15 mai 2021

Little Angleton. Presque un retour au bercail, même si les vraies racines de Sylvester étaient et resteraient toujours en Australie. Le petit village écossais avait cependant la douceur des souvenirs, mais aussi la violence de la guerre. Peu à peu, les habitants étaient revenus, les traces des sorciers noirs avaient été effacées. Le cinéma proposait de (re)voir Le Parrain, l'épicerie tournait à plein régime, de la fumée s'échappait de la cheminée du Lonely Ghost et des enfants jouaient à la marelle dans la cour de l'école. Les choses reprenaient leur place dans une impression étrange de renaissance et la petite vie familière rappelait forcément à l'exorciste son aventure avec Lily, la mère de Carla. Il soupira et se tourna vers Louis.

– Tu as bien envoyé le rapport hebdomadaire à Declan ?

Il ne tenait pas spécialement à se faire tirer les oreilles par l'écossais pour une histoire aussi bête qu'un bout de papier manquant. Il lui avait promis de bien s'occuper de son ancien apprenti et, s'il pensait la mission plus courte, Sylvester n'avait qu'une seule parole.
Ça faisait trois semaines que les deux exorcistes, anciens maître et apprenti, avaient quitté Edimbourg pour remonter sur des traces étranges qui avaient commencé à Amsterdam. Trois semaines à tourner en rond sur des questions capillotractées. Il se serait cru dans un mauvais escape game. Rapidement, ils avaient compris que l'histoire avait à voir avec un fantôme et que le tout était beaucoup plus profond que ce qu'il n'y paraissait. Mais remonter jusqu'à la source avait nécessité une longue enquête, beaucoup d'énergie et de runes – Sylvester aimait peu les runes ; il fallait être précis et ça lui ressemblait peu. Beaucoup trop de rapport également, puisque Declan en avait exigé un par semaine. Et l'histoire que l'exorciste avait imaginé durer quelques jours s'était étendue sur le temps. Jusqu'à ce qu'ils finissent par comprendre qu'ils ne trouveraient pas plus de réponse en Hollande et qu'il leur fallait se rendre à Little Angleton.
Comme si un gouffre attirait toute la magie du monde là-bas.

Pendant tout ce temps, Carla n'avait pas montré signe de vie. Aucune des runes qu'ils avaient ensemble posées à l'appartement de Louis ne s'était déclenchée ; la jeune femme ne semblait pas être revenue sur sa décision d'un break. Sylvester voyait bien que ça pesait sur le coeur du jeune homme, et il se demandait parfois s'il aurait dû lui poser des questions, devenir son confident. Et puis il était curieux, également ; qu'est-ce qui avait pu autant les briser ?
Cependant il ne voulait pas s'imposer ou trop remuer la tête de Louis, alors il s'était concentré sur la mission, sans forcer le jeune homme à parler. Mais désormais qu'ils étaient de retour à Little Angleton, là où le couple s'était connu, aimé, attendu, avait vécu… Sylvester espérait simplement que son apprenti garde la tête assez froide pour qu'ils puissent enfin résoudre cette affaire de fantômes.

C’est parce qu’ils étaient morts qu’ils tournaient en rond, c’est parce qu’ils n’avaient pas trouvé la lumière qu’ils restaient sur terre et c’est parce qu’ils n’avaient aucun réel souvenir d’eux-même qu’ils étaient bien trop puissants.

Enfin.

Ou peut-être était-ce que c’était parce qu’ils n’avaient aucun souvenir d’eux-même qu’ils tuaient les autres.

Enfin.

Peut-être était-ce que c’était parce qu’ils n’avaient aucun souvenir d’eux-même pour être assez fantômes pour retrouver la lumière ils n’étaient quasiment plus rien, il fallait bien l’avouer. Au moins avaient-ils gardé leur apparence d’avant leur mort, ils étaient beaux. Après, ils l’avaient sacrément moins été.

Même pas la peine d’être enterrés.

Ils avaient bien compris deux hommes en train d’essayer pour eux. D’essayer quoi, ça restait honnêtement flou, mais d’essayer ! Les trois avaient remonté la piste jusqu'aux deux, et un des frères avait dit :

- Le feu ?

En désignant Sylvester. Et c'est pas vraiment quelque chose qui aurait dû les gêner, puisqu'ils brûlaient tou, mais ils brûlaient tout pour une raison assez précise : c'était quelque chose qu'ils pouvaient réussir à se souvenir. Mais que quelqu'un d'autre ait le feu au bout des mains, c'était une autre histoire. Austin inspire et immédiatement, l'exorciste est trempé de la tête au pieds. Mais c'est jamais Austin qui parle. Toujours Austin qui mouille.

Enfin qui mouillait.

Parce que le jour J, il a pu sauver personne, Austin. Personne. Même pas le quatrième qui traine les pieds à l'arrière.

La mission envahissait beaucoup l'espace autour d'eux, le reste du temps c'était surtout le silence. Lourd, lourd, lourd silence. Mais au moins Louis marchait-il, bougeait-il, vivait-il. Il n'était plus cette épave échouée dans son propre vomi.
Etape par étape, ne rien forcer.

– Je l'ai envoyé ce matin. Première heure.

Clairement, l'élève est plus consciencieux que le maître. Il faut dire aussi qu'habituellement, le maître répondait à la tutelle de Kurt et que si celui-ci lui avait l'insulte de lui demander un rapport chaque semaine, il lui aurait probablement envoyé un selfie de lui et de son majeur. Pas sûr cependant que Declan apprécie, il valait donc mieux que Louis gère cette partie si les deux hommes ne voulaient pas se retrouver avec un directeur d'Orpheo sur le dos – déjà que Sylvester n'était pas certain que Coco de Berlin l'apprécie beaucoup…
Les exorcistes continuèrent à marcher dans le village de leur souvenir. Sans savoir que Louis se projetait de la même manière de son côté, le quincagénaire se revoyait déambuler dans ces rues, sautiller presque, jusqu'à la petite chambre qu'il louait et dans laquelle il retrouvait Lily Lowett. Leurs après-midis à s'aimer en secret. Était-elle retourner à Little Angleton ? Avait-il une chance de la croiser dans ces rues ? Il espérait que oui autant que non…
Pourtant, ce ne fut pas un lambeau de ses souvenirs qu'il aperçut soudain, mais un fantôme qui le désignait du bout des doigts.

– Le feu ?

Sylvester et Louis tirèrent leur arme d'un même mouvement souple et rapide.

– On fait quoi ?

Mais l'homme n'eut pas le temps de répondre qu'une trombe d'eau s'abattit sur ses épaules.

– C'est une blague ?!

Des fantômes qui pratiquaient ce niveau de magie ? Ça sentait mauvais. Et puis Sylvester n'appréciait pas du tout les fantômes contre qui sa force surhumaine était assez peu efficace. Il n'appréciait pas utiliser le feu, mais puisque c'était demandé si gentiment.
Tout en continuant à tenir son poignard de sa main droite, il fouilla sa poche de la gauche pour en tirer son briquet. La dernière fois qu'il l'avait utilisé, ça ne s'était pas très bien terminé pour lui. Mais cette fois-ci, il était avec Louis. Il ne le craqua cependant pas tout de suite, cherchant d'abord à établir le dialogue avec les êtres diffus.

– Qui êtes-vous ? On peut vous aider.

Les exorcistes proposaient toujours de les aider sans jamais rien proposer, sans jamais rien solutionner, sans jamais rien faire finalement de concret qui aurait pu aider Austin à changer d’état, sortir de ces horribles sensations qui revenaient absolument en boucle. Il aurait voulu pleurer, mais il n’y avait plus que son pouvoir alors, parce qu’il était plus tristes que les baleines qui s’éteignent et coulent au fond des océans, il se mit juste à faire suinter de l’eau depuis le plafond.

Il était triste, vous comprenez ?

Il secoue la tête et c’est comme si un cabot s’était secoué.

Nous aider.

Il répète souvent ce qu’on lui dit, ça exerce sa voix à dire des mots en entier, à répéter des phrases de gens qui ne sont pas morts.

Elle me manque.

On ne sait pas qui, c’est un souvenir assez diffu, quelque chose qui avait été là et qui avait compté et qui ne l’était plus depuis. Il aurait inspiré doucement pour chasser la sensation s’il avait été vivant mais il ne l’est plus.

Avez-vous vu un fantôme d’une fille blonde et jolie ? Je ne me souviens de rien d’autre, juste qu’elle me manque, qu’elle me manque, qu’elle me manque.

Et à chaque fois qu’il répète la phrase, la pièce se sature d’humidité un peu plus. Bientôt ils seront comme en amazonie, avec leurs poignards de pacotilles et leurs briquets. Austin envoie un jet d'eau strict et précis sur le briquet : vole et va menacer les autres. Pas lui.

Sylvester avait encore l'espoir naïf, malgré la douche froide qu'il venait de prendre, que Louis et lui puissent résoudre toute cette affaire avant l'heure du dîner. Ainsi il pourrait passer manger au Lonely Ghost - il en gardait un souvenir délicieux -, se poser un jour ou deux à Little Angleton, puis rentrer dans leurs bureaux respectifs, repartir pour d'autres aventures.
Et pour Louis, peut-être, retrouver Carla.

Nous aider.

Les fantômes, généralement, étaient des êtres plutôt simple. Ils avaient une dernière requête - une vengeance, un amour à qui ils n'avaient jamais déclaré leur flamme, un parent éploré à consoler. Il suffisait de résoudre cela pour que l'ectoplasme retrouve la direction de la lumière ou quoi que ce soit derrière. Il fallait juste un peu creuser.

Elle me manque.

Une amoureuse, une soeur, une mère ? Qui pleurait les fantômes qui faisaient tomber de l'eau sur les exorcistes ?

Avez-vous vu un fantôme d’une fille blonde et jolie ? Je ne me souviens de rien d’autre, juste qu’elle me manque, qu’elle me manque, qu’elle me manque.

Sylvester pariait sur l'amoureuse. Mais, avant qu'il ait pu dire quoi que ce fût, un nouveau jet d'eau vint arroser son briquet, cramant - et c'était le cas de le dire - ses dernières possibilités d'utiliser son don. Joie. Il se sentit soudain aussi inutile et impuissant qu'un nouveau né. Louis, lui rangea son arme et l'australien, comprenant que le bout de plastique ne lui servirait désormais plus à rien, s'avança jusqu'à une poubelle quelques mètres plus loin pour l'y jeter. Il l'aimait bien, pourtant, ce petit briquet. Il y avait desus un koala qui lui rappelait son enfance et sa grand-mère.

- Il faudrait faire le tour des ruines et des grottes, on peut essayer de la chercher ensemble ?

Louis avait pour les apparitions translucides une patience que Sylvester n'avait que pour les humains. Les humains qu'il appréciait. Mais il retint les mots tranchant qu'il avait dans la gorge et hocha la tête ; si son apprenti voulait chercher, alors ils pouvaient chercher. Après tout, il n'y avait rien de vraiment mieux à faire et, peut-être que ça l'aiderait à se reconstruire. Voir une histoire d'amour qui se termine bien alors que la sienne tombait en lambeaux. Ou, si ça se terminait mal, voir qu'il était possible d'avancer, même pour un ectoplasme.

- Allons-y.

Il apprécia la douce brise qui l'enveloppa, pour l'aider à se sécher, et remercia d'un geste du menton Louis qui devait sûrement en être à l'origine. Puis il s'adressa aux fantômes.

- Êtes-vous certains qu'elle est mort également ?

Et qu'elle soit morte ici, à Little Angleton ?

Remonter à la source

Sylvester& Louis

« C'est ce que l'on croit connaître qui nous empêche souvent d'apprendre. »

Bon, plus de briquet, plus de flammes. Sylvester l'avait jeté à la poubelle avec un geste faussement nonchalant. Je me promets de lui en racheter un autre, un beau et si possible un magique qui résiste aux trombes d'eau.

- Allons-y.

Un sourire illustrant une simple joie vient se dessiner sur mes lèvres. Je suis content qu'il ne me recadre pas : vadrouiller dans le coin nécessitera peut-être plus de temps que prévu. En même temps, toute cette mission nécessite plus de temps que prévu. Et moi à côté, j'ai juste envie d'aider. Cela fait du bien de se décentrer, de voir autre chose que ses problèmes et de comprendre que d'autres souffrent. Même si les autres en question sont déjà morts. Là n'est pas la question. La voix du fantôme m'a fait de la peine, une peine qui résonne en moi avec quelques notes différentes, mais sur une mélodie égale à la mienne. Elle me manque. Carla me manque aussi.

Sylvester me remercie d'un geste discret et un sentiment d'utilité féroce me mord le ventre. Depuis quand n'avais-je pas ressenti si violemment le simple fait d'être là pour quelqu'un ? Ces quelques jours avec mon mentor commencent à porter les fruits qu'il espère. Je redeviens un peu moi-même. C'est terrifiant, de laisser la douleur s'échapper un peu, de goûter à la joie.

- Êtes-vous certains qu'elle est morte également ?

Ah. Oui. Je n'y avais même pas pensé. Il y avait dans les paroles du fantôme une telle tristesse qu'il ne m'a pas semblé possible qu'il soit autrement. Mais il avait parlé de fantôme et peut-être l'avait-il déjà croisé ? J'ai beau réfléchir et tourner la chose dans tous les sens, aucune certitude n'émerge. Nous faisons quelques pas, pour sortir du village complètement. Autant commencer à marcher et à chercher un peu. C'est une aiguille dans une botte de foin qui nous attend, surtout si nous n'avons pas plus d'indice. Arrivés au début du chemin qui quitte Little Angleton pour la campagne et mène aux ruines, je demande doucement :

- Qui était-elle ? Pour vous ?

Cela pourrait-être une amante. Une fille blonde et jolie. Cela pourrait aussi être une fille, une enfant ? Et si c'était une sœur ? Une sœur perdue. Le vent dans les arbres qui bordent le chemin agite les branches en une musique apaisante. Je laisse mon pouvoir glisser parmi les courants d'air, titiller un peu le souffle du monde. J'ai l'impression de caresser le vide et d'apprivoiser l'oxygène impalpable. Ca me rend léger à mon tour et mon âme s'envole dans le ciel. Parfois, j'ai envie de voler à travers le Noroît et côtoyer le vent de Helm. Je veux attraper des Vaudelaires, profiter des Zéphyrs, chevaucher le Diablo. Parcourir le monde et ses vents. Oublier que je suis humain et que j'ai failli.

(c) DΛNDELION

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