Les yeux rivés au plafond, les doigts encore lourd du gras du kebab, Carla décuve de sa matinée encore plus mouvementée que sa soirée. L’envie de se rouler un joint pour tâcher d’oublier l’échange qu’elle vient d’avoir avec Harry est tentant, mais elle sait que Luka ne devrait pas tarder à rentrer et son corps a de toute manière déjà bien assez d’excès à purger. Au lieu de ça, elle sort son téléphone et la photo de Louis en fond d’écran la fait sourire. L’humaine a envie d’entendre sa voix, de caresser son odeur, mais l’exorciste est en mission pour la semaine et il est impossible de le contacter.
Au lieu de son nom, c’est donc vers un tout autre numéro que pianotent ses doigts.

Quelques sonneries à peine avant qu’une voix familière ne perce l’autre bout du combiné.

– Salut.

Aucune question phatique n’enchaîne à ce début de conversation ; Carla estime qu’ils se connaissent trop bien pour se passer de ces fausses conversations. Surtout que son ami doit se douter qu’elle ne l’appelle pas simplement pour prendre des nouvelles ; elle fait partie de la génération qui préfère les messages aux appels.

– Je suis à Londres pour le weekend et j’ai vu Harry.

Elle s’empresse d’ajouter, pour éviter toute confusion :

– On s’est croisé par hasard.

Pas que Ian puisse imagine qu’elle est retombée dans ses démons, emprisonnée dans les bras aux brûlures de clope et à l’odeur du sang.

Quand mon téléphone sonne, je prends malheureusement le temps de danser dessus avant de répondre. Il est bientôt midi, j’ai faim et je cuisine en jogging dans l’appartement. Évidemment Autumn n’est pas là, mais j’en saurai plus ce soir sur des bails de résistants. Je me sens incroyablement coupable de ne pas en faire partie et en même temps, je me sens comme un vétéran de la Grande Guerre, prêt à hurler au moindre sifflement, à me parler à moi même face aux tranchées et

bref

je réponds.

– Salut.
— Salut.
– Je suis à Londres pour le weekend et j’ai vu Harry.

Ah d’accord ?

– On s’est croisé par hasard.

Ah d’accord.

— Ouais, ça devait finir par arriver j’imagine. Comment est-ce que tu vas ?

Je me dandine, mal à l’aise. Carla est mon amie (non en vrai, amie est un terme un peu chelou qui ne décrit pas vraiment l’amour qu’on se porte. Même amour semble chelou dit comme ça. Carla c’est Carla, c’est sous la peau et c’est très bien comme ça) et je ne sais pas trop ce que Harry lui a dit. Le pire c’est que je l’aime bien. J’aimerais dire que non, que c’est une ordure et un détritus mais je pense au bruit que fait un club de golfe quand il s’enfonce dans le crâne d’un humain et de la vibration qui revient dans mes doigts et je ne pense plus rien.
Moi aussi je voudrais reprendre des choses et moi non plus, je n’en aurais jamais l’occasion.
J’ai les mains qui tremblent en touillant la sauce et m’en vais attraper un des chats pour le serrer contre mon coeur. Ronronne pour moi, minou minou.

Une mouche tourne au plafond, emplissant le silence de son bourdonnement. Des yeux, Carla la suite descendre en direction de la fenêtre – fermée, elle ne pourra pas ressortir. Pivot sur le lit, elle coince le téléphone entre son oreille et le coussin pour entendre la réponse de Ian.

– Mouais. C'est quand même ironique qu'on se croise à Londres alors qu'apparemment il habite juste à côté de chez moi à Edimbourg.

Carla a sciemment ignoré la question, incapable de déterminer comment ça allait. La question de Harry tourne dans sa tête avec beaucoup trop d'insistance. Pourquoi garder ça si longtemps dans ton cœur alors que ça nous arrive à tous. Sa manière de banaliser ce qu'il a fait l'éviscère et pourtant elle ne peut s'empêcher de se demander si elle en fait trop. Si elle doit se conformer à ce bullshit qui dicte aux femmes de redouter les viols ou d'être violer puis de tourner la page.
Et si elle n'a pas envie de tourner la page ?

– Tu le croises parfois chez Orpheo ? On en a jamais parlé en fait.

C'était Louis qui lui avait appris le revirement de camps de (l'ex) sorcier noir.

Je tourne en rond. J’ai envie de m’ouvrir une bière pour que l’alcool ponce les coins un peu trop aiguisés de cette discussion. Je sais qu’elle ne va pas être plaisante et que je serai sûrement trop pataud pour ne pas casser quelque chose ou blesser Carla ou lui donner des réponses qu’elle ne veut pas. Je pourrais utiliser mon don mais il est épuisant à utiliser via un téléphone. Le chat ronronne alors que je m’assieds sur le canapé. Je pense que y’a des aimants à magie et que Carla en fait partie. Elle n’a quasi pas de potes non doués. Et je crois au destin. Après tout, pourquoi le sien serait-elle moins cruel que les nôtres ? Je me mords la langue, je n’ai pas envie qu’elle pense que Harry la suit (parce que je ne pense pas que ça soit le cas) et pas envie qu’elle interprète mes paroles, quelle que soit ma réponse (du coup je ne réponds pas alors qu’elle embraye, frontalement).

- eeeeeehhhh ouais, je le croise souvent. Il est à la sécurité et je suis sur le terrain, c’est souvent lui qui a mes arrières quand on sort. Ils pensent que parce que je suis empathe je pourrais sentir un sale coup venant de lui.

Évidemment c’est compliqué de lui avouer ça mais d’un autre côté je ne compte pas lui mentir. Autumn ne pense pas que le destin ne nous lâche à la gueule que ce qu’on peut survivre et moi non plus mais je crois que Carla peut survivre à moi parce que j’ai à cœur qu’elle reste dans ma vie pour toujours. Mais qu’elle me connaisse moi, pour de vrai. Pas mes esquives ni mes demi vérités.

- Et nous les soldats d’orpheo c’est comme chez les non doués de l’infanterie. On attend énormément les ordres, la suite sur le terrain, l’arrivée des spécialistes ou quoi. Parfois on dort là-bas et on est relevés qu’au matin, parfois on attend les teleporteurs super longtemps pour qu’en fait ça soit des véhicules qui nous rapatrient puis des trains et c’est infini. Donc on se voit ouais. Mais jamais en dehors du taf.

Je sais même pas pourquoi je le précise. Tout fait de la peine à Carla, avec sa peau aussi fine que de la soie.

Le proverbe dit qu’un silence vaut mille mots. Carla cependant, évitait de trop croire à cet adage, car elle se doutait que si elle avait mieux su écouter les silences, les débuts avec Louis aurait pu être beaucoup plus faciles. Plutôt qu’il s’enfonce dans une relation avec une autre qui lui briserait le cœur pendant leur adolescence. Plutôt qu’en seule réaction elle fuit absolument tout le monde et s’enfonce, une fois de plus, dans tous ses démons. Faut croire que la fumée de la cigarette, l’odeur de l’ivresse et la crasse des joints lui collaient à la peau depuis environ toujours. Trente ans et toujours les mêmes béances, trente ans et toujours la même incapacité à écouter le silence. Au moins les mots, eux, savaient lui parvenir, et elle écoute en silence avant d’exploser en murmure.

– Hmm.

Elle se dit que c’est stupide de mettre quelqu’un comme un sorcier noir repenti sur les arrières de quiconque. Il a déjà le couteau pour le planter dans le dos de Ian et elle ne supporterait pas que Harry puisse lui prendre quoi que ce soit d’autre. Il a trahi une fois son camp, qu’est-ce qui le retient de trahir une fois de plus? Carla ne connait pas bien la magie, ne sait pas si l’empathie de Ian pourrait être contournée. Mais ça lui paraît bien dangereux de parier sur un type comme lui.
C’est au tour de son silence de parler avant qu’elle ne reprenne la parole.

– Tu crois que je dramatise trop ? Que je devrais lui pardonner de m’avoir… tu sais… violée – le mot roule douloureusement dans sa gorge alors qu’au fond ce n’est qu’un mot.

La mouche a abandonné la vitre pour venir virevolter sous le nez de Carla et l’humaine ne peut s’empêcher de se demander si Harry était du genre, enfant, à leur arracher les ailes.

(coucou c'est Ian)

Qu’il est difficile de trouver les mots qu’on veut dire quand on est au téléphone. Et quand on est moi. Il serait plus simple de trouver un téléporteur, d’arriver chez Carla, et juste allumer un joint. Dire rien. Je n’ai jamais joué la carte du loup, de mémoire, à me rouler en boule auprès d’elle, je suis toujours resté humain. Je crois que c’est parce que je suis suffisamment à l’aise pour être moi.
Ça arrive si peu.

– Tu crois que je dramatise trop ? Que je devrais lui pardonner de m’avoir… tu sais… violée.

Je déglutis et me relève pour tourner en rond une fois de plus. Le feu me monte au joue et je m'oblige à faire comme Autumn me force à faire quand elle a l'impression que je vais me déchirer et exploser : respirer.
Je sais qu'il l'a violée.
Mais savoir et l'entendre sont deux choses différentes et je me sens subitement atrocement coupable de trainer avec lui, je devrais le juger pour ce qu'il a fait (et on devrait me juger pour ce que j'ai fait) et on finirait probablement seuls dans la même cellule, mais au moins je laisserai pas couler ces actes de torture.
Je sais pas je sais pas je sais pas.

— Non ?

Pourquoi est-ce que je sonne comme une question ? J’ai envie de lui demander qui essaie de lui mettre ces idées dans la tête (sûrement pas Louis) mais elle vient juste de me dire qu’elle avait croisé Harry. Peut-être que d’une certaine façon elle l’aimait bien, et elle voudrait retrouver un statu quo ? Peut-être que c’est lui qui lui a dit de passer l’éponge ? Quel connard.

— Pourquoi est-ce que tu lui pardonnerais ? C’est absurde.

C’est absurde et je ne suis pas psy. Mais la défense d’Harry est maigre : il peut pas dire qu’il a pas fait exprès ou qu’il ne voulait pas. C’est arrivé et même s’il est désolé (est-il désolé ????) c’est comme dire pardon à un vase brisé, il redevient pas un vase avec des excuses.

— Sauf si ça te pèse et que euh, t’aurais besoin de ça pour avancer ? Je sais pas, Carla, je croyais que tu voulais essayer de le tuer. Même si ça règle pas trop les problèmes, si le fait de le croiser en est un, au moins ça au moins c’est sûr, tu le croiseras plus.

Je sais plus si je lui ai déjà dit avoir assassiné mon propre père mais bon ?

Elle ne sait pas si Ian pense les mots qu’il dit. Sûrement. Leur relation est basée sur beaucoup de choses bien trop complexes à exprimer, mais certainement pas des mensonges. Amitié – amour ? – précieusement rangé dans une boîte en ferraille à côté de leur cœur. Est-ce parce qu’elle n’a plus vraiment de famille que les gens qu’elle aime comptent autant dans sa vie ? Ou parce qu’ils avaient vécu des choses si laides qu’il ne leur restait plus que l’amour auquel se raccrocher ?Louis, Ian, Luka, Ange. Des racines solides auxquelles se rattacher. Sylvester, vieille branche – il ne serait probablement pas ravi de l’entendre l’évoquer ainsi – à laquelle on s’accroche.

– Ouais, je croyais aussi. Puis il m’a filé une lame et la possibilité de l’égorger en pleine rue, mais j’ai pas pu. J’ai eu l’impression que de le buter c’était comme lui pardonner. C’est peut-être moi qui suis absurde dans le fond.

Un soupir écorche ses lèvres alors qu’elle se redresse pour se rouler un joint. Tant pis pour Luka, iel comprendra. Iel comprenait toujours ce qui déferlait sur Carla et qui mourait dans ses yeux.

– Il a dit qu’il comprenait pas pourquoi ça me touchait autant alors que ça arrivait à tout le monde. C’est quoi pour des putains d’excuses ça ? C’est pas parce que ça arrive à plein de gens qu’on doit accepter ça.

Le briquet craque au bout du bâtonnet entre ses lèvres.

– Je le déteste. Et ça m’énerve de le détester, j’aimerais tellement juste arriver à un stade où j’en ai rien à foutre celui.

C’était étrange, parce qu’elle avait l’impression qu’avec Dorian ça avait été beaucoup plus facile de s’en remettre, combien même les conditions étaient atroces et destructrices. Peut-être que c’était parce que Harry, lui, elle en avait été amoureuse ? Peut-être parce que dès lors qu’on ressentait quelque chose pour quelqu’un, il n’était plus possible de s’en défaire et que la seule solution restait la fuite dans la haine.

— Imagine, tu vois un chien d’attaque genre qui fait que aboyer et que mordre. Genre tu… t’en approcherais probablement pas, ou alors muselé ? Tu lui en voudrais pas d’avoir mordu si jamais il te mord parce que en soit on lui a dit toute sa vie que c’était exactement ça qu’on attendait de lui.

J’ouvre un bocal et tire un joint. Un des chats se réveille instantanément mais désolé gros, c’est pas le pot d’herbe à chat. Je me fais miauler dessus et je souffle sur ses oreilles pour qu’il se tire. S’il veut qu’on règle nos comptes à coup de pattes sur le crâne, c’est pas le moment. Je l’allume et tire une latte.

— Mais d’un autre côté, même si tu lui en voudrais pas ben, tu voudrais pas trainer pour autant avec lui, si ? Tu sais qu’il est capable de mordre et t’as aucun intérêt de retenter l’expérience. Aucun intérêt d'essayer de le faire changer. Aucun intérêt de l’abattre non plus genre, s’il pouvait juste être envoyé au Pérou, tout le monde serait content, et pour autant t’aurais pas mis de l’énergie dans un meurtre ?

Je m’étale dans le canapé, prêt à faire fusion avec lui. On croyait, avant la guerre, que la plupart des blessures étaient réparables avec la magie, mais on sait maintenant que tout à une limite et que nos séquelles seront gravées à jamais.
Comme celles de Carla.
Je pense à Nawel qui a eu un tympan entièrement détruit et qui a cru pendant des semaines qu’elle pourrait s’en faire poser un faux ou repousser un, et qui continue de claquer des doigts à côté de son oreille, encore surprise de ne rien entendre.

— Tu veux que j’essaie de m’arranger pour qu’il soit affecté en dehors de l’Europe ?

Pas dit que j’ai encore les capacités, étant donné que c’est pas vraiment ma team qui a gagné la guerre, mais sait-on jamais.

Il avait fallu piquer un chien récemment au cabinet. Trop agressif, il avait mordu plusieurs fois sa propriétaire. Jusqu’au jour où il avait fini par mordre un enfant à la tête, l’éborgnant pour toujours. Carla avait dû s’en charger ; ce n’était pas la première fois qu’elle euthanasia it un animal, mais d’habitude ils étaient en fin de vie, blotti dans les bras de leur propriétaire, à souffrir de martyr. D’habitude ça avait un sens. Là, elle était seule avec le canidé muselé qui l’avait regardée de ses grands yeux sans comprendre, toute trace de violence ayant soudain déserté.
Ça l’avait poursuivie dans de nombreux cauchemars.
Est-ce que le sang de Harry sur ses mains aussi, l’aurait poursuivie ?

– Mais dans ton histoire, ce chien je le connais pas, alors que dans la mienne…

Elle s’interrompt soudain, se sent à la fois ridicule de ce qu’elle s’apprête à dire et consciente que ça puisse être compliqué à entendre pour Ian. Encore une fois cependant, il n’y avait pas la place pour les mensonges entre eux. Simplement certains non-dits, qui finissaient un jour ou l’autre par percer.

– Je l’ai aimé, je crois.

Alors si ça lui avait autant percé le cœur d’euthanasie un chien qu’elle ne connasissait même pas, qu’en aurait-il été si elle l’avait connu depuis toujours, s’il avait été la seule avec qui il aurait joué, se serait laissé caresser, aurait établi toute une relation avec elle ? Harry n’avait pas seulement mordu, il avait trahi et déchiré son cœur.
Finalement, c’était peut-être pour ça que c’était plus simple avec Dorian. Il était ce violeur surgi d’une ruelle sombre, cet inconnu aux contours monstrueux, ce chien qui était en fait un loup prêt à bondir. Harry elle avait déjà couché avec. Plusieurs fois. Elle avait eu l’impression de nouer une véritable complicité avec lui, de voir poindre une lueur sous la couche de crasse des sorciers noirs.
À croire qu’elle avait eu tort.

– Ouais. Ouais ça serait bien de le savoir de l’autre côté du monde et pas au bout de ma rue.

Elle aspire sur son joint tout en se demandant si c’est véritablement possible, si toute cette histoire peut avoir une fin. Leur destin sont trop bizarrement mêlé que le fait qu’il soit à Edimbourg, Londres ou Lima ne change pas l’idée qu’ils finiront toujours par retomber l’un sur l’autre. Inlassablement.