur, à tel point qu’elle en porte la main dessus, douloureuse, à deux doigts de lâcher un « mais aïe » de protestation.

— Je ne crois pas. C’est le sorcier de Croix ?

Elle prend une gorgée de coca. Ses dents deviennent râpeuse à cause du sucre — ils se ressemblent à cet instant.

— Ouais.

Elle s’humecte les lèvres, vient quémander un contact physique au brun, l’avoir plus proche, plus près, appréciant ce moment où sa libido lui foutait la paix. Elle se sentait tout à fait soulagée de sa présence, comme s’il avait manqué une pièce et qu’elle était enfin revenue.

Enfin.

— Ça me tend, je maîtrise pas aussi bien mes pouvoirs que ce qu’ils voudraient de moi.

Nianiania mais quand même, la PUPILLE DE CORMAG DEVRAIT ÊTRE IRRÉPROCHABLE, blablablou, une honte, blabla.
Plus ou moins.

— J’ai peur de pas réussir à me détacher, de, genre…

Je me décolle d’Alec à la recherche de mes mots.

— Enfin, c’est l’apprenti de Mohamed Al Hattal. Ou c’était. Et Al Hattal est pas bien vieux, alors l’apprenti doit avoir mon âge, ou pas loin.

Et potentiellement être comme elle : une fille blanche des classes supérieures. Si elle avait un adolescent aux yeux clairs et cheveux bruns, comment allait-elle réagir ?

Je ne termine pas ma phrase, bien au courant de la bouillie de conscience que je lui offre. Si il est trop comme moi j’vais trouver ça trop dur, parce que j’aurais l’impression de de de de mais
mais
putain.

Ça sort alors qu’elle aurait payé très, très, très cher pour ne pas l’avoir dit, tout en ayant eu très, très, très envie d’en parler pendant tout ce temps.

— S’il me ressemble trop, j’aurais l’impression d’être Anja Von Duisbourg face à moi-même dans la salle de l’IBMM, la pauvre petite Sam qui chialait dans son propre sang. Rôles inversés, je suis mon pire cauchemar, face à un inconnu qui pleurera peut-être tout autant, mon propre bourreau pour le bien du plus grand nombre.

Elle a les mains qui tremblent mais le regard fixe.

Elle fit glisser l’appareil vers lui, ouvert sur une application de livraison et il l’attrapa d’une main.

– Choisis.

Il scrolla sur l’écran un moment, sachant très bien par quoi ses yeux – et son estomac – étaient attirés.

– Des sushis, ça te va ?

Quels clics et il reposa le téléphone. Il savait que ça ne servait à rien de lui proposer de payer, qu’elle n’accepterait jamais, même s’il gagnait bien mieux sa vie qu’elle. Et c’était tant mieux peut-être ; Alec n’aimait pas mettre l’argent entre eux, c’était comme une barrière qui lui rappelait à chaque fois leur différence d’âge.
Elle prit une gorgée de coca et il imagina sans avoir besoin de le sentir, le goût sur ses lèvres.

– Ouais.

Harry, donc. Elle se demanda si elle avait vraiment le droit de lui en parler, s’il n’y avait pas une forme de secret professionnel à Orpheo, comme dans le médical. Mais à qui irait-il le raconter de toute façon ?
Le cinglé qui avait fait une gosse avec Anja.
Sa mâchoire se crispa légèrement en repensant à cet épisode de sa vie, mais lorsque Sam s’approcha pour chercher un contact, il lui ouvrit les bras et oublia le regard du fou, la pisse sur son pantalon, et l’odeur âcre de la mer.

– Ça me tend, je maîtrise pas aussi bien mes pouvoirs que ce qu’ils voudraient de moi.

Alec caressa ses cheveux de sa main libre.

– J’ai peur de pas réussir à me détacher, de, genre…

La jeune femme s’interrompit pour se détacher un peu, comme pour mettre de la distance entre eux. Ou peut-être que ce n’était que dans la tête d’Alec.

– Enfin, c’est l’apprenti de Mohamed Al Hattal. Ou c’était. Et Al Hattal est pas bien vieux, alors l’apprenti doit avoir mon âge, ou pas loin.

Avait-elle peur de se trouver face à un reflet ?

– S’il me ressemble trop, j’aurais l’impression d’être Anja von Duisbourg face à moi-même dans la salle de l’IBMM, la pauvre petite Sam qui chialait dans son propre sang. Rôles inversés, je suis mon pire cauchemar, face à un inconnu qui pleurera peut-être tout autant, mon propre bourreau pour le bien du plus grand nombre.

La cheffe de Rosenrot, qui avait aimé, baisé, fait une enfant. Une faille dans cette image tremblante du bourreau, une encoche au bout de sa hache si bien polie, une facette que peu de gens – Alec l’avait compris grâce aux mots du père – connaissait d’elle. Anja qui était plus jeune que lui, pas beaucoup plus vieille que Sam.
Avait-elle aussi, un jour, dû faire face à un tel cas de conscience ? La peur de devenir le bourreau de l’autre, trop destructrice, de marcher sur des vies qui ne le méritaient pas vraiment. Sans doute que non, sans doute qu’elle avait toujours été élevée comme ça, dans une éducation qui donnait la soif du sang. Est-ce que c’était une excuse à tout, l’éducation ? Bien sûr que non. Mais ça ne déshumanisait pas pour autant les méchants.

L’homme reposa son café à côté du téléphone et attrapa les mains tremblantes de Sam, toujours ce besoin de sentir sa peau contre la sienne.

– Hey, c’est justement parce que tu as cette peur en toi que tu n’es pas comme elle.

Il eut envie de la prendre dans ses bras, de la serrer assez fort pour se fendre elle, jusqu’à ce que le monde qui les entourait disparaisse dans un flou continu.

– Si tu es sincère envers toi et que tu fais vraiment ça pour le bien du plus grand nombre, alors ça ira, Sam.

Il se mordit la langue pour ne pas accrocher sa lèvre. Est-ce que le bourreau de Remy, lui aussi, au moment de l’exécuter, avait pensé agir pour le plus grand bien ? Dormait-il encore sur ses deux oreilles ?

Elle dit oui pour les sushis — Cormag et Eli ne commandaient que ça a une époque, et pour leur faire plaisir, elle essayait d’en manger, jusqu’au jour où elle avait été contente d’en manger.

Elle se perd donc dans les méandres de ses propres angoisses et de sa vie sans savoir exactement ce qu’elle attend d’Alec : rien, sûrement. Alors n’importe quelle réaction fera l’affaire, n’est-ce pas ?

Peut-être….. peut être seulement.

Il la touche, elle se laisse faire, attend qu’il mette des mots sur tout ça.

– Hey, c’est justement parce que tu as cette peur en toi que tu n’es pas comme elle.

Elle hoche la tête, pas vraiment convaincu, un demi sourire forcé sur le visage. Oui, bien sûr, elle a déjà entendu ça des tas de fois venant de gens qui essaient de la rassurer. C’est ça qu’elle apprécie particulièrement chez Cormag : il n’essaie jamais de lui ôter ses peurs ou de les rationaliser. Ils discutent et c’est tout.

– Si tu es sincère envers toi et que tu fais vraiment ça pour le bien du plus grand nombre, alors ça ira, Sam.

Elle soupire, regarde ailleurs, ose tout de même s’expliquer. Elle aurait vraiment voulu des arguments, des avis, de lui, pas qu’il essaie de prendre en charge son anxiété et qu’il l’enveloppe de paroles pour flatter sa confiance.

— Ouais, je sais. La théorie… les jolis mots, tout ça. On verra bien.

Regarde ailleurs, encore, sans s’éloigner pourtant. Elle se sent bien avec lui, juste mal avec le moment.

— Comment est-ce que j’saurais si je suis sincère ou pas ?

Non mais c’est vrai quoi, qu’est-ce que ça change, j’irais fouiller en lui et c’est tout, j’aurais sûrement pas accès aux conséquences de mes axes et j’y penserais peut-être plus jamais. Est-ce que Simje repense à moi, des fois ? J’en doute. J’ai l’impression qu’il faut juste un but solide pour faire des trucs sordides, et tant pis pour les morceaux perdus en chemin.

— Von Duisbourg vit avec elle-même visiblement. Pourquoi pas moi ?

Je suis ironique et je lui retourne un sourire triste mais charmeur. Life’s life Alec, n’est-ce pas ? Si la grande prêtresse de la mort peut se regarder dans un miroir, c’est pas après avoir effacé quelques souvenirs que moi, j’pourrais pas m’y croiser.

J’pourrais ôter ses parents.

Son mentor.

L’amour de sa vie même. Oubliés. J’peux lui voler ce qu’il a de plus précieux, rentrer dans sa vie et lui sapper ses enseignements mais des trucs plus vicieux surtout. Il oubliera comment on se sert d’une théière. Il oubliera l’utilité d’une fourchette, où insérer la clé pour conduire, comment jouer du piano, l’odeur de pain perdu de sa mère. C’est ça la vraie torture.

C’est moi.

Elle passe une main sur son visage.

— Tu sais ce qu’il vaut, mon pouvoir ? On n’en a jamais parlé…

C’est une vraie question, douce. Elle se demande s’il se rend compte de l’étendu des dégâts qu’elle peut faire ; quand on le demande.

Mais qui donne l’ordre, au juste ?

Le regard de la jeune femme se détourna et il sentit bien qu'il n'avait pas trouvé les bons mots, les bons gestes. Mais il sentait également qu'il ne pouvait pas décider à sa place lui dire "viens, viens on abandonne tout et on part dans la vie des innocents, toi dans la psychiatrie, moi dans la médecine classique, on oublie tout et on s'éloigne de tout ce fatras". Il n'était pas dans sa tête, pas à sa place. Même si ça lui faisait mal de l'admettre.

– Ouais je sais. La théorie… les jolis mots, tout ça. On verra bien.

Il était incapable de rattraper son regard.

– Comment est-ce que j'saurais si je suis sincère ou pas ?

Il haussa les épaules, se retint de lui répondre que c'était à son cœur de le lui indiquer. Ça ne servait à pas grand chose les cours d'éthique. Il se rappela ses propres études, cette prof qui leur avait posé le dilemme du tramway, laisser le train tuer plusieurs personnes ou baisser un levier pour un buter une seule. Et si cette personne c'était Dorian Cross ? Et si dans le tas de gens il y avait eu Sam ?
La théorie c'était une chose, les émotions sur le moment c'était une autre. S'il avait suffit d'un levier pour sauver Remy, est-ce qu'Alec l'aurait abaissé ? Et à quel prix ?
Tous les prix étaient bons à payer pour obtenir des réponses, avait dit Simje. Vraiment ?

– Von Duisbourg vit avec elle-même visiblement. Pourquoi pas moi ?

Il songea au secret de la plage à la gamine qui avait les traits de la froide incarnation de Rosenrot et les yeux de ce Green. Un moment qu'il aurait aimé partager avec Sam, mais dont il était incapable. Pas par peur pour sa propre vie, mais pour celle de l'enfant. Et pour ne pas mettre la jeune femme devant un autre dilemme : taire l'existence de la descendance d'Anja ou tout dire à Cormag Scrimgeour ? Parce qu'il n'était pas sûr du choix qu'elle ferait, et parce que, malgré les menaces de cet homme dont il avait pourtant sauvé la vie, il n'avait aucune envie de vengeance ou de haine. Et surtout pas en posant sur la balance la mort d'une enfant.

– Je pense que tu la surestimes. Elle a appris à tuer à l'âge où on apprenait à marcher. Mais ça ne fait pas d'elle un être insensible pour autant. Et je n'aimerais pas vivre dans ses cauchemars.

Ses cauchemars peut-être peuplés d'une petite fille en train de mourir.

– Pareil pour Harry. Ils n'ont toujours connu que ça. Je sais que c'est pas une excuse, que ça pardonnera pas tous les meurtres, le sang versés. Mais je ne suis pas sûr pour autant que les cachots ou la torture soient des solutions pour eux.

Ni l'exécution. Mais il tut ces mots là.

–Tu sais ce qu'il vaut, mon pouvoir ? On n'en a jamais parlé.

Il hocha négativement la tête. Il savait juste qu'elle pouvait saisir des choses, des souvenirs, au plus profond des êtres et les influencer. Mais rien de très précis, rien de très fouillé.
Et si elle voulait en parler, il voulait bien écouter.

Il y a beaucoup de choses qu’il ne me dit pas, mais son corps parle de lui même, quand il cligne des yeux, comme ça, ravalé par un passé auquel je n’ai pas accès. Ça ne me dérange pas vraiment ; il a déjà beaucoup mis sur le tapis la dernière fois. Je le sais. J’en suis reconnaissante ; mais il me reste un goût étrange sur la langue à le voir ainsi visiter ces temples du passé sans m’y emmener. Des temples interdits, tabous.

D’accord, Alec.

– Je pense que tu la surestimes. Elle a appris à tuer à l'âge où on apprenait à marcher. Mais ça ne fait pas d'elle un être insensible pour autant. Et je n'aimerais pas vivre dans ses cauchemars.

Mouais. Cormag dirait qu’elle les a bien mérités, ses cauchemars, et puis, que les gens ne changent jamais et qu’ils sont mieux morts. Insensibles ou pas. Machines sans coeur ou pas, ça ne change rien. Elle devrait être morte, c’est évident, comme Dorian, comme la plupart des autres. Quelle rédemption ? Quelles risques de récidives ? Quelles valeurs ? Quelle toute puissance a fait croire à Anja qu’elle pouvait tout faire a tout le monde ?
À quel moment a-t-elle arrêté de craindre, au juste, pour donner des ordres comme ça ?

Je m’ébroue. Je ne suis pas quelqu’un de colérique ou d’impulsif, mais j’aimerais la savoir morte.

– Pareil pour Harry. Ils n'ont toujours connu que ça. Je sais que c'est pas une excuse, que ça pardonnera pas tous les meurtres, le sang versés. Mais je ne suis pas sûr pour autant que les cachots ou la torture soient des solutions pour eux.

Je lui jette un regard torve. Elles sont jolies, ses paroles, et c’est aussi pour ça que je me sens aussi bien avec Alec ; il dégage une gentillesse qui ne semble pas avoir de frontières, de bornes, de faille. Immense de résilience et de pardon.

— Mais elle est où, alors, la solution pour eux, Alec ?

Parce que j’admets que j’y crois un peu, à, je sais pas, l’amitié, l’amour qui font changer parfois, mais ça dure pas toute la vie, et on n’a pas assez de personnel pour lobotomiser ces gens. Peut être pour ça aussi que des pouvoirs comme les miens sont des solutions, mais ils sont si rares… il secoue la tête à ma question, sans lancer de question. Il ne souhaite pas savoir ? Peut-être que ça le gêne ? Qu’il trouve ça grossier ?

Autant ne pas insister ; elle fou sa magie dans une boîte, et tout ce qui y a attrait, gênée, un peu, d’être elle. Mais c’est passager. Son téléphone bip, elle s’en saisit, Deliveroo.

Le livreur a sa porte.

Elle descend chercher le colis, remonte, dépose les boîtes en plastique sur la table, s’ouvre une nouvelle canette de coca quand son téléphone resonne cette fois-ci.

— Ah, lâche-t-elle. Justement, les infos sur Adelman.

Elle parcourt le dossier classé confidentiel, sans songer une seule seconde à s’en cacher d’Alec. Il est celui qui sauve, pas celui qui balance et ment, elle en est certaine, alors, perchée sur ses certitudes, elle lui brandit l’écran au visage.

— Il t’dit quelque chose ?

Et boulotte un sushi.

(couleur ; #cc0000)

– Mais elle est où, alors, la solution pour eux, Alec ?

Il haussa les épaules. Il aurait sincèrement souhaité pouvoir lui répondre, mais ça aurait été si facile. Une formule magique pour rendre les méchants gentils. Quelques mots lancés au vent pour qu’Anja von Duisbourg devienne éleveuse de chaton et que Dorian Cross se lance dans l’humanitaire.
Mais il repensait surtout au regard de Green qu’avait eu en voulant l’égorger, à la facilité déconcertante que ça semblait être pour lui de le tuer, de vider son cadavre sur la plage pour le filer à bouffer aux poissons avant de retourner surfer avec sa fille. Comme si de rien n’était.

– Dans la patience, l’empathie et la discussion. Mais ça prend du temps et, surtout, ça ne peut pas marcher à chaque fois. J’imagine.

Contrairement à la lame du bourreau qui, elle, tombait bien assez droit pour décapiter du premier coup.
Alec eut envie de lui demander si, à l’aide de son pouvoir, elle ne pouvait pas extraire cela des gens. Si avec la douceur de ses yeux, elle pouvait entrer en eux pour leur faire oublier leur folie meurtrière, leur envie de meurtre et leur valeur branlante. Mais la sonnerie du téléphone l’interrompit avant qu’il n’en ait eu le temps et Sam descendit chercher les sushis.
Le ventre d’Alec grogna en l’attendant, terriblement humain.

Une fois remontée, la jeune femme posa les boîtes sur la table, attrapa une nouvelle canette de coca pendant que le guérisseur remplissait sa tasse vide avec un peu d’eau. Il s’assit ensuite alors que la sonnerie du téléphone de Sam résonnait une deuxième fois.
Plus de sushis ?

– Ah. Justement, les infos sur Adelman.

Alec attrapa un maki au concombre qu’il trempa dans le wasabi et le soja, heureux de retrouver le goût de la nourriture après tout ce voyage. Il la laissait consulter le dossier de cet inconnu, sans tenter de regarder par-dessus son épaule – elle-même ne semblait d’ailleurs pas essayer de lui cacher quoi que ce fût. Mais le guérisseur n’était pas certain de vouloir connaître toute la vie d’un gamin qui avait rencontré les mauvaises personnes au mauvais moment et s’était embarqué dans un truc qui le dépassait.
Mauvaise plage au mauvais moment.

– Il t’dit quelque chose ?

Elle avait brandit son écran sous son nez et Alec sentit aussitôt son estomac se contracter en observant les traits de l’inconnu.
Un inconnu qui, en fait, ne l’était pas tant.
Incapable de parler, la gorge soudain sèche, il reposa le sushi qu’il tenait et attrapa sa tasse pour la vider entièrement avant de se relever pour aller la remplir au robinet. Ainsi debout devant le lavabo, attendant que l’eau soit plus froide, trop froide, il regarda un long moment sa tasse vide, les restes de café sur le rebord, les fissures comme autant de rides dans la céramique. Et enfin, il trouva les mots pour répondre, pour avouer.

– Je l’ai déjà rencontré.

Il remplit sa tasse et éteignit l’eau avant de se retourner vers les grands yeux bleus.

– C’était il y a un peu plus d’un an. Je lui ai sauvé la vie.

Mais ce n’était pas que ça. Les êtres qu’il avait soignés se comptaient par centaine, peut-être même plus, il avait perdu tous les comptes. Sauf que ce type, il n’avait pas fait que ramener les chaires et souder les blessures. Il avait accepté de fermer les yeux sur le protocole à la demande d’un autre gamin, exorciste pour Orpheo lui aussi, qui lui avait demandé de ne pas prévenir les autorités de venir le chercher. Il ne l’avait pas juste réparé, il avait menti et écrasé toutes les procédures pour cet homme.

– Il faut que je t’avoue quelque chose sur lui, Sam…

Où étaient les limites ? Où se trouvait le bien et le mal, et à quel point était-ce juste de sa part de libérer cet inconnu qui avait tué et qui tuerait probablement encore. À quel point ça avait été une erreur ou, au contraire, un geste juste de lui épargner la torture d’Orpheo.
Mais à quel prix ? Surtout pour que, au final, ils le rattrapent.

Parfois, Alec, est juste trop… trop… trop gentil. Et trop réfléchi, entièrement dirigé vers la gentillesse. J’ai du mal à l’imaginer spontanément dire des choses méchantes, ou blessantes, difficile de l’imaginer aussi adolescent. Peut-être que les mots et les abandons successifs ont fait de lui ce qu’il est. Sûrement, même. Son travail aussi. C’est comme s’il était absolument fatigué de la souffrance et la haine et qu’il faisait désormais tout, absolument tout pour éviter toute confrontation.

– Dans la patience, l’empathie et la discussion. Mais ça prend du temps et, surtout, ça ne peut pas marcher à chaque fois. J’imagine.

Je souris, jetant l’éponge aisément sur la situation, fronçant le nez. D’accord Alec. Je sais que tu y crois, et moi aussi j’y crois, mais du temps, on n’en a pas, tu le sais comme tout le monde je suppose. C’est parce qu’on manque de personnes… enfin, j’me disais l’autre jour, si on implantait un quelqu’un pour chaque méchant, un quelqu’un régulier, qui se ferait aimer, et qui aimerait l’autre, et lui montrerait d’autres choses, et saurait le tirer de là, des humains dévoués à un autre humain, alors sûrement qu’on pourrait réussir différemment. Mais on n’a pas ça.

J’attrape un maki, l’avocat fond sur ma langue. J’avais bien plus faim que ce que je ne le pensais, et j’en avale deux trois un peu vite, fait passer le tout avec du coca.

Et c’est là que ça dérape.

– Je l’ai déjà rencontré.
- Ah.

Ah. quoi. Rencontré ? Genre vous avez discuté ? Papoté avec Croix ? Et t'es même pas mort ? Si t'avais été un mêlé... mais j'arrête mes probabilité net.
Je remarque subitement qu’il s’est sûrement levé à cause de ça, et qu’il semble prendre racine sur mon plan de travail, à écouter l’eau se gonfler d’air dans mon robinet.

Il l’a déjà rencontré ?

Mais ça peut vouloir dire tellement de trucs !

Ah ouais, les prénoms c’est vraiment pas son truc.

Il me regarde, j’ai de la lave dans le ventre subitement. Je me rends compte que j’aime trop nos moments pour être honnête, à présent. J’voudrais arrêter cette discussion pour en ignorer l’issue. Ne pas savoir. Désapprendre tout ce qui va se passer. J’veux pas le perdre, à tout prix, et je ne veux pas apprendre des choses qui pourraient se glisser entre nous, lézards dans le béton, couleuvres dans la chaleur de notre nous.

– C’était il y a un peu plus d’un an. Je lui ai sauvé la vie.

Mais Alec sauve de la vie de tout le monde en permanence, en quoi est-ce que c’est un problème ? Au point où il se détache de moi, s’éloigne, lutte.

Je freeze, repose un sushi dans la boîte.

– Il faut que je t’avoue quelque chose sur lui, Sam…

Le silence, toujours. J’attends, parce qu’il a dit « il faut » il a pas dit, je veux, ou même, il faudrait, ou, est-ce que tu veux de mon honnêteté ? Il a dit « il faut » et parce qu’il faut, j’attends.

Alec lui dit qu’il avait déjà rencontré Harry et la réaction de Sam fusa, immédiate et cinglante.

– Ah.

Il regrettait déjà qu’elle lui ait montré l’image de cet homme sur son écran. Il aurait préféré ne pas savoir, ignorer que celui qu’il avait sauvé à la demande d’un agent d’Orpheo avait été rattrapé et que, désormais, Sam serait chargée de lui creuser la tête, de creuser dans sa tête, peut-être jusqu’à ce que ça fasse suffisamment mal.
Peut-être jusqu’à le voir lui, Alec, en pleine opération illégale dans sa propre IBMM.

Elle reposa un sushi dans la boîte et il sentit tellement de tension dans ce geste qu’il n’osa pas revenir à la table se rasseoir, mais préféra serrer sa tasse entre ses mains, si fort que ses doigts en devint plus pâle, presque blancs.

– Il y a un peu plus d’un an, il y a eu un attentat à Strasbourg. Une bombe, des coups… enfin tu en as peut-être entendu parler. Beaucoup de blessés qui arrivaient aux urgences.

Et, soudain, Alec se sentit fatigué, comme si les heures de sommeil qu’il avait sacrifiées dans sa vie s’était accumulées d’un coup sur ses épaules pour l’enfoncer, toujours plus loin dans le sol. Il avait envie de dire viens, on s’en fout, on oublie et on va dormir, envie d’attraper Sam par les hanches, de balancer par terre les sushis et de lui faire l’amour sur cette table ou, même, simplement se coucher avec elle dans ses bras et la serrer jusqu’au matin, la serrer toujours un peu plus tard pour ne plus jamais penser à tout ça.

– Il faisait partie des blessés et était accompagné d’un homme qui m’a demandé de le soigner. De ne pas le dénoncer.

Il hésita, regarda l’eau légèrement trouble de sa tasse, se rappelant encore tout le sang qui s’écoulait hors de l’homme, les décisions qu’il avait fallu prendre dans l’urgence et l’opération qu’il avait pratiquée dans le plus grand silence, sans jamais en parler à personne d’autre.
Le guérisseur ne pensait pas que ça pourrait ressortir un jour, pas ici, pas avec elle.

– Je savais qu’il était de Croix, mais je… je…

Les mots lui coûtaient tellement qu’ils peinaient à sortir de sa bouche, véritables lames de rasoir dans sa gorge.

– Il avait l’air si jeune. Je voulais pas qu’il finisse comme Remy. Ou tous les autres noirs que j’ai sauvés.

Ses doigts lui faisaient mal et il se força à reposer la tasse dans l’évier, encore pleine. Alec ne savait plus ce qu’il devait faire. Retourner sans rien dire manger des sushis alors que son estomac s’était soudainement rempli de bile ?
Pourquoi fallait-il que cette histoire refasse surface ?

– Est-ce que… Est-ce que ton dossier dit s’il a ôté d’autre vie depuis mai 2020 ?

Des meurtres dont il serait, indirectement responsable. En voulant épargner la prison à cet inconnu, il en avait peut-être condamné des dizaines d’autres, peut-être même des amis de Sam, des connaissances d’Orpheo, des sourires qui s’étaient effacées parce que, un jour, un mec qu’il ne connaissait pas l’avait regardé dans les yeux et lui avait demandé de sauver un gamin de Croix.

Elle n’est pas prête à ce qui va arriver. Mais justement parce qu’elle n’est pas prête, c’est le moment idéal pour que lui claquent à la gueule tous ses choix d’adulte.

S’enticher de ce gars qu’elle ne connaît pas.

Aimer plus les gens qu’elle même et ses valeurs.
Aimer plus de la compagnie, des bras, une bouche, un sourire que de longues discussions.
Vouloir du facile, pour une fois.
Être prête à tant de concessions ! Tant de concessions sur elle même pour avoir les autres ! Tellement !

Tellement que quand il ouvre la bouche, elle sait qu’elle a perdu.

– Il y a un peu plus d’un an, il y a eu un attentat à Strasbourg. Une bombe, des coups… enfin tu en as peut-être entendu parler. Beaucoup de blessés qui arrivaient aux urgences.

Elle sait. elle sait bien, parce que Cormag l’a employée à remonter les souvenirs des gens de l’attentat pour trouver des coupables. Elle ne trouve pas de lien entre Harry & l’explosion, et pourtant, elle l’a vécu sous tous les angles.

Fou comme la France est étroitement liée avec l’Allemagne ! Ou peut-être Cormag l’avait-elle juste prêtée ?

Qui sait.

– Il faisait partie des blessés et était accompagné d’un homme qui m’a demandé de le soigner. De ne pas le dénoncer.

APRÈS UN ATTENTAT IL LE RELÂCHE ?
Elle recule. Mais l’appartement est trop petit pour la laisser s’échapper aussi loin qu’elle le voudrait. Elle souhaiterait être passe-muraille pour ne plus être à portée d’oreilles. Mais voilà, elle porte le passé et les autres en elle, rien de suffisant pour fuir.

– Je savais qu’il était de Croix, mais je… je…

Une partie d’elle voudrait le couper, hurler, quoi ! quoi tu ! tu quoi Alec putain ! mais elle ouvre juste la bouche, la referme, souffle, comme si son quotient verbal avait était réduit à néant.

– Il avait l’air si jeune. Je voulais pas qu’il finisse comme Remy. Ou tous les autres noirs que j’ai sauvés.

Elle souffle pour de bon cette fois et se détourne, passe les mains dans son visage et dans ses cheveux, autant de toc pour détourner l’anxiété et lui trouver un refuge, une zone tampon pour s’exprimer.

– Est-ce que… Est-ce que ton dossier dit s’il a ôté d’autre vie depuis mai 2020 ?

Elle s’apperçoit maintenant seulement du mal être d’Alec ; mais qu’est-ce que ça change ! On s’évertue à coincer des gens pour qu’ils arrêtent d’en tuer d’autres, et - et -et et elle se fait percuter par un souvenir de Remy, ses cheveux clairs et ses yeux bleus et sa peau parfaite et elle a son odeur dans le nez comme si elle venait de l’embrasser.

Elle titube.

D’accord.

— Et s’il a tué des dizaine d’innocents, tu fais quoi ? Tu regrettes ? Non non bah écoute, il a chillé tranquillement, v-voilà, c'est ça qu'ils font Croix, non ? Ils chillent.

Elle cligne des yeux. Repasse ses mains sur son visage. J’ai l’impression d’être dans un rêve.

— Haute trahison, répéte-t-elle en écho à ce qu’il m’avait dit pour Remy. Haute trahison. Ah bon. Y’a une faille dans ton bouclier, j’ajoute.

J’dis pas que j’ai eu l’impression de l’embrasser ; que ne donnerait-il pas pour revivre ça ? J’en sais rien.

— Un homme t’as demandé de pas le dénoncer et parce qu’il était jeune, t-t-t-t-u t’es dit… oh! bah! il a encore toute la vie p-pour p-p-ppour

Complètement débordée par mes émotions, je sens une larme couler et mon nez qui pique. Mais qu’est-ce que je fais de tout ça, en fait ?

— Alec putain !

Et c’est tout ce qu’elle réussit à sortir, au diable les explications, les arguments, les reproches, au diable les mots.

Ses fesses appuyées contre le rebord de l’évier, il n’osait plus relever les yeux pour regarder Sam. Il avait trop peur du jugement qu’il pourrait trouver dans son regard, trop peur d’avoir lâché les mots de trop, ceux qui mettraient un terme à tout ça. Ça battait fort dans sa tête alors que, à mesure qu’il parlait, il se rendait compte à quel point elle était une évidence dans sa vie. Il avait besoin d’elle et n’avait pas envie qu’elle le lâche. Pas envie de retourner à Strasbourg, continuer à s’enfermer dans son travail, à sauter des inconnues à droite à gauche, sans trouver de sens dans tout ça.

– Et s’il a tué des dizaines d’innocents, tu fais quoi ? Tu regrettes ? Non non bah écoute, il a chillé tranquillement, v-voilà, c’est ça qu’ils font Croix, non ? Ils chillent.

Évidemment. Les mots lui firent du mal. Cette impression d’être un gosse devant elle ayant fait une grosse bêtise.
Sauf qu’à son âge, les bêtises impliquaient des vies entières.

– Haute trahison. Y’a une faille dans ton bouclier.

Il eut envie de reculer un peu plus, comme si la brèche dans son pouvoir pouvait être comblée par la distance. Mais impossible d’aller plus loin, de creuser le mur pour s’y enfoncer. Il étouffait dans cet appartement. Il étouffait dans cette vie.
Alec n’avait jamais eu l’impression de devoir cacher quoi que ce soit à Sam, mais à présent qu’elle semblait s’insérer légèrement en lui, c’était comme si des murs s’écroulaient sur lui. Est-ce que c’était ça que ressentait les gens sans bouclier ?

– Un homme t’as demandé de ne pas le dénoncer et parce qu’il était jeune, t-t-t-t-u t’es dit… oh ! bah ! il a encore toute la vie p-pour p-p-ppour

Les mots étaient d’insupportables cris qui saturaient son cerveau. Le guérisseur eut envie de s’allonger là, par terre, sur le carrelage de la cuisine et de s’endormir pour 100 ans, engoncé dans les ronces comme la Belle au Bois dormant.

– Alec putain !

Sa mâchoire se crispa. Il revit la scène, la panique, l’urgence, la demande insistante dans les yeux de Ian et ce choix qu’il devait faire, le temps qui s’écoulait comme le sang et le fantôme de Remy, Remy, Remy partout dans cette salle d’opération.

– Je voulais qu’il ait encore toute la vie pour vivre. Pas pour croupir derrière des barreaux, se faire arracher chaque partie de son âme jusqu’à ce qu’il craque. Pas qu’il soit déshumanisé, qu’il ressorte de là comme…

Il s’interrompit et aspira un peu d’air pour calmer le sang contre ses tempes.

– Pas le retrouver un an plus tard comme un légume dans le service psychiatrique.

Traumatisé, le regard dans le vide de toute cette souffrance infusée par Orpheo. Ils étaient où les gentils dans l’histoire, hein ? Et si c’était que des méchants ?

– Je n’oublie aucune visage Sam. Aucun, jamais. Ils restent gravés. Tous ceux que j’ai soigné, tous ceux que j’ai sauvé, que j’ai ensuite dû remettre à Orpheo. Il y en a tellement, si tu savais… Souvent je ne les revois plus jamais, mais, parfois, je les recroise dans le service psychiatrique et l’horreur, l’horreur dans leurs yeux…

Son regard se troubla sous le poids des larmes qui ne voulaient pas couler.

– Je voulais que cette fois ce soit différent.

Juste une fois.

Je croyais jusqu’alors que la situation était terrible et ses actions, genre, son passé. Qu’il avait fait des choix douteux — des choix de faibles. Aider celui qu’on a sous les yeux plutôt que de le livrer en pature. Sans se rendre compte qu’on en tue dix autres, invisibles.

Je le vois dans toute son humanité et les problèmes que posent sa gentillesse. Le verso de la pièce de sa gentillesse, trop grande, abîmée par des oeillères.

Sacrées oeillères, Alec.

– Je voulais qu’il ait encore toute la vie pour vivre. Pas pour croupir derrière des barreaux, se faire arracher chaque partie de son âme jusqu’à ce qu’il craque. Pas qu’il soit déshumanisé, qu’il ressorte de là comme…

Elle le fixe. Un regard tout droit, terrifiée par ce qu’elle entend. Il parle d’elle, et elle en ouvre la bouche, avant de porter une main à sa bouche.

– Pas le retrouver un an plus tard comme un légume dans le service psychiatrique.

Mais c’est elle, le service psy. C’est elle qui le déshumanise, c’est elle qui le regarde dans sa petite cellule, c’est elle qui est là, dans les mots d’Alec, pour arracher chaque partie de son âme. Mais pendant tout ce temps c’est ça qu’il pensait de moi ? L’opinion de mes valeurs ?

Mais on est quoi, en fait ?

Suis-je un pansement à Remy et du sexe disponible ? Un brin de fun, de quoi aller danser, des bras sous les draps ? Une larme de peine dévale sa joue mais Alec continue.

– Je n’oublie aucune visage Sam. Aucun, jamais. Ils restent gravés. Tous ceux que j’ai soigné, tous ceux que j’ai sauvé, que j’ai ensuite dû remettre à Orpheo. Il y en a tellement, si tu savais… Souvent je ne les revois plus jamais, mais, parfois, je les recroise dans le service psychiatrique et l’horreur, l’horreur dans leurs yeux…

Elle le détaille, les yeux agrandis par ce qu’elle entend. Il accuse les gars d’être des bourreaux, des tortionnaires alors il relâche dans la nature des criminels, des gens qui tuent les siens, qui violent, qui réduisent en esclavage. La vie d’Harry contre dix d’Orpheo — c’est ça le ratio de Croix. Chaque année de vie, c’est généralement contre dix — humains, innocents, sorciers, orpheo, esclaves, tout ça mélangé.

– Je voulais que cette fois ce soit différent.

Différent que toutes ces fois où Orpheo a fait de son mieux, a essayé aussi fort qu’il pouvait pour sauver. Ces petites mains qui galèrent à extirper des informations, des petites mains qui ont GAGNÉ LA GUERRE PUTAIN. La guerre ! On a gagné la guerre et ils l’ont perdu et c’était pas en les relâchant dans la nature. Déteste-t-il Orpheo à ce moment ?

Orpheo qui PAYE POUR SON IBMM ?Elle voudrait storm out, se casser net en récupérant ses affaires, mais elle est chez elle et jamais elle ne mettrait Alec dehors. Jamais.

Et s’il partait, elle restait seule et vide, son amant ayant creusé en elle une béance qu’elle aurait pas imaginé pouvoir être si grande.

— Mais comment est-ce que tu me vois, en fait ?

Ses mains tremblent tellement qu’elles tressautent. Elle s’attrape le poignet gauche et serre fort mais ne peut s’empêcher de sangloter. Elle voulait juste voir son presque-gars et manger des sushis et parler et se couler dans ses bras. Maintenant qu’il lui a dit qu’elle était un monstre, elle se sent sale et seule.

— Comment est-ce que tu vois ma formation, mon job, mon avenir, j-j-j-j (elle se fend d’un sanglot gras, s’essuie les yeux, le rimmel sur ses doigts) m-ais on a gagné la guerre.

Elle récite ce qu’on lui a dit, il faut l’admettre.

— Ça compte, n-n-non ?

Misérable, Sam.

— Ça compte.

Qui voudrait juste être validée.

— On fait c’qu’on peut avec l-l-les moyens qu’on a, j’vais pas a-a-aller dans ses souvenirs pour le briser, j’veux juste que y’ait plus d’attentats à Starsbourg, par exemple.

Et éclate.

— Au hasard hein ! J’cite lui parce que j’ai dû le revivre mille fois, mille trous, mille brûlures, mille hurlements, mille deuils — mais ça aurait pu en être tant d’autres…

Et puis se met carrément à pleurer, parce qu’elle se sent prise en faute et complètement abandonnée, larguée dans une fosse aux lions où le lion, c’est celui auquel elle tient le plus.

tu m'détestes comme tu me méprises, en fait.

mais ça ne passe pas la barrière de ses lèvres.

Comment ça avait pu déraper aussi fort, aussi vite ? Il avait envie de ravaler tous les mots, mais c’était trop tard. La maison avait pris feu et il regardait ses pieds entouré par des flammes imaginaires alors que Sam brûlait toute seule à quelques mètres de lui, quelques mètres à peine qui la projetait pourtant presque à l’autre bout de la Terre.
Trop proche et pourtant si loin.

– Mais comment est-ce que tu me vois, en fait ?

Il osa enfin relever la tête et la découvrit debout, dans toute sa violence simple, contre la fenêtre comme si elle souhaitait s’envoler. Il vit sa main serrer son poignet, si fort comme si elle voulait couper le sang dans ses veines, arrêter tout liquide en elle. Pour ne plus que la douleur puisse se propager, une douleur qu’il était en train de lui infliger lui, lui qui normalement soulageait les gens.
Il se sentait comme un monstre, un cauchemar ambulant et ça, plus que tout, lui creva le cœur.

– Comment est-ce que tu vois ma formation, mon job, mon avenir, j-j-j-j m-ais on a gagné la guerre.

Les sanglots coulaient sur son visage et Alec ne parvint plus à retenir ses propres larmes, silencieuses sur son visage.

– Ça compte, n-n-non ?

Une question qui se transforma en affirmation.

– Ça compte.

Une affirmation qui tordit l’estomac d’Alec un peu plus. Est-ce que ça comptait vraiment ? C’était ça qui était important ? Narguer les noirs avec leur victoire ? Ne pas être le mauvais joueur en train de bouder dans un coin ?

– On fait c’qu’on peut avec l-l-les moyens qu’on a, j’vais pas a-a-aller dans ses souvenirs pour le briser, j’veux juste que y’ait plus d’attentats à Strasbourg, par exemple.

Plus d’attentat. Bien sûr, elle avait raison. Mais c’était toujours la même question, toujours les mêmes doutes. Est-ce que pour arrêter des attentats il fallait jeter les gens dans des cachots et les lyncher ?
L’humanité faisait ça depuis des siècles et des bombes continuaient toujours à éclater partout sur la planète.

– Au hasard hein ! J’cite lui parce que j’ai dû le revivre mille fois, mille tous, mille brûlures, mille hurlements, mille deuils – mais ça aurait pu en être tant d’autres…

Il n’y tint plus. Trop de tension et d’émotion qu’il était incapable de gérer. Ce n’était pas des blessures, du sang qui coulait et qu’il pouvait soigner avec un peu de magie. C’était des cris, des hurlements qui frappaient trop loin dans son cœur, trop fort pour qu’il parvienne à maitriser tout cela.
Il se rapprocha, voulut la saisir dans ses bras, mais n’osa pas, se contentant de poser ses paumes contre la fraîcheur de la vitre pour la maintenir dans le cercle de ses bras, celle qui s’échappait, qui était peut-être, au fond, déjà partie.

– Je sais pas Sam. Je sais pas ce qui compte.

Il avait envie d’avoir les réponses, de claquer des doigts et que tout s’éclaircissent. Mais les réponses existaient-elles seulement ?

– Je, enfin je m’excuse, je ne voulais pas dire que… enfin ce n’était pas toi…

Mais c’était un peu elle tout de même. Et c’était dur de concilier tout ça.

– Je suis désolé pour toutes ces fois où tu as dû revoir cette explosion, désolé de te faire revivre ça.

Désolé et pourtant il n’arrivait pas à se dire qu’il aurait pu faire autrement, il ne se voyait pas dire « non » à ce Ian, cet agent d’Orpheo qui lui avait demandé de l’aide avec tant de force dans la voix. Pas envoyé un gamin, même noir, entre les mains de tortionnaires.

– Je… je… je t’aime, Sam.

Il posa son front contre le sien, et sous la lumière de la lune qui s’infiltrait par la fenêtre, toutes leurs larmes brillaient.

Il s’approche et j’ai l’impression qu’il va m’attraper. Me tenir. Me dire les choses en face pour que ça arrête de déraper, qu’on puisse retrouver le sol et s’y ancrer. J’ai envie de disparaître. Il n’ose pas, je crois, et vient juste s’appuyer au dessus de moi, immense, et je rive mes prunelles au sol, incapable de le regarder. Coincée.

– Je sais pas Sam. Je sais pas ce qui compte.

Moi non plus. J’aurais voulu dire toi, Alec, mais je sais que ce que tu viens de dire est irréversible. C’est ça, le problème.
C’est ça, le début de la déchirure.
Il vient de m’attraper par les coutures et d’en déchirer les noeuds, dépiautant les incohérences, les faiblesses, moi. Mon être tout entier écartelé sous son regard bleu haute mer.

– Je, enfin je m’excuse, je ne voulais pas dire que… enfin ce n’était pas toi…
- bien sûr que si, je souffle, misérable.

Nouvelles larmes sur les joues, autant de perles à enfiler plus tard à mes blessures. Mais plus tard, non ?
Parce que c’est moi. Il a tord, c’est moi tout ça. Il le sait sans l'avouer.

– Je suis désolé pour toutes ces fois où tu as dû revoir cette explosion, désolé de te faire revivre ça.

J’me sens misérable et je m’essuie un peu plus les yeux, j’aimerais arrêter de pleurer mais il est tellement proche que j’me sens plus d’avoir une diction claire. Désolé de quoi, que ça soit mon métier, mon pouvoir, de pas pouvoir sauver tout le monde de tout ? Alec Meyer voudrait-il enrober tout le monde de papier bulle et planter des fleurs ?

– Je… je… je t’aime, Sam.

…
Il pose son front sur le mien et je vois qu’il pleure mais je m’esquive, n’importe quoi, ah, comment c’est lâche, à quel moment tu dis ça.

— N’importe quoi, je gronde entre les rideaux de pluie qui m’inonde le visage.

Je souffle, et puis t’sais quoi, merde, tant pis, je reste dos à lui et cherche fébrilement une clope, l’allume pour faire écran de fumée. Me rendre inaccessible, protégée.

— Tu dis ça parce que t’as peur d’avoir cassé quelque chose de perdre, ç-ç-ça.

Je tire dessus, dans l’appartement, chose que je déteste chez les gens habituellement. La fraise grésille.

— Puis tu crois aimer qui, Alec.

C’est la première fois que je réalise que les relations ça peut être ça aussi, idiotes relations humaines, pernicieuses, agressives.

— Sam sans Cormag et Berlin, Sam sans ses pouvoirs dont tu ne sais rien, Sam sans son passé, Sam sans ses études, sans ses amis, je…

Je me fends un sourire triste, expire la clope.

— C’est même pas mon vrai prénom.

À la fac ils m’appelle Turtle, tous, sans exception, et ça change rien. Alors, Sam, Sloane, j’sais même pas pourquoi j’lui dis ça, pour lui montrer qu’on vit sur une passerelle fragile, on se revoit au milieu de deux mondes qu’on ne connait pas. Vraiment hein, je sais l’IBMM, son loft froid, Gris. Je sais qu’il aime danser, boire du whisky, je sais des miettes de son passé et puis c’est tout. Ça ne m’a jamais vraiment pesé mais jusque là, j’ai jamais prétendu l’aimer non plus.

Menteur.

Lorsque les peaux se rencontrèrent, dans un contact presque désespéré, Sam se déroba, roulant contre la fenêtre jusqu’à ce que son nez finisse dans les rideaux. Le front d’Alec rencontra à son tour le froid de la vitre et il ferma les yeux, incapable de recoller les morceaux, incapable de recoudre les cœurs.

– N’importe quoi.

Il eut l’impression d’avoir 17 ans à nouveau et sa première peine d’amour, de celle qu’on ne comprend pas et qui fait si mal qu’elle arrache les entrailles. De celle dont on se dit qu’on ne se relèvera jamais, qu’on ne pourra plus jamais aimer après ça, à peine frôler des corps sans s’attacher parce que ça a été trop douloureux, trop arraché.
Et le rire du fantôme imaginaire de Remy par-dessus son épaule, son rire moqueur qui voulait bien dire je le savais ça, Alec, tu retrouveras jamais quelqu’un comme moi, et surtout pas une gamine qui a la moitié de ton âge.
Pourtant la gamine trouait sa poitrine.

Il ne l’entendit pas sortir son paquet de cigarette, mais il sentit clairement l’odeur de la fumée qui les enveloppait, comme si elle souhaitait se transposer dans un ailleurs, un monde d’illusions grises, un monde vide de lui ?

– Tu dis ça parce que t’as peur d’avoir cassé quelque chose de perdre, ç-ç-ça.

La perte des gens, il connaissait. On lui avait arraché sa famille, arraché Remy, arraché des dizaines de patients en salle d’opération.
Mais la douleur ne devenait jamais habituelle, elle restait plus forte qu’une simple information, toujours si forte qu’elle vibrait dans tout son être.

– Puis tu crois aimer qui, Alec.

Il repensa au matin-même, lorsqu’il avait terminé son service, à son sourire dans les couloirs de l’IBMM, aux regards complices de ses collègues lorsqu’il les croisait et qui devinaient que quelque chose avait changé dans la vie de leur chef.
Quelque chose qui était en train de se briser.

– Sam sans Cormag et Berlin, Sam sans ses pouvoirs dont tu ne sais rien, Sam sans son passé, Sam sans ses études, sans ses amis, je…

Le contraste de ses larmes chaudes sur ses joues et de la vitre froide contre son front l’apaisait un peu, le ramenait à la réalité des sens pendant que dans sa tête tout s’écroulait. Avait-elle envie qu’il parte ? Qu’il claque la porte pour ne jamais se retourner ? Ne plus passer la frontière entre la France et l'Allemagne, des nuits de solitude, chacun dans leur appartement ?
Il pensa à son père, il pensa à sa mère, il pensa à sa sœur, il pensa à Remy. Tous ceux chez qui il aurait aimé aller après une rupture, pour pouvoir pleurer dans leur bras et s’épancher sur la douleur qui lui hachait les côtes.
Mais il n’avait plus personne.
Et bientôt il n’aurait même plus Sam.

– C’est même pas mon vrai prénom.

Il le savait, ça. Il le savait et il essayait de se raccrocher aux petites miettes, comme si ça pouvait encore être des étoiles sous toute cette poussière.
Alec se redressa difficilement, faisant face aux rideaux dans lesquels elle disparaissait.

– Et alors ? Que tu sois Sam ou Sloane, ça change rien à mes sentiments pour toi. Aimer c’est pas tout savoir de l’autre. C’est penser au bleu de tes yeux quand tout va mal, entendre nos respiration se chercher dans le noir et s’harmoniser sans peine, attendre que tu reviennes pour sentir ta chaleur contre la mienne. Ça s’explique pas.

Il avala un sanglot, fouilla du regard le pan de rideau inextricable.

– Et oui, j’ai peur de te perdre, de nous perdre, quelle que soit la chose entre nous. Mais c’est justement parce que je t’aime, que j’ai peur.

Il regretta la chaleur de ses lèvres sur les siennes.

– Et alors ? Que tu sois Sam ou Sloane, ça change rien à mes sentiments pour toi.

Il le sait et il n’a rien dit. Est-ce que ça se résume à ça, nous ? Des gens qu ise disent rien et qui vivent dans leur bulle. C’était cool, jusqu’à ce qu’elle éclate. J’suis pas sûre de pouvoir y rerentrer désormais, maintenant que j’ai vu le reste.

Tout le reste.

— Aimer c’est pas tout savoir de l’autre.

Elle cendre sa clope. C’est pas non plus nier ce qu’il est. Parce que quand j’irais râcler le cerveau d’un bâtard de Rosenrot, faudra pas faire l’innocent. Un hippie qui sortirait avec quelqu’un de la banque de France. Un défendeur de Zad avec un flic. Un agriculteur avec la bourse de Wallstreet.

— C’est penser au bleu de tes yeux quand tout va mal, entendre nos respiration se chercher dans le noir et s’harmoniser sans peine, attendre que tu reviennes pour sentir ta chaleur contre la mienne. Ça s’explique pas.

Elle soupire et se remet en mouvement, c’est pas son monde ça, c’est pas des phrases qu’elle peut comprendre. Elle vit ni dans l’art, ni dans la poésie, ni les séries ou les films, elle vit en trois dimensions, la magie, les relations sociales et la musique. Les jolis mots dits comme ça, ça veut rien dire pour elle, c’est creux et ébréché. Penser au bleu de tes yeux quand tout va mal, sérieusement.

– Et oui, j’ai peur de te perdre, de nous perdre, quelle que soit la chose entre nous. Mais c’est justement parce que je t’aime, que j’ai peur.

C’est trop, c’est trop, c’est trop, c’est trop et c’est trop. Qu’est-ce que c’est que ça, m’aimer maintenant, qu’est-ce que ça veut dire en plus. Fallait bien qu’il dise ça maintenant, on dirait un pêcheur à qui on donne une rolex, il en fait quoi maintenant, c’est précieux super, mais bon, après, ça donne l’heure, et sinon ? Je t’aime, Sam.

— N’importe quoi, elle redit à nouveau, parce qu’elle n’a vraiment rien de mieux à dire. C’est n’importe quoi pour elle et elle ne peut définitivement pas ingérer toutes ces lettres qui forment un truc trop gros pour elle.

Elle va dans le frigo, ses pas font tellement de bruit, se sert un verre d’eau, y met des glaçons pour les entendre se faire entrechoquer. Elle a le visage brûlant d’avoir pleuré, les yeux bouffis, le coeur en compote. Bon.

— Alors tu vas fermer les yeux sur ce qui ne te va pas chez moi et puis, on va continuer comme ça ?

J’croyais qu’être avec quelqu’un c’était faire des concessions, par regarder ailleurs. Et force est de constater qu’il passe pas beaucoup de temps à me regarder.

— J’aurais appris à faire oublier aux autres leurs parents, leur enfant même, qu’Orpheo leur aura sûrement pris, j’aurais modifié ce qu’auront dit des siblings, j’aurais râclé des souvenirs jusqu’à en faire des cauchemars, tout ça, j’aurais fait de mères aimantes des horreurs aux phrases cauchemardesques, et toi, tu regarderas ailleurs.

J’m’humecte les lèvres.

— Tu regarderas ailleurs en te disant que les gentils de l’histoire, on sait plus bien qui c’est, mais que bon, ta meuf… tant pis, tant qu’elle t’en parle pas trop…

Elle secoue la tête, sidérée.

— …tant qu’elle pense ça pour le bien de tous, ça passe non ?

Elle mange le reste de ses mots parce qu’elle ne veut pas lui faire de la peine et encaisse petit à petit la soirée, là où il lui a dit cachot et torture et légume et sauver, il a dit qu’il sauvait d’Orpheo, qu’il avait sauvé quelqu’un d’elle-même, et elle sirote son eau glacée, la fait passée sur ses dents, ses nerfs hurlent, elle se régale. Elle ne dit pas,
elle ne dit pas,

tu dis je t’aime comme tu te mouches.
mais elle dit bien :

-- Tu ne m'aimes pas, Alec.

et ajoute nécessairement :

-- C'est n'importe quoi.

C’était la fin de l’heure bleue.

Comme si la Terre entière s’était suspendue un instant pour leur laisser le temps d’exister, de se rapprocher, de goûter la forme respective de leur corps, avant de les rattraper pour tout leur reprendre. Ne resterait que des larmes et l’absence.

– N’importe quoi.

Mais Alec refusait d’y croire, refusait de partir si elle ne le lui demandait pas. C’était toute cette souffrance qui enflait en lui et s’étendait dans la pièce, aquarium de ses pensées. Ses pensées qui rentraient dans ses poumons et refusaient d’en ressortir, toujours plus présente, toujours plus puissante.
Sam se dégagea des rideaux pour aller jusqu’au frigo, prendre un verre d’eau dans lequel elle posa quelques glaçons. Il ne la suivit pas, mais ne put la quitter des yeux, comme pour graver à toujours une image qui, déjà, s’effaçait.

– Alors tu vas fermer les yeux sur ce qui ne te va pas chez moi et puis, on va continuer comme ça ?

Il eut envie de hurler. Mais non ! Mais non, bien sûre que non. Ce n’était pas ça qu’il voyait en elle. Lui gardait son regard choqué lorsqu’il lui avait appris qu’Orpheo exécutait des gens, sa peur de faire du mal à un sorcier, même noir, ses doutes sur ses pouvoirs. C’était ça qu’il gardait, ça qui se dégageait d’elle et qu’il retrouvait, le soir, dans le bleu de ses yeux. Ça débordait, même si elle était incapable d’en prendre conscience.

– J’aurais appris à faire oublier aux autres leurs parents, leur enfant même, qu’Orpheo leur aura sûrement pris, j’aurais modifié ce qu’auront dit des siblings, j’aurais râclé des souvenirs jusqu’à en faire des cauchemars, tout ça, j’aurais fait de mères aimantes des horreurs aux phrases cauchemardesques, et toi, toi tu regarderas ailleurs.

Mais ce n’était pas elle tout ça. C’était pas elle et il en était convaincu.

– Tu regarderas ailleurs en te disant que les gentils de l’histoire, on sait plus bien qui c’est, mais que bon, ta meuf… tant pis, tant qu’elle t’en parle pas trop…

Elle secoua la tête et, comme dans un écho, il fit pareil pour chasser les larmes dans ses yeux.

– … tant qu’elle pense ça pour le bien de tous, ça passe non ?

Le guérisseur regarda son visage bouffi, reflet du sien, les yeux rouges qui se perdaient, des yeux qu’il aurait aimé embrasser, border, lui dire que rien n’était grave, que ça irait.
Ça finirait toujours par aller.
Vraiment ?

– Tu ne m’aimes pas, Alec.

Il releva le menton, un hématome qui déjà s’étendait dans son cœur.

– C’est n’importe quoi.

Les mots le coupaient de l’intérieur, mais il se força à prendre une grande inspiration avant de répondre. Pour ne pas hurler, ne pas brûler, mourir dans cette cuisine.
Le calme au creux de la tempête.

– Vraiment ?

Il baissa les yeux et aperçut une larme lâcher son menton pour se précipiter dans le vide, éclaboussant le carrelage sous ses pieds.

– Pense ce que tu veux Sam, mais je sais ce que je ressens pour toi.

Il aurait aimé avoir le choix, pouvoir décider où commence l’amour, où il s’arrête. Le guérisseur serait peut-être alors devenu un sorcier noir ; il n’aurait pas autant souffert du fantôme de Remy dans sa vie, pas hésiter à assassiner le meurtrier de sa famille quand il l’avait eu, affaibli, devant lui.
Mais il ne décidait pas de tout ça. Sa poitrine était faite de transparence et son cœur savait qu’il aimait.

– Je ne demande pas à ce que ce soit réciproque, tu peux même me haïr, mais n’essaie pas de m’arracher mes sentiments. Ça ne marchera pas.

Triste constat.

– Je n’ai pas les réponses, mais j’ai ça.

Triste vie.

À l’heure où notre amour se meurt
Et la roue tourne encore
Et la roue tourne fort
Un jour on est comme mort
Et l’autre, plus fort…

Il inspire et je le regarde, le scrute, aimerait en tirer tous les secrets pour comprendre. Puis me regarder dans le miroir et faire de même, les yeux rivés à mes propres pupilles pour essayer de saisir pourquoi.

Avoir des réponses, pour une fois.

– Vraiment ?

J’ai envie de m’excuser. Il pleure, c’est ma faute, on mangeait juste des sushis et puis ça a totalement dérapé sans que je puisse jouer des pédales pour faire repartir la voiture. On glisse, c’est sans fin, j’ai le tourni, la gerbe et je voudrais descendre. Ça m’amuse plus.

– Pense ce que tu veux Sam, mais je sais ce que je ressens pour toi.

J’ai pas la force de lutter ; d’accord, Alec. D’accord. Je suis absolument épuisée, je n’ai plus envie de m’assumer moi, ma vie, mes mots. J’voudrais reset la partie mais j’trouve pas le bon bouton. Crois ce que tu veux Alec. Crois ce que tu veux. Elle songerait plus tard comment c'est son corps sur la balance et le sexe et sa propension à être autre chose que l'IBMM. Quelque chose après Remy. Elle songerait aussi qu'elle irait râcler à Ian des souvenirs de Remy, maintenant qu'elle savait quoi chercher.

– Je ne demande pas à ce que ce soit réciproque, tu peux même me haïr, mais n’essaie pas de m’arracher mes sentiments. Ça ne marchera pas.

C’est idiot. Comme si je pouvais le détester. J’suis même pas certaine que quelqu’un puisse éprouver ça pour Alec. De l’indifférence sans aucun doute, du mépris, sûrement, de l’amitié, de l’amour, d’accord, mais de la haine, c’est… enfin, ça me paraît vraiment pas réaliste.

– Je n’ai pas les réponses, mais j’ai ça.

J’aspire de l’air entre mes dents, entrecoupé des restes de sanglots de y’a longtemps, il me semble. L’orage est passé, laissant les maisons sans toi, les chiens sous la pluie et les enfants sans jouets.

Il ne reste pas grand chose mais il reste la terre. Ma terre. Le sol qui me porte, mes bases, solides. Et force est de constater que dans ses bases, il y a Alec.

Je hoche la tête doucement.

— D’accord.

J’ai les épaules basses, mon dos me fait mal ; je reprends contact avec mes sensations physiques petit à petit. J’ai le visage tiré, gris. D’accord, Alec.

— Je ne sais pas pourquoi ça me fait de la peine, que tu me dises ça.

Je lève les yeux sur lui, une moue gênée sur ma bouche.Son honnêteté est tout ce qu'elle a offrir, et ça ne fait pas beaucoup de mot pour son gars, ce gars, son inconnu, cet Alec posé là dans sa cuisine qui sait si peu, si peu d'elle et qui l'aime.

— Je suis désolée.

Ça doit être cassé quelque part, un mauvais réglage, un boulon qui se dévisse.

— J'aurais voulu ne pas te faire de peine.

Des souvenirs en moins, comme si on me les avait donnés, tous donnés sauf un. Celui qu’il faudrait pour que je dise mais, mais moi aussi je t’aime, Alec. Que je me sente valorisée par cet amour… rien que d’y penser je trouve ça repoussant. J’voudrais asséner ma violence contre ses mots, mais je lui ai déjà fait assez de mal comme ça, right ?

Je m’avance vers lui, lui prend la main, l’entraîne vers ma chambre. Je n’en peux plus, j’voudrais juste du noir, la torpeur du sommeil sur mon corps alourdit, le sien tout proche, son odeur et c’est tout. Ce qui nous lie intimement, ce dont il parlait tout à l’heure.

Un refrain à mes tempes me fait serrer sa main plus fort.

Nothing's alright, believe me
And I say I won't feel the same in the mornings
Nothing's alright, we're leavin'
And I won't feel the same in the mornin'

Le cœur lourd d’avoir trop pleuré. Plombs dans sa poitrine qui appuyait sur le reste de ses organes avec force.

– D’accord.

D’accord. Elle avait dit d’accord, mais la couleur de ses mots avait une étrange sonorité de capitulation. Et tout dans sa posture soulignait cela, comme une brèche qui aspirait tout dans la pièce.

– Je ne sais pas pourquoi ça me fait de la peine, que tu me dises ça.

Et ses mots étaient comme des milliers de balles qui le trouaient entièrement. Comment renouer quelque chose après tout ça ? Comment se relever et oublier tout ce qui s’était passé dans cette cuisine, ce qui était arrivé si vite sans que ni l’un ni l’autre ne le comprenne vraiment ? On mettait des pansements et on oubliait, on reléguait les blessures au fond des souvenirs pour ne plus y penser.
Again and again and again.

– Je suis désolée.

Les mots avaient le goût du sel qui coulait sur leurs joues.

– J’aurais voulu ne pas te faire de peine.

Mais désormais ils avaient mal tous les deux. Et n’était-ce pas lui qui avait commencé ? Pas lui qui avait libéré Harry, qui lui avait dit qu’il ne trouvait pas normal la manière dont Orpheo – Orpheo, sa vie à elle comme l’IBMM était la sienne – s’occupait de ses prisonniers. S’il avait appris à se taire, à ne pas être si honnête, ne pas dire qu’il connaissait Harry ou alors vite fait, pour l’avoir soigner une fois…
Mais Alec refusait de lui mentir. On ne construisait rien sur des mensonges. On ne construisait rien non plus sur des fondations qui s’effondraient.

Sam s’avança vers lui pour lui attraper la main et l’entraîner vers la chambre. Il n’essaya pas de la retenir, de rester dans cette cuisine qui avait l’écho de leurs mots et l’odeur de leurs larmes. Il la suivit, le corps las, sans savoir où ils allaient vraiment.
Dans un trou béant.
Et quand elle serra sa main un peu plus fort, se furent ses larmes qui se dédoublèrent sur son visage.
Le guérisseur regarda le lit, les draps défaits dans lequel il aurait voulu se glisser pour s’endormir jusqu’au lendemain, espérant que l’aube effacerait tout ce qu’ils s’étaient dit, que tout redeviendrait comme avant. Est-ce que c’était si grave, finalement ?
Ça l’était.

Il retint la main qui le tirait pour l’attirer contre lui et la serrer dans ses bras, son nez se glissant dans ses cheveux, ses lèvres osant l’embrasser sur le front, comme pour effacer la tempête qu’il lisait entre ses tempes.

– Dis-moi de partir et je partirai.

Mais je n’en ai pas envie n’osa-t-il pas ajouter. Et dans cette chambre où la lumière de la Lune s’infiltrait un peu, dans cette chambre où leur corps s’étaient déjà mélangés pour donner un sens à tout ça, il vit le temps s’écrouler et la souffrance s’incruster dans les blessures qu’il s’était lui-même infligé.

– Désolé pour tout ça.

Et peut-être que Simje avait raison, finalement. Il ne pouvait pas sauver tout le monde ; pire encore, il découvrait qu’il était capable de déchirer les gens. Et ça le brûlait de l’intérieur.

Il se laisse faire, se laisse entrainer. Il pourrait résister, arracher sa main de la mienne et alors, j’aurais compris qu’on avait pris fin. Qu’il ne servait à rien de marcher sur les éclats de verres, trop petits, trop nombreux, impossibles à recoller.

Quand il me reprend dans ses bras, j’ai peur que ce soit pour me dire au revoir. Une dernière étreinte, une dernière fois mon odeur, la forme de mon corps fin et fragile dans ses bras. Imprimer des souvenirs, les graver dans ses muscles pour s’en souvenir plus tard, plus tard, quand il aura décidé de ne jamais revenir. Ses lèvres sur mon front, l’inspiration avant qu’il ne parle. Je me tends ; l’appréhension de la suite envoie tout le sang jusque dans mes jambes, j’ai envie de fuir en courant.

– Dis-moi de partir et je partirai.

Ah, c’est donc à moi qu’il remet ce choix. La vie ou la mort entre mes mains, Comode qui regarde le sang rougir l’arène. Pouce en l’air ou pouce baissé. Dewey qui choisit, toi, tu vis, toi, tu vis, toi, tu crèves.
Et nous alors ?

Il ne dit rien d’autre pendant un moment, et puis :

– Désolé pour tout ça.

Je n’ai pas envie de faire ce choix, lui intimer de rester, un ordre plutôt qu’une discussion. Comme toujours, on ne va pas au fond des choses, on suspend nos phrases. Je suis déçue de nous, je crois.
De moi, surtout.

Je déboutonne sa chemise en pensant aux autres personnes que j’ai déshabillé ici. Les hoodies enlevés comme les gars le font, en tirant par le col — jamais vu une seule nana faire ça. Une gestuelle pour eux seuls, et Alec en chemise.

— Reste, je dis, et je m’arrime à ses yeux, passe une main sur sa joue, reste la paume contre sa barbe.

Je veux dormir maintenant, et voir le reste demain, sous un autre chose, une autre lumière. Même si rien n’aura changé. Elle le regarde, elle le trouve vraiment, vraiment très beau, très différent surtout de ce premier soir de saint-valentin, comme si elle comprend mieux désormais, le corps, les expressions, les facettes. Cette gentillesse qu’elle ne saisit pas, trop grande, absolue même ; une faiblesse ou une force. Elle n’a pas encore décidé. Mais j’en peux plus des demi-mots, demi-vérités. Demi-vie. Des paillettes de lui qui devraient former un ensemble à mes yeux alors que, non, pas vraiment. Trop loin, Alec. T’es trop loin. Mais je sais la distance, je sais le secret médical, aussi. Je sais que je suis Berlin et loyale, comme tu l’es à ton IBMM. Alors j’ai envie d’ajouter Reste jusqu’à ce que tu réalises, reste tant que tu peux te croire droit dans tes bottes, reste sans parler de moi à tes potes, à tes collègues, à tes autres. Reste jusqu’à ce que tu ne puisses plus.

Mais je reste muette, la bouche ouverte d’avoir voulu tout dire, incapable de sortir un son qui tinterait comme une lame je le sais.

Il se demanda si tout ça allait s’effacer de son esprit, si la douleur s’apaiserait avec le temps comme elle finissait toujours par s’apaiser et si un jour il pourrait repenser à cette étreinte comme à un simple souvenir et non une brûlure dans la chair. Il eut envie de savoir voler pour pouvoir emporter Sam avec lui, disparaître dans un nuage, un cocon rien qu’à eux où le reste du monde n’aurait pas d’importance et où il pourrait rire d’Orpheo, de Rosenrot, de Croix, de l’IBMM… Éclats de rire qui finiraient morceler dans leur abdomen.
Elle déboutonna sa chemise et il vit, comme partout autour de lui, que tout c’était brisé. Il y avait eu une fêlure dans ce moment qui n’avait depuis cessé de grandir jusqu’à l’explosion, une explosion tout en douceur et bercée par les larmes. Pas de cris, pas de rage, pas de colère. Mais beaucoup de tristesse qui rendait la chose peut-être encore plus douloureuse. Et irréparable. Rien ne pourrait recoller les morceaux, pas les mots, pas les gestes, pas l’amour. C’était plus qu’un vide terrible qui les aspirait tous les deux, un décompte qui avait commencé à s’écrouler dans la tête d’Alec.

– Reste.

Mais pour combien de temps ?
Combien de jours avant d’accepter que c’était impossible, que leur réalité se chevauchaient sans se trouver, se percutaient presque, pour tout démolir. Lorsque quelques jours plus tard il serait à l’IBMM à sauver un sorcier noir de la mort, sous la surveillance d’un agent d’Orpheo, penserait-il à elle en train de fouiller son cerveau pour tout y déranger ? Quand elle serait dans la tête de Harry et qu’elle l’apercevrait, lui au-dessus d’un presque cadavre en train de promettre à l’agent d’Orpheo – Ian, il s’appelait Ian, mais ça non plus il ne l’avait pas dit – qu’il les aiderait sans condition, que penserait-elle de lui ? Ferait-elle un décompte des morts qu’il aurait pu éviter en suivant la procédure ? Regarderait-il les nouveaux patients du service psychiatrique en se demande si elle avait un lien avec eux ?

Il ôta le tissu de ses épaules puis enleva son jeans, se sentant presque nu dans son caleçon, comme mal à l’aise par toute cette situation. Il réalisait à quel point elle était jeune et lui vieux, tellement plus vieux. Il y avait eu toute une vie entre eux. Une génération entière qui s’était construite différemment, sur d’autres paramètres et avec d’autres valeurs. C’était malsain et ça le prenait à la gorge, lui bouffait les entrailles.
D’autant plus fort qu’il ne pouvait pas s’imaginer sans elle.
Le guérisseur s’allongea sur le lit, et attrapa Sam, tout contre lui, deux entropies qui se perdaient. Il n’y avait aucune tension sexuelle, aucun désir, seulement deux corps qui cherchaient à retrouver leur chaleur mutuelle, seulement le visage mouillé d’Alec dans la nuque de la jeune femme.
Et dans une nuit aussi froide qu’un cauchemar, alors qu’il peinait à trouver le sommeil malgré l’état de fatigue qui appuyait sur ses épaules, il remarqua que leur respiration ne s’accordaient plus.