Lorsque nous étions morts, l'odeur des silences maintenait le diable à distance.

Les mots étaient partis.
Il ne sait pas où, d’ailleurs peut-être n’a-t-il pas cherché. Pas à pas la vie avec Anja avait muré Green dans des couloirs secrets, des coursives sombres de la maison interdites aux visiteurs. Il s’était caché à l’intérieur de lui-même et il agissait sur ses instincts. La douceur du soleil sur sa peau nue, l’odeur du café le matin qui chatouille le nez avant d’avoir le palais, la satisfaction des besoins primaires dans le lit qu’il partage avec sa femme.

Green, désormais, c’est le tout petit humain caché sous l’immense enveloppe corporelle qui l’entoure. Il ne se fait pas de soucis pour autant, il a déjà vécu ça. Ça ne fait plus vraiment mal. Tout est atténué, adouci, platement lissé. Quand Chloé était morte et qu’il était rentré à la maison sous le courroux n’Allen et de ses frères, qu’ils avaient dit trahison, quand il avait vu l’éclat similaire de Silver, quand il avait compris qu’Olive n’était plus le double de Cyan mais la moitié, quand Bleue avait arrêté d’être Bleue, quand tout s’était étiolé, il s’était raccroché à la corde fine et ténue qui le gardait du gouffre de la folie. Il savait qu’il ne tromperait pas les affres psychiatriques bien longtemps encore, mais il pouvait remonter le long de la corde, pendu au dessus du vide pour contempler la plaine qui entourait le canyon. Juste pour regarder les autres comment ils font, comment ils tiennent. Comment ils parlent, à nouveau, sans ami, sans famille, sans Chloé, sans amour, sans Anja,
sans Elaïa
comment parler après la France, les envies brouillonnes et la sensation tenace qu’on lui a tendu un piège ? Que maintenant toute action est une mauvaise action. La laisser grandir sorcière noire est une mauvaise action, l’arracher de sa famille est une mauvaise action. Rien ne se résout et tout se perd.

Elle ne porte plus sa bague. Elle enfonce ses doigts dans ses runes quand elle se meurt. Le fou accourt pour la sauver, pour la sortir de là et l’emmener plus loin. Mais où ?
Elle se laisse couler dans ses bras, serpente humide de sang. Premiers mots prononcés depuis longtemps. Il a dit des choses, il a parlé de victoire et d’enfant, de femme, d’amour. L’autre l’a laissé partir et il se doute bien que c’est Anja qui est allé à ses trousses, qui a reniflé l’odeur du sang comme un mâtin habitué à des petits-déjeuners plus gâtés qu’un verre de jus d’orange.

Green voudrait juste rentrer à la maison mais cette dernière s’est envolée avec des ballons il y a des lunes de cela. Sans lui-dedans. Il est la vieille femme dans un cadre qu’on a laissé dans un cercueil sans voir qu’il respirait encore.

Alors ce matin n’est qu’un matin de plus. Rien ne lui est étranger, ni les courbatures qui scient son dos, ni vraiment l’odeur de transpiration de la salle d’entrainement. Il n’a plus les épaules rondes et souples, il est noueux, sec, efficace. Il s’est enfin effilé comme l’arme qu’on a besoin qu’il soit.
Mais besoin pour quoi, au juste ?
Il ne sait pas trop ; le poignard ne choisit pas son camp. Alors il coupe, tranche, tue.

Attaboy.

Anja tourne en rond, elle. Après avoir patiemment construit les barreaux et après avoir bouché les issues, elle semble étonnée de pâlir loin de la lumière du jour. La nuit parfois dans ses rêves il dérive jusqu’à elle, bulles de colère et de rage, couleur du manque et des massacres, des incompréhensions. Il évite d’y penser et de mettre des mots sur ça. Et quand on ne pense plus par mots, il est compliqué de les utiliser pour communiquer.

Le verre explose. La blonde semble se raccrocher aux débris dans sa main ; le sang goutte sur le sol. Green lève ses yeux curieux de félin au bout d’une chaine, attaché au trône pour mettre en valeur le roi. Il sait bien qu’il n’a plus rien d’une parure mais il a toujours la même jolie fourrure à poids qui, si elle est un peu éraflée ou tâchée par endroits, produit toujours son petit effet. Il regarde le corps mince qui se crispe, se tortille, il pourlèche de son regard le visage crispé de sa belle, sa femme, son amante. Il se souvient si fort par moment de ce que ça faisait de la tenir dans ses bras pour de vrai, de l’aimer presque en entier, presque, presque tout entière oui, presque la totalité, qu’il est obligé de se rappeler qu’elle a menti, qu’elle a trahi, qu’il y avait un ilot à l’intérieur d’Anja qu’il n’avait pas vu et qu’il s’est noyé en essayant de comprendre pourquoi.

Il s’est noyé et la bouche pleine d’eau il a cessé de parler.

Lorsque nous étions morts, l'odeur des silences maintenait le diable à distance.

Elle aussi, elle est muette. Souvent, mais pas toujours. Entre ses dents arrivent à passer des mots de tous les jours, des mots de guerre, de sauvagerie. Parfois — mais pas toujours — Green se demande si c’est pas juste une affaire de naissance, tout ça. Qu’avec Orpheo, il aurait cru, aux histoires d’humains et de mêlés.
Qu’avec Rosenrot il
il
il n’y croit plus. mais c’est à cause Chloé, ça, et de la minuscule petite Myaw tenue dans ses bras, des bras doux et emplis de la délicatesse d’une vie. Il se souvient de cette fille qu’il croisait, celle qui rentrait du lycée en évitant les grands axes, qui arborait toujours de jolies tresses incroyablement complexes. C’était la risée du lycée et elle le cachait à sa mère qui lui disait qu’elle était belle et la coiffait tous les matins. Il y repense maintenant en s’imaginant Chloé les mains dans les cheveux de Myaw, fière de son enfant sans savoir le courage que peuvent porter dix ans.

Mais Anja, est-ce qu’il pourrait l’imaginer avec les mains dans les cheveux de son enfant en murmurant des histoires de dragons, en sifflotant des sons d’avant. Comment être une mère quand on n’est plus vraiment vivante ?

Il se demande, souvent, si elle désire des choses. Si elle possède encore des envies, fugaces. Des histoires de feux avec d’autres qui dansent, de la mer qui lèche la peau, de Green qui voulait à tout prix, à tout prix faire rire Olive, que chaque rictus était une victoire. Soupire-t-elle quand l’eau chaude heurte sa peau ? Il l’entend haleter dans le sexe, des soupirs et des respirations, du plaisir automatique, comme un robot, comme le sien, mécanique, des frottements humides sur une verge stimulée et voilà, voilà, c’est tout ce qui reste parfois. Les relents de Green d’avant, qui aime, veut, le fou qui détruit et sourit jusqu’aux oreilles, celui, celui d’avant, qu’est-ce
que
quand a-t-il commencé à se déliter ?

Voit-elle seulement les petits morceaux qui le composent, comprend-elle la mosaïque ébréché ? Est-elle consciente d’avoir affaire à un demi-lui, demi-humain, demi-homme ? Il a perdu des morceaux qu’il ne retrouve plus, ni là, ni sous le lit.

Il la regarde s’approcher du lavabo. Il a des mots dans la tête mais ils sont si nombreux et si serrés qu’il n’arrive pas à défaire la pelote. Il a beau tirer sur les fils, ce ne sont que des syllabes qui viennent et quand, sur un coup de chance c’est une phrase entière qui lui vient, elle est bien trop ancienne pour être prononcée. Elle est vieille de plusieurs années, elle dit je t’aime, elle dit les liens du sang, elle dit je t’aime, elle dit reste, elle dit ne part pas, elle dit je t’aime, je t’aime, je t’aime et tu me détruis je, je t’aime malgré moi car tu représentes ce que je perds, ce que j’ai perdu, rien n’a plus de sens depuis que je te tiens, je te serre si fort, trop fort, reviens, tu vois, et il ne sait plus à qui il devrait les dire maintenant, Bleu est enfuie, partie, et Cyan, Cyan, Cyan et Silver, Bianco.

Il se passe une main sur le visage pour se convaincre qu’il est encore là, physiquement présent. Voilà ce qu’il voudrait dire : est-ce que tu me vois ?

Suis-je là ?

Elle enroule un linge autour de sa main. Tout se pare de roses sauvages, pourpres comme le sang qui avait étoilé sa culotte. Il sait bien qu’il vit dans le passé, dans ce qu’ils ont eu un jour. Il faudrait l’écrire pour s’en souvenir : ce qui me manque c’est ce qu’on avait, je reste pour ce qu’on avait, je reste, attaché par des souvenirs et par la peur, nous ne sommes plus rien mais c’est tout ce que j’ai, c’est tout ce que j’ai, je n’ai rien d’autre, rien du tout je dors dans la poussière et je mâche les étoiles mortes, l’espoir est mort, l’espoir est mort mais ça arrête pas les coeurs de battre. Ça n’arrête rien, quand l’espoir est mort, la mécanique elle, ne le sait pas. Elle ne le sait pas que l’homme a tout perdu, sa fille, sa femme, sa famille, ses rêves, ses espoirs, qu’il a été puma un jour, qu’il a été fort, qu’il a été beau, puissant, et qu’il n’a plus que ça, qu’il n’a plus que ça et il ferme les yeux pour juguler ça, pas de sentiment, pas d’espoir, pas de rêves, il tourne en rond et c’est idiot, il devrait avancer mais il n’a nulle part où aller, la chimère de Baudelaire lui cache les yeux et la pleine est désertique, le couvercle pèse trop lourd sur ses yeux et il murmure :

— C’est tout ce que j’ai.

Et c'est tout ce que tu auras.

Lorsque nous étions morts, l'odeur des silences maintenait le diable à distance.

Ça résonne comme un coup de fouet. Elle aurait pu le gifler sans plus d’effet et il ne réagit pas, proposant seulement un rictus qui dévoile ses canines. Le félin s’est fait reprendre de volée, et il sait bien ce qu’il risque s’il recommence. Alors forcément qu’il se tait, la queue fouettant l’air d’agacement mais les griffes sagement rentrées. Déshumanisé par sa femme bien plus que par ses parents contre qui il avait monté des armes plus efficaces que toutes les lames.

Il pourrait la lacérer. Il pourrait la tuer, l’élever si haut dans le ciel qu’elle étoufferait. Il pourrait jeter une lame dans sa gorge, serrer sa poitrine jusqu’à ce qu’elle implose, fouiller ses tripes, dévorer ses rêves jusqu’à ce qu’elle perde consistance. Il pourrait, il pourrait, il pourrait. Sait-elle le danger qui guette l’alligator endormi au bord de l’eau ? A-t-il conscience qu’à trop affamer ses chiens on finit par leur servir de pâtée ? Il faut l’art et la manière et les museler en leur montrant qu’ils peuvent encore aboyer.

Anja saigne encore, Green s’est emmuré tout seul, comme un grand, dans un boyau sans issue. Une impasse qu’il entretien sans vie, sans âme, sans peau, sans os, tèche sans espoir il écoute la folie courir dans les murs. Tu l’entends, toi aussi, Anja ?

Il se demande ce que ça aurait fait, de la laisser mourir dans l’impasse. De venir, téléporté dans cette rue lointaine, pour regarder l’autre et mieux trancher la gorge de sa belle, d’Anja qui disait des choses folles. C’est peut-être ça qui lui manque le plus : quand ils faisaient face au reste du monde, quand dans sa cachette secrète du manoir elle l’avait aimé et elle avait affronté Allen, Arya, les Souls et le reste, quand elle s’était mise en danger pour lui, quand, quand, quand, quand.

La timeline est mauvaise, elle montre l’avant mais jamais la sortie, jamais de porte, jamais de fenêtre sur un ciel ouvert et dégagé.

Alors il attend.

Il est toujours extrêmement content d’attendre. On ne lui demande rien qu’il ne saurait accomplir, on ne lui demande pas de parler ou d’agir comme un humain, on le laisse debout dans sa cuisine à regarder sa femme saigner dans un linge blanc. Rouge, blanc, rouge, blanc.

Il serre les dents, des relents d’humanité lui remonte dans la gorge.

Vous imaginez ?

Il a très envie de pleurer parfois.

Pas vraiment de tristesse ou de peine. C’est sûrement son corps qui se rend compte qu’il se noie de l’intérieur. À force de ne rien évacuer du tout, il va finir par exploser, se noyer, quelque chose. Il faut bien qu’il advienne quelque chose de toutes ces tensions, non ? Le temps ne peut décemment pas se suspendre et s’étirer pour toujours, la matière va finir par manquer, il y aura une rupture. Il faut dire qu’il est surpris, Green, de tout ce qu’il peut encaisser, endurer, emmagasiner sans voir le bout du tunnel. La rupture qui ferait qu’il se passerait enfin quelque chose.

Il a parlé, pourtant, aujourd’hui.

Il ne sait plus ce qu’il a dit déjà, il a oublié, forcément. Mais sa chienne lui a aboyé dessus et il s’est tu.

Sait-elle que ça pourrait être pour toujours ?

Avant il jouait, un peu. Il disait ma fille, il pensait à prendre soin d’Anja, l’élever comme une impératrice, l’aimer, l’aimer pour obtenir sa fille, la rassurer. Il avait élaboré tellement de plans dans les noirceurs de la nuit, dans les moiteurs de sa femme, dans les jets d’émoglobine d’autres. Et puis ça s’était tu.

Tout finit toujours par fermer sa gueule et puis, après s’être heurté à tous les murs de son labyrinthe clos, Green avait fini par ressembler à un naufragé qui a fait le tour de l’île, des solutions, des rêves et des espoirs. Nulle part ou aller, plus d’avion à qui faire signe, pas de pétrole pour faire brûler sa vie.

Rien.


Rien.



Rien.





Rien.





Rien.









Rien.












Rien qu’Anja qui lui ordonne de se taire.

Lorsque nous étions morts, l'odeur des silences maintenait le diable à distance.

Avait-elle entendu Green l’appeler mon amour face à l’autre ? Avait-elle entendu ma femme, ma femme, ma femme, ma femme il avait prononcé les mots sans désir officiel, dans une ruelle il avait caressé les cheveux blonds de la mourante.

Elle joue avec son don et il l’observe calmement. Ce n’est pas le comportement que l’on attendrait d’une reine mais dans l’intimité, les cassures, les manques et les refoulements d’Anja ressortent avec les violences d’un raz-de-marée.

Tout retombe au sol, il cligne des yeux au son aigu, ses muscles se tendent.

- Ton frère fait n’importe quoi.

Il incline la tête, replace les mèches rebelles qui décident de frôler son nez et ses pommettes. Il sait désormais qu’il est mort un petit peu pour pouvoir survivre.

- Cyan.

Le frère Soul, le blond aux yeux clairs, le tempéré, le jumeau. Qu’est-ce que faire n’importe quoi aux yeux de la reine ? Il ne sait pas mais il a quelques idées.

Presque certain que ça soit sentimental.

Forcément. Les Soul n’ont peur de rien, ne rechignent pas, son sur-entrainés, presque robotiques. Les missions sont rarement des échecs et surtout pas à répétition.

Que pourrait craindre Anja si ce n’est ce qu’elle ne comprend pas ?

- Il joue avec une humaine. Comme Silver avant…

Les mots se forment en syllabes sur sa langue et avant même qu’il puisse envisager ce qui arrive, il parle.

- et moi.

Il n’a pas oublié son humaine et Anja ne peut pas lutter avec les mortes.
Un stress intense nait dans ses cellules, la peur panique qu’elle soit déjà morte, cette petite humaine, qui qu’elle soit. Égorgée, les yeux ouverts et révulsés, ou alors éviscérée quelque part dans un caniveau.

- Comme moi, avant.

Il précise avant, comme une petite cruauté gratuite. Avant, il faisait n’importe quoi avec une humaine, mais plus maintenant, maintenant il fait exactement ce qu’il faut avec une sorcière.

L’ironie lui scie la bouche.

- Tu vas le forcer à lui tirer une balle entre les deux yeux ? La nuque, peut-être, si tu ne veux pas le hanter pour toujours ?

Ah ben oui, clairement, tu voulais qu’il se taise, sûrement que tu avais raison, jolie reine aux éclats de sang.
Quand il parle, personne ne veut l’écouter.

- Oh, j’ai hâte qu’Allen l’apprenne.

Il s’approche un peu d’Anja. Il ne se sent pas en colère ; Green apprécie la situation pour ce qu’elle lui offre. Cyan ne partira pas, ne s’enfuira pas comme lui l’a fait, de ça il en est certain. Mais alors quoi, il abattrait lui-même cette meuf ? Ou pas ?

- Mais peut-être que Cyan Soul ne sera plus disponible pour quelques temps. On sait bien dans la famille que les châtiments corporels s’effacent trop bien. Si tu veux pouvoir rattacher la laisse, Allen devra être inventif.

Il sourit, il sourit, bon sang, il sourit un peu ! Ce n’est ni large ni béant, c’est discret mais suffisant. Il ne sait pas à cet instant où il a bien pu poser son âme ou sa conscience mais il n’arrive plus à les retrouver. Ne reste qu’une flaque de désespoir pour cette histoire : l’humaine est déjà morte.

Le couple, l’histoire, la relation est déjà enterrée, c’est évident. Mais lui qui connait son frère se demande, bon sang, comment l’humaine a pu lui ouvrir un peu le coeur ? Comment a-t-elle fait pour trouver un peu de confiance et de sérénité ? Anja n’a pas dit, ton frère baise une humaine, elle a dit, comme Silver, Silver, Silver avant.

Et quels dégâts pour Silver ?

Ah, les dégâts du coeur et les affres du contrôle risquent de fournir une histoire intéressante.

Green se demande s’il doit prévenir son frère pour lui dire oh, tu vas douiller mon gars, tu vas douiller fort et longtemps et puis voilà il ne restera rien, juste l’organisation. Et après ça, tes choix, ils seront tous bien différents, tu les feras une fois que tu seras mort un peu, mort un peu pour vivre encore.

Mais profites-en, Anja, fais lui dire tout ce qu'il a dans le coeur comme des pierres avant qu'il ne soit trop tard. Amuse-toi à lui arracher ses pensées, lui qui t'en prive depuis de longs mois maintenant.

Lorsque nous étions morts, l'odeur des silences maintenait le diable à distance.

Il a l’impression de nager à nouveau vers la surface. Petit à petit il téléphone à ses émotions, il reprend contact, faudrait boire un verre avec elles à l’occasion, savoir ce qu’elles deviennent. Il sait bien, à l’instant, ce qu’elle devienne. Il se sent de plus en plus vivant comme si sa pompe cardiaque refaisait circuler après tout ce temps, des informations dans ses muscles, ses veines, ses tendons, ses ligaments délaissés de toute humanité ces derniers temps.

Elle retient son souffle, il prête l’oreille à ses mots. Il s’agit de n’en manquer aucun, surtout bien tout retenir pour graver ça dans un coin de sa tête. Anja n’est jamais rattrapée par sa propre cruauté puisqu’elle appelle ça idéaux, idéologie, monde meilleur.

- Il a bien réussi avec toi, pourquoi ça serait différent cette fois ?

L’âge n’était pas le même, assurément, et Cyan a sûrement eu tout le loisir du monde d’épier ses frères, les aller-retour de la honte et de la trahison, les larmes et l’acier, le père qui tord pour refaire rentrer dans la case. Alors cette fois-ci, sûrement que le jumeau sait à quoi s’attendre, peut-être a-t-il déjà un bouclier de prévu. Ou pas.
Incroyable comme on se sent invincible dans ces moments là, comme on se dit, eh, c’est différent avec nous, ça sera différent avec nous, on vaincra.

Il a envie de lui dire, mais Anja, enfin, ma laisse c’est toi désormais, je reste parce que j’ai passé volontairement le collier, mais elle s’approche et se remet à parler :

- Belle éducation en tout cas. Trois enfants sur sept. Qui sera le prochain ?

Il pourrait lui dire un petit prénom, Elaïa, mais il ne mettra jamais sa fille au milieu de ce jeu morbide alors, et bien, il lance les dés.

- On part pour chercher ce qu’on ne peut pas trouver ici.

Inlassablement à la quête de confiance, d’amour, de validation.
Et puis d'autres choses, non ? D'autres choses nécessaires. Enfin que, adolescents, ils croyaient nécessaire que, adulte, Cyan croit nécessaire. C'est sûrement l'effet jumeau ça, tout à retardement.

- Que peut-on bien trouver dans les bras, dans les mots d’une humaine qu’on ne peut pas avoir ici ?

Il a tout mis au présent.
Vilains mots, tellement importants.
Il lui effleure le bras à peine, une peau touchée en plein jour — des millénaires que ça ne s’est pas produit. Une comète qui rencontre à nouveau la lune ; du nouveau dans l’univers.

- Tu ne t’es jamais demandée de quoi Cyan manque tellement qu’il est obligé d’aller le trouver dans un coeur humain ? Qu’est-ce qui manquait à Silver, de quoi j’avais besoin, moi, si besoin que j’en suis parti ?

Il est revenu bien sûr, ils reviennent tous. Mais ils se demandent tous, maintenant que le feu est éteint pour toujours, comment faire sans ?

Suis-je condamné à avoir froid pour toujours ?

Suis condamné à avoir froid pour toujours puisque rien ne remplace ça ? Rien ne remplace les flammes léchant les coudes et les prunelles, il n’y a pas d’ersatz à cela alors quoi ?

Est-ce que tu as toujours froid, toi, Green ?

Lorsque nous étions morts, l'odeur des silences maintenait le diable à distance.

La mort de Chloé avait cristallisé l’espoir du sorcier noir quant à l’issue de leur relation. Elle l’aimerait peut-être un jour. Elle l’aimait déjà à sa façon, amicale et présente, un mot, une odeur, quelques petites choses éparpillées qu’il avait gardé. La plaie ne grouillait plus désormais, tout était sec, boursoufflé mais bel et bien refermé. Il savait ses tords et il en voulait pour le manque d’amour des gens de son monde à lui. L’amour avait déserté au profit de la possession, du contrôle et du pouvoir.

Et c’était tout.

- L’expérience.

Il sourit platement. Alors si elle pense que c’est pour ça que tout le monde s’en va et puis revient comme la marée, soit. Elle a le droit d’avoir cette religion là, celle qui dit : c’est pas moi c’est vous. Vous êtes idiots et aveuglés par une envie de vivre dégoûtante.

- Ou alors dis-moi toi. Qu’est-ce que tu allais chercher avec Chloé ? Qu’était-elle capable de te donner dont moi je ne suis pas capable ? Pas Myaw en tout cas.

Il ne discutera pas de Chloé avec Anja. Bien sûr que non, c’est évident pour lui. Il botte en touche pour rester sur un terrain stable qu’il maitrise, se rapprochant du corps de la jeune femme, corps fort, agile, cassé et robotique, un corps bouillant, une humidité et une réceptivité nocturne.

- Tu ne m'as pas laissé être le père d'Elaïa non plus.

Biologiquement, peut-être, mais un enfant c’est de l’attention, des couches, du lait, des dents qui sortent, des pleurs, des jeux, de l’apprentissage, des câlins. Combien de fois a-t-il rêvé de sa fille endormie sur son torse nue, babillant des rêves sans mots ?

Il passe une main paresseuse sur son menton, râclant quelques poils rasés l’avant-veille.

- Tu lui as parlé, à Cyan ?

Il ne connait pas l’issue de cette entrevue mais le fou n’a pas changé de forme : il est toujours celui qui glisse en diagonale et prend la reine, le roi ou les tours à l’improviste. Retour à la case départ, au bureau en bois foncé de sa reine. Il ne peut faire d’autres choses que de la prendre d’assauts ; sûrement n’est-il pas le chevalier mais le dragon qui brûle la tour pour mieux la protéger.

Ne la protège-t-il pas toujours des menaces extérieures pour mieux la blesser lui ?

- Ou à l’humaine peut-être ?

Il ne sait pas bien, au juste, pourquoi Anja s’ouvre à lui sur le sujet. Souhaite-t-elle vraiment déterrer Chloé et lui demander ça ? Chloé était altruiste, désintéressée, tellement mieux que toi ?

Non, Chloé était humaine, capricieuse et irresponsable mais drôle, bon sang. Immensément drôle et légère comme une bulle de champagne qui remonte sa course à toute allure sans savoir où elle va crever la surface. Parce qu’elle n’avait pas besoin de savoir ce genre de choses et puis, elle est morte, Myaw était douée et désormais, elle est chevillée au corps de Redwan.

Anja a-t-elle fait exprès ?
Anja est-elle réellement cruelle ?

S’il se regardait dans la glace, le sorcier pourrait voir ses défaillances et ses cicatrices mais sûrement pas l’éclat de ses vices, de ses péchés capitaux qui souillent ses pensées.

- Mais pas à Allen, encore, n’est-ce pas ?

L’humaine ne serait pas prononcée au présent si ça avait été le cas, c’est évident. L’humaine ne serait pas une discussion maintenant non plus, puisqu’elle aurait été repoussée dans les rangs des cadavres Orphéens.

Allen qui casse, récupère la poudre et reforme des robots en forme de Green, Silver et puis Cyan, sûrement, maintenant. Est-ce qu’Olive sait ? Qui pardonnera, qui partira, qui mourra ?

Un jeu d’échecs dans lequel Anja reste là, ses doigts fins d’albâtre tendus au dessus de plateau.

Lorsque nous étions morts, l'odeur des silences maintenait le diable à distance.

Il y aura du sang.
N’est-ce pas ?
Il ne restera d’eux qu’une marre de sang, à la fin de l’histoire, une séparation faite les veines ouvertes, le coeur en dehors de la poitrine. Ils ne pourront pas se laisser chacun partir de leur côté, l’un d’eux aura à trainer la mort et balayer ses espoirs de devant sa porte et puis l’autre, portera la charge de cette relation devenue lourde, si lourde, tellement lourde que les mots ont ployé sous le plomb.

Elle baisse les yeux. Il les lève au plafond, la langue mordue. Sa reine sang la ferraille et la rouille et ses mains blessées, pressées les unes contre les autres le fait sentir comme un requin affamé traquant les gouttelettes de sang. Il a conscience sa faiblesse physique provoquée par un égarement mental.

- Je lui ai proposé un accord qu’elle ne pouvait pas refuser.

Les secondes tapent à ses tempes. Il la regarde subitement bien en face, droit dans ses yeux clairs.

Alors ?

- Elle l’a refusé.

Un immense, immense sourire s’éclaire sur le visage de Green Soul, celui du gamin qui voit l’oppression être dépassée, le même sourire qui s’étalait sur son visage quand les jumeaux gagnaient face à Allen. Personne ne pouvait remporter la guerre, mais les quelques combats arrachés aux parents valaient un or futile qui soignait les coeurs asséchés.

Le tyran est un peu renversé, tangue. Il suppose, bien sûr, qu’elle ne laissera pas l’humaine gagner mais à l’instant, elle est humaine, sa reine, sa belle. Le passé est cruel mais le présent la rend tangible, vraie, chair et sang.

Le sang sur le sol, le visage d’Anja qui fait enfin ses jeunes années libérées du masque de toute puissante et de contrôle, elle n’a plus rien de celle qui lui demande la fermer.

Il la détestera toujours pour les mêmes raisons.


L’aimera toujours

dans les mêmes

moments.

- Tu ne la laisseras pas gagner, n’est-ce pas ?

Mais l’espoir ne fait pas que germer sous terre, il grandit comme une plante fragile mais existante. L’espoir est la plante sous la paume de Simba, dans les décombres et les cendres de ses cadavres.

So hold me when I'm home, keep the evenings long
Crack and break and part ways
I still love you though
I still love you though

- Allen n’est pas au courant. Pas encore.

Il ferme les yeux, Green. Il ferme les yeux pour son coeur battant, comme si il en avait quelque chose à faire de sauver l’humanité dans son frère, l’amour. Il pourrait la tuer lui-même, l’humaine, pour ce qu’il en a à battre alors, pourquoi sent-il l’énergie dans ses veines lui enjoindre de la sauver ?

Pour Cyan ?

Pour sa famille ?

Est-il subitement ému parce qu’il voit la lumière au travers des fissures d’Anja ?

Anja, Anja, Anja.

Il écarte une mèche de la joue de la jeune femme, sans la toucher vraiment, un léger contact électrisant qui disparu dans les mots du brun :

- Ne lui dis pas.

Il serre les dents pour ne pas hurler mais putain, putain ne lui dis pas, pourquoi tu le ferais, pourquoi tu le ferais, Cyan le sait sûrement déjà, peut-être est-elle déjà morte tu ne sais pas, ne le dis pas, tu ne sais pas ce que tu sais toi, les gifles, la terreur, les coups, le noir, la faim, la peur, la solitude et les coups encore, le noir encore, la faim toujours d’avoir un peu d’attention et des bras dans lesquels plonger son petit corps d’enfant, tu sais pas, tu sais pas Anja, tu sais pas, tu sais pas, tu sais pas.

Lorsque nous étions morts, l'odeur des silences maintenait le diable à distance.

Elle est tout ce que le diable ne peut-être, elle est la langue et le feu, les flammes qui lèchent les dos trop curieux, trop fiers. Elle est tout ce que le diable ne peut-être, humaine et cruelle, faible, fragile devant Green qui se dit qu’elle semble cassée, là, pas comme une poupée de porcelaine mais comme un soldat à qui on aurait retiré les bras.
Et pourtant.
Avant parfois, dans ses cauchemars, Anja ne perdait pas ses bras mais son visage. Elle n’avait ni yeux ni nez ni lèvres, une béance seulement au milieu de son ovale facial qui disait : tais-toi.

- Et pourquoi ?

Elle lui touche la joue comme elle l’a fait tant de fois, mais cette fois-ci est différentes (ne le sont-elles pas toutes ?). Sûrement qu’il s’en souviendra, plus tard.

Curse the beauty.
Curse the queen.

- Pourquoi devrais-je accepter de perdre alors que je me fais déjà écraser par la guerre ?

Justement parce que tu perds, Anja.

- Pour que cette humaine puisse se vanter d’avori soulevé les faiblesses d’Anja von Rosenrot ?

Justement parce que tu perds, Anja.

- Pour qu’Orpheo s’engouffre dans cette faille et me plante un couteau entre les omoplates ?

Elle se désengage subitement et, son corps qu’il aurait voulu presser contre le sien est subitement trop loin, insaisissable.

- Pourquoi briser Cyan et raviver la colère Soul sur ses enfants ? Pour une humaine ? Pour le pouvoir ? Par fierté ?

Il rapproche son visage et ses yeux fous de sa reine.

- Penses-tu vraiment que l’humaine ira raconter à tout le monde sa défaite face à Anja Von Duisbourg ? Qui la croirait ?

Ses lèvres se pincent ; mince ligne au milieu d’un visage qui se veut serein mais qui n’a même pas de quoi se permettre un masque.

- Laisse Cyan décider. Si elle lui en parle alors sûrement qu’il l’abattra. Il n’est pas..

Il se pince l’arrête du nez.

- Il n’est pas de ceux qui s’en vont.

Parce que lui était parti, lui est toujours de ceux qui s’en font, qui croient qu’ailleurs c’est mieux, plus simple et moins douloureux mais pas Cyan. Cyan a Olive, Green avait Bleu.
Green n’avait rien qu’une petite soeur à lui, cabossée par la famille et les frères.

Quand bien même, il était parti.

Lorsque nous étions morts, l'odeur des silences maintenait le diable à distance.

Elle semble penser ses mots quelques secondes, de vraies secondes pleines et rondes comme des cerises. Jusqu’à ce qu’elle ouvre la bouche pour en faire éclater la chair rougeaude.

- Parce que toi tu es de ceux qui s’en vont ?

Il ne sait pas quoi répondre, piégé par des pauvres petits mots. Avant, il en avait eu besoin de ces phrases, il en avait salivé, même. Maintenant il se sent bien incapable de déglutir, la bouche toute sèche mais les tempes légèrement humides.

- Parce que tu penses être différent ?

Elle essaie d’enfoncer Green et il le sent, un peu lourde dans ses mots, incriminant jusqu’à son être. Il aimerait ne pas croire en l’inné et ne trouver en lui que de l’acquis mais ses gênes sont bien ancrées, profondément. Même en scarifiant ses avant-bras jusqu’à l’os il ne pourrait déloger ses parents, ses frères et sa soeur de son histoire.

Il fronce le nez.

- Différent de Cyan ? Différent de… Silver ?

Il s’humecte les lèvres, loin de la toucher à nouveau, il balance entre la baiser là, ses mains en sang sur son torse glabre et nu, ou bien tout faire exploser, la baraque, leurs corps, le monde.

À la place, c’est le sol qui se fait scruter avec insistance.

- Je ne sais pas.

Peut-être qu’elle les croit tous pareils, identiques, soldats au bout d’une laisse bien tendue mais presque transparente, matérielle mais aveugle.

- N’en parle pas à Allen, Anja. S’il te plaît. Cyan ne trahira pas, et l’humaine ne peut décemment pas expliquer pourquoi Anja Von Duisbourg s’est intéressée à elle.

Il souffle en essayant de se délasser de la tension morbide qu’il sent venir de sa femme.

- Si tu n’as pas confiance, va en parler à Cyan. Ou j’irai lui en parler. Si lui à confiance en l’humaine, alors peut-être qu’il y a une raison.

Il se mord la lèvre, dira, dira pas, dira, dira pas, dira, dira pas…

- Honnêtement, tu vois Cyan — Cyan bon sang — risquer une relation, et pas seulement amicale, pour rien ? Tu le vois se mouiller pour quelque chose qui n’est pas sûr, stable, constant ? Tu le vois trainer avec une humaine faible, prête à céder à une offre ou à des menaces ?

Il se passe une main nerveuse dans les cheveux, un petit rire sur le bord de sa bouche. Cyan n'a pas d'amis, n'a pas de potes, ne traine pas dans une bande, n'aime pas spécialement de groupe de musique, ne s'attaque à rien. Cyan a Olive. Point.

- L’humaine qu’a choisi Cyan ne pouvait décemment pas ployer ou plier face à quelque marché que ce soit. Sinon, elle ne serait pas la meuf de Cyan. Non ?

La question réouvre le dialogue, parle Anja, désamorce la bombe et parles-lui, cause, cause, cause. C’est important. L’humaine de Cyan doit être safe, droite dans ses bottes, sereine et caractérielle à la fois, elle doit pouvoir bouger des montagnes et ne pas broncher d’un pouce quand Cyan fait exploser le monde autour de lui pour mieux s’ancrer dans le sol.
Alors parle.
Ou fais taire Green un peu plus longtemps.

Lorsque nous étions morts, l'odeur des silences maintenait le diable à distance.

La conversation ne va nulle part. Ils n’avancent pas petit à petit vers une conciliation commune, ils ne sont pas proches d’arriver à un canal de communication. Parce que c’est ça le soucis. Il y a plusieurs canaux pour discuter (comme pour aimer les gens.)

L’affection, elle, peut passer de plusieurs manières : communiquer, se toucher, passer des moments de qualité, passer beaucoup de temps avec la personne, et d’autres encore.

Mais eux, qu’avaient-ils ? Un no man’s land où redresser quelques souvenirs en forme de cadavres. Une maison aux étages hantés par le passé qu’ils avaient décidés d’habiter ensemble, condamnant quelques pièces, quelques portes, toutes les fenêtres.

- Je ne fais confiance à personne.

Green attend — il ne devrait plus rien attendre de sa reine pourtant. Mais elle n’ajoute rien, il ne fait pas partie du lot ; elle fait bien. Il la trouve subitement bien moins folle, sa belle, mais toujours aliénée à son organisation.

Un contact se fait, un toucher mouillé qui le laisse glacé, reine de sang qui pourrait développer des pouvoirs d’engelures que ça ne l’étonnerait pas.

- Si vraiment c’est ce que tu penses, que cette humaine a réussi à l’entraîner dans une telle relation, alors qu’est-ce qui prouve qu’il ne se retournera pas contre nous ? Qu’il ne te plantera pas un couteau dans le dos ?

Il reste de marbre. Le brun voudrait lui dire à sa femme qu’elle ne sait pas ce qui les lie, eux, la fratrie imparfaite à la princesse aux yeux d’eau. Elle ne sait pas qu’il aurait pu les tuer, les uns après les autres, que les Soul pourraient finir par s’égorger mais que ça ne se passe jamais comme ça. Que même en mission avec Red, Green aide son frère, le sauve, le tire pour qu’il puisse vivre encore, son atroce fou personnel qui garde en otage Myaw. Pas de boucherie fratricide parce qu’ils sont les seuls à se rappeler et à pouvoir dire sans les mots les solitudes du soir et les coups de ceinture qui mordent la peau. Ils sont les derniers détenteurs d’une enfance volée en quelques années auquel il ne reste que peu de choses.

Si ce n’est eux.

Les moments drôles, la joie, la tendresse et la délicatesse était dissimulée sous les matelas et dans des regards à l’entraînement, des soutiens en cours de langue et des couettes soulevées pour faire rentrer un petit corps à l’intérieur.

Il ne dit rien.

Si elle, ne fait plus confiance, lui, ne sait plus rien.

- Olive.

Il hausse les épaules. On ne peut pas se trahir soi-même, c’est idiot. Beaucoup disent qu’on peut se mentir à soi-même mais c’est un mécanisme de défense, on sait quand même au fond, les choses, on les sait mais elles sont si loin qu’on ne les voit plus, on n’y a plus accès ; parfois même on croit avoir oublié.

Mais il n’en est rien, et il répète, têtu.

- Olive.

Olive qui n'a rien, lui, pas d'humaine ni de chaleur au creux de ses nuits.

Lorsque nous étions morts, l'odeur des silences maintenait le diable à distance.

elle dit
elle dit

elle dit



elle dit





elle dit
elle dit : « Ok. »




Green entr’ouvre la bouche, aspirant un peu d’air entre ses dents. L’oxygène siffle légèrement contre l’émail alors qu’il attend, une contrepartie, un éclat de rire, une couleur cruelle qui viendrait teindre les lèvres de sa belle. De sa belle rien qu’à lui, celle qui dormait chez lui, couchait avec lui, sa malédiction personnelle, si belle, rougie, si intelligente et abrutie de pouvoir à la fois..

- Ok, je ne dirai rien à Allen. J’irai plutôt voir Olive.

Il ferme les yeux ses fort qu’il presse ses globes occulaires dans leur cave. Il a envie de chuinter comme une lame qui traverse le vent « mais bon sang! » et casser quelque chose : un verre, sûrement, qu’il pourrait serrer entre ses mains.

Rougir le corps de sa reine, sa reine, sa reine.

Il n’arrive plus à déglutir l’iceberg qui s’est logé dans sa gorge, brûlant de froid sa peau qui se recouvre d’un frisson. Oserait-elle s’insinuer entre deux jumeaux ? Faire éclater la bulle de sérénité de son soldat ?

Mais pour qui se prend-elle, au juste, sa reine, si fragile, si fine qu’elle pourrait être balayée comme un foetus de paille ?

- Si Olive a assez confiance en son frère, alors il ne la tuera pas. Mais s’il peut imaginer, rien qu’un seul instant, que Cyan puisse trahir pour cette humaine, alors…

Green pense au fait qu’Anja ne s’embarrasse pas d’arguments pour le faire taire. Elle lui dit de fermer sa gueule, point, et depuis qu’il est le roi, il pourrait aussi, la réduire à un silence violent. Sûrement qu’il aurait le dessus sur elle, à coup de mots, de cruautés et de tourments physiques.

Mais Green n’est pas Anja, il n’aboie pas sur son amour pour essayer d’imposer le silence.

- Et tu penses qu’Olive le vivra comment, si il n’est pas au courant ? Tu penses qu’il ne se sentira pas trahi, qu’il n’aura pas mal, tu penses qu’il ne tuera pas l’humaine par petit égoïsme d’avoir causé à sa moitié mensonges et cachoteries ?

Il souffle.

- Et une fois Olive au courant, tu penses que Cyan, pris par défaut dans des mensonges par omission, coincé et pris en faute, tu penses qu’il se sentira comment vis à vis de son organisation ?

Son coeur s’emballe un peu, tap tap à ses tempes.

- Tu te mets au milieu de cette histoire par ego, Anja. Par ego et par pouvoir. Tu te mets au milieu parce que tu le peux, pas parce que c’est important ou nécessaire.

Ses doigts se crispent un peu, puis beaucoup, il aimerait cisailler ses paumes avec ses ongles mais ses derniers, taillés trop courts, ne provoquent ni pincement ni déchirement.

- Si tu ne fais confiance à personne, Anja, alors pas étonnant que nous soyons en train de perdre cette guerre.

Et il s’en va.

Lorsque nous étions morts, l'odeur des silences maintenait le diable à distance.

Où aller ?
Toujours au même endroit, petit cercle vertueux. Ses parents lui ont tout enlevé pour tout remplacer, meuble après meuble, jouet après jouet jusqu’à devenir, à force de douleurs et de solitudes, un chez-lui. Tout ce qu’il a vécu dans les salles d’entraînement ne lui fait plus peur ; toutes les douleurs se sont déjà imprimées sur son corps. L’imagination est sa pire ennemie, celle qui lui fait encore peur au milieu de la nuit, imaginer le pire.

Mais le pire tu l’as vécu, Green, tu l’as vécu par deux fois. Tu es toujours là, mi-humain mi-plus rien.

il se pose en tailleur sur le milieu, le beau milieu des tatamis juste ici. Il essaie de retrouver un semblant de sérénité, quelque chose pour ne pas devenir fou. C’est ce qui le guette toujours un peu, sournoisement, une folie affreuse et immense qui l’engloutirait tout entier.

Green n’entend pas les pas qui guettent, qui avancent comme autant de souffrances qui arrivent. Il lévite légèrement quand Anja entre et laisse son pouvoir exploser.

Mais ça aussi, il l’a déjà vécu, jolie Anja.

Il se protège de ses bras tant qu’il ne comprend pas ce qu’il lui arrive, il hoquete un instant, essaie de fuir alors que ça arrive de toutes part ; se téléporte à l’entrée. Juste à l’entrée.

Parce qu’il y a la reine qui est entrée alors il se pose à son dos. Il n’est plus question de trouver la paix. Mais la folie ne le guettait peut-être pas lui, mais bien elle. C’est ça qu’elle est venu éprouver ? Sa santé mentale ?

Ses épaules sont basses ; il n’a plus l’énergie de se battre, de lutter, de la faire parler pour la comprendre. Il ne sait plus la comprendre et elle essaie de lui faire mal. Et c’est tout. Elle cherche à soulager sa rage en le faisant souffrir et en ouvrant d’autres plaies que les siennes. Ses sourcils joints, il est juste immensément malheureux.

Là c’est clair au moins, elle n’écoute pas elle rejette, elle explose, elle détruit, elle blesse. Cruauté sur un trône. Pourquoi croyait-il qu’elle pouvait encore essayer de l’écouter ? Elle n’écoute qu’elle même — au moins en a-t-elle été honnête.

Elle ne fait confiance à personne.

Alors forcément, peut-être n’écoute-t-elle qu’elle même et les voix dans sa tête, ses émotions et ses pulsions animales alors, voilà où on en est, Anja ravageant son propre chez-elle.

Et pourquoi ?

Ses mains tremblent sans qu’il ne puisse vraiment y faire quelque chose. Il fait tout léviter, tous les éléments de la pièce pour que tout se plaque au plafond afin que le pouvoir de sa femme cesse. Il la bride quelques secondes pour que les éclats des choses qui se brisent ne masquent pas sa voix.

- Et maintenant quoi, Anja ?

Mais a-t-on vraiment besoin d’entendre un amour qui se brise ?