Jude mit ses lunettes sur son nez d'un air pensif. Son regard glissa du jeune garçon posté devant elle, au cahier qu'il lui avait amené à la fin du cours. Elle prenait son nouveau poste plutôt à coeur, plus qu'elle ne l'aurait imaginé, en réalité. Parcourant les quelques lignes d'Italien que son élève avait écrit, elle attrapa un stylo rouge et corrigea ses quelques fautes, ajoutant à la feuille sa gracieuse écriture. Elle referma le carnet puis le rendit à son propriétaire, lui accordant un léger sourire. Elle retira ses lunettes.

“C'est bien. Fais attention à l'orthographe, mais tu te débrouilles déjà plutôt bien.”

Sur ces quelques paroles, il hocha la tête, balbutia un remerciement, puis sortit de la salle sans un bruit. La jeune femme eut un soupir las et se leva pour aller se poster face à l'une des larges fenêtres qui scindaient la pièce. Il faisait déjà presque nuit et de gros flocons glissaient du ciel dans un déluge cotonneux. La campagne environnante n'était plus qu'un refuge neigeux, tout semblait parfaitement calme, en paix. Ce paysage lui rappella ceux qu'elle avait longuement contemplé durant son enfance et son adolescence. Elle avait toujours aimé regarder la nature qui, blottie dans cet épais manteau blanc, attendait le renouveau. C'était sa saison préférée. L'hiver était pourtant souvent assimilé à la mort, au froid et à la maladie. Pourtant, elle sentait dans ces tableaux cristalisés une douceur et une pureté qu'elle ne retrouvait pas ailleurs. Elle aimait voir les flocons tomber peu à peu, dans un lent balai macabre.

Jude entrelaça ses doigts. Elle baissa les yeux vers l'alliance d'argent qui ceignait son annulaire. Elle ne l'avait toujours pas enlevée, elle aurait pourtant du, maintenant qu'elle était veuve. Cependant, la retirer lui était très difficile. Elle avait certes essayé, mais elle sentait le gouffre béant dans sa poitrine s'agrandir. Retirer cet anneau était, en quelque sorte, laisser fuir le dernier filon, la dernière parcelle qui la raccrochait à son défunt amant, mari, amour. Son poing se serra et elle releva la tête pour couper le contact visuel. Elle ne pouvait pas la regarder trop longtemps. Son coeur semblait trépasser à chaque fois qu'elle l'observait, comme piqué par de multiples piques acérées. Ce coeur endurci et froid qui maintenant connaissait le manque, la douleur et la lassitude. Elle était revenue à cette sollitude envahissante qu'elle avait toujours connu. Personne ne la connaissait ici, personne ne se doutait de rien, personne ne lui posait de questions. Et c'était tant mieux.

La jeune femme se retourna et marcha vers le porte manteau à la gauche de la porte. Elle attrapa une veste de cuir noir, très bien ajustée à sa fine carrure, puis un épais col de fourrure blanc qu'elle enroula autour de son cou. Jude glissa un châle supplémentaire autour de ses frêles épaules, en chaude laine blanche. Ses gants et son bonnet de cashemire étaient rangés dans son sac, qu'elle attrapa avant de sortir de sa salle et de la vérouiller. Il était important pour elle d'avoir chaud en ces temps glacials. Elle savait ô combien elle était fragile, et tomber malade à son arrivée dans la ville n'était pas pour la ravir. Or, ce soir là – et les autres soirs d'ailleurs, elle rentrait à pied. La longue marche qui l'ammenait à Little Angleton ne la ravissait pas, mais elle n'avait pas encore de véhicule à sa disposition. Elle n'en avait jamais eu besoin, à Paris, le taxi ayant été son principal moyen de transport. Entre les démarches administratives du décès, du voyage, de son nouveau métier et de son emmenagement, elle n'avait pas eu le temps d'acheter une voiture. Alors elle marchait.

Jude dévala les marches avec rapidité et énergie. Le Mystery Orphanage était un bel établissement, mais quelque chose l'empêchait d'être parfaitement à l'aise dans cet environnement. En dehors de sa salle de classe, elle avait l'impression d'être intruse. Malgré l'aspect chaleureux de l'orphelinat, la jeune femme ne se sentait pas vraiment en sécurité. Peut-être était-ce du au fait qu'elle ne connaissait personne ? Après tout, Paris lui avait paru bien peu sécurisant lorsqu'elle y était arrivée pour la première fois.
La curiosité qu'elle suiscitait la dérangeait également. Elle n'aimait pas être regardée, chose pourtant parfaitement normale. Un nouvel arrivant attirait toujours les regards, mais Jude restait assez discrète. Elle n'était pas le centre des conversations et des attentions, et elle n'avait d'ailleurs pas encore vraiment discuté avec ses collègues – elle ne mangeait jamais le midi et ne pouvait donc pas les croiser dans le refectoire ou durant une pause.

Un homme attendait au milieu de l'entrée. Il semblait l'avoir entendue arriver, car son visage était tourné vers elle et semblait peint d'un air plutôt curieux. En réalité, il semblait presque petrifié face à la nouvelle arrivante. Jude s'arrêta en bas des marches, perplexe, puis avança vers lui sans savoir exactement ce qu'elle allait bien pouvoir faire. Il était brun et ne semblait pas avoir plus d'une vingtaine d'années. La jeune femme ne connaissait personne, peut-être était il professeur ? Il ne semblait pas tellement être un habitué. Avait il un rendez vous avec la directrice ?
Elle s'apprêtait à continuer sa route sans lui adresser un mot, mais elle se retourna vers lui au dernier moment.

“Je peux vous aider monsieur ? Vous cherchez quelque chose ?”

Jude s'arrêta face à lui. Un sourire s'était glissé sur ses lèvres, et pourtant son regard restait voilé d'un air étrange, ailleurs, peut-être un peu triste. La lueur qui y brillait était terne.

“Je suis professeur ici, si je peux servir à quoi que ce soit...” Murmura-t-elle en sortant ses gants de son sac.

Un sourcillement perturba la surface claire, douce, et lisse de son visage de porcelaine. Elle se demandait bien de quoi il retournait, et commençait à se sentir un peu de trop face à cet inconnu. C'était pourquoi elle aimait la sollitude, elle n'avait rien à prouver à personne.