Août 2015

Le garçon pleurait. Il avait beau passer ses mains sur son visage, les sanglots revenaient à la charge, véritables béliers émotionnels qui le laissaient crispé et tremblant. Adolescent de son état balayé par une vague de sentiments qu’il ne maitrisait pas, il s’était retrouvé avec sa guitare au bord de l’eau mais ne jouait pas, incapable de faire sortir cette pelote de souffrance aiguë et blanche.

L’âge des peines de coeur, que voulez-vous.

L'âge des accroches délirantes et des atomes crochus dont on ne se défait que par le sang, des excitations fébriles et des sourires renversant, l'âge des insistances grotesques, des jeux sans règles et des perdants sans couronne. L'âge où on semble jouer sa vie sur un texto qu'on ne ressoit pas, des lèvres qu'on voudrait juste embrasser avant de se rendre compte qu'elles ont un goût de cendres.

Le menton tremblant, il respirait au travers de ses dents closes, inspirations hachées qui arrivaient gorgée de peine dans ses poumons. Il avait du temps libre pour l’après midi, 2015 l’avait rejeté à peine majeur sur les pentes dangereuses en dehors de Croix. Parce que ses parents étaient morts et que Mohammed avait souvent mieux à faire, il s’était rendu compte des communautés de sorciers neutres : ni l’ennemi, ni une race sale. Une bulle d'oxygène qu'on avait l'air de lui autoriser et dans laquelle il se jetait pleinement corps et âmes, se propulsant du haut de Corniche Kennedy et du Santa Maria Pier sans en avoir plus rien à foutre du doloris doloris des sorciers noirs.

À tord ?

Il inspira un peu plus doucement. Un pantalon en lin retroussé aux mollets et ses pieds nus dans l’herbe fraîche, il se reprit et essaya de pincer quelques cordes mais rien ne venait, l’inspiration tend rarement les bras aux désespérés. Il faudrait digérer les mots avant d’en faire quelque chose et c’était encore bien trop tôt pour le garçon qui le compris. Il rangea sa guitare en poussant quelques feuilles, tirant la trappe, posant l’instrument. Il n’était pas idiot et savait que tout le monde savait qu’il adorait cet instrument et il refusait pleinement qu’on lui fasse du chantage à ce sujet. Croix était pleine de trahisons ; il avait grandi comme ça.

Non, il avait grandi avec.

Il se mordit la lèvre pour arrêter de chialer ; la plupart de Croix était en mission et Sarzeau était presque désert et il se coula entre les ombres longues de fin d’après-midi et, perdu dans ses pensées, il ne releva ses yeux gris-vert que tard, tard, si tard qu’il pu les croiser distinctement avec ceux de Laure Sakura Cross. Il s’arrêta de respirer net, un serpent d’inquiétude se logeant calmement dans ses tripes, ses crocs venimeux balancèrent tout le sang du garçon dans ses jambes, appel à courir vite, vite, vite, à fuir, son cerveau lui donnant le réflexe flight face à une attaque. Risible, songea-t-il, malheureux. Comme si on pouvait prendre ses jambes à son cou pour survivre. J’adorerais, pourtant.

Mohamed avait encore beaucoup de chose à faire au domaine de Croix donc on était toujours bloqué à Sarzeau, et moi, toujours emprisonné avec ces sorciers froids. Vivement qu'on retourne dans notre petite ville en bord de mer, loin d'eux. Ma routine est certes la même, mais y'a l'oppression en moins.

En attendant, je me retrouve avec la same old same old routine agaçante. Métro boulot dodo. Usant, exaspérant. Je revis la même journée encore et encore et encore. C'est pas vraiment comme ça que j'imaginais ma vie, et ça a le don de m'agacer. J'aime bien la routine de choses saines, se lever là, aller au boulot là, faire ça là... Mais que y ai des imprévus ou des éléments qui changent d'un jour à l'autre. Pas les même personnes à voir, pas les même soirées, pas le même nettoyage de frigo over and over and over again.

Pourtant je suis coincée là dedans, et aucune possibilité pour moi de m'en sortir pour le moment. Parce que les décisions viennent d'en haut. Parce que je le mérite pas, parce que je suis pas digne de confiance alors que … Bah j'ai fait quoi ? J'suis là, tous les jours, j'attends, je m'entraîne, j'vais faire des courses, je reviens, j'suis parfois accompagnée, parfois non. Et il se passe quoi ? Bah rien. Alors merde, ça attend quoi pour que je puisse vivre un peu ?

Des esclaves ont pris le relais à la maison, l'air de dire que c'était plus mon tour. Comme si eux contrôlaient mieux ma vie que moi. Alors que à tous les coups, je pourrais les égorger parce qu'ils m'emmerdent. Je le ferais pas.

Je me balade alors sur le domaine, à prendre l'air. J'aurais préféré être accompagnée d'Elaïa et Pat. On aurait pu sortir plus loin que le domaine. On aurait pu aller à la plage. On aurait pu aller se baigner. On aurait pu faire une balade en bateau.

Je suis toute seule, j'en ai marre de cette vie alors je déambule au hasard dans le jardin toujours aussi bien taillé, toujours aussi vert, de Croix. L'esclave de la dernière fois a complètement disparu, sans laisser de trace. A croire qu'ils ont même runé le terrain pour que l'herbe soit à nouveau droite, sans aucune trace.

Parce qu'après tout, un esclave, c'est rien du tout. C'est juste une assiette Ikea sans valeur qui s'est brisé. Et on encadre pas les bouts de porcelaine.

Je suis dans mes pensées et un peu plus et je rentrais dans Harry de plein fouet. Je pile juste à temps, refrène un sursaut, veux le saluer et quelque chose dans son regard m'en empêche. Je vois ses yeux rougis, ces cernes bouffis, ses joues humides, son nez rosé.

Comment agir ? Prendre en pitié ? Beurk. Lui demander ce qui va pas ? Ignorer le sujet qui est en plein sur sa figure ?

Sans réfléchir, comme une maman, je lui prends la main et fais demi tour, l'entraînant avec moi. Je décide de ne pas lui laisser le choix. Je rentre à nouveau dans mes appartements, sous les regards surpris et courroucés des esclaves. Je devrais être ailleurs, ce n'est pas l'heure de faire la maman.


Mon ton est sans appel. Les enfants dorment, il est tard certes mais je sais qu'ils dorment. Je vais fouiller leur pensées et je ne vois qu'une succession de rêves illuminés de joie, d'amour, et du noir. Ils vont bien, je m'occupe d'eux. Et j'ai un autre cas sur les bras, et pas besoin que les esclaves voient ça.

Ils sortent, sans nous accorder un regard. Je me retourne vers Harry.



Je ne rajoute pas que des mouchoirs sont présents sur la table basse. J'espère qu'il n'aura pas la retenue de s'en priver. Parce que cette fois, je l'invite. Cette fois, la porte n'est pas entrouverte, pas fermée. Et je pars dans la cuisine.

La terreur chassa l’inquiétude dans le ventre du brun qui déglutit. Il ouvrit la bouche pour supplier — n’importe quoi pour qu’elle ne dise rien à Mohammed ou à whatever who she talks to, que ça ne se sache pas putain, j’vais me faire humilier ou frapper ou mes potes seront tous morts d’ici demain.

Il ne trouvait pas ça anormal, il trouvait ça juste, il aurait dû être concentré sur la guerre qui se préparait, aux stratégies et au mission ; il avait bien compris que l’amour sous toutes ses formes distrayait les coeurs.

Qui a dit : l’amour est la fin de la loyauté ?

Mais la jeune femme lui coupa les mots en lui attrapant la main. Il sursauta et se tendant net, certain d’attendre une douleur, quelle qu’elle soit, un claquement d’électricité, une remise à l’ordre. Peut-être cela aurait-il pu remettre de l’ordre dans ses pensées éparpillées comme les éclats d’un verre brisé. L’eau et les jacinthes noyées en moins. Il déglutit à nouveau, une grosse mélasse d’incompréhension sur la langue. Elle le traina chez lui sans que le garçon ne se laisse totalement faire, l’esprit subitement embué par son entraînement : ses lames étaient contre ses… contre ses…

il n’avait rien pour se défendre.

La jeune femme chassa ses esclaves d’un Dehors qui ne se discutait pas et Harry resta interdit, gêné, confus sur le pas de la porte avant qu’elle ne lui ordonne Va t’asseoir sur le canapé. Il obtempéra car il ne savait — en partie — faire que ça, surtout à l’époque, surtout l’adolescent bouclé aux dix-huit ans à peine révolus. Je t’apporte une boisson chaude. Tu préfères quoi ? Laure Cross allait lui faire à boire ? Sans passer par un esclave ? Parce qu’il chialait ? Il ouvrit grand ses yeux malachites alors qu’elle continuait Chocolat chaud ? Thé ? Café ? Il s’éclaircit la voix avant de répondre, timide : euh, thé ? c’était plus une question qu’autre chose — ne l’empoisonne pas s’il te plaît histoire de me montrer ce qu’est la vraie souffrance siteuplé. Il fouillait du regard la pièce, la jeune femme, l’horloge accrochée au mur sans trop réaliser ce qui était en train de se passer. Il eut tout de même la présence d’esprit de murmurer, malheureux : s’il te plaît, pas un mot aux autres, à Mohammed j-j-je, je… mais il n’avait rien à monnayer contre cette femme et il était bien trop au courant pour tenter l’affaire. Des faveurs sexuelles ! Haha ! C’était drôle. Si, c’était drôle. Et il continua, pathétique : c’était rien (à deux doigts de dire j’ai pas fait exprès) et puis, c’était juste… j’suis fatigué.

And the award for « best excuses » goes to ? Harry Adelmaaaan !
What a winner.

Il tira tout de même un mouchoir pour .. et bien se moucher, ses petits yeux cramés au sel et à la peine se faisant râcler par une manche de t-shirt. Distingué jusqu'au bout de sa tristesse, le garçon ravala la suite de sa peine qui s'annonçait être humide.

Je sais pas si je m'y prends de la bonne manière. Je sais pas c'est quoi la bonne manière. J'ai jamais vu un sorcier noir pleurer, à part dans le miroir. J'suis censée faire quoi ? L'engueuler ? Lui remonter les bretelles ? Synonyme synonyme. Le réconforter ? Faire quoi ? Je sais comment en théorie on doit se comporter et c'est tout. Froid, cordial, cruel. Les sentiments, ça n'existe pas, c'est faible, c'est dégoûtant. En gros.

Ah par contre la colère, ça y a le droit, surtout si c'est pour passer ces nerfs sur un esclave. Pffff. Bande d'hypocrites.

Harry n'a pas l'air sûr de lui quand il me demande un thé que je m'active à préparer. J'ai un peu de temps pour réfléchir, à m'activer. Je préfère faire mes tâches que laisser les esclaves s'en occuper. Ça m'occupe les mains, et l'esprit. Et là, ça me laisse du temps pour réfléchir à la meilleure façon de régler cette situation.

Y'a une chose que je sais. C'est qu'on ne doit pas laisser les autres le voir comme ça. Je sais pas ce qu'ils feraient, mais pas de bonnes choses, c'est certain. Ils le mettraient au coin ? Oh please. Le coin, c'était la cave, c'est ça ? Il se moquerait, il le frapperait, il aurait honte, et en quoi ça fait avancer les choses ? En rien.

Vous êtes des êtres humains avant d'être des sorciers bordel. Et guess what, les être humains, ça a des sentiments. Vous être bien prompt à garder tous vos sentiments négatifs, mais les plus beaux par contre à la poubelle ? Mais please. J'enrage.

La bouilloire siffle, merde, ça va être trop chaud. On va devoir se regarder comme deux chiens de faïence pendant que ça refroidit, on va être incapable de boire ce thé avant de longues minutes. Bref. J'suis nulle en rune, j'aurais pu en utiliser une pour le faire refroidir. J'aurais même pu faire du thé glacé mais on a dit boisson chaude. Il faut toujours faire une boisson chaude quand quelqu’un est contrarié. Je ris intérieurement en pensant à ce personnage.


Je roule les yeux au ciel pendant que j'apporte la théière pleine, brûlante, deux mugs, du miel et du sucre car je ne sais pas comment il le préfère. J'ai choisi du thé à la menthe touareg. Parce qu'il est confortable. Et j'aime bien avoir des choses confortables quand je vais pas bien... Personnellement.


Qui est certes, un peu plus humain que les autres je dirais, mais je le côtoie aussi au quotidien, dans les moments d'intimité, dans les moments doux et plus calmes de la journée. Sur le terrain ou avec ses collègues, c'est une toute autre facette qu'il présente. Alors devant son apprenti ? Je préfère même pas imaginer.

Oui, autant décrédibiliser un peu son mentor aux yeux de Harry. Il en aura de bien bonne à lui raconter comme ça. Et si c'est moi qui paie les pots cassés, bah, qu'il vienne le Mohamed. Je l'attends.

Je le fusille du regard pendant que je fais couler la boisson dans les mugs. Pose le sien devant lui, et m'installe sur le fauteuil en face.

J'hausse les épaules, énervée de faire partie de cette bande de sans cervelle.

Alors que j'suis rien pour lui. Juste la femme de son mentor. Ça s'arrête là. La meuf qui fait partie de rien, en soit. Mais, ça me fait du bien de voir des gens un peu plus humain que ce dont j'ai l'habitude en face de moi. J'me dis qu'ils sont pas tous des monstres. Et rien que pour ça, j'ai envie de me rapprocher de lui. Comme si, ça allait me faire du bien. Et peut être qu'à lui aussi, qui sait. Deux humains dans l'antre des monstres, peut être ? Deux humains dans le Colisée.

Les vannes de parole de Laure s’ouvrirent sous le regard sidéré du garçon qui n’avait pas entendu autant de mots d’affilés dans la bouche de quelqu’un outre un donneur de mission. Ou Mohamed quand il avait trop, mais alors trop de truc à dire. Ça arrivait. Non je vais te faire attendre dans cet état pour qu'il te voit de ces propres yeux. A ton avis bécasse, pourquoi je t'ai amené ici ? Faudrait éviter que les autres te voient dans cet état tu crois pas ? Donc si je fais ça, j'vais le raconter à mon mari ? Il restait immobile sur son canapé. Elle était déjà à lui donner des surnoms, dire que c’était évident qu’elle ferait des cachoteries à son mari. Il n’ose pas bouger, sa colonne vertébrale aussi dure que l’acier. Je sais pas comment il réagirait honnêtement. Je sais pas si il te sortirait le discours classique de sorcier noir ou si il te traiterait comme son enfant, à te faire plein de bisous magiques sur ta petite tête rondouillette. La surprise s’épanouit sur le visage du garçon comme un coquelicot au soleil. Rouge et fragile. Il se rattrape, sèche les dernières larmes. Le ton employé par la jeune femme le déstabilisait, et il regarda avec beaucoup d’intérêt le thé être versé dans les mugs. S’il était du genre à facilement parler (bien qu’il avait un débit de parole assez lent, le kid), il ne savait pas quoi répondre à « plein de bisous magiques sur ta petite tête rondouillette. » Le prenait-elle pour un idiot ? Il attrapa le mug brûlant et laissa la chaleur dans ses paumes le ramener à son corps, la terre, le présent. T'as pas à chercher des excuses. J'm'en fiche. C'est juste … Inhumain le comportement qu'on nous fait adopter ici. cette bande de sans cervelle. Il détailla le visage rond de la Cross — nous ? Comme s’ils étaient une entité et que les autres étaient… autre chose ? Comme si elle était contre et n’en voyait pas l’utilité ; n’était-elle pas censé faire plus d’efforts que lui pour se rattraper ? Pour.. s’intégrer ? N’était-elle pas censée être plus avancée sur la voie noire et délicate, plus mature, plus assurée ? Si tu veux en parler, y'a pas de soucis. Personne n'écoute, à part moi. Si tu préfère qu'on passe à autre chose, soit. J'sais que c'est beaucoup de se confier à quelqu'un d'inconnu, qu'ici, on peut être trahi en moins de deux, et je comprends parfaitement si tu choisis d'être réservé. Mais... J'suis là. Harry n’était pas méchant. Harry n’avait pas mauvais fond et ne faisait pas les choses avec des arrières pensées sales et dégueulasses, mais quand il ouvrit la bouche, ce fut pour dire : tu feras jamais partie des Cross, n’est-ce pas ?

Rappelez vous : sans arrière pensée. Tu n’aspireras jamais à être comme ton sang. Il se brûla la langue sur le liquide à la menthe. Ou comme tes pairs. Ce n’était pas pour la pointer du doigt, ce n’était pas une critique. C’était un fait qu’il ressentait fort. Ou comme nous.

Sentencieux sans jugement.

Il aurait pu
ajouter
un jour tu
partiras
mais il su se taire
et un ange passa.

Elle se rend compte de ses erreurs. Elle sait qu'elle a merdé. Elle sait qu'elle a trop fait marche arrière sur le chemin sur lequel elle voulait pourtant avancer. Elle ne pouvait pas retirer ses paroles, il était trop tard. Trop. Tard. Peut être n'était-il pas si humain que ça. Peut être avait-elle trop d'espoir de voir quelqu'un de coincé, comme elle, qu'elle s'est bercé de douces illusions, qu'elle s'est dit qu'il était comme el, alors que pas du tout. Lui était là depuis sa naissance, et elle, elle arpentait ce chemin depuis quoi ? Deux ans ? Si peu. Elle avait pourtant fait du chemin, il lui en restait tant, avant d'être une sorcière noire à part entière.

En voyant les comportements de ses acolytes, en voyant tous ces cadavres, tout ce sang répandu, elle en avait été dégoûté. Elle savait que son comportement devait changer, mais cela mettait plus de temps que prévu, peut-être. Pas facile d'enlever l'empathie, l'amour, la générosité, la bienveillance quand on avait baigné dedans toute sa vie. Elle avait cru, voir un humain en face d'elle. Elle pensait qu'il était comme elle, enfermé dans une bienpensance noire. Elle s'était fourvoyée, son passé l'avait trop rattrapé. La brèche était trop profonde et tous ses comportements avaient fuit. Elle n'avait pas été assez prudente, pas assez prévoyante. Elle avait laissé fuir.

Elle devait devenir impitoyable comme ses semblables. Elle ne devait rien laisser filtrer. Même pour elle. Elle ne pouvait même plus avoir le luxe de pleurer cet esclave dans le noir et le silence de la nuit. Elle ne pouvait plus se laisser un instant de répit. Les souvenirs étaient interdits, elle savait qu'elle était pourtant en sursis. Que son nom de Cross ne la protégeait que des membres de Croix mais pas de la hiérarchie. Qu'un pas de travers, et c'était la fin pour elle.

Est-ce que c'était aujourd'hui, la fin ?

Elle avait voulu faire bien les choses, tout lui avait échappé, tout avait dérapé. Elle voulait lui dire que « eh, même si on est des sorciers noirs, on a quand même le droit aux sentiments pas vrai ? ». Faux. Faux. Faux et archi faux. Aucun sursis.

Elle s'était figé sous le coup de ses paroles. Elle le regardait, décontenancée, impossible. Le mug était à présent trop rempli et débordait de partout. Ce n'est qu'au moment où le liquide brûlant atteignit ces doigts qu'elle se rendit compte qu'une chose n'allait pas. Elle regarda, absente, le thé se répandre sur la table et sur le sol. Elle posa la théière, alla chercher un torchon et se mit à éponger avant que tout ne soit tâché.

Toujours absente, elle mis le torchon à sécher dans la cuisine, par automatisme. Son corps savait réagir, pas elle. Elle revient s'asseoir, reprit son mug remplit à rabord qui déborda à nouveau quand elle le porta à ses lèvres. Le thé sur ses vêtements, s'imprimant sur sa peau ne lui fit ni chaud ni froid. Elle regardait le vide entre elle et Harry, sans savoir quoi dire, sans pouvoir se justifier.

C'était la fin pour elle ?

C'est la fin pour moi ?


Elle n'avait pas les mots. Elle sentait la brèche se fendiller davantage. Elle la sentait exister. Elle ne voulait pas y penser. Elle voulait la reboucher. Elle avait tant envie d'y plonger. Elle voulait revivre ses souvenirs joyeux. Elle savait toute la joie et les rires qu'il y avait derrière. Elle avait oublié les noms et les visages, mais elle savait à quel point ça aurait été bien d'y aller. Mais alors, elle ne pourrait plus refaire machine arrière. Elle ne pourrait pas refaire tout ce chemin une deuxième fois.

Elle respira, bu du thé. Scruta son visage dans la surface.


Elle aurait préféré que tous soient un peu plus humains. Un peu plus joyeux. Un peu plus démonstratif dans leurs émotions. Pourquoi pleurer était-il interdit ? Pourquoi aimer était-il un gâchis ? C'est toutes ces choses qui lui faisait du mal.

Se serait plus simple si on était traité en tant qu'être humain. Même si ça viole ça pille ça torture et ça tue. Même si ça considère les humains comme la race inférieur. Ça elle pouvait s'y faire.

Il la regardait se déliter sous ses yeux clairs sans pouvoir rien y faire. Ses pensées déroulaient un tapis rouge à Harry qui, bien qu’il ne maîtrisa encore que les rudiments de son don, pu accuser le coup de la dépersonnalisation de la jeune femme. Absente, subitement. Drainée.

Ah ! Ils savaient y faire à Croix, pour sûr. Un savoir faire passé de mains en mains, de Dorian à Sebastian par exemple, les experts des phalanges rougies sans pour autant n’avoir levé le petit doigt. Harry ne réagit pas bien entendu, il était ficelé sous des couches de savoir vivre à la française. Je… Il voyait bien qu’elle pataugeait alors qu’elle avait essayé de l’aider et qu’il avait sûrement été injuste. Non, pas injuste pas maladroit, mais elle y est allé fort quand même, faut pas abuser, si ? La réponse était négative et il lu des bribes d’autres blagues, d’autres sourires, de falaises et de courses dans les bois. Il tiqua — ça se vit. Disons que certains comportements des membres de Croix me sont… Difficiles. C’était le but, non ? Se serait plus simple si certaines émotions n’avaient pas besoin d’être caché honteusement. Il bu son thé, le nez dans le guidon. Le liquide lui rappela chez lui il y a vraiment, vraiment longtemps et la nostalgie balaya la tristesse qui l’avait fait pleurer quelques minutes auparavant.

Qui l’avait fait pleurer.

Ridicule.

Mais ç’avait été quelque chose de réel et c’était important pour lui malgré tout. C’est difficile pour tout le monde je crois mais… il osa la regarder dans les yeux, elle semblait être un peu revenue par là, dans le coin, avec lui. Il se demanda s’il devait quitter la pièce. Et la maison. Et sa vie ? Mais ça a un sens, non ? Pour qui vit une vie simple et facile et délicate, un lego sous le pied est la pire des tortures… il pensait ce qu’il disait et c’était triste… à en pleurer. Pour nous, c’est différent, que craint-on ? Chacun de nous peut prendre dix agents d’Orpheo, la guerre sera gagné avec trois fois moins d’effectif, avec une vie planquée. Parce qu’on sait, parce qu’on apprivoise ce qu’il faut.

Il haussa les épaules, soudain adolescent désinvolte, le masque du sorcier noir avait craquelé. Enfin j’suppose. Sinon, pourquoi tout ça ?

Immense mascarade. Immense mascarade que quelqu’un avait débuté, un jour, mais Harry n’en doutait pas, c’était sûrement pareil chez les Conservateur, chez les gentils, chez les orphelins. On leur disait quoi, soit bien empathique de ton prochain pour en chier un maximum quand il sera mort ? Bon bails. Les blancs, les pouilloux, les innocents mêmes avaient des vies dures. C’était un fait, personne n’y échappait.

Surtout pas Sakura Laure Cross.

Le garçon songea aux deux enfants endormis dans une autre pièce en train de dormir paisiblement : les élèverait-elle comme des faibles ? Auraient-ils à mourir par sa faute, à cause des lacunes qui auraient reussi à se faire au creux même de leur cellule familiale ?

Quelle tristesse.

Il boit son thé et j'essaie de revenir dans le présent. J'peux plus me laisser distraire comme ça. C'est … Pas possible. Je sais pas ce que j'espérais. Avoir un ami ? Quoi ? Les sorciers noirs se lient-ils vraiment d'amitié ? J'essaie de retrouver quelque chose ? Sûrement. Je m'interdis de penser à quoi. Je dois aller de l'avant. Je dois me comporter comme eux, mieux. Je dois me montrer exemplaire, je dois me fondre dans le moule. Je dois être l'un des leurs. C'est ma seule façon de survivre, je le sais. Je dois le faire.


Il plonge ses yeux dans les miens et j'attends la suite, nerveuse.


Je ris un peu. Il a pas eu l'expérience des dits lego dans le noir quand tu vas juste aux toilettes, que tu veux hurler à la mort mais impossible parce que t'es enfants, que t'as mis trois heures à endormir sont paisibles. Que le moindre bruit ferait tout recommencer. Que eux seraient tout pimpants au réveil, à 6h pétante, et toi t'aurais la tête dans le cul, avec aucune possibilité de te reposer jusqu'à la prochaine nuit. En fait, heureusement que j'ai des esclaves des fois. Sauf qu'ils viennent pas pour que je fasse la sieste, à mon plus grand regret.


Haussement d'épaule de sa part.


Je prends le temps de réfléchir à ses propos tout en sirotant le thé. Je prends conscience que malgré tous les efforts que j'ai fait jusqu'ici, c'est pas encore suffisant. Que je suis encore trop... Humaine ? Que le passé que je me cache tant refait surface sans que j'y songe. Qu'il est encore présent alors qu'il doit disparaître complètement, sinon, comment expliquer ces réticences alors que je vais, me semble-t-il, dans la bonne direction ?

Je hausse les épaules à mon tour. Dur de répondre à de la rhétorique. Comment expliquer des valeurs et des manières de vivre, a-t-on vraiment besoin d'expliquer pourquoi alors que c'est intégré chez tout le monde ici ? Tout le monde, sauf moi. C'est moi qui ai besoin de toutes ces explications. Comme à un enfant à qui on répondrait pourquoi le soleil il bouge alors que c'est la terre qui tourne. Pourquoi le ciel et bleu et pourquoi les poissons respirent dans l'eau.

Il risquerait de pas apprécier les réponses que j'ai à lui apporter donc je préfère me taire. Grandir, mûrir, sur le chemin des noirs. Adopter leur démarche, me fondre dans la masse. Et ensuite on verra.

Mais maintenant ?

Il avait du mal à maitriser son don, mais pourtant il entendit très clairement « Je dois me comporter comme eux, mieux. » puis « Je dois être l'un des leurs. C'est ma seule façon de survivre, je le sais. Je dois le faire » qui lui confirme à quel point la jeune femme est toujours en dehors — à son humble avis, elle le sera toujours. Il aura, quelques années plus tard, une discussion avec Sebastian à ce sujet. Un verre sera brisé sans qu’il n’en résulte les moindre réponses.

Il se fait sortir de la tête de la jeune femme et, quand il réussi à y rentrer, ça donne « Que le passé que je me cache tant refait surface sans que j'y songe. » et le garçon se demande ce qu’il y a derrière, pour qu’elle ait tant peur que ça lui revienne à la tête, pour qu’elle ait dû y foutre des coups de pelle pour que ça reste enterré. Il poserait bien la question mais il y a des règles et des limites, alors il se plonge dans son thé, avale une gorgée brûlante, son chagrin enterré dans son estomac. Elle hausse les épaules sans répondre et il se dit que la météorite qui les a percutés ses sûrement intégralement consommée, qu’il n’y a plus rien à dire. Le silence s’étiole jusqu’à ce qu’il soit brisé par la voix rauque du brun, qui lâche posément merci pour le thé. Il était passé, après tout, d’une bonne grosse PLS émotionnelle à donner des leçon à la femme de son mentor, ce qui faisait bien peu de sens. Mais il fallait se contenter de peu dans la vie, et poser des questions seulement si nécessaire. Alors ce soir, sa tête bouclée sur l’oreiller, il ne se questionnerait pas sur le sens de ces moments là. Oui, les sorciers noirs deviennent amis. Il se fendit d’un sourire un peu ironique. Parfois. Il se rendit compte qu’il ne connaissait pas deux personnes très très potes dans son organisation, ni vraiment à Rosenrot et il sentit sa gorge se serrer. Bien entendu, la loyauté allait à l’organisation et du coup, les amitiés, c’était compliqué. Surtout que les gens avaient une fâcheuse tendance à mourir vite. C’est qu’on est très colère, souvent. Il essayait de dérider l’ambiance, mais c’était compliqué de tirer sur des affaissements métaphoriques pour lisser la vie. Vraiment compliqué. Mais rien qu’un thé convenablement fait ne puisse régler. C’était faux. C’était vraiment très très faux, mais il voulait planter un peu d’espoir dans le coeur de la femme de son patron ; comprenez, il voudrait qu’elle reste encore un peu.

Même si elle ne resterait pas, au final. Pas du tout. Elle partirait, elle ne serait plus dans sa vie et elle irait loin avec les enfants, avec ses valeurs, avec la panthère nébuleuses et avec ses souvenirs de Croix qu'elle devrait enterrer comme elle le faisait actuellement avec ses souvenirs d'adolescence. Une vie de chien.

Il me remercie pour le thé, nouveau haussement d'épaule de ma part. C'est comme si on m'avait coupé la langue, comme si tout ce que je pouvais dire maintenant, j'avais peur que ça puisse être mal interprété, comme si j'osais plus avancer. Je suis un peu paralysée, qu'est-ce que je veux faire, qu'est-ce que je dois faire ? Face à cet homme qui a vécu toute sa vie comme ça, qui questionne mes choix et interroge qui je suis peut être réellement. Et je peux pas lui répondre. Et je sais pas quoi répondre.

Je partais pourtant d'un bon sentiment, et je pensais que ça allait être bien en retour. J'en ai trop dit, je regrette amèrement. J'espère que cette conversation ne s'ébruitera pas mais... Après tout, je peux rien y faire maintenant.


C'est comme si il avait lu dans mes pensées. Oh. Wait. J'me renfrogne un peu. J'aime pas qu'on aille fouiller dans ma tête. Surtout quand je suis sur des pensées qui me tirent dans le gouffre. J'ai pas du tout envie de vivre 1984 voyez vous.

De vrais amis, ou juste des collègues qui par la force des choses se sont rapprochés ? J'ai du mal à envisager de réels liens quand c'est l'organisation avant tout, quand tout pourrait être traître, ennemi, espion, collabo.

Je repense à Kare, qui est parti. Si quelqu'un avait su ce qu'il voulait faire, ce quelqu'un l'aurait dénoncé, non ? Si un ami te dénonce, c'est vraiment un ami ? C'est de la trahison.

C'est quoi un vrai ami quand ici on est loyal que à l'organisation ?

Parce qu'il le faut. Parce que si on sait on est aussi coupable que celui qui est parti. Bienvenue en 1945. Big Brother is watching you, et compagnie. Complot complot complot. Soldats soldats soldats.



Je me fends d'un petit rire parce que effectivement, ils savent pas souvent contrôler leur sursaut d'humeur. Certains oui, d'autres pas du tout, et c'est si facile quand rien ne te punit derrière, alors pourquoi se contrôler ? Un humain n'est qu'un humain après tout, rien qu'un dommage collatéral de rien du tout.

Et c'est tout ça que je dois me mettre en tête. Et c'est tout ça que je dois suivre. Ce comportement. Ces avis, ces opinions. Moi et mon passé, j'dois aller dans le moule qui n'a pas du tout ma forme. Comme faire rentrer un carré dans un rond.

Moui bien sûr. De bien belles paroles mais bon. Je choisis de ne pas répliquer à ça, je commence à peine à me calmer et à retrouver un peu de raison, ce n'est pas la peine de réenvenimer les choses.

Et si … ?

Et si lui « m'apprenait » ? Si Harry me disait comment me comporter, comment rentrer dans cette idéologie qui me fait un peu vomir parfois ? Et si il me sculptait dans cette forme qu'il faut que je porte ?

Impossible de lui demander ça de vive voix. C'est pas comme si il connaissait déjà tous mes doutes, mais de là à les exprimer réellement... ça ferait réellement de moi l'ennemie et la traîtresse qui est déjà dans les rangs, qui a été ramenée de force, certes, mais je me balade tout de même parmi eux. Et apparemment, ce n'est pas en les regardant de loin que je fais du bon travail. Alors, il va falloir faire mieux, me rapprocher de ces gens, les imiter sublimement.

Alors peut être juste, devenir son amie, effectivement. Qu'il m'apprenne sans qu'il le sache, en quelques sortes. L'observer de plus près et m'imprégner.


Ou ailleurs, quelque part. Des gens sur qui compter, en cas de coup dur, comme y'a quelques minutes. Des gens pour t'épauler, te soutenir, partir avec toi sauver la femme de ta vie. Ou l'homme de ta vie, pour ce que j'en sais. Bref, quelqu'un.

Peut être, que, on devrait être amis... ?

Il se sentait reprendre du poil de la bête, le garçon, effacer de la tête de la jeune femme les affreux sanglots qui l’avaient secoués quelques minutes alors. Il se sentait de plus en plus grand, comme si Laure, à l’inverse, rapetissait. Quelle étrange sensation. Elle resta silencieuse phrase à ses phrases posées comme des pierres dans l’eau : on a beau faire attention pour le bruit, un gloups d’engloutissement et un bruit de rocaille à l’arrivée… c’est inévitable. Il les avait dites parce qu’il était poli, et que tout le monde était maladroit ici, socialement amputé. Comme si on avait cramé leurs vibrisses sociales et qu’ils tanguaient, incapable de se sentir comme sur la terre ferme avec un autre être humain. T’as des amis toi, ici ? C’était une information assez dangereuse lui semblait-il, l’amour ne savait pas s’épanouir au sein de Croix, ne restait que la loyauté et le sang. Tous ne juraient que par ça. Se lier d’amitié à un sorcier de bas étage ne risquait-il pas de transformer le-dit sorcier en moyen de pression ?
Mais les moyens de pressions n’étaient-ils pas utilisés que lorsque la loyauté venait à manquer ? Harry était jeune et flottaient depuis toujours dans sa tête ces paroles : l’amour est la fin de la loyauté. Il haussa les épaules, pas certain qu’elle souhaiterait qu’il dise la vérité. Il osa seulement de l’ironique, des amis, ici ? en détachant les syllabes. Mais il se leva doucement, sans faire de bruit, se sentant immense face à une Cross : quelle drôle de situation encore ! Quel drôle de renversement. Il épousseta ses fringues pour tenter de se donner contenance, énonça poliment : merci pour le thé, Laure. Il avait dit son prénom comme pour la faire exister un peu plus, il paraît que ça ancrait les gens parfois, ça les faisait reprendre contenance. En avait-elle besoin ? Se sentait-elle exister ou avait-elle parfois l'impression d'être une autre, un robot, comme si on avait collé un calque sur sa vie et qu'on lui avait dit : maintenant c'est ça ? Parce qu'elle avait tout perdu et on lui avait mis dans les mains ce qu'elle n'avait jamais demandé. Comme Harry : tout perdu. Sauf que lui, il n'y avait eu rien ni personne pour remplacer.
Il soupira à ce souvenir qui ressemblait à celui de 99% des sorciers noirs : la mort et la douleur.
Il se dirigea seul vers la sortie en espérant qu’il ne faisait pas une gaffe envers l’étiquette des sorciers noirs — il n’aurait jamais osé quitter les appartements de Dorian sans une explicite demande de départ, mais elle n’était pas Dorian, et elle semblait minuscule à présent. Il ouvrit la porte et se retourna pour ajouter tout de même : prend soin de toi, ce qui sonna bien plus comme un fais gaffe à toi, qu’à une réelle marque de politesse et il retrouva le jardin. Et avec lui, comme une cape de laine pesant des tonnes : son chagrin.