Harry Adelman était quelqu’un d’avant tout rationnel. Et qui dit rationnel dit au courant des conséquences, des futurs, des avenirs. Il faisait sa compta à l’heure, son administratif à l’heure, il révisait régulièrement et amoureusement ses fringues, savait des tas de choses sur des tas de sujets qui lui étaient utiles.

Notamment la procréation.

Enfin.

Il se posta juste devant le cabinet vétérinaire d’un surnommé Newt par la populace, ses ray-bans noires sur le nez, des airpods vissés dans les oreilles et un bon, mais alors bon gros seum. Chemise blanche remontée aux trois quart de ses bras, jean noir et doc martens aux pieds, il n’avait pas trainé en sortant de sa mission. Des humains noirs avaient fait sauter des canalisations sur une île aux canaris pour assécher on ne sait quoi on ne sait où ; à vrai dire il n’en avait rien eu à foutre. On lui avait quasiment dit, oh, lourd, va nettoyer tout ça s’il te plaît Harry. Et Harry était allé nettoyer tout ça. Ils avaient compris au premier coup de feu qu’ils étaient morts et, alors qu’ils avaient fait de cet endroit une base d’entraînement, ils n’étaient pas entraînés du tout. Y’a même une meuf qui s’était pissée dessus sous une table d’écolière, et ça lui avait fait pensé aux tueries de masse dans les lycées où les adolescents se faisaient tirer comme des mouches. Il s’était bien pris trois balles dans un bras, réduisant son os en charpie, mais Croix avaient de bons guérisseurs et ça, c’était cool. Alors il avait pris un avion, repris le contrôle sur sa fucking vie personnelle et avait atterrit juste devant l’endroit où travaillait Carla, passablement… pas tant agacé que ça finalement. L’humaine était une épine dans le pied, mais c’était ok, il l’avait bien cherché et ne comptait toujours pas la supprimer. Ian Coley avait disparu de la circulation et ça, c’était turbo cool. L’autre lui avait dit pour cette histoire de bière et de bébé. Et ça l’amusait vraiment peu, parce que c’était des problèmes évitables. Ils auraient dû se protéger — ou ne pas le faire.

Il ne regrettait pas de l’avoir fait.

Il attendit de la voir et, pas bonjour ni merde, il dit platement Ander m’a dit pour cette histoire de bébé à qui la bière ça pourrait faire du mal. Il enleva ses airspods qui diffusaient du Taylor Swift (she makes me feeeel things ! She makes feel things to ALL OF US JAKE!) et reprit calmement : j’ai pas la prétention de connaître ta vie sexuelle mais si je suis impliqué dans cette histoire Carla, j’aimerais que tu me le dises à moi, et pas out loud au bénéfices de mes amis seulement. Il s’humecta les lèvres — il était épuisé à vrai dire. Qui bien sûr me répètent les choses, car les amis se font des soucis pour leurs amis. C'était un peu méchant et ça visait clairement Ian, mais c'était surtout pour la blague et il lui fronça le nez l'air de dire ouaiiiis un peu hors limites, my bad.

– Et voilà Chloé, c’est terminé.

Le minuscule chihuahua trembla sur ses gambettes avant de retourner dans les bras de sa maîtresse pendant que Carla finissait de noter les informations dans le carnet de vaccination sous l’œil avisé de Newt.

– je vous souhaite une bonne journée.

La dame la remercia et emporta son chien dans son sac, pendant que Newt disparaissait pour s’occuper d’un chat qu’ils gardaient pour la nuit et que Carla rangeait et nettoyait la salle. Chloé était sa dernière cliente de la journée, mais la jeune femme fit traîner le nettoyage, n’ayant aucune envie de rentrer avec ses pensées sombres et monotones.
Elle n’avait eu aucune nouvelle de Ian depuis l’incident de la veille. Elle avait bien essayé de lui écrire, mais sur son téléphone, les mots lui paraissaient vides et bizarres alors elle les avait effacés. La jeune femme avait ensuite essayé de l’appeler, mais il n’avait jamais décroché et elle n’avait pas eu envie de s’excuser sur un répondeur. Alors elle gardait ça dans sa tête, l’image gravée dans sa rétine de Ian qui disparaissait dans la foule.
Soupir. La salle était rangée et Newt voudrait fermer. Elle attrapa ses affaires, salua les collègues et poussa la porte du cabinet…
… pour tomber nez à nez avec un vampire. Il fallait qu’il fasse attention à s’exposer ainsi, il allait finir par attraper un coup de soleil.

– Ander m’a dit pour cette histoire de bébé à qui la bière ça pourrait faire du mal.

Elle fronça les sourcils, avant de se rappeler des mots qu’elle avait prononcé entre le rideau de larmes. Ah oui, super.

– J’ai pas la prétention de connaître ta vie sexuelle mais si je suis impliqué dans cette histoire Carla, j’aimerais que tu me le dises à moi, et pas out loud au bénéfice de mes amis seulement.

S’il était impliqué dans cette histoire ? Le mec couchait avec elle sans se protéger sur un capot de bagnole et se demandait derrière si c’était possible qu’il soit impliqué. Plus grosse blague du monde, il pensait que la cocaïne marchait comme un contraceptif ?

– Qui bien sûr me répètent les choses, car les amis se font des soucis pour leurs amis.

Ça c’était directement dirigé vers Ian et elle grimaça. Coup bas Harry, coup bas.

– Je savais pas que les méchants avaient des amis maintenant. Pas trop peur qu’ils te plantent un couteau dans le dos ?

Ironique de parler d’un couteau dans le dos pour celle qui avait, la veille encore, trahit un ami pour… pour… pour… pour la trop nombreuse fois. Soupir dans la gorge, elle se demanda pourquoi c’était Harry qui avait débarqué devant son boulot, elle aurait vraiment beaucoup donné pour y voir quelqu’un d’autre.

– Mais panique pas, j’ai fait un test hier et il était négatif. Youpi, tu ne recevras même pas de facture pour l’avortement.

Comme si elle aurait pu garder un enfant de lui alors qu’elle n’en voulait même pas de Louis. Carla se rappelait très bien quand, adolescente, elle avait lu Twilight – avec Luka elle se partageait le bouquin et se laissait des commentaires dans les marges –, et ça n’avait pas été une partie de plaisir pour Bella. Elle ne désirait pas d’un gosse qui la bouffait de l’intérieur et avalait son sang.
Valait encore mieux se planter un pieux dans l’utérus.

Elle n’avait même pas l’air étonnée de le voir ici et elle s’était approchée comme si elle ne craignait rien. Ça fit plaisir au garçon de se sentir juste contrairement à Sebastian ou Dorian ou même Redwan : leurs fureurs sortaient, ou ne sortaient pas et c’était toujours pour des raisons inconnues. Lui, on ne le craignait pas quand on n’avait rien fait et les moins abrutis affrontaient juste les conséquences de leurs manqués. Alors Carla vint vers lui, elle semblait différente de la veille, très peu à sa place dans cette ruelle banale. Elle avait l’air bien plus radieuse au milieu de la foule, tout en blanc, les yeux alcoolisés et le coeur plein de MD. Il se fendit d’un sourire honnête, jusqu’à ce qu’elle dise et alors, Je savais pas que les méchants avaient des amis maintenant. Pas trop peur qu’ils te plantent un couteau dans le dos ? son sourire devint totalement sarcastique. Il hallucinait, elle disait ça ? Tu feras gaffe, répliqua-t-il, en faisant un geste dans son dos, Ian saigne encore. C’était sûrement vrai, l’exorciste chialait peut-être dans un coin d’avoir trop choisi la blonde et pas assez lui-même, mais Harry ça, il ne pouvait pas vraiment le comprendre. Elle enchaina. Mais panique pas, j’ai fait un test hier et il était négatif. Youpi, tu ne recevras même pas de facture pour l’avortement. Le garçon hocha la tête, la sincérité de la jeune femme était appréciable. Il ne paniquait pas, mais l’enfant était voué à mourir — avortement ou par les mains de n’importe quel sorcier noir : les mêlés étaient sales.
Il pensa à Ian. Sales et souillés ?
Il ne s’attarda pas sur le fait que la jeune femme n’avait pas parlé de le garder : c’était mieux ainsi, elle était à peu près raisonnable. Enfin, pas tout le temps, puisqu’elle avait couché avec lui, mais au moins elle imaginait pas un bébé elle et lui, bébé monstre et lâcheté, bébé tueur et faiblesse, bébé drogue et clope, bébé capot, bébé tourments, bébé requin avec des nageoire de dorage. Je recevrais la facture du test ? Il badinait parce que la discussion était terminée, il avait sa réponse mais n’avait pas envie de partir. Je suis désolée que t’aies eu peur d’être enceinte. Il leva les mains en signe d’excuses. Won’t happen again. Mais c’était écrit sur son visage comme un défi et c’était là tout le problème d’Harry : tutoyer les limites pour se loger dans les fissures des gens, des choses, des vies, des organisations. S’infiltrer et prendre toutes les formes possibles pour aller voir, pour faire partie. Il était passé de l’assassin parfait à la doublure de choix, celui qui, véritable caméléon, connait toutes les odeurs, les sourires qu’il faut et qui, comme un acteur, y croyait le temps que durait la pièce.

Mais qu’y avait-il derrière les rideaux quand plus personne ne regardait ?

La réponse se trouvait entre les doigts d'Ander, les cuisses de Carla, et les rêves osés entre ses draps.

Elle glissa sa main dans la poche de sa veste en jeans pour en tirer un paquet de cigarette et, automatiquement, elle lui en proposa une bien qu'elle sache que Harry ne fumait pas vraiment ou très peu. Ian à sa place n'aurait pas refusé, Ian qui, même quand il disait qu'il avait arrêté, avait déjà le briquet entre les doigts avant même qu'elle ne lui tende une clope.

– Tu feras gaffe.

Le vampire avait sorti ses canines et elle sentait déjà que ça allait faire mal.

– Ian saigne encore.

Il avait mimé le couteau dans le dos – décidément, il devait adorer les jeux de mime – et la jeune femme grimaça derrière un masque de fumée. Elle l'avait cherché.

– N'hésite pas à me filer des tips pour garder ses amis, M. le meilleur pote de l'univers.

Les gens avec qui il traînait la veille, savait-il au moins qui était l'homme sous les tatouages ? Combien de balles ils avaient envoyées valser dans des os, combien de gorges il avait tranchées ? Chassaient-ils avec lui, bande de méchants habillés en noir, ligue des super-vilains qui enlevaient des innocents avec qui ils couchaient sur des capots.
Non, ça, quelque chose lui disait que ça lui était réservé. Et elle en tirait comme une fierté, et c'était ridicule après toute cette souffrance ; celle de Ian, de Louis, la sienne. Et après cette fausse alerte qui l'avait fait complètement bader la veille, à balancer des mots devant des gens qu'elle ne connaissait même pas.

– Je recevrais la facture du test ?

Elle aurait surtout préféré qu'il reçoive à sa place le jugement du pharmacien dans ses yeux.

– Je suis désolé que t'aies eu peur d'être enceinte.

Il leva les mains et elle ne put s'empêcher de sourire. Il était mignon quand il s'excusait, rien à voir avec le regard froid qu'il avait quand il appuyait sur une gâchette.

– Et moi désolée que tu te sois inquiété pour rien. J'aurais dû t'en parler directement. Ou ne pas en parler du tout tant que rien n'était sûr.

Même si ça avait été sûr en fait, elle aurait dû garder ça pour elle, se rendre dans une clinique et oublié tout ça. En aurait-elle parlé à Louis ? Louis à qui elle ne souhaitait pas mentir ? Mais comment dire à celui qu'elle aimait et qui avait déjà fait tant de sacrifices pour elle qu'elle était enceinte d'un autre parce qu'ils n'avaient pas été capable d'enfiler une capote ?

– Won't happen again.

Et elle lut le défi dans ses yeux.

– Vraiment ?

Ferme ta gueule, Carla, merde, mais ferme ta gueule.
Elle était incapable de se retenir et c'était pathétique. Alors quoi maintenant ? Elle allait lui proposer de venir dans la réserve du cabinet vétérinaire ? Une allée sombre pas trop loin ? Avec quoi, cette fois, de l'héroïne ? Et ils feraient sûrement bien de filmer tout ça, une petite vidéo ferait sans doute plaisir à Ian. Fallait vraiment qu'elle apprenne à réfléchir avant d'ouvrir sa bouche, que ce soit pour parler ou attraper un cachet en équilibre sur le bout d'un doigt.

Fichu dessin de vampire.

Il songe que si Croix les regardait maintenant, ils essaieraient sûrement d’abattre l’humaine parce qu’ils verraient bien qu’il ne se passe rien de normal. Ou alors ils trouveraient ça distrayant. Harry pourrait servir tout un plat comme quoi il la manipule pour plus en savoir sur orphéo et coley, mais coley n’était pas assez important pour que ça passe. Tant pis. N'hésite pas à me filer des tips pour garder ses amis, M. le meilleur pote de l'univers. Il inclina la tête, ouvrit la bouche pour répondre mais se censura. Il n’était pas sûr que ses amis traversent des univers pour lui alors que d’autres l’avaient fait pour Carla ; il n’avait aucune leçon à donner. Attaboy. Il lut dans sa tête le jugement du pharmacien, et se dit que décidément c’était bien une innocente à recourir à des moyens antiques et dépassés qui parfois étaient faux… quelle horreur. Et moi désolée que tu te sois inquiété pour rien. J'aurais dû t'en parler directement. Ou ne pas en parler du tout tant que rien n'était sûr. Il se recala un peu mieux contre le mur, pas pressé de partir, comme installé dans cette ruelle londonienne où l’on soignait les poilus. Il pensa aux siens et un léger apaisement se diffusa sur son visage. Ils restaient mieux que ses amis, mieux que son organisation, mieux que Carla, mieux que Mohamed. On pourrait sûrement lui trancher la tête pour ça (les animaux étaient peu courants chez les sorciers) mais il n’en avait que faire : les autres passaient à côté de la simplicité d’être et d’aimer sans but. Ils passaient à côté de tout. Il vit aussi passer des pensées autour de Louis, le deuxième amoureux qu’il n’avait jamais vu. Lui aussi s’était entiché de Carla, Carla qui ne faisait que les mauvais choix. Vraiment ? Il lut les allusions et croisa les bras sur sa poitrine. Il avait chaud. Bien sûr. Il passa un doigt discret sur la ligne des muscles de ses avant bras comme désintéressé avant de relever ses yeux malachites sur la jeune femme. Dans des situations plus… normales, moins… il cherchait ses mots, n’en trouvaient que des maladroits à sa grande frustration, ..plus réfléchies, le sexe non protégé est un peu con. Il aurait pu lui prendre la main dans la rue, juste pour voir, mais s’imagina juste le geste et le contact de la peau de la jeune femme, sans bouger pour autant. Pourquoi ? Tu apprécies particulièrement te faire juger par des humains ? Il retint tout commentaire désobligeant sur cette race faible et idiote souvent, le karma lui avait montré quelques exception qui hantaient parfois ses rêves et se reniflaient jusque dans sa sueur. Il songea à l’autre, à Ander et se demanda comment s’était fini la veille, le foot, si elle était restée avec ses amis ou si elle n’avait rien vu en eux qui vaille le coup de rester. Elle était sûrement partie, tout compte fait : elle était destinée aux mauvais choix. Aux amoureux trop amoureux, aux amoureux trop peu affolants, aux gangsters aux fossettes douces qui s’excusaient pour un rien, au monde magique quand elle n’avait rien pour se défendre. Son téléphone vibra et il fit d’instinct un geste vers son holster, véritable boîte noire pour humain. Plutôt qu’un son de clochette qui fasse saliver un chien qui imaginerait l’heure de sa bouffe venue, l’effleurement du cuir usé droguait Harry aux endorphines. Mais un autre sorcier répondit a la sollicitation et il se sentit très… méchant. Du bon côté des rails, en somme. De ceux qui peuvent donner des conseils en amitié visiblement.

Dans ce monde qu'elle avait connu, celui avant la magie où les vagues perlaient contre les rochers, où les gens buvaient de la vodka au goulot en oubliant le lendemain, où il n'y avait pas la méfiance de se dire que peut-être bien que quelqu'un la suivait pour la dévorer vivante, dans ce monde-là tout aurait été différent. Elle aurait rencontré Harry par hasard et ils auraient flirté. Peut-être aurait-il fini sur le même capot, mais sans les balles, sans Luka à l'autre bout du monde et Alec qui insufflait sa magie dans ses veines pour la calmer. Dans ce monde-là, peut-être que Ian ne serait pas partie.
C'était plus facile de remettre la faute sur la magie plutôt que sur elle-même.

– Bien sûr.

Alors, pas de round numéro 2 contre un mur aux briques sales ?

– Dans des situations plus… normales, moins… plus réfléchies, le sexe non protégé est un peu con.

Ça l'avait été dans leur situation également. Une connerie. Prendre le risque de boursouffler la feuille de papier pour y ajouter un être miniature, mi-vampire et mi-humain.

– Pourquoi ? Tu apprécies particulièrement te faire juger par des humains ?

Elle détestait quand il faisait ça. Qu'il aspirait ses pensées pour mieux les recracher sur le béton. Qu'il la vidait non pas de son sang, mais de son âme.
Au moins c'était la preuve qu'elle en avait une.

– Qui te dit que je parlais de moi ?

Mais l'imaginer avec un autre ou une autre sur un capot – et c'était parfaitement égoïste, elle s'en rendait bien compte – l'agaçait. C'était leur bout du chemin où il y avait eu la nuit pour les envelopper et les faire jouir, l'un contre l'autre dans une incompréhension commune. Deux souffles qui s'étaient trouvés mêlés à peine quelques instants, sans qu'aucun ne comprenne vraiment comment ils en étaient arrivés là. Un moment volés sous les étoiles et elle ne regrettait pas, elle l'avait dit. Elle ne regrettait pas et elle avait perdu Ian.
Harry en valait-il la peine ?
Bien sûr que non. Mais Carla les mauvais choix et Carla glissa la cigarette entre ses lèvres roses, laissant la fumée dégouliner jusqu'à ses poumons. Écran grisâtre dans sa tête, Harry n'avait pas le goût de Little Angleton, il n'émanait pas de lui des effluves marines ou l'odeur des champs après la pluie. Il avait une autre réalité, d'autres contours qui s'étaient taillés dans du charbon, loin de tous ses autres souvenirs. C'était le nouveau monde, celui de la magie et du soufre, âpreur dégoulinante contre la peau. C'était la cocaïne en pleine forêt et le vomi qui l'encadrait, alors que les ours la poursuivaient. C'était un autre qui ne la rattachait pas à l'enfance ou à l'adolescence.
Sauf qu'avant, quand elle faisait des erreurs, rien n'était jamais grave. Désormais il fallait assumer les conséquences et Ian ne reviendrait peut-être plus. Et Louis partirait peut-être aussi. Les mauvais choix tombaient dans les veines et il n'y aurait bientôt plus personne pour sauver celle qui se croyait invincible alors qu'elle perdait, encore et encore, contre elle-même.

Qui te dit que je parlais de moi ? Il inclina la tête sur le côté, il n’aurait pas voulu lui remettre dans la tête ses pensées — alors qu’il venait juste de le faire pourtant. Elle parlait de lui, elle avait accepté de participer à son jeu pour… pour finalement faire la meuf. Exactement ça, faire la meuf. Pourquoi ne voulait-elle pas être sincère ?

Il écouta posément la jeune femme penser qu’il n’en valait pas la peine et qu’elle avait perdu Ian, sans broncher. Il était habitué, à vrai dire, à se faire descendre dans les pensées des autres. Mêmes les amis se brouillaient, se lasser, se piquer et se blesser, s’agacer, se frustrer, c’était naturel. Même les parents en avaient parfois royalement marre et c’était okay. Il dit posément je te retournerais simplement la question, mais il n’ajouta pas qu’il était juste poli — parce que c’était faux. Il était éduqué certes, mais jouait à passer ses doigts au dessus de sa flamme. Il se demanda brièvement si il serait un jour adulte, genre, vraiment adulte. Il n’eut pas la réponse et répondit avec un regard en coin, chassant d’un air moqueur la fumée de cigarette lui arrivant au visage. Je ne suis déjà pas certain de survivre encore longtemps aux foudres de Coley, alors, si on t’avait mise enceinte, l’amoureux, l’autre, m’aurait sûrement tué avant le lever du jour. Mais peut-être qu’il n’était plus dans la course celui-là, qui sait, à cet âge là les amours semblaient se faire et se défaire au gré de passion éphémères. Le bébé, aussi. Elle pourrait le cacher à l’autre bout du monde il serait tué net, et Harry paierait des conséquences qu’il aurait vu venir d’assez loin pour les esquiver, mais qui auraient été trop épuisantes à fuir toute sa vie. Croix ne l’aurait sûrement pas abattu mais l’enfant, mêlé, une abomination, si. Pas de sexe sauvage avec Carla, alors. Tant pis. Il trouverait quelqu’un d’autre pour éponger ses émotions ? Sûrement pas ; il n’était pas assez tourné vers le sexe et les pulsions libidineuses pour faire tout ce chemin qu’il trouvait épuisant, les rencontres, les accroches, les harpons dans la chair et les paroles maladroites. Il était manifestement trop introverti pour apprécier des rencontres brèves, il était de ceux qui construisent, différent de Carla qui soufflait sur son château de cartes ; de Ian qui après des années à avoir froid dans son château, y avait foutu le feu, comme si ça avait pu être une solution, comme si il avait eu besoin juste une fois, une dernière fois de ressentir à nouveau cette chaleur, rien qu’un peu. Il se décolla finalement du mur, brossa sa chemise qui avait pris quelques poussières grises. Il n’était pas bien sûr de lui mais savait le jeu des mots, des attentes et des frustrations comme des désirs et roula une phrase dans tous les futurs possibles entre Harry et Carla. J’devrais pas trop trainer ici, ça sent les gentils. Et puis : de toute façon, on se voit la prochaine fois qu’on veut Luka à Sarzeau, n’est-ce pas ? On aurait dit un enfant qui faisait une blague à fossettes, mais les enjeux les écrasait tous les deux. Il passa un doigt ostensible sur son ventre, là où il pensait que les cicatrices avaient élu domiciles sur le corps de Carla. J’essaierais de pas laisser de traces. Il n’ajouta pas, ni sur ton ventre ni dedans, le chat jouait avec la souris, et le chat eu l’image fugace de ses lèvres en train d’agripper le cou de la jeune femme pour y laisser un ovale violacé.

Elle n'aimait pas quand il faisait ça ; qu'il se taisait comme pour lire dans ses pensées, l'envahir un peu plus profondément. Carla réalisa qu'en à peine quelques jours au bord d'une piscine et dans une voiture, elle connaissait déjà les mimiques de Harry lorsqu'il tendait ce pouvoir si agaçant vers elle. Vivre entourée d'empathe était déjà compliqué à gérer, mais le fait que le vampire puisse lire dans ses pensées était encore moins agréable. Surtout qu'elle n'était pas Bella, capable de bloquer cette magie sur elle.
Encore une raison de préférer Jacob. Le loup.

– Je te retournerais simplement la question.

Des ses doigts, il chassa la fumée grise comme si c'était une envolée de chauves-souris.

– Je ne suis pas certain de survivre encore longtemps aux foudres de Coley, alors, si on t'avait mise enceinte, l'amoureux, l'autre, m'aurait sûrement tué avant le lever du jour.

Elle eut l'image fugace de la peine immense de Louis, de la douleur qui l'aurait envahie, de leur couple qui aurait peut-être explosé, une fois de plus. Mais pas d'éclats dans le cœur de Harry ; Louis s'en ficherait de Harry.

– Le bébé, aussi.

Et c'était encore plus faux. Louis n'aurait vu dans cet être que l'innocence et l'amour à lui offrir. Il aurait été capable, bien au contraire, de vouloir le garder, de l'aimer, de le chérir. Comment lui en vouloir ? Lui qui n'avait vu que la haine dans sa famille, une haine noire qui l'avait dévoré avant de le recracher, démoli, à peine lui-même sur les berges du Canada. Mais comment Harry pourrait-il comprendre, lui qui avait baigné dans les mêmes eaux troubles mais qui semblait incapable d'en sortir la tête pour respirer.

– J'devrais pas trop traîner ici, ça sent les gentils.

Elle grimaça du bout des lèvres. Il parlait d'elle ? Un monstre en puissance, aux veines peut-être encore plus sombre que les siennes ?

– De toute façon, on se voit la prochaine fois qu'on veut Luka à Sarzeau, n'est-ce pas ?

Elle nota mentalement d'offrir un téléphone avec le numéro de Luka enregistré dedans à Harry. Histoire que Croix puisse la contacter directement, plutôt que de devoir encore enlever une innocente, voir un immeuble brûler, une cavale en voiture, de la coke au milieu de nulle part.
Était-il au courant que les gens normaux avaient une vie ? Sérieusement, comment le vampire payait sa coke ? Encore un coup de l'argent des Cullen.

– J'essaierai de ne pas laisser de traces.

Il avait dit cela en effleurant son ventre, là où la cicatrice violette salissait la peau claire. Carla observa les doigts sur son ventre, ce contact furtif et délicat, bien plus délicat que la balle qui avait déchiré ses chaires.

– Même si je refuse de te suivre ?

Éternel recommencement de Harry qui ouvrait la porte pour l'enlever, le flingue pointé sur sa tête. Éternel recommencement de Luka qui allait jusqu'à Sarzeau et revenait, revenait toujours. Les méchants n'apprenaient jamais de leurs leçons, sinon les histoires mourraient.
Carla non plus, n'apprenait pas.

– Peut-être que la prochaine fois c'est moi qui laisserai une trace.

Ses doigts avaient glissé jusqu'à la gorge du vampire. Les dents avaient poussé dans sa bouche, des dents qui étaient peut-être là depuis toujours, et elle se dit qu'un jour, ça serait à elle de laisser deux trous dans une gorge.

Elle n’avait pas l’air de partir, elle, et s’était légèrement rapprochée. Il avait tout son temps : les gens qui devaient être morts étaient actuellement bien décédés comme il faut. Il accepterait sûrement quelques mercenariats, des assassinats de bas étages pour des gens de bas étages qui jouaient dans la bonne catégorie. Il prendrait peut être des vacances après ça, loin de Carla pour se remettre les idées à plat, dans le bon sens, histoire de pouvoir passer la trentaine. Vingt-cinq ans, déjà, ça serait pas mal. Ils arriveraient vite et il avait encore, quoi ? Cent cinquante ans à vivre ? Carla serait morte depuis longtemps et Louis referait peut-être sa vie, ou Ian l’oublierait pas. Combien de temps vivaient les mêlés, au juste ? Trente ans, right ? Il détaille le trottoir, les chewing-gum collés ici et là, la vieille poubelle, la devanture de la clinique vétérinaire. Il prend son temps parce qu’il sait qu’ils n’ont finalement rien à se dire et qu’il veut rester. Même si je refuse de suivre ? Il leva les yeux au ciel, ostensiblement avant d’attraper ses lunettes de soleil et d’entreprendre de les nettoyer avant un pan de sa chemise, mettre dans les gestes une barrière. On a déjà été là, non ? Pourquoi y retourner ? Avait-elle appréciée le déchirement de la balle dans son ventre qui avait troué ses organes ? Elle devait être un peu sado masochiste pour vivre la vie qu’elle menait quoi qu’il en soit, qu’est-ce que ça faisait que d’avoir autant de pouvoir dans les mains ? Et pouvoir détruire autant la vie des gens par égoïsme et par amour ? Il se gratta la joue sans y penser. Il avait entendu une théorie comme quoi les magiques étaient nécessairement traînés les uns envers les autres, quoi qu’ils fassent alors qu’ils étaient bien peu nombreux ; que c’était pour ça qu’il y avait les plus étranges coïncidences à cause de cette étrange et stupide règle. Alors pourquoi se retrouvait-il si souvent face à Carla ? Avait-elle était salie par les exorcistes à tel point qu’elle faisait partie malgré elle du cercle des enfers ? Peut-être que la prochaine fois c’est moi qui laisserai une trace. Ses doigts sur sa gorge, Harry cilla. Le contact comme s’il avait pris une coup de jus, le claquement de celui qui met la main sur le fil, les fourmillements dans sa gorge jusque dans sa bouche. Il recula légèrement pour s’éloigner de Carla en secouant la tête, ses boucles devant ses yeux qu’il remet d’une main, il chausse ses lunettes en lâchant en demi-teinte, les émotions en roue libre, déjà fait, il était un peu plus courageux que ce qu’il pensait alors il vint déposer un baiser sur la joue de Carla mais il ne put pas se permettre plus, Croix restait Croix, Carla resterait Carla et Harry, quoi qu’il en dise, quoi qu’il prétende, quoi qu’il en fasse de cet héritage, resterait Harry.

L’histoire se termine ainsi.

Yeeeah I wanna be futureproof come on let me spill my youth.

Harry décrocha ses lunettes du bout de son nez et elle aperçut le vert qui respirait la gêne, l’odeur d’une clairière.

– On a déjà été là, non ? Pourquoi y retourner ?

Parce que malgré eux, parce que dans le choix de leurs alliances, ils étaient dans des camps ennemis. Et que si Harry débarquait vingt fois, cent fois, mille fois, elle refuserait toujours d’abord de le suivre, parce que s’il y avait une chance, même infime, de pouvoir sauver un de ses amis contre une balle, elle tirerait elle-même sur la gâchette.
Faire les mauvais choix, elle savait. Blesser ceux qu’elle aimait également. Mais que quelqu’un d’autre essaie et elle s’y opposerait de tout son corps maigre et faible, de tout son corps fragile contre les coups de feu.
Et puis n’avait-il pas lui-même dictées les règles du jeu ? Je tire, on répare, je tire, on répare, je tire, on répare. Elle avait bien saisit. Et puis c’était trop tard, de toute façon, elle était tachée, engluée jusqu’au cou. Quand on rentrait dans le monde magique, apparemment, on n’en sortait plus.

Les doigts de Carla sur sa gorge durent le surprendre, car il recula d’un pas, comme sonné par le contact, comme si ça avait été des dents, ou la fumée d’un flingue qui avait brûlé sa peau. Pan dans le cœur du vampire, pan pour qu’il s’écroule, pan-pan deux trous dans sa peau.

– Déjà fait.

Est-ce que ça aussi, il le recouvrirait avec de l’encre ? Carla aurait-elle son papillon, fragile insecte sur la peau de l’homme, souvenir qu’il essayait de dissimuler.
Tatouée pour toujours au cœur du vampire.
Harry se pencha un peu pour embrasser sa joue et elle ne recula pas, laissant les lèvres se poser sur elle, ces lèvres dont elle connaissait le goût et les mots. L’espace de ce contact, elle revécut le capot, lui qui soulevait sa jambe alors qu’elle le guidait. Verrait-il aussi cette image mentale dans sa tête ? Revivrait-il avec elle ce fragment de leur vie, ce fragment de rencontre, Harry et Carla lié à tout jamais par le bout du monde ?

– On verra bien si je recommence.

Elle sortit de sa poche son téléphone auquel elle accrocha son casque, glissant déjà sur spotify pour balancer dans ses oreilles un vieux rap, de quoi la soutenir jusqu’à l’appartement de Luka, l’empêcher de trop penser jusqu’au moment où elle retrouverait les siens, les gosses de son amie qui voudraient peut-être commencer un monopoly – elle faisait une overdose -, Luka qui lui tendrait un verre de bière avec un sourire désolé sur le visage, Louis qui rentrerait un peu tard et la prendrait dans ses bras pendant que, dans son crâne, macèrerait le message qu’elle comptait écrire à Ian pour s’excuser. Elle savait qu’à ce moment-là elle ne penserait plus à Harry, que ça serait déjà dans le passé, une histoire oubliée et qui revenait juste parfois, par vague, un cadavre déposé sur une plage un matin puis repris par la marée haute.
Mais juste avant de se retourner pour s’enfoncer dans Londres, elle lâcha quand même quelques mots, comme pour répondre à la provocation de la veille.

– If I want you, I’ll find you.

Puis elle laissa la musique l’emporter, la clope suspendue aux lèvres et les mains enfoncées dans ses poches.