Orphéo, c'est vraiment le meilleur endroit pour se cacher. T'es tellement voyant que les exorcistes passent à côté de toi sans te remarquer. Et puis, ça t'apprend aussi à dissimuler ton envie de meurtre mieux que n'importe quel sorcier noir. Il y en a même qui t'adressent la parole comme ça, comme si t'étais un ami. Juste parce qu'ils t'ont grillé en train de te téléporter. Ce que les exorcistes sont cons. Les petits nouveaux en particulier. J'en ai déjà tués certains, parce qu'ils rigolaient trop avec le mot « sorcier noir ». Et même si je ne me situe dans aucun camp, je me considère cependant sorcier noir. Et je n'aime pas qu'on se fiche littéralement de la figure d'un petit vieux. Alors, je leur ai montré ce qu'un pépé sans canne peut faire à trois exorcistes tout juste sortis de l'école. Je ne m'en suis pas sorti indemne, ça non. Mais eux ont terminés leur course en enfer.

C'est étrange, mais on peut dire qu'aujourd'hui, je me suis levé du bon pied. Pas parce que j'ai évité la crotte de chien qui trônait à deux centimètres de l'endroit où j'ai posé mon pied. Non, ce n’est pas non plus le sadisme qui a valu à mon chien de vivre les pires moments de son existence. Ce n'est certainement pas le moment où j'ai dû jeter la crotte par la fenêtre et qui est malencontreusement tombé sur un humain dépourvu de sens de l'esquive. Peut-être le moment où je suis sorti devant ma porte avec le courrier et que j'ai lu qu'il y avait de nouveaux meurtres. J'en sais rien, ma journée avait pourtant très mal commencée. Passons, nous sommes dorénavant en pleine après-midi. Et vous savez quoi ? J'ai absolument rien foutu de ma matinée. Pourtant, ce n'est pas faute de m'être levé à neuf heures. C'est une heure raisonnable pour une personne comme moi qui ne travaille pas. Ou peu. Je devrais un jour penser à intégrer un camp. Mais bon, ils sont tous si sanguinaires... je ne suis tout de même pas en extase devant le sang. Et hors de question de rejoindre des femmes qui refusent de tuer. Je n'appelle pas ça des sorciers noirs. Les femmes sont si pacifiques. C'est d'un pénible... En y pensant, je songe au contraire que j'aurai toutes les chances de me faire accepter dans n'importe laquelle de ces clans. C'est vrai quoi. Je suis pas encore trop vieux. Et en plus, je vis dans un endroit stratégique pour épier nos amis les exorcistes. Voilà tout.

Je saisis le journal d'une main en étant étalé plus qu'assis sur mon canapé. Sérieusement, on dirait plus un truc sur un canapé qu'on humain à part entière. Un pied sur l'accoudoir, l'autre pied passé par-dessus, légèrement fléchit. Pas totalement couché, avec un appui-tête de plusieurs dizaines de coussins. Bref. Le journal ne m'intéresse pas vraiment, disons qu'il s'agit plus d'un passe-temps, même si ce n'est pas vraiment sous l'angle qu'on utilise souvent, mais plutôt au sens propre du terme. Qu'importe. Il est temps de sortir, sinon, les chaussettes de Rhys vont finir par puer. Le rapport ? Si je reste trop longtemps dans cet espace restreint, ça ne va pas le faire. Ne cherchez pas plus loin, et je me sers de l'excuse des chaussettes non justifié si je veux. Je vais pouvoir me dégourdir les pattes. Je m'apprête à poser ces deux cannes sur le sol, mais ce dernier se fait subitement plus doux et plus mou. Le chien, encore lui. Je le décale, ou tout du moins je me décale et fait mine d'avoir le dessus sur l'animal. Et de toute façon, j'ai le dessus sur le chien. En soupirant d'un air à fendre une âme, j'enfile mes chaussures, un manteau et sort de la maison, laissant le chien en plan. De toute façon, je rentre avant ce soir, alors il n'a pas de raison de s'inquiéter. Et puis, ce chien s'inquiète trop. Dès que je sors, il a peur que je l'abandonne.
Paranoïaque ce chien.

Suite à ça, je descends dans les rues. Pas pour manifester non. J'en ai rien à faire qu'un pourri soit à la tête du gouvernement. Ils pourraient s'y mettre à cent que ça ne changerai rien. Je continuerai à tuer, et ils continueraient à gagner de l'argent sans rien faire. Donc, non, je ne manifesterai pas. Mais on s'en fiche fatalement, pas vrai ? Je regarde à droite à gauche, cherchant sans chercher quelqu'un à qui parler. Accessoirement, j'ai l'intention d'aller faire mes courses. Mais c'est secondaire. Si je sors, c'est avant tout pour trouver de la distraction. Et Londres se trouve être une ville très intéressante pour y trouver de bonnes distractions. Je me sens pas me mesurer à un exorciste. En plus, à force de me voir traîner dans leurs parages, et notamment près des meurtres, ils doivent savoir qui je suis. Reste à savoir pourquoi ils ne m'attaquent pas. J'en ai massacré quelques uns, mais il est clair que je ne fais pas autant de tapages que les autres clans. Qu'importe bis.

Je me stoppe subitement. Est-ce que j'aurai dû emmener ma canne épée avec moi ? Histoire d'avoir de quoi riposter si on m'attaque ? Histoire d'avoir quelque chose avec quoi attaquer si j'ai envie de tuer quelqu'un. Il faut dire que je n'ai pas de don ou magie offensive, alors je dois me débrouiller. Je fais demi-tour. Je remonte. Je prends la canne même si je ne m'en sers pas. Je redescends en me téléportant parce que j'ai la flemme. Ce don est très utile même si ça finit parfois très mal. J'ai ce don depuis un certain temps alors je commence à m'y familiariser. C'est normal. Mais je suis meilleur en invisibilité. Bref. Je suis en bas, dans la rue. Et je vois quelqu'un passer devant ma maison. Il a une tête de... d'homme en fait. Mais il est tout jeune. Et je connais suffisamment les jeunes pour y être passé avant eux. À cet âge, ils sont très déstabilisés. Déstabilisants aussi. C'est exactement ce qu'il me faut. Petite distraction. Je le suis de loin et me rapproche petit à petit pour qu'il comprenne que je le suis. Je finis par me mettre à sa hauteur et engage aussitôt la discussion :

-Hey, jeune homme. Vous êtes nouveau dans le quartier pas vrai ?

En vérité, je n'en sais absolument rien. Mais je pose cette question à tout le monde. J'ai une chance sur deux pour que ça tombe juste, vu comme Londres est grand. Et après la discussion s'engage, comme d'habitude.

Vous savez, l'enseignement est vraiment nul. On nous apprend des trucs de plus en plus débiles. De plus en plus pénibles. Maintenant, tout est assisté par ordinateur. On peut se la couler douce. Mais peu importe le progrès qu'on fait en informatique, pour soi-disant gagner du temps, on a l'impression de travailler toujours plus. Et vous savez pourquoi ? Parce que ce n'est pas juste une impression. Vous travaillez toujours plus, pour fournir du surplus. C'est ça la société de consommation. Le problème c'est que les gens deviennent pauvres et que le surplus ben... il en arrive à bien porter son nom. Et vous savez quoi ? Le pire du pire ? C'est que je m'en fous. Parce que moi je crise contre la crise, notamment parce que je ne la vois pas passer. Notamment parce que je ne travaille pas. Ou bien seulement au noir pour des petits boulots pas trop embêtants. Bref.

Il y a quelque chose d'autre que je dois vous dire. Quelque chose de très important. Ce jeune homme... on dirait qu'il a un panneau lumineux au-dessus de lui avec une flèche qui indique sa personne. Je suis probablement le seul à faire attention à ça. Probablement parce que je suis le seul à le voir aussi. Sans doute devrais-je consulter, juste histoire de vérifier que je suis encore opérationnel en temps que sorcier noir. En tout cas, si je dois aller dans un hôpital, ce sera un IBMM. Pas dans ces hôpitaux pour humains...

- Pas du tout. Et vous, pourquoi me suiviez-vous ?

pourquoi ? Parce qu'il a une flèche au-dessus de sa tête comme un panneau lumineux qui amène à vouloir l'embêter. Vous croyez que ça passe à l'oral ? Je n'en suis guère certain. J'ai même raison de penser qu'il n'y a aucune chance pour que ça puisse passer. Alors essayons de trouver autre chose. Quelque chose qui passe plus pour quelque chose de... normal. D'habituel. D'ennuyeux aussi. Dois-je inventer le fait que je m'ennuie ? Que j'ai envie d'embêter quelqu'un ? Que mon frigo est presque vide et qu'il faut absolument que je fasse les courses mais que puisque ce jeune homme a l'air d'avoir de grands bras bien solides il pourra m'aider ? Non. Ce n'est pas absolument pas dans mes intentions. Et pour une fois, je suis honnête avec moi-même. C'est vraiment à cause de ce panneau lumineux au-dessus de sa tête. Quoi, je suis fatigué ? C'est vous qui êtes fatiguant. Point à la ligne.

-Parce qu'il y a une flèche lumineuse au-dessus de votre tête qui clignote de très loin. Ça vous dérange ?

Quoi, c'est pas crédible ? Ne sous-entendez pas que j'aurai dû mentir. Pour moi, c'est tout à fait normal de voir des panneaux lumineux au-dessus de la tête de certaines personnes. Bon, c'est probablement la première fois que ça m'arrive, mais je pense qu'il y aura une suite à ça.
…
J'avoue que je fais un peu preuve de mauvaise foi. Mais juste un peu. C'est uniquement parce que... parce que le magasin est un peu loin et que j'ai la flemme de faire le chemin seul. Je suis assez extraverti -comme vous avez pu le constater- alors autant en profiter jusqu'au bout. Quoiqu'il en soit, ce gosse a beau dire qu'il vient d'ici ou qu'il est un habitué des lieux, son visage ne me dit rien. Et croyez bien qu'à force de tuer des gens, je commence à connaître les familles d'à peu près tout le monde dans le quartier. Donc soit c'est un super menteur, et dans ce cas-là nous serons de grands amis, soit... ma vue commence à me faire défaut. Bien sûr s'il adresse à Londres en général, il est fort probable que je ne connaisse pas encore toute la faune londonienne. En ce cas, il ne mentirai pas. Je pars dans de longs débats qui ne sont pas prêts de terminer.

-J'espère bien que je vous dérange. Sinon vous serez l'un des premiers à me dire le contraire. Et probablement aussi l'un des premiers avec qui je lâcherai l'affaire.

Oui. Parce qu'il y a de nombreuses personnes à qui je demande si je les dérange de faire un bout de chemin avec eux. Et curieusement, ils n'ont l'air d'avoir qu'une même réponse sur le bout des lèvres. Un peu d'originalité, que diable. Celui-là m'a l'air plutôt apte à ne pas vouloir être dérangé. Mais il y a toujours ce petit panneau lumineux qui me demande de le déranger. Après, je ne suis sans doute qu'un horrible vieux qui veut passer le temps alors qu'il n'a que 43 ans.

-Les humains sont bien innocents...

Triple rime. Je fais de grands progrès.

La canne. En fonction de la façon de l'écrire, elle peut vouloir dire plusieurs choses. Tout comme pêche ou orange. Sauf que l'orthographe ne change pas. Dans chaque langue, un mot peut vouloir en dire plusieurs. Tout dépend du contexte. Je ne prendrais pas le risque de me balader avec une cane en plein Londres. Sauf au risque de me faire passer pour plus idiot encore que je ne le suis. Or, je ne supporte pas qu'on me traite d'idiot, à moins que, psychologiquement parlant, j'en ai donné l'autorisation. Aujourd'hui, j'ai envie d'être idiot. Mais je ne veux pas pour autant que l'on me traite d'idiot. Là est toute la subtilité du terme.

Il me faut quelqu'un à embêter. Quelqu'un à suivre jusqu'à marcher dans ses propres traces. Un jeune de préférence, car les vieux ont tendance à marcher de plus en plus lentement. C'en devient énervant. Et souvent, je finis par les bousculer, lassé par cette lenteur digne des plus gros rallyes de limaces. On devrait peut-être un jour organiser une course entre une limace et un vieux pépé de 100 ans. Ça pourrait être marrant. Quoique, j'ai entendu dire qu'un de ces vieux a justement fêté ses 100 ans sur un vélo, roulant à fond les gamelles. J'ai l'art d'argumenter avec des contre exemple. Quoiqu'il en soit, je me mets à suivre cet homme, qui, grand bien me fasse, finit par se retourner et me demander pourquoi je le suis. Dans ma grande mansuétude, je lui annonce l'air de rien qu'une flèche clignote au-dessus de sa tête. Réaction humaine et malheureusement terriblement dégradante, ce dernier observe au-dessus de sa tête le ciel légèrement grisonnant.

S'ensuit une légère affirmation qui, pour moi comporte un sens, mais qui, apparemment, en se répercute pas jusqu'aux oreilles du jeune monsieur. J'aurai probablement dû articuler mes mots.

- Vous ne me dérangez pas le moins du monde ; cette phrase ne veut rien dire ; mais restez donc avec moi, un peu de compagnie est toujours agréable.

Je hausse un sourcil qui se veut interrogateur. Je ne le dérange pas ? Qu'à donc un jeune homme de son âge pour apprécier la conduite d'un vieux fou à ses côtés ? Je savais que le troisième âge était déjà hors service, mais si même le jeunes s'y mettent, c'en devient carrément désolant. En tout cas, le répondant de ce mec est appréciable. Il ne se laisse pas marcher sur les pieds, et il a du caractère, sans toutefois trop le montrer. En fait, ce serait trop beau de pouvoir passer quelques minutes avec lui. Il est tellement amusant, même si le plaisir ne doit probablement pas être partagé. E fait, je le trouverai beaucoup plus amusant, si le plaisir n'était pas partagé. Je reste cependant vigilant. Le passage à Orphéo m'a quelque peu calmé. En plus, maintenant, on m'observe. J'aime pas beaucoup ça. Qui sait, peut-être un exorciste se cache-t-il derrière ce masque de tranquillité. C'est même plus que probable. Ces chiens se tiennent partout ici, ils pullulent comme le chiendent. Sans doute devrais-je songer à déménager.

Je poursuis mon chemin aux côtés du jeune homme, sans rien dire. En fait, j'attends qu'il débute la discussion. Mais plongé dans sa cigarette, il n'a pas l'air très ouvert à mes propositions mentales. Si j'avais été télépathe, je l'aurai probablement engueulé. Mais voilà, je ne suis pas télépathe. Et en fait, ça ne m'intéresse pas plus que ça de l'être. Il décide enfin de s'arrêter et d'observer un paysage. Moi, je le vois souvent, alors j'avoue que je n'y fais plus guère attention. Je ne me balade que très rarement, préférant rester cloisonné dans mon appartement. Je devrais songer à faire une petite balade de temps en temps. J'observe les mouches voler autour de moi, ces humains qui semblent marcher sur automatique. Tu les bouscules, ils s'excusent et paf, reprennent leur vie comme si de rien n'était. SI ç'avait été moi, il y aurait moins de monde sur Terre. Fatalement, une phrase s'échappe de ma bouche, déclarant malgré mes soupçons mon appartenance à un clan.

- Mais on peut facilement les utiliser...

Je fixe l'homme avec des yeux de maman poisson. Eh bien, soit c'est un traquenard dans lequel je suis en train de sombrer progressivement mais sûrement, soit il y avait vraiment une flèche lumineuse au-dessus de lui. Je pose mes mains sur la rambarde, e observant devant moi, un léger sourire sur les lèvres. Eh bien, comment ne pas répondre à une telle invitation. Ce n'est pas trop demander.

-Et que vient faire un jeune garçon comme toi dans cet endroit truffé d'abeilles ?

Les abeilles en question, ce sont les exorcistes. Disons que cette métaphore est avant tout réelle. Tant qu'on ne s'en approche pas de trop près, elles ne viennent pas t'embêter. Une fois dedans par contre, ça pique dans tous les sens. Et puis, point très important pour une abeille, elle vit dans une ruche. Et celle-ci est probablement la plus conséquente de toutes.

En ce moment on rencontre des gens étranges dans la rue. Non, bien évidemment je ne parle pas de moi. De toute façon, qui aurait l'audace de me traiter de vieux fou ? À vrai dire, il n'aurait pas tout à fait tort. Je dirais même plus qu'il ne serait pas loin de la vérité. Mais bon, après l'avoir pensé, il fallait le dire à haute voix. Et ça franchement, c'est une autre paire de manches. Qu'importe, je disais donc... oui ! On rencontre des gens étranges dans les rues. Je ne sais pas si c'est parce qu'il fait beau, qu'il pleut pour refaire beau, mais il y a décidément tous les vêtements possibles et inimaginables. Par-là une mamie avec un voile et une grosse doudoune, et en face, un duo de jeunes demoiselles aux jupes aguicheuses. On se croirait en micro-climat adapté pour chaque personne. Ce serait bien de gérer la pluie et le beau temps comme on le veut. Ça permettrait qu'il n'y ai plus d'inégalité. Enfin bref, j'm'en fous pas mal des inégalités dans le monde, hein.

Voilà, je me balade en compagnie de... de qui d'ailleurs ? Il va falloir que je pense à lui demander son prénom un jour ou l'autre, histoire de savoir au moins à qui je m'adresse. Bon, déjà c'est un sorcier noir. Bonne nouvelle qui me donne un sourire amusé sur le visage. Eh bien, il faut croire que le danger nous attire vraiment. C'est tellement plus sympa de se balader ici, avec des exorcistes à chaque coin de rue, plutôt que de s'exiler dans un endroit où il n'y ait pas âme qui vive. En tout cas, si vous voulez mon avis, je trouve au contraire que c'est beaucoup, beaucoup plus simple de vivre ici. Au moins, vous êtes traités d'égal à égal avec les humains. Bon, ça c'est le mauvais côté en fait. Le bon est plutôt que vous êtes totalement immunisés sur vos faits et gestes. Vous habitez trop près d'Orphéo, et bien souvent ces personnes-là ne pensent pas que les sorciers noirs vivent dans le même appartement qu'eux. Bon, il y a bien des exceptions à la règle... mais je m'approche de la vérité.

Nous marchons, marchons en parlant. Je dois aller faire les courses. Oui, c'est mon but premier depuis... depuis que j'ai rencontré ce jeune homme qui-n'a-pas-encore-de-nom. En lui parlant, j'ai rempli mon but, maintenant, je m'attaque au secondaire. À savoir les courses. Bref. Mais on est pas encore tout près, et il va falloir continuer à marcher. Le jeune homme répond peu après ma question sur sa présence ici. Ah, j'avais complètement oublié. Lui signalant que je l'écoute, il dit alors.

- Je m'ennuie figure toi, rien de plus, rien de moins. Et pour passer l'ennui, je voyage mais j'évite le plus possible d'utiliser mes pouvoirs même si c'est parfois hors de ma portée.

Je lui lance un regard sarcastique. Utiliser ses pouvoirs. Oui, ici c'est un peu dangereux de les montrer à qui veut. Même très dangereux. Il faut apprendre à être silencieux, rapide et furtif. Discret en somme. Pour ça, j'utilise ma canne-épée. Une arme blanche basique à l'époque. Maintenant plus personne ne le sait, plus personne ne se méfie. Ils crient que c'est un simple style parmi les multitudes d'autres styles ici. Enfin bon. Il s'ennuie. Moi aussi. Il devrait faire les courses avec moi, au moins il aurait de quoi se taper la discut' un bon moment et ce ne serait pas totalement dépourvu de sens. Qui sait, j'en sais rien moi, il peut acheter une entrecôte pour ce soir, ou bien des cotons-tiges. Ça peut toujours servir un coton-tige. Oui. J'acquiesce silencieusement à sa réponse avant de recentrer mon regard vers l'avant. Sinon je finirais pas bousculer quelqu'un. Et ce serait vraiment dommage d'en arriver à se battre pour une chose aussi futile.

- Comment t'appelles-tu mon vieux bonhomme ?

Je me retourne et lui lance un regard étrange. Oui, étrange. Au début, on lit la colère, parce que finalement, c'est possible d'insinuer que je suis vieux. En même temps, j'ai envie de rire, parce qu'il a un sacré cran. Enfin, c'est un visage moqueur, parce qu'après tout, on me l'a encore jamais fait, ce surnom. Le bonhomme face à moi se met alors à rire et me tape dans le dos pour tempérer le tout. Allons bon, en plus c'est un guignol. Si ça continue, je vais lui donner mes courses et l'obliger à les ramener chez moi. Qu'il me serve de bras, en somme. Mais nous verrons plus tard. Pour l'instant au final, il a l'air plutôt sympathique. Et c'est bien cette sympathie qui m'empêche de lever la main sur lui. Accessoirement parce que c'est un sorcier noir. Mais vraiment accessoirement. Visiblement, ça a l'air de l'amuser que je lui tire cette tronche, et le voilà qui m'empêche de prononcer un mot de plus en enchaînant aussitôt par de nouvelles paroles.

- Te vexe pas comme ça ! Je plaisante voyons, et puis si tu me dis ton prénom, je ne t'appelle plus comme ça...

Je hausse un sourcil sceptique quand à la fin de sa phrase. Je sais pas, elle s'est terminé sur une chose qui devrait être logique et pourtant... pourtant j'ai l'impression qu’on y a rajouté des points de suspensions, du style « oui enfin ou pas quoi ». Un peu de ce genre-là. Je vais passer dessus pour le moment, et puis, maintenant il va falloir faire les courses. Parce que je ne l'ai pas oublié, et qu'il va vraiment finir par les porter mes courses. Néanmoins, je me permets de lui répondre lorsqu'enfin j'ai le temps de placer quelques paroles. Rien ne sert de lui donner ma deuxième identité, c'est un sorcier noir alors entre bons amis...

-Rhys, mais si c'est trop étrange comme nom, tu peux m'appeler Erwan.

L'avantage d'avoir un prénom en une syllabe c'est qu'on pouvait pas vraiment donner de surnom. Ou tout du moins de diminutif. Le problème de son prénom, c'est que beaucoup de gens le trouvaient étrange. Pas commun. Alors, souvent, je donne mon deuxième nom. Il est lui aussi pas très commun, mais les gens s'y reconnaissent un peu mieux. Nous poursuivons notre marche. Si le bonhomme se permet lui de regarder où il va, moi c'est presque une habitude et je ne fixe que mes pas ou les gens de devant pour voir leurs réactions lorsque je les fusille du regard. Quelque chose de très amusant qui finit par des regards outrés ou de simples détournements de regards. Ça c'est moins marrant. Par moment, il y en a qui te fixent et qui soutiennent ton regard. En général je m'arrange pour retenir leurs têtes. Sait-on jamais si un jour je les recroisent dans une rue déserte.

- Et moi c'est Mikeal, mais appelle moi Mike, comme tout le monde.

Mikeal. Oui, déjà c'est un prénom un peu plus habituel, aux consonances sympathiques. Ouep, va pour le Mike, s'il me le demande si gentiment. Ce doit être terrible d'être appelé avec un surnom. Moi en tout cas, je déteste ça. Qu'importe, nous arrivons au niveau du magasin. Je me dirige alors dedans et commence à prendre un panier. Mike me suit dans ma démarche et c'est alors que je me retourne en prenant un paquet d’œufs :

-Sinon, t'es de quelle organisation ?

Pas que ça l'intéressait plus que ça, mais à l'avenir, ça pourrait peut-être lui servir. Bon, ce n'était pas la grande joie entre certains clans, et Mike hésiterai peut-être avant de le dire, mais bon comme je ne suis d'aucun clan. Il n'a pas de risques à avoir. Là maintenant je réfléchis à ma phrase et me dit que si finalement je ne lui dis pas que je n'appartiens à aucune organisation, il ne va pas le savoir, sauf si bien sûr il est de ceux qui lisent dans les pensées. Bref, après un passage au rayon surgelé, je tourne mon regard vers lui et lance :

-J'vais rien te faire hein, je suis totalement neutre.

Ouais, voilà. Neutre, c'est parfaitement le mot qu'il fallait.

C'est pas la première fois que je croise un mec étrange dans la rue. Ces temps-ci, y'a une faune de plus en plus bizarre. Je soupçonne un truc. En même temps, je me doute que personne ne m'écoutera. On me croit sénile, et on est le premier sur qui pleurer quand il se passe vraiment les choses prédites. Voilà. Bon, c'est arrivé qu'une seule fois. Mais bon. Je l'avais vu arriver. Quand les sorciers noirs ont pris le QG de Londres, par exemple. Ah, ça c'était le bon temps. Enfin, bon et pas bon. En tant que sorcier noir, c'était bien. Ce qui l'était moins, c'était les tentatives pour me rallier aux causes débiles des organisations. J'ai jamais eu besoin d'un train de vie particulier. Je veux pas bosser pour un chef sadique. Je me suffit amplement. Tant qu'on ne vient pas me chercher des prunes, rien ne peut me sortir de ma cave. Mais voilà, faut pas trop me pousser.

Bref, tout ça pour dire que ce Mike là, qu'il se fait appeler, il a l'air lui aussi bizarre. Pas bizarre comme les exorcistes qu'on sent à des kilomètres à la ronde, mais plutôt étrange comme un mec qui vient un peu là en paumé. Peut-être que c'est sa ville d'enfance et qu'il est venu s'amuser un peu. D'ailleurs, lui, il doit bien être d'une quelconque organisation non ? C'est rare de nos jours d'en trouver des « neutres » si je peux me permettre ce terme. Il est trop confiant. Pourtant c'est qu'un gosse. Ça sous-entend pas mal de choses dans mon esprit à vrai dire. Que les sorciers noirs se croient puissant, ça c'est vraiment pas une nouveauté. Depuis que ça existe, ça enchaîne duels sur duels. Maintenant que les clans existent, ça a un peu cessé. Et c'est bien là que je veux en arriver. Pour se sentir aussi confiant, c'est qu'on a -tout du moins l'impression d'être- à l'abri. Vous me direz, je me sens à l'abri. Mais moi j'ai une certaine expérience derrière moi. Expérience que le petit n'a certainement pas.

Qu'importe, vient le moment où Mike me demande mon nom. Ah, mon nom. C'est toute une histoire. J'en viens à me demander si mes parents étaient bourrés ce jour-là. Ou bien s'ils voulaient faire original. Ou bien... j'en sais rien en fait. J'ai jamais cherché à changer. Même si je sais que c'est possible. Je le ferais quand je déménagerai d'ici. Pour qu'Orphéo me lâche les baskets lorsque mon exil aura commencé. Peut-être irais-je en Russie. Il fait très froid là-bas, mais j'ai pas entendu parler d'un gros QG là-bas. Il me semble qu'ils sont bons en armement magique. Tant mieux. J'ai vraiment rien à craindre. Il faut dire qu'ici aussi, je suis bien loti. Après tout, soit proche de tes ennemis pour mieux les observer. Et puis... j'en veux pas vraiment à Orphéo. C'est vrai. S'il me traquait pas pour mes soit disant méfaits, j'accorderai aucune importance à cette organisation. Mais il faut croire que leur acharnement ai porté leurs fruits.

- Rhys c'est bien.

Je relève les yeux. Ah oui ? Ravie de l'apprendre. C'est vrai qu'on parlait des prénoms. Mon âge me fait perdre la boule on dirait. Ou c'est de l'inattention. Sans doute les deux. Je mime un semblant de sourire, parce que j'ai vraiment du mal à sourire quand j'ai pas le moral pour. Et il faut dire que je l'ai très rarement, sauf en face d'une future victime. Avouons donc que ce n'est pas le même style de sourire qui naît à ce moment. Bien.

Et nous voilà maintenant dans le supermarché. Bien bien. Oui bien. Après tout, c'est bien ce que je suis venu faire. Mes courses. Je trouve que c'est la chose la plus chiante dans la semaine, après la vaisselle. Même la cuisine est plus attrayante. Principalement quand elle consiste à faire réchauffer un plat. Simple et direct. C'est parfait. En plus, je crois que je vais finalement devoir acheter des croquettes pour ce satané chien. Je me suis fait sévèrement insulté pour lui donner tut ce qui me passait par la main. Et patati et patata, il faut qu'il mange mieux que ça. Mince quoi, c'est un chien, à l'époque ils avaient pas de croquettes et ils vivaient quand même. C'était des loups et ils avaient pas besoin des hommes pour se nourrir. Et puis, le chien n'a pas l'air de s'en plaindre. Mais passons. Croquettes. Un gros paquet comme ça j'en ai pour longtemps. Je vois Mike qui prend aussi un panier. Eh bien, il faut croire que lui aussi doit faire ses emplettes. Encore un mot que le vocabulaire aurait mieux fait de rayer.

Je lui demande alors l'organisation à laquelle il appartient. Je pouffe un peu en le voyant se renfermer. Et voilà, j'ai touché là où il fallait. Ils sont tous les mêmes. Mais son hésitation prouve sa réponse. Rosenrot. Parce que oui, même si je n'ai pas d'organisation, je suis plutôt bien renseigné sur leurs pouvoirs respectifs. Et Rosenrot n'est pas au meilleur de sa forme. La question présente étant s'il va répondre ou bien se plonger dans un mutisme sans faille et allonger le pas pour me distancer. Et je n'aurai pas la volonté de lui courir après.

- Rosenrot !

Je hausse un sourcil. Il a un peu de tripes, c'est bien. Je félicite sa franchise d'un vrai sourire cette fois-ci et lui tape dans le dos.

-C'est bien, p'tit gars, j'apprécie l'honnêteté.

Rosenrot n'est pas particulièrement en position forte en ce moment. On entend parler de Croix. Ah ça. Ça jase de tous les côtés. Et Croix à fait ci et à fait ça. C'en devient lassant. Mike a un sacré sang-froid pour donner ce nom-là sans vraiment savoir si je mens ou non. C'est pourtant de coutume de le faire chez les sorciers noirs. Enfin, il y a pire comme organisation. Santiago par exemple. Eux, on se demande s'ils sont toujours vivants. Et malheureusement, avec une pareille réputation, ce n'est pas fait pour s'améliorer. Quel fou se risquerait à rejoindre un tel clan en déclin ? Certainement pas moi, si bien sûr l'envie m'en prenait.

- Pourquoi ne rejoindre aucune organisation ?

Mon sourcil levé reste en suspens. Pourquoi ? Eh bien, Mike, là, tu t'attaques à du lourd de me poser la question. Peut-être une question d'idéaux. Oh et puis non, ça sonne trop épique comme mot. J'ai des idéaux bien à moi. Et j'en ai rien à faire des autres. Chaque être vivant est différend et si les gouvernements ne sont pas les mêmes dans chaque, c'est bien que les idéaux diffèrent d'humains en humains. Voilà tout. Pourquoi je ne rejoint aucune organisation ? Je serre le panier rouge du supermarché dans mes doigts et enfouit l'autre dans ma poche. C'est difficile comme question.

-J'en sais rien.

C'est ce qui s'appelle botter en touche ça. C'est ma spécialité, malheureusement. Pourtant, je continue à réfléchir, laissant à mes mains le loisir de choisir les produits à ma place. Ce n'est que quelques minutes plus tard, au moment de faire la queue, que je me rends compte qu'en fin de compte, je choisis de mieux en mieux mes repas. De moins en moins équilibrés. Un jour, je vais finir par me tuer avec ma nourriture. D'où l'intérêt de faire goûter mes repas à mon chien avant d'y goûter. Il paraît que les animaux ne mangent pas tout ce qui est avarié. Ce chien est détraqué. Si bien qu'il finit même à l'hôpital pour « mauvais entretien ». Encore un peu plus, et on m'en débarrassait pour de bon en le foutant à la fourrière. Il faut croire que je le tuerai avant que cela n'arrive.

-Attends moi ici deux secondes.

Je tourne la tête, mais l'autre a déjà filé dans un coin de rayon. Il n'y a personne après moi. Je commence à poser mes affaires sur le tapis roulant. S'il n'y avait vraiment personne, j'aurai tracé une rune pour filer en douce avec les courses mais il faut croire qu'il y a décidément trop de témoins. Et puis, il ne faut pas donner des mauvais plis aux plus jeunes. En parlant de lui, le voilà qui revient. Heureusement, parce que je serai parti sans lui sinon. Je ne peux m'empêcher de sourire d'un air moqueur en voyant sa petite brosse à dent. Et d'ajouter par la même occasion en ignorant la dame aux caisses.

-C'était pas la peine de prendre un panier pour un truc pareil.

J'inspire et récupère mes affaires tout en plongeant la carte de crédit dans l'appareil qui me retirera des sous. Je grince des dents en voyant le montant s'afficher. Trop cher, c'est vraiment du vol. En posant mes doigts sur l'appareil, je trace rapidement une rune sur l'écran. Ah, celle-là je la connais vraiment par cœur. Et ce n'est pas à défaut de l'utiliser. Elle est très simple et permet de « détraquer » les appareils. Combinée à une autre rune, elle permet d'afficher ce que l'on veut. Et voilà. Une bonne chose de faite. C'est mieux comme prix ça. Je tape mon code en vitesse et récupère mes courses après avoir effacé la rune. Ceci fait, j'affiche un demi-sourire et attend à l'entrée que l'homme ai fait passé son unique objet.