Jace est assis à la table de la cuisine et me regarde étaler la pâte à pizza, un air absent dans le regard. Je repose le rouleau et agite trois doigts devant ses yeux. Il semble se réveiller d'un coup et me regarde avec un air interrogatif.

- Quitte à traîner à la cuisine, autant m'aider. Tu me coupes la mozzarella s'il te plaît ?

Mon fils soupire, mais ne refuse pas. Je crois que Hana lui manque. C'est la première fois depuis... depuis toujours en fait, que les jumeaux sont séparés aussi longtemps. Hana est partie hier avec Taki pour se rendre à l'autre bout de l'Ecosse faire un match avec son équipe de football. Les enfants - soutenus par Jun qui ferait à peu près tout et n'importe quoi pour ses aînés - ont bien essayé de nous convaincre d'utiliser la téléportation pour ce voyage, afin qu'ils n'aient pas à passer la nuit séparés, mais ça nous paraissait une bonne idée que Hana puisse passer du temps avec son équipe et participer à l'ambiance générale. Je sais qu'elle adore ses amies du foot et, même si elle adore son frère, elle aurait regretté de ne pas avoir dormi à l'hôtel avec eux.
Mais du coup Jace attrape une planche à découper et un couteau en soupirant un peu. Je le laisse terminer sa tâche et poser le couteau dans l'évier - ne jamais prendre de risques lorsqu'un de mes enfants tient une lame dans les mains - puis j'utilise mes illusions pour faire éclater des taches de couleurs partout dans la cuisine ce qui le fait partir dans un éclat de rire. Aussitôt suivent des petits pas dans le couloir qui se précipitent, curieux, pour comprendre l'origine de cette joie soudaine. Et Jun apparaît à la porte, surpris mais heureux de constater le bonheur de son frère et de voir la magie se manifester sur toutes les différentes surfaces. Mes deux fils commencent alors à danser, tourbillonnant dans la cuisine, jusqu'à ce que j'allume la radio et qu'un air pop les fasse bouger en rythme, leurs mains s'accrochant pour se faire danser ensemble dans les mêmes éclats de joie.

Le coeur heureux, je grave le moment dans ma tête, me mêlant à la boîte de nuit improvisée de mes enfants tout en continuant à balancer des ingrédients sur nos pizzas. J'aime les voir ainsi, l'humeur légère, si loin de la guerre dans laquelle ils ont grandi, l'innocence sur leur visage. Des plaisirs simples du quotidien qui repoussent l'obscurité terrible. Jun pousse un cri de joie soudain et se précipite dans mes bras, une spontanéité qui m'émeut. Jace veut alors se jeter sur nous pour rejoindre ce câlin improvisé, mais une maladresse incontrôlée le fait trébucher contre une chaise et il tombe sur la table, son bras rencontrant le coin de celle-ci.
Les larmes ne coulent pas tout de suite, mais la douleur du choc se lit sur son visage. Je n'ai cependant pas le temps de réagir que, déjà, Jun se précipite sur son aîné pour poser deux mains là où le sang coule et distiller un pouvoir de guérison.
La douceur de mon plus jeune enfant contre la turbulence de son frère. L'image dégage tant d'amour que je regrette que Taki ne soit pas là pour voir ça. Parfois j'ai peur. Peur que la guerre, les sorciers noirs ou des fantômes nous ôtent à nos enfants, peur qu'ils se retrouvent orphelins comme celles et ceux qui vivent au Mystery. Mais je sais aussi qu'ils sont proches tous les trois et qu'ils seront toujours là pour veiller les uns sur les autres, même sans nous. Et ça, quelque part, ça me rassure.
Je me baisse vers mes enfants pour les prendre à mon tour dans mes bras et les serrer fort contre moi.

- Je vais mettre la pizza au four, vous allez jouer un moment dans vos chambres en attendant ?

Ils hochent la tête et je les embrasse alors qu'ils filent jouer, comme si la chute et la blessure n'avait jamais eu lieu. Ils vivent le moment présent, l'instant, et je les admire pour cela. Tant qu'ils peuvent le faire. Parce que quelques fois les yeux de Jun deviennent troubles et il voit des choses qui ne sont pas encore arrivées ou qui appartiennent au passé. Avec Taki, nous pensons qu'il est voyant, mais... c'est encore trop tôt pour le dire. Et nous avons peut-être peur un peu de nous avouer ce pouvoir. Peur de ce qu'il pourrait voir avec son coeur d'enfant.
Je mets la pizza au four puis me pose au salon pour travailler encore un peu. La rentrée approche à grand pas et mon programme est loin d'être finalisé. Néanmoins, j'ai à peine le temps de m'y mettre que j'entends la porte sonner ce qui me fait froncer les sourcils. Je n'attends personne de particulier... La seule personne qui pourrait être là c'est Rhyan, mais elle a les clés de la maison - et de toute façon n'en a pas vraiment besoin.
Je vais donc ouvrir et découvre, avec surprise, un visage que je n'avais plus vu depuis des années.

- Irving ! Quelle bonne surprise !

Je n'oublie pas mes anciens élèves, surtout qu'Irving a été dans les premiers. J'avais à peine quelques années de plus que lui qui finissait alors ses études et qui était sacrément doué pour l'art. À cette époque je redoutais de me faire marcher dessus par mes élèves, mais ça n'a pas été le cas et j'ai même réussi à lier une belle relation avec certain, comme lui. Ca fait longtemps, mais ça me fait plaisir de le voir à ma porte !

Irving avait toujours du mal à se faire à cette vie. On aurait pu croire qu’une vie passée auprès de personnes qu’il méprisait toutes autant les unes que les autres puis quelques années en tant qu’agent double l’auraient aidé à s’y habituer rapidement, mais visiblement non. Croix l’acceptait de nouveau auprès d’eux… Mais en fait pas vraiment. Il n’était pas dupe à ce point et comprenait, les dents serrées, qu’ils gardent quelques réticences à son sujet -déjà qu’il avait eu de la chance de ne pas repartir de cette entrevue fatidique les pieds devants-, mais savoir tout cela ne rendait pas les choses plus faciles à accepter pour autant.

Alors il tentait tant bien que mal de se rendre utile, comme il avait promis qu’il le serait (et ce n’était pas le genre de promesses sur lesquelles on revient) et, tant bien que mal, s’efforçait d’évoluer. Depuis le temps qu’il travaillait pour les maquilleurs, se faire bien voir d’eux de manière générale n’était plus tant un problème, il fallait simplement que ça dure. Plus compliqué en revanche, et l’impulsion lui était entièrement venue de sa rencontre avec Croix, il désirait désormais se faire bien voir de plus de mondes. Cacher quelques évidences lorsque c’était nécessaire c’était bien, mais il ne doutait pas qu’il fallait qu’il se rende bien plus indispensable que ça pour parvenir à maintenir sa place.
Pour faire ses preuves, en fait.
Et ça, ça impliquait qu’il sorte de la belle coquille au sein de laquelle il s’était lové bien confortablement depuis son entrée à l’orphelinat.

Autant dire que la tâche était autrement plus compliquée. Mais il avait des projets, la tête pleine de rêves naïfs il entrevoyait déjà quelques solutions et les griffonnements indéchiffrables qui noircissaient les pages de son cahier à dessins étaient une preuve, s’il en fallait, de sa persévérance.
Il gardait toutefois bien en tête qu’il ne fallait pas que tout ça aille trop vite, pas question d’éveiller les soupçons de vieilles connaissances qui le verraient subitement devenir tout ce qu’il n’avait jamais été. Alors le mieux pour commencer était encore de trouver des personnes qui n’avaient pas conscience de ses vieilles habitudes.

Et justement, il avait trouvé la cible parfaite. Une nouvelle personne au service de la police magique, un certain Takeji, qui avait retenu l’attention d’Irving tandis qu’il cherchait des informations à son sujet. Non pas qu’il eut quelque intérêt pour l’homme en lui-même, mais il se disait que ce genre de contact était toujours un bon point de départ. Et, plus intéressant encore, il était marié. En fait, c’était ce point en particulier qui avait retenu son attention, ou plus exactement celui de sa femme : Sybaï, son ancienne professeure d’arts avec laquelle il avait maintenu une correspondance sporadique au fil des ans.
Du fait de leurs prédispositions respectives et des nécessités d’Irving de maîtriser le dessin à la perfection, ce qu’on pourrait presque qualifier d’entente (si cette simple idée n’avait pas révulsé le jeune homme) s’était créé entre eux deux. Et, s’il avait accepté de maintenir le contact avec elle, ce n’était évidemment que par simple opportunisme au cas où il aurait besoin de conseils pour maîtriser ses pouvoirs.

En tout cas, quelle qu’en fut la raison véritable, aujourd’hui il s’en félicitait.

Sans mission pour l’envoyer en Ecosse, Irving avait dû prendre son mal en patience jusqu’à ce que, finalement, l’opportunité se présente. Mohamed, qui l’avait pris sous son aile pour parfaire son apprentissage chez Croix, avait des affaires à régler au Mystery Orphanage et en avait profiter pour l’emmener avec lui. Il redoublait toujours de précautions lorsque c’était le cas, terrifié à l’idée que la mauvaise personne le voit aux côtés du sorcier noir et comprenne ce qu’il était réellement, mais cette fois ça lui donnait en plus l’occasion de mêler l’utile à l’agréable.

C’est ainsi que le jeune sorcier se retrouva sur le pas de porte de Shybaï, n’annonçant sa présence que par la sonnerie. Ce n’était pas comme s’il était déjà venu autrement qu’en débarquant à l’improviste, de toute façon.
Il ne fallut pas longtemps avant que le visage souriant de son ancienne professeure l’accueille. Un sourire Irving, joue le jeu.

« Bonjour Shybaï. » Lui répondit-il calmement, un sourire pas complètement forcé aux lèvres. « Désolé d’arriver à l’improviste mais je n’ai pas eu le temps de te prévenir que je passais en Ecosse, les journées s’enchaînent toujours aussi vite. J’ai un peu de temps libre cette après-midi et je me suis dit qu’autant en profiter pour passer te voir, ça commence à faire quelques temps depuis ma dernière visite… J’espère que je ne dérange pas ? Ou tu es occupée ? »

Des petits pas dans le couloir derrière moi et voilà que une, puis deux, et enfin trois têtes font leur apparition à mes côtés. Jace, Jun et le chat qui vient sans doute s'assurer que ce n'est pas un livreur de thon ou de cactus – car je suis assez persuadée que c'est lui qui les laisse toujours dans le frigo. Une petite bande de curieux qui envahit l'espace alors que devant moi Irving, toujours aussi calme que quand je l'avais comme élève, me salue.

– Désolé d'arriver à l'improviste mais je n'ai pas eu le temps de te prévenir que je passais en Ecosse, les journées s'enchaînent toujours aussi vite. J'ai un peu de temps libre cette après-midi et je me suis dit qu'autant en profiter pour passer te voir, ça commence à faire quelques temps depuis ma dernière visite… J'espère que je ne dérange pas ? Ou tu es occupée ?

Quelque temps, c'est le moins qu'on puisse dire ! Il faut au moins deux mains pour compter toutes les années qui nous séparent de notre dernière rencontre. À cette époque je n'avais pas d'enfant et j'étais encore moins mariée ! Je crois que je venais à peine de rencontrer Takeji, et encore, c'est un peu flou dans ma tête et les événements se mélangent. Une chose est certaine, mon ancien élève et mon mari ne se sont eux, jamais rencontrés ; Taki est arrivé après moi à l'orphelinat et Irving avait déjà pris son envol vers d'autres aventures. Nous avons cependant gardé une correspondance tous les deux, beaucoup pour parler d'art, un peu également pour nous tenir au courant de la vie, et il n'est donc pas sans connaître l'existence des mes trois charmants enfants.

– Non bien sûr ! On allait manger, mais tu peux te joindre à nous, il y en a bien assez pour quatre !

J'ai l'impression que le chat m'envoie un regard courroucé, comme si j'avais oublié de le compter. Mais je dois me faire des idées. Je me penche quand même pour l'attraper et le fourrer dans les bras de Jace afin de libérer le passage pour que notre invité puisse entrer.

– Les enfants, vous allez mettre la table ?

Mon aîné lève les yeux au ciel, mais acquiesce sans se plaindre, toujours avec le chat dans les bras. Encore si jeune et déjà avec un tel caractère… j'angoisse déjà de ce que donnera l'adolescence. J'angoisse et pourtant je m'en réjouis aussi, car j'ai toujours eu plus de facilité dans le contact avec les plus grands – même si, bien évidemment, j'adore mes enfants quel que soit leur âge. Et puis, j'ai envie de ça. Envie de devoir gérer des ado avec des problèmes d'ado, qu'ils fassent leurs expériences de la vie, que je fasse les miennes de parent. Envie d'une vraie vie, pas de cette guerre qui nous poursuit depuis si longtemps, mais qui enfin semble être sur le déclin. Un peu de normalité dans ce monde qui n'a rien de normal.
Jun de son côté, reste un instant comme perdu dans un autre monde, ses yeux bruns dévisageant Irving sans rien exprimer. Je vois ses petites lèvres alors remuer, mais il ne dit rien et semble soudain reprendre contact avec la réalité, jeter un dernier regard à Irving avant de rejoindre la cuisine. Je me dis qu'il faudra vraiment que j'en parle avec Takeji ; notre fils cadet semble de plus en plus souvent se déconnecter avec la réalité et je m'inquiète qu'il surgisse de cela un pouvoir qu'il n'arriverait pas à contrôler et qui pourrait le mettre en danger ou le blesser.
Je secoue cependant la tête pour revenir à la situation et simplement me laisser une note mentale d'en discuter au retour de mon mari. J'entraîne ensuite mon invité dans le salon qui est… qui est et bien dans l'état dans lequel, j'espère, se trouve la plupart des salons des familles avec trois enfants. On dirait une scène tout droit sortie d'un champ de bataille et c'est peut-être parce que j'ai déjà eu l'occasion d'en voir en vrai que je me permet la comparaison. Il y a des explosions de jouets un peu partout, les munitions du petit déjeuner qui traînent encore sur la table et même quelques traces de stylo rouge sur les murs que nous devons repeindre depuis le début de l'été… sans jamais parvenir à trouver le temps pour cela. Et ce n'est pas avec le nouveau boulot de Taki, qui sera moins souvent par là, que les choses vont s'améliorer. Alors j'espère au moins ne pas être la seule personne au monde dans cette situation, et qu'il y a d'autres parents qui se retrouvent avec trop à gérer sur les bras pour trouver le temps de ranger.
Les autres, ceux chez qui c'est toujours nickel, je pense qu'ils n'ont pas de vrais enfants, mais des robots ménagers qui ressemblent à des enfants. Je ne vois pas comment c'est possible autrement.

– Désolée pour le désordre. Tu veux boire un truc en attendant que la pizza sorte du four ?

En disant cela, je dégage tant bien que mal un peu de place sur le canapé et réunis les tasses et assiettes qui traînent sur la table basse pour les ramener dans la cuisine. Je bénis l'existence du lave-vaisselle en tout cas. Et de l'aspirateur-robot. Et de toutes ces petites choses qui permettent de faciliter le quotidien.
Il y a pas quelqu'un qui a envie d'inventer un robot à ménage de printemps, à tout hasard ?

Irving observa avec un amusement certain le Cerbère qui déploya son trio de têtes derrière Shybaï, fourré derrière ses jambes à lui interdire toute retraite si d’aventure elle avait le malheur de vouloir faire un pas en arrière.

« Ce serait avec plaisir je n’ai pas encore eu le temps de manger aujourd’hui. Je me suis dit que j’irais après être venu te voir si tu n’avais pas le temps maintenant. »

Le jeune homme mit un premier pied dans le vestibule, observant avec curiosité la maison qu’il n’avait encore jamais eu l’occasion de visiter. Ce n’était pas comme s’il s’attendait à trouver quelque chose d’intéressante dans une pièce comme celle-ci, mais tous les détails sont bons à mémoriser, on ne sait jamais de quoi on peut avoir besoin.
Son analyse s’arrêta sur le garçon qui n’avait toujours pas filé à la cuisine et le dévisageait actuellement. Irving soutint son regard, un sourcil haussé dénotant une certaine curiosité, avant qu’il ne semble soudainement revenir au monde présent et s’enfuit rejoindre son frère.

« Il est aussi curieux de tous les inconnus ou je suis chanceux ? »

Demanda-t-il à sa mère sur le ton de la plaisanterie tout en la suivant jusqu’au salon -autant dire le champ de bataille de ses enfants.

« Ne t’en fais pas pour ça, tu ne savais même pas que tu aurais de la visite. D’ailleurs, je ne suis pas non plus venu les mains vides, disons que j’ai apporté le dessert. »

Ajouta-t-il en levant à hauteur d’yeux une pochette en carton, aux couleurs noires et violettes et à la délicate lanière en tissu faussement brodé qui trahissait immédiatement sa provenance du chocolatier le plus proche. Imprévu, certainement pas désintéressé, mais pas complètement à côté des convenances non plus le Irving.
Il la posa sur la table puis retira son perfecto, sous lequel il portait un sobre tee-shirt noir à manches longues, qu’il posa sur le dossier d’une des chaises disponibles.

« Si tu as de la bière je ne dis pas non, sinon de l’eau ça m’ira très bien merci. Tu veux de l’aide ? »

Rappelé à son statut d’invité, Irving fit un tour du salon, observant la disposition du salon et les quelques cadres de photos qui le décoraient. Les enfants de Shybaï furent les premiers à revenir de la cuisine avec les mains pleines de vaisselle, que le jeune homme les aida à disposer sur la table.

« Alors, c’est vous les fameuses terreurs dont on m’a tant parlé ? » Envoya-t-il d’un ton conspirateur aux enfants, finissant avec un clin d’œil en direction de celui qui n’avait pas manqué de le dévisager à son arrivée et semblait aussi être le plus jeune. « Moi c’est Irving, j’étais un des élèves de votre mère à l’époque. Et vous ? » Ajouta-t-il sur un ton normal, ne prétendant plus que ladite mère ne devait pas entendre ses messes basses.

Qui ne tarda pas à les rejoindre de nouveau, leurs verres en main, qu’Irving accepta avec un remerciement.

« Ton mari n’est pas là aujourd’hui ? »

Demanda-t-il pour faire la conversation, un sujet vraiment trouvé par hasard personne n’en doute, dont il en savait officiellement juste assez pour pouvoir prétendre avoir un intérêt innocent pour l’homme qu’elle avait évoqué plusieurs fois lors de leurs correspondances.

Quand il y en a pour trois, il y en a pour quatre ! Surtout que mes enfants ne sont pas encore – je dis encore, car j'ai bien conscience qu'à l'adolescence ça sera différent, il n'y a qu'à voir ceux que j'ai dans ma classe et qui donnent l'impression qu'ils vont mourir s'ils ne mangent pas une tonne de nourriture toutes les heures – des ventres sur pattes et qu'il y a presque toujours des restes que je me fais habituellement réchauffer un ou deux jours plus tard. J'ajouterai simplement un peu plus de salade et le tour sera joué.
Irving rentre alors que les enfants filent dans le couloir pour faire ce que je leur ai demandé.

– Il est aussi curieux de tous les inconnus ou je suis chanceux ?

Je regarde mon cadet disparaître dans la cuisine à la suite de son frère et mon cœur se tord un peu. J'ai peur qu'il en arrive à un point où il verrait des choses de son passé. Taki et moi l'avons trouvé dans une maison où logeaient des sorciers noirs et la plupart venaient d'être tués par l'organisation d'humains noirs à laquelle j'ai brièvement appartenu à cette époque. Ce n'est pas une histoire facile même si je sais bien qu'un jour, quand il aura l'âge de comprendre, nous devrons la lui raconter. Mais j'aimerais qu'il l'apprenne avec nos mots et non pas avec des images pleines de sang et d'horreur qui viendraient s'incruster dans sa rétine. J'ai peur aussi de la vision qu'il pourrait avoir de nous, peur qu'il pense qu'on l'aime moins que ses aînés. Pas une seule seconde je regrette notre décision d'avoir adopté Jun, mais je sais qu'un jour il nous faudra faire face, Takeji et moi, à des conversations qui seront compliquées. Elles risquent de venir plus tôt que prévu et il nous faudra être prêts à ce moment.

– Je ne crois pas que ce soit toi en particulier… Ça lui arrive de temps en temps, on pense que c'est peut-être les prémices d'un pouvoir qui se manifesterait.

Je soupire avant de secouer la tête pour m'extraire de tout ça et de reprendre le fil de la vie avec un sourire sur les lèvres. Nous n'en sommes pas encore là. Là, nous sommes dans tout le désordre laissé par les enfants et je me dis d'ailleurs que, une fois Irving parti, il faudra sérieusement qu'on se penche sur ça avec les Jace et Jun.

– Ne t'en fais pas pour ça, tu ne savais même pas que tu aurais de la visite. D'ailleurs, je ne suis pas non plus venu les mains vides, disons que j'ai apporté le dessert.

Il lève une boîte en carton qui annonce beaucoup de douceur et de chocolat. Mon ancien élève me connaît bien, j'adore les chocolats. Et mes enfants semblent tous avoir hérité de moi à ce niveau-là. Comme une grande partie de la population, me direz-vous. Il faut être fou pour ne pas aimer le chocolat. Ça ne m'étonnerait d'ailleurs même pas que Dorian Cross et Anja von Duisbourg n'aiment pas ça. À être des monstres, on se fait trahir même pas ses papilles.

Je fais un rapide passage à la cuisine pour débarasser la vaisselle qui traîne alors qu'il me demande une bière depuis le salon. J'ouvre donc le frigo – et, oh, surprise, un cactus dans ledit frigo – pour en sortir deux bouteilles, attrape le décapsuleur au passage, mais boude les verres parce que nous n'avons pas cinquante ans non plus.

– Evidemment que j'ai de la bière, je crie en direction du salon. J'ai trois enfants, comment voudrais-tu que je survive sans ?

J'éclate de rire tout en ouvrant les bouteilles.

– Pas besoin d'aide, on a juste à attendre que le four fasse son travail !

Et que mes enfants finissent de mettre la table. Parce que oui, ça peut être utile les enfants dans la vie. Et bon, vu le désordre qui règne dans l'appartement, ils me doivent bien ça au fond. Ils ont fini d'ailleurs et sortent de la cuisine alors que je jette un coup d'oeil au four. Il ne reste que quelques secondes avant que drrrrriiing. En même temps que le four sonne, j'entends la voix de Jace qui répond à une question d'Irving que je n'ai pas entendu.

– Moi c'est Jace et lui c'est Jun. Et on est pas des terreurs, c'est toi la terreur, maman dit que ses élèves sont des petits monstres !

Je sors la pizza du four en faisant attention de ne pas me brûler avant de rejoindre la petite bande.

– Je te rassure Jace, vous êtes tout autant des petits monstres que mes élèves.

Jace se renfrogne en grognant quelque chose dans sa barbe ce qui me fait rire, alors que Jun se rapproche de moi pour s'accrocher à ma jambe. Il me fait penser à lorsqu'il n'avait que trois ans et que, dès qu'un inconnu débarquait, il se cachait derrière Taki et moi. Les jumeaux faisaient aussi ça, ce qui me fait donc penser que c'est simplement un truc d'enfants.
Mais Jun a bien grandi depuis et je trouve ça étonnant. Enfin… Irving m'interrompt dans mes pensées.

– Ton mari n'est pas là aujourd'hui ?

À ma grande stupeur, c'est Jun qui prend la parole pour répondre.

– Papa est parti faire du foot avec Hana.
– Pour être tout à fait exacte, il l'accompagne à un tournoi à l'autre bout de l'Ecosse, ils devraient revenir demain.

Soupir de Jace qui compte les heures jusqu'au retour de sa sœur.

– La pizza est prête. On va manger ?

Je lance le mouvement pour détourner les pensées de mon aîné qui sourit au mot pizza – je pense sincèrement que certains aliments, comme la pizza, sont tout autant magique que nous vu l'effet que ça fait sur certains – avant de se précipiter dans la cuisine, suivi par son frère.
Je les rejoins pour couper des parts que je pose dans des assiettes, avant de sortir la salade et la sauce à salade du frigo pendant que Jun rempli un pot d'eau en faisant attention de ne rien renverser.