Elle gare la voiture dans l'allée avec précaution.
Elle s'enfonce dans son siège, prend une profonde respiration et essaye de se détendre. Mais c'est une tâche plutôt ardue, avec cette chaleur.
Météo schizophrène : hier encore, il pleuvait des cordes et aujourd'hui, elle pourrait le jurer devant dieu, il doit faire 35°C. Au bas mot.
La sueur dégouline de son front, roule sur ses joues, perle sur ses lèvres avant s'écraser sur le sol. Complètement collés au volant, ses doigts lui donnent cette désagréable impression de n'être qu'en caoutchouc.
Elle grince des dents. Il fait si chaud. Si chaud pour une fin d'Avril.
Avec une exaspération mesurée, elle se penche, coupe le contact, prend sa mallette et s'extrait de l'habitacle avec difficulté.
Qu'est-ce qu'elle ne donnerait pas pour un peu d'air frais.
Quand elle atteint la porte de la maison, elle traficote la serrure sans aucun problème. Et dire que ces satanés humains se croient à l'abri du danger si aisément ! Qu'ils soient doués ou non d'ailleurs ! Quelle ironie.
Quand elle pénètre dans le vestibule, elle constate avec soulagement que la climatisation a été enclenchée par Rebecca. Quel soulagement, elle qui pensait devoir le faire elle-même !
Elle traverse nonchalamment la cuisine, la maîtresse de maison profitant actuellement de la douche à l'étage. Bah ! Elle la dérangera plus tard de toute manière et là, ce qu'il lui faut, c'est un bon verre bien frais. Et elle ne cracherait pas sur un verre de coca, tient !
Elle se dirige vers le frigo en inox et, entre temps, semble fascinée par le reflet qu'elle aperçoit sur la porte. L'inox brossé lui donne l'allure d'un fantôme. C'est assez risible.
Bon. Le frigo lui propose de la bière et du coca. Parfait. Elle s'empare de sa boisson, la décapsule et s'assoit à la table. Elle descend la bouteille en 20 secondes.
Il lui faut autre chose alors elle prend sans aucune hésitation la seule bouteille de bière qu'il restait, bien qu'elle ne soit pas vraiment ce que l'on pourrait qualifier de ''grosse buveuse''. Mais qui était-elle pour dire non et refuser ainsi l'hospitalité de son hôte ?
Tout en écoutant le bruit de la douche, elle sirote tranquillement sa boisson. Mmh... la part de pizza qu'elle a repéré lors de sa première visite lui tend les bras, là, dans le frigo. Elle hausse les épaules. Pourquoi pas ? Ce n'est pas comme si elle devait faire attention à son poids, après tout.
Bon. Pas le temps de se détendre. Elle se serait bien allongée dans le canapé du salon pour faire une petite sieste mais là, ce n'est franchement pas le moment. Dommage.
Elle engloutit ce qui reste de pizza, l'arrose avec le fond de bière, ramasse sa mallette et se rend à l'étage.
Dans la chambre, la stéréo entonne ''Enjoy the Silence'' de Depeche Mode. Une des favorites d'Isaya. Elle s'entend la fredonner tout en posant ses affaires sur le lit. On dirait bien que l'air va la hanter encore quelques temps...
Elle s'assoit à côté de la mallette, l'ouvre avec délicatesse pour en sortir une craie. Elle commence à tracer des runes au sol, histoire que Rebecca ne se téléporte pas pendant leur petite affaire : ça risquerait de la contrarier affreusement. Tout comme Santiago, qui plus est.
Une fois son forfait accomplit, elle s'étend dans le fauteuil qui prend place près de la fenêtre, s'empare du journal pour en lire les gros titres : elle se demande si les médias n'inventent pas la moitié de ces articles, juste histoire d'augmenter leurs ventes.
Un article en particulier attire son attention : un type terrorise Londres, la sublime. Il tue des femmes. Torture, viol, homicide, rien que ça !
Elle entend la douche s'arrêter mais n'y prête pas plus attention : on vit vraiment dans un monde de fous, quand même !
Deux minutes passent et elle est toujours accaparée par le journal, quand Rebecca se décide à sortir de la salle de bains. Elle baisse le journal et la regarde s'essuyer les cheveux avec une serviette immaculée, dans un bain de vapeur et d'odeur de lotion pour la peau.
« Putain, vous êtes qui ? »
***
Délectation. Oui, c'est le mot. Elle avait adoré la scène. Poétique. Saisissante. Magnifique.
Il avait fallu qu'elle la filme, comme à chaque fois d'ailleurs, bien qu'on lui ait sans cesse répété qu'elle ne devait laisser aucune preuve de son passage derrière elle.
Cependant, elle n'arrivait pas à s'interdire ce ''petit plaisir'' qui lui procurait tant de frissons.
Le rouge est décidément sa couleur favorite.
Et quel spectacle ! Quelle mise en scène ! « Enjoy the Silence » tournait en boucle pendant qu'elle entendait la jolie Rebecca hurler de douleur. Lorsqu'elle imaginait avec délice les flammes -qu'elle avait créé de son propre chef- lécher sa peau nue et son visage impur se déformer par la souffrance, elle en tremblait de bonheur.
Elle regardait les flammes s'élever vers le ciel, tandis que les cris déchirants de Rebecca transperçaient le silence de l'allée.
A la base, Lytel n'avait rien contre les sorciers cependant, elle n'était qu'une élémentariste qui ne faisait qu'exécuter les ordres de son organisation.
Rien de plus. Rien de moins.
Elle avait au moins le loisir de prendre son pied : elle ne s'était jamais autant amusée, avant de faire partie de Santiago. Jamais.
Si seulement son fils, son Isaya pouvait devenir comme ça.
Digne de sa famille. Digne de Santiago. Digne d'elle.
***
C'est avec une certaine appréhension que je m'avance jusqu'à la porte. Et que je frappe.
Une minute passe avant que maman ne finisse par arriver. La porte colle au chambranle et il faut qu'elle tire fort pour arriver à l'ouvrir.
Dans l’entrebâillement, je vois sur son visage une expression relativement inquiétante, comme si elle essayait de digérer une très mauvaise nouvelle.
Maman est en colère. Maman est toujours en colère quand je suis en retard pour le déjeuner.
« Maman, tu es superbe. Comme toujours.
- Cesse de faire l'enfant, Isaya. Tu sais quelle heure il est ? »
Je hoche la tête, rougissant et honteux. Il est pas loin de 14h.
« Oui maman. Je sais. Je suis désolé. »
Elle me regarde d'un air dur, plein de reproches en tout genre. Puis, elle me claque la porte au nez.
Un soupir franchit la barrière de mes lèvres.
J'entends le cliquetis de la chaîne de sécurité, puis la porte s'ouvre à nouveau.
Sans plus attendre, je pénètre dans son appartement (qui jouxte le mien) tandis qu'elle referme la porte derrière moi d'un coup sec.
À chaque fois que j'embrasse ma mère sur la joue pour la saluer, la douceur et la fragrance de sa peau, identique à du sucre glace, me frappe de plein fouet. Là cependant, je décelais comme une odeur de brûlé assez désagréable.
« Maman, tu sens le... le brûlé. Tu n'aurais pas... ?
- Silence. Je me suis contentée de faire ce que tu aurais dû faire depuis longtemps. Au lieu de ça, tu as préféré aller voir cette traîtresse de Remy. Je n'ai fais que mon devoir. Idiot. »
Je me sens pâlir, tout d'un coup.
« Tu... tu n'as pas... T-tu n'aurais tout de même pas...
- Cesse de faire l'enfant Isaya ! Tout ceci n'est pas un jeu ! Arrête de te comporter en pleurnichard, veux-tu ! Tu n'es pas une poule mouillée !
- Maman. Tu... t-tu as tué quelqu'un. Tu... tu as assassiné une femme ! Une jeune femme ! Un être humain ! Un être...
- Elle ne méritait pas de vivre.
- Sous quel prétexte ?
- Celui de Santiago, évidemment. »
Je ne répondis pas, trop horrifié par ce qu'elle venait de me dire. De m'avouer. Or, je savais que ce n'était pas la première fois.
Sa première fois.
Oh ça, je ne m'en souvenais que trop bien !
Pour ma mère, tuer quelqu'un relevait de la partie d'échecs. Ce n'était rien de plus qu'un passe-temps. Un loisir.
Le souci, c'est que moi, je ne suis pas du genre à cautionner ça. Surtout que son indifférence fait remonter à mon bon souvenir quelques scènes de cauchemars.
Si faible. Pris de convulsions, de vertiges, je me dirige gauchement vers la table de la salle à manger. Seigneur...
Je me saisis d'un dossier de chaise et m'y accroche, le temps que les mauvais souvenirs s'éloignent.
« Tu es d'un pathétique. Indigne. Indigne d'être mon fils.
- Je ne veux pas... je ne veux pas être un monstre... je...
- Je ne vois pas le rapport : je ne fais que servir une noble cause.
- Une noble cause ? Une noble cause... une noble cause... une... une noble...
- Ta Sakura est une Cross. Les Cross sont réputés pour être des barbares avides de sang. Ça ne t'as nullement empêché de t'amouracher d'elle, idiot !
- Sakura... elle n'est pas...
- Silence. Silence, je ne veux pas entendre tes excuses. Et si c'est pour t'entendre geindre, va-t-en. Va-t-en et ne reviens que lorsque tu auras les idées plus claires. Même si ça doit te prendre des années. Dégage. »
Bien qu'elle me dise ça à chaque fois qu'elle est furieuse contre moi, je reste interdit et fixe avec intensité ses grands yeux verts, encadrés par ses longs cheveux roux.
***
Qu'est-ce que je suis censé faire, moi, dans ces moments là ? Je ne peux pas tourner le dos à ma mère : ce serait comme piétiner le peu qui fait ma vie.
Mais en même temps... en même temps...
Flashback...
Je ne veux pas mourir. Je ne veux pas mourir. Je ne veux pas mourir. Je ne veux pas mourir.
Dans une litanie sans fin, cette phrase virevoltait dans sa tête comme un papillon dans les airs.
Sa vue était obstruée par la pluie battante et par les larmes amères qui perlaient le coin de ses yeux. Elle courait. C'était tout ce qui lui restait. Courir. Elle courait aussi vite que ses pieds le lui permettaient. Ses pas résonnaient encore et encore dans le silence de la nuit, dans les flaques d'eau qui jonchaient le sol qu'elle foulait. Elle courait à en perdre l'haleine, à s'en briser le cœur, à s'en péter les poumons.
Une course infernale dont elle était le martyr.
C'était à la vie, à la mort.
Depuis combien de temps courait-elle, les sens en alerte, le souffle court, les yeux écarquillés d'une terreur sans fin qui observaient avec fugacité les alentours, les lèvres tremblantes et les ongles plantés dans la chair de ses mains en sang, vestige de son angoisse ? Une douloureuse éternité. Les secondes étaient des heures. Les rues sombres qui défilaient devant ses yeux débordant de terreur se ressemblaient toutes.
Pitié ! Pitié ! Pitié ! Pitié ! Je vous en prie mon dieu ! Je ne veux pas mourir ! Pas maintenant ! Par pitié !! Non ! NON !
Il fallait que elle trouve le moyen de se sauver, même si une voix au plus profond d'elle lui susurrait sans relâche que cette soirée serait sa dernière.
Des mèches de cheveux blonds comme les blés dégoulinant de pluie tombaient sur son beau visage déformé par la terreur.
Un sentiment d’impuissance lui torturait le ventre, prenant racine là, dans ses intestins, la submergeant par vagues. Chaque minute qui passait était une lente agonie.
La course du temps se précipite, lui échappe.
Son regard ? Suppliant. Emplit de peur.
Une lame de douleur, aiguisée comme le tranchant d'un rasoir, remonte de son estomac jusqu’à son cœur, brisant toute tentative de combat raisonné contre l’incompréhensible. Comment avait-elle pu en arriver là ? Qu'avait-elle bien pu faire pour subir un tel châtiment ?
Elle courait toujours et l'impression de tourner en rond la poussait lentement à céder à la panique. Le chasseur se rapprochait. Indubitablement. Inéluctablement. Elle le sentait.
Un goût amer envahissait sa bouche et martyrisait sa langue : il prenait plaisir à la traquer.
Un coup de tonnerre la fit perdre pied un instant. Elle poussait un chapelet de cris déchirants entre deux sanglots, comme si une vague de folie s'était emparée de son corps tout entier. Elle n'arrivait plus à se contrôler.
Portofino était son rêve. Voilà qu'en cette nuit d’automne, cette ville paradisiaque était devenue son pire cauchemar.
Et voilà la fausse note que le chasseur attendait de sa proie : en voulant accélérer, elle trébucha et sentit le sol se rapprocher d'elle à une vitesse fulgurante. A nouveau, la violence du choc et la froideur de la terre lui arracha une plainte lancinante.
Cette fois, c'était fini. La terreur la paralysait entièrement et embrumait son cerveau. Finie. Elle était finie. Ses jambes refusaient de la relever. L'énergie du désespoir l'avait complètement désertée.
Il était tout proche maintenant.
« Je vous en prie ! Pitié ! Pitié ! Je vous en supp... »
Le poing qui s'abattit sur son visage la fit taire en un instant.
Pleurant de douleur et de peur, haletante, elle avait posé ses mains tremblantes sur la joue pour atténuer la souffrance qui ankylosait la moitié de sa figure. Le goût âpre du sang dans sa bouche la fit tousser et cracher ses entrailles. La face presque contre terre, elle aperçoit entre ses larmes une de ses dents.
Sa voix n'ose plus sortir de ses lèvres mais elle entend distinctement les sanglots d'un enfant se mêler aux siens. Elle relève la tête, pensant que ses parents se trouvaient forcément dans le coin. Peut-être pourraient-ils l'aider ? Peut-être viendraient-ils pour la sauver ?
C'est alors qu'elle remarque que les pleurs du petit étaient très proches d'elle.
Un peu trop proches.
Un peu comme s'il assistait en direct à la scène.
« Maman ! Maman arrête ! J'ai peur ! S'il te plaît, ne fait pas de mal à la dame ! Laisse-la s'en aller ! Maaman !! »
C'est alors que les coups fondent sur elle tels la pluie torrentielle. Elle se met en boule et ses bras frêles couvrent son visage baigné de larmes. Son corps menu ne tient pas le choc : dans une supplication inaudible, elle perd connaissance. Fin du flashback...
Un jour, ma mère m'a emmené à la chasse.
Sa proie s'appelait Emma. Emma Corrigan. Elle avait 19 ans et ses parents avaient trahi Santiago.
Ma mère l'a brûlée vive.
Sous mes yeux.
J'avais 10 ans.
Aujourd'hui encore, son nom, son visage, ses cris de terreur hantent mes nuits.
« Excusez moi monsieur, vous savez où se trouve la pharmacie la plus proche ? »
Je relève la tête, pensant que l'on s'adresse à moi. Un homme, la vingtaine, se dresse à mon côté. Un japonais. La personne à qui il parle le fixe d'un air étrange, avant de dire :
« Что? Что вы хотите? Вы не видите, что я нахожусь в отпуске здесь? Доггон... »
- Spoiler:
Quoi ? Qu'est-ce que vous voulez ? Vous ne voyez pas que je suis en vacances ici ? Nom de dieu...
Puis le russe s'en va sans un regard en arrière. Furieux, certes, mais sans même regarder le jeune garçon qui semble totalement perdu.
Je rougis tout d'un coup. Je sais que je me mêle de ce qui ne me regarde pas mais...
« N... navré de vous déranger... mais s-si c'est bien la pharmacie que vous cherchez, elle n'est... pas bien loin... »
Je lui indique la rue à gauche, puis fixe mes chaussures, gêné.
« Je... n'ai pas grand chose à faire et... je dois y passer pour m'y acheter des médicaments... je peux vous accompagner, si vous voulez... Enfin je veux dire...»
Je n'ai plus de somnifères ni de fluoxétine.
Et je sens que mes nuits vont être agitées, dorénavant.
Et pendant un bon bout de temps.