Depuis que je vis avec Matt, tout va pour le mieux. Je ne suis plus obligée de rien faire. Pour moi, les cours sont terminés depuis belle lurette. Je suis retournée à l'orphelinat il y a quelques jours parce que je n'arrive pas à me passer de cette bâtisse en fin de compte. Mais seulement l'architecture. Ce qu'il y a dedans ne m'intéresse pas, ou bien est-ce une fatalité que de croire que les gens avec qui j'ai tissé des liens ne soient rien au final dans mon esprit. Mais est-ce que c'est vraiment le cas? Je ne sais pas, et... sans vouloir paraître vilaine, je m'en contre fiche. Pour moi, il y a Matt, Matt et Matt. Je dois avouer que depuis que j'ai quitté l'orphelinat, un grand vide s'est installé. Souvent, j'observe ma valise, sort le livre que Ren m'avait offert pour mon anniversaire et lit quelques pages. Je suis encore jeune. Je ne connais encore rien du monde. Je ne maîtrise ni mes pouvoirs ni les choses de base qu'une grande personne doit savoir. Et puis Matt il est souvent occupé. Il rentre assez tard, et je ne sais que rarement ce qu'il fait. Il travaille, ça pour sûr, mais ce qu'il y fait... c'est une autre histoire.

J'inspire profondément en me levant de mon lit toute habillée. C'est la deuxième fois que ça m'arrive. Je suis dans les couvertures, mais j'ai conscience qu'avant de m'être endormie, j'étais dans la grande pièce de l'appartement, assise sur la petite table à manger à attendre en observant l'horloge qui m'affichait presque minuit. Je n'ai plus vraiment l'impression du temps. Je passe peu de temps avec Matt, mais j'en passe quand même et en général c'est toujours un merveilleux moment. Mais revenons-en à moi. Moi encore moi. J'étais sur cette table, assise sur cette chaise. Mais je me suis endormie. Et je suppose que vingt minutes plus tard, Matt est rentré. Et il a dû me mettre dans mon lit. Alors, je suis restée habillée. Et ce matin, ce matin je ne bouge pas beaucoup. J'ai l'impression d'avoir des courbatures, alors peut-être que finalement, Matt il est venu que deux heures plus tard. Alors mon dos, il a eu le temps d'avoir bien mal. Il faut que je commence à travailler. Je regarde l'horloge. Elle affiche bientôt midi. Voilà pourquoi je commence à avoir faim. Je tourne la tête à droite puis à gauche, en observant si IL est là. Mais il n'est pas là. C'est logique, on est encore en semaine. Moi, je vais bouger. Je devrais étudier un peu aujourd'hui. Internet, c'est bien. Y'a tous les cours qu'on veut avec toutes les corrections qu'on veut. Alors peut-être que je vais plus lentement que les autres, mais au moins j'apprends.

Quatorze heures passées, je lève les yeux de ma copie. Bon, j'ai assez bossée comme ça. La seule chose qui me manque dans cet orphelinat, c'est les cours de dons et pouvoirs. Parce que ça, pas moyen de l'apprendre par soi-même. Ou bien, c'est très difficile. Je me dépêche de me changer. Parce que oui, j'étais encore en pyjama. Passage rapide dans la salle de bain, douche et on détache les cheveux. C'est bien, j'ai de belles bouclettes brunes. Lisses à la racine, puis ondulant vers la fin. J'aime beaucoup. Je démêle ces cheveux, parce que mine de rien, ils étaient un peu en foutoir. Comme je n'ai pas les cheveux bouclés, j'ai au moins l'avantage de ne pas me retrouver avec une tignasse. Je sors de l'appartement. Et maintenant? Maintenant, on va aller à l'église. Non, je ne suis pas croyante. Mais j'ai envie de m'y rendre, parce que c'est un bel endroit et qu'à l'intérieur c'est toujours silencieux. Alors je prends un manteau tout noir. J'aime pas l'hiver, on peut plus porter de robe. Mais moi si. Je mets des grands collants en laine puis sort. Une fois à l'extérieur, je sors mon flot que je serre dans mes cheveux. Tout rouge. Ça égaiera un peu l'hiver, et la neige qui ne va pas tarder à tomber. L'hiver, il doit être triste n'empêche. Tout le monde porte tout le temps des habits froids, je veux dire par là qu'ils ne sont pas lumineux, triste quoi. C'est moche. Y'a pas de couleur. Beurk. Alors pour M. Hiver, je porte du rouge.

Voilà que je me présente devant la rosace de l'église. Elle est belle, elle. Toujours colorée, et même en hiver. Aussi rayonnante qu'un soleil, et très impressionnante quand on est à l'intérieur de l'église. Je tourne la tête. Queue de cheval familière, je m'approche à grands pas. Et d'un seul coup, d'un seul coup, même si cette Clothilde ne m'est pas si familière, je lui tape sur l'épaule, l'obligeant à se retourner puis lance :

-Cloooothilde. Encore là à faire des photos ?

Oui, parce que je sais qu'elle aime bien faire des photos. Moi aussi j'aime bien. Mais c'est pas non plus ma passion. Elle est bien habillée. Je pense que, comme Ellie, elle sait que j'ai déserté l'orphelinat. Mais bon, elle s'en fiche probablement. Tout le monde s'en fiche, et c'est pas plus mal. Au moins, ils savent que je suis en bonne santé. Et que je ne suis pas loin.

J'observe une fois Clothilde. Détourne les yeux, pour revenir sur elle quelques secondes plus tard. Je n'irai jusqu'à culpabiliser, mais il est clair que j'ai dû rendre quelques personnes malheureuses durant un temps. J'ai beau vouloir dire que je suis associable, j'ai quand même eu quelques amies durant ma scolarité, en quelque sorte. J'ai du mal à penser que des gens puissent se lier d'amitié envers moi. Mais qu'importe, ne serait-ce que pour passer un peu de bon temps, je vais le passer avec Clothilde. Après tout, c'est une amie, non ? Je crois. À vrai dire, je n'en suis que peu sûre. Dès mon début de paroles, je vois Clo ranger son appareil photo. Oh ben non alors, moi j'aime bien faire des photos. Je ne bronche cependant pas. C'est ses affaires, j'ai aucun droits dessus. Mais je sautera sur l'occasion si elle veut faire des photos. Je ne sais pas, j'ai l'impression d'avoir beaucoup changé depuis que je fréquente Matt. Je fais attention à mes paroles. Je surveille que la personne en face de moi se sent bien. Je ne veux plus faire mal. Mais je reste tout de même la fille sauvage que j'étais. Bien que ce sentiment soit resté relativement négatif, se basant principalement sur la compassion, c'est avant tout un bon début.

«-Comme toujours il semblerait. Et toi quel bon vent t'amène ?»

J'observe un oiseau. C'est bizarre qu'il y en ai par cette saison. Je sais pas, je les plains un peu ces bestioles. Quand elle battent des ailes par un temps si frais, elles doivent se les cailler dur. Mais si elles arrêtent de battre des ailes, elles finissent par être ankylosées, et ça en général, c'est pas bon. Est-ce que si un métamorphe se transforme en oiseau et qu'il perd une aile, il perdra son bras en revenant sous forme humaine ? Je sais pas, mais la question est intéressante. Je pense que oui. Il fait froid. Et je tousse. Comme toujours. Je pose ma main sur ma longue écharpe pour la refermer sur mon col. Ma toux est grasse. Je vais devoir acheter des médicaments par moi-même. Du sirop, et tout va passer. J'espère ne pas tomber malade trop vite, je veux pas non plus être alitée. Je ne veux pas que Matt se fasse du soucis pour moi. Je pense qu'il s'en fait suffisamment.

Je fixe Clo. Elle aime bien s'habiller bien. Je pense que c'est pour ça qu'on s'entend relativement bien. On a la même envie. Les mêmes façons d'aimer les choses. Je crois. Mais elle doit avoir un peu froid avec ce qu'elle a sur le dos, non ? Moi j'aurai froid à son place... j'inspire profondément, et réprime une grimace. L'air est froid. À choisir, je préférerai être sous les couettes. Mais je suis sortie de moi-même. Je vois de plus en plus de monde venant de l'orphelinat en étant au dehors. Et ils me posent tous la même question. Question que j'élude tout le temps. Je ne veux pas qu'ils sachent. C'est un secret. Ou plaisir particulier qui ne se partage qu'à deux. Un petit endroit comme l'Eden. J'éternue, stoppant mes pensées aussitôt.

-Je profite un peu de l'hiver avant qu'il ne fasse trop froid...

Tu parles... il fait déjà si froid que l'oiseau sur sa branche devrait rentrer chez lui et se barricader sous un porche de maison. Parce que moi, je suis persuadée que la neige, elle tardera pas à pointer son bout du nez. Et les oiseaux quand y'a de la neige, ils sont pas bêtes, ils sortent pas. Je me demande où ils vont. C'est vrai, les nids sont toujours vides en hiver. Et tous les oiseaux ne migrent pas. Je vois mal le pigeon migrer... enfin, si ça se trouve, ça migre vraiment cette chose-là. On verra. Je me renseignerai plus tard. D'abord, je pose une main sur l'étui de l'appareil photo et commence :

-Dis Clo, j't'ai toujours vue faire des photos. Mais t'as jamais pensée à te prendre toi-même en photo ?

Ça se trouve elle le fait, mais comme je suis pas mauvaise pour cadrer les photos et faire des effets sur les ordinateurs, niveau correction si besoin est, je peux peut-être m'amuser un peu. C'est pas ma passion de prendre des photos, mais comme je vois toujours Clothilde avec son appareil, je pense qu'on va pouvoir engager une discussion la concernant uniquement en commençant par là. J'enfouis mes mains dans mes poches et observe encore la rosace. Elle est belle. Elle est vraiment belle. Et j'aime les belles choses. Ce que je préfère, c'est les belles pierreries. Les améthystes, c'est ce que je préfère. Mais on s'en fiche, en fait.