Métro boulot dodo. Dans son cas c’était plutôt téléport, sang, sis’. Encore une journée bien remplie et l’énergie pour le retour à la maison était compliqué. Mais il revenait toujours, presque tous les soirs, sauf quand une mission devait durer plus longtemps. Et il ne pouvait pas se permettre de ne plus faire ses missions, ça aurait été beaucoup trop suspect. Déjà qu’il ne se montrait pas beaucoup chez les parents Soul, m’enfin bon. Besoin d’air, disait-il et qui s’en fichait.

Princesse avait besoin de lui, donc il revenait. Oui la pilule avait été dure à avaler. La vérité était restée coincer en travers de la gorge. Mais, que pouvait il faire à Bleu ?

Le silence avait été assourdissant entre eux pendant quelques temps. Bruyant, douloureux.

Sauf que toutes les relations avec ses frères étaient compliquées, il avait pas besoin qu’elles soient toutes calamiteuses. Et avec Bleu … c’était plus facile. Plus facile de ravaler la fierté, plus facile de faire le premier pas, plus facile de pardonner.

C’était pas la première esclave qu’il perdait. Même si donner c’est donner, reprendre c’est voler. M’enfin bon.

Les relations de Bleu étaient bien trop compliquées pour lui et il avait juste décidé de passer outre et de l’avoir dans sa vie.

Parce que si tout pouvait redevenir comme avant…

Il se téléporta donc directement dans leur buanderie. Affaires au sale, vêtements propres, chaussures dans l’entrée. Il pouvait aller saluer sa sœur.

- Salut sis, bonne journée ? Ça te dirait d’aller voir le désert de sel ?

Il fila dans la cuisine, laissant sa question dans l’air. Il mourrait de faim. Les snacks accessibles, il s’en enfila quelques uns avant de couper des légumes. Il regrettait de ne pas avoir d’esclave pour ce genre de besogne.

Un jour, elle en avait eu marre de fuir tout le monde, tout le temps. Alors elle avait fait ce qu’elle faisait toujours dans ces cas là : se tourner vers l’un de ses frères. Sa chance – dans sa malchance d’être née dans la mauvaise famille – étant qu’elle en avait un certain nombre à disposition. Assez naturellement, son choix s’était tourné vers Red. Étrangement, aurait sans doute conclus la plupart des gens. Néanmoins, il y avait quelque chose de l’ordre de la facilité avec l’aîné des soldats Soul. Il n’avait pas l’intransigeance de Bianco ou la rancœur de Green. Il s’énervait, puis il pardonnait et en venait probablement même à oublier. Surtout si c’était sa sœur la coupable.
Alors Bleuann fuyait toujours, mais plus tout le monde. Son grand frère était devenu son refuge et passer du temps avec quelqu’un qui n’avait pas envie de la tuer – combien même cette personne ressemblait dangereusement à un sociopathe – rendait ses jours sur Terre plus agréable. La journée, pendant qu’il allait bosser, elle s’occupait comme elle pouvait, entre quelques balades et l’apprentissage de l’espagnol. Le soir quant à lui, était devenu beaucoup moins obscur désormais qu’il pouvait être partagé.

La maisonnette qu’ils partageaient étaient à l’écart du reste du monde, si bien que quand le silence se coupait, elle ne tardait pas à en prendre conscience. Red était rentré, et c’est bientôt un éclair qu’elle voit traverser le salon pour se diriger automatiquement vers la cuisine.

– Hello.

Posant ses sudokus, elle le suit et l’observe dévorer à peu près tout ce qui lui tombe sous la main. Elle a l’impression qu’ils ont 20 ans de moins et qu’ils se retrouvent dans la cuisine familiale après une mission de Red tandis qu’elle, encore gamine, se contente des entraînements, rêvant de pouvoir enfin faire honneur à son nom de famille. Nostalgie quand tu nous tiens.

– Tu as une tache de sang sur la joue. Tu devrais l’essuyer avant qu’on aille dans le désert. Je doute qu’on croise quiconque, mais sait-on jamais…

Bleu le suit dans la cuisine pendant qu’il se goinfre avec tout ce qu’il trouve. Les légumes coupés doivent aller dans la poêle mais une bonne partie finit directement dans son estomac. Quelle idée aussi de vivre sur un autre continent que son lieu de travail. Quelle stupide idée.

Il met de l’eau dans une casserole, se sert d’une rune pour la portée à ébullition immédiatement, pour que le riz qu’il y verse cuise plus vite. Dépense d’énergie inutile. Où sont les barres protéinées ?

– Tu as une tache de sang sur la joue. Tu devrais l’essuyer avant qu’on aille dans le désert. Je doute qu’on croise quiconque, mais sait-on jamais…

Il passe sa main dessus. Rouge. Direction le robinet pour se laver le visage. Il murmure un « pardon ». Il arrive directement dans la buanderie pour éviter que sa sœur ne voit les traces de ses missions. Il ne pensait pas que le sang était aller aussi haut. Le col de la chemise était encore impeccable. Il passe donc également ses cheveux sous l’eau, histoire d’être sûr qu’aucune trace de ses méfaits ne restent.

- T’as faim ? Avant qu’on parte pour … euh ?

Aucune idée de combien de temps ils allaient rester au désert.

Où sont ces barres protéinées ?! Il faudra peut être faire un détour avant d’y aller, hors de question d’y aller sans fuel pour le retour. Se serait un coup à … assassiner des gens. Le manque d’énergie le rend… exécrable. Et hors de question que Bleu n’assiste au carnage. Protéger la princesse, n’est-ce pas une des raisons pour laquelle ils sont ici, ensemble ? À l’autre bout du monde tandis qu’elle fuit tout ce qu’elle a toujours connu.

Il avait été heureux qu’elle vienne lui demander de l’aide. Elle avait été toujours aussi si proche de Green. Serait-ce de la jalousie par rapport à leur relation si fusionnelle ?
Green… qu’avait-il fait pour qu’elle mette une si grande distance entre eux deux. Comment ça une bêtise, ou plusieurs sûrement, les Soul les collectionnaient, effaçait leur fratrie ?

Riz cuit, légume cuit, un peu de crème, il dresse par réflexe deux assiettes et les installe à leur petite table.

Il semble gêné en nettoyant la tache qui s’est égarée sur sa peau, alors que ça ne la dérange pas plus que ça. Le sang ne l’a jamais effrayée ; le sang c’est facile. Ce qui la troue de l’intérieur ce sont les émotions qui dégoulinent en cascade. Il n’y a rien de plus terrifiant que le magma de douleur d’un être en train de crever. C’est pour ça que, lorsqu’elle doit tuer, elle le fait toujours rapidement. Ou se barde de runes.

– Pas vraiment.

Elle a perdu du muscle depuis sa fuite, Bleu. Même si son frère l’entraîne régulièrement, ça ne suffit pas à compenser. Et elle passe la plupart de ces journées à flâner. À réfléchir aussi, beaucoup. Être seule avec ses pensées n’est pas toujours très bon et, depuis quelques temps, une question flotte sur ses lèvres. Alors, tandis qu’il prépare deux assiettes, elle la laisse s’échapper du coffret un peu précieux qu’est sa bouche.

– Tu crois que les sorciers noirs peuvent véritablement aimer ?

Elle ajoute en s’asseyant, sa fourchette dans une main alors qu’elle sait qu’elle ne grignotera pas plus de trois grains de riz :

– Green et Anja par exemple, tu crois que c’est… c’était sincère entre eux ?

Elle n’a pas besoin de poser la question par rapport à ses parents. Il était bien certain que Allen et Arya Soul n’avaient jamais plus éprouvé l’un pour l’autre que de l’admiration et une volonté de briller ensemble. Et encore, même ça paraissait beaucoup.

Sa sœur a pas faim. Tant pis se sera pour plus tard. Une autre part ou quand la faim lui trouera l’estomac. Ça lui fera pas de mal de manger un peu de toutes façons.

– Tu crois que les sorciers noirs peuvent véritablement aimer ?

La question en suspend reste dans l’air. La fourchette pleine de Redwan également, devant sa bouche ouverte. Il la laisse retomber doucement, ferme la bouche et avale plutôt un verre d’eau.

– Green et Anja par exemple, tu crois que c’est… c’était sincère entre eux ?

Mettons un deuxième verre d’eau. Et un dernier troisième.

- Je suis mal placé pour parler de Green et Anja. Tu connais les relations que j’ai avec notre frère donc … il fait bien son affaire. Et je suis loin d’être assez proche d’Anja pour savoir ça.
…
Pour ce qui est du reste, je pense que tu le sais mieux que moi.

Il la regarde par dessous ses cils. Elle n’aurait pas attaqué le manoir pour une relation sans lendemain. Elle n’aurait pas repris son cadeau pour quelqu’un qu’elle n’appréciait pas. Elle n’aurait pas sauvé une humaine pour quelqu’un avec qui elle n’aurait pas de sentiments.

Et il avait plein d’autres exemples en tête. Ce connard de Callaghan en dépression permanente après qu’on l’ai vu batifoler de partout. C’est bien que ça fait mal. C’est bien que c’était puissant. C’est bien que y avait de l’amour.

Redwan n’était jamais tombé amoureux. Il avait des amis, plus ou moins proches, des conquêtes avec qui il s’entendait plus ou moins bien. Serait-il capable de tomber amoureux un jour ? Il n’en savait rien, il s’en foutait. Trouver quelqu’un avec qui partager sa vie n’était pas dans ses priorité, c’était même très très très loin dans sa liste, voire pas présent du tout.

Mais il sait à quel point il aimait ses frères, c’est encore le cas, d’une certaine manière. Il sait à quel point il aime sa sœur. Donc, quelque chose de similaire, pourquoi se serait pas possible ?

- je pense que c’est une question de personne, de personnalité, plus de sorcier noir ou pas. Mais oui Bleu, je pense que c’est possible.

Ne sois pas brisée petite sœur, pas une fois de plus, revis et envole toi gaiement, là où t’as envie.

- Hmm.

La réponse de son frère, loin de vraiment la convaincre, la laisse dubitative. Il faut dire que c'est le genre de conversation qu'elle aurait préféré avoir avec Green. Mais la couleur verte ne lui parlait plus, la couleur verte avait peut-être même un peu des envies de meurtre sur sa personne alors il fallait se rattacher à ces réponses fournies entre trop de verres d'eau. Se laissant tout le temps de réfléchir en débarrassant les affaires, elle va ensuite jusqu'au frigo pour en sortir deux crèmes dessert à la vanille qu'elle pose sur la table. Bleu n'a toujours pas faim, mais il y a perpétuellement une place pour les desserts dans son ventre. Si elle pouvait se nourrir que de ça... c'est un peu le cas, en fait.

- Et toi, ça t'es déjà arrivé ?

C'était dur de l'imaginer se laisser charmer par quelqu'un. Par quiconque. Pas d'un point de vue sexuel, contrairement à Bianco dont elle était quasiment certaine de la virginité - il n'y avait que le pouvoir qui pouvait le faire jouir - elle avait eu trop d'échos de ses frasques pour ignorer qu'il s'épanouissait pleinement à ce niveau. Mais existait-il quelqu'un pour qui il était prêt à faire tout vaciller ? À attaquer ses propres frères et sœur ? Aider une esclave à s'évader ?

- J'ai l'impression que je me suis perdue en chemin. Que je ne suis plus vraiment une sorcière noire.

Alors que ça avait fait partie intégrante de son identité toute sa vie. Tout comme sa relation avec Green, d'ailleurs. Désormais, que lui restait-il encore ? Et, plus important, qui était-elle ?