- Maël, reviens là !

Le garçonnet de presque sept ans court en rigolant, dans toutes les pièces de l'appartement. Ses petites jambes s'affolent et il se transforme subitement. Un tigron blanc sort des vêtements déchirés et reprend la course folle. Je n'y crois pas ! Une fois dans le salon, il fait le tour du canapé et s'arrête, me regarde droit dans les yeux. Je tente un côté, il va de l'autre, je tente l'autre côté et il revient. Ça n'aura de fin que s'il l'a décidé ou... Je plonge en avant, par dessus le meuble, attrape le petit tigre qui se retransforme dans un éclat de joie. Je le chatouille jusqu'à ce qu'il me supplie d'arrêter. Ses boucles rousses volent au rythme effréné de son rire. Je songe qu'il faudra que je les coupe un peu, mais elles me rappellent tellement maman. Mes doigts cessent leur agitation, cessent de tourmenter ce petit homme qui est à présent de ma responsabilité. Je lui retourne un clin d'oeil avant de le libérer.

- Va finir ton petit déjeuner.

je le regarde partir en me demandant quand sera la prochaine crise et si cette fois j'arriverai à y faire face. Comme un souvenir qui s'impose à lui, une histoire qu'il n'a pourtant pas vécue, cela le prend à tous moments, sans distinction. La parole lui manque, les yeux sont flous, sans larmes pour autant et il tremble. Cela peut durer des heures. La plus violente n'a pas cessé avant presque trois jours. Je n'arrivais pas à le calmer, à le faire dormir ou manger. Il n'y avait plus que le petit corps tremblant qui parfois convulsait. Et la terreur dans les yeux. Une fois que cela passe, et l'on ne sait comment, il ne se rappelle pas. Quand je lui demande ce qu'il s'est passé, il me retourne la question. Il ne sait pas ou ne veut pas savoir. Un peu des deux je crois. Et personne ne comprend ce qu'il se passe dans sa tête. Je l'ai emmené à des IBMM. Ils disent qu'il n'a rien. Pas la moindre magie pour créer ces hallucinations. J'ai du mal, tous les matins, à le laisser partir. Il va à l'école et n'a jamais eu de soucis là-bas. Je lui enseigne ce que je peux et parfois Jonathan nous rend visite. Il m'aide beaucoup avec Maël. Avec Owhen aussi, qui se rebelle un peu et ne comprend pas toujours que son père est parti, définitivement. Il est plus âgé et plus borné. Il ne rêve que de vengeance.

Je les rejoins tous les deux dans la cuisine, me sers un thé Ceylan et m'assois à leurs côtés. Owhen ne regarde que son téléphone en bon adolescent qu'il est et son frère s'amuse à lui lancer des céréales. Il est étonnant de se dire que Owhen est mon cousin, le demi-frère de Maël, lui même mon demi-frère. Je pense de temps à autres que cette histoire relève de la même catégorie que les amourettes des Mythologies grecques et romaines. Je les quitte en ayant fait promettre à Owhen d'accompagner son frère jusqu'à l'école et non de le lâcher au bout de la rue. Il râle un peu, mais aujourd'hui, je n'ai pas le temps. Je dois me rendre au siège d'Orpheo Londres. J'ai demandé à rencontrer quelqu'un du service social, pour deux raisons. Je suis tutrice légale de Owhen et Maël selon la loi anglaise, car je l'ai demandé immédiatement, quand Nathaniel est mort. Mais je voudrais qu'il y ait une reconnaissance par Orpheo même si les documents des innocents suffisent normalement. Il s'agit de protéger et surtout Maël, ma famille des sorciers noirs. La deuxième, je songeais à m'inscrire sur la liste des exorcistes pouvant accueillir des apprentis. Je passe mon concours de la justice magique dans quelques jours, j'aurais plus de temps après. Je serai en capacité de transmettre mon savoir sur le travail d'exorciste ensuite. Je veux donner ce que j'ai reçu.

Lorsque je sors dans la rue, la foule m'accueille. Je m'y mélange avec soulagement, abandonnant un temps mon identité propre pour devenir plus flottante. Mes pas me mène rapidement où je dois me rendre et je me sépare avec un nouveau soulagement de cette masse et me distingue. Il est des moments où c'est compliqué d'être soi et d'autres où il est agréable de se retrouver. Je passe la porte, vais à la réception et l'on m'indique l'aile, la salle d'attente. Encore quelques escaliers, des couloirs interminables et je m'assois enfin. J'ai un peu le trac même si rien de mauvais ne peut se passer. Jonathan m'a assuré qu'il n'était pas possible que j'essuie un refus. J'ai tout ce qu'il faut. Je sers un dossier contre moi, nerveusement. Il ne reste plus qu'à attendre maintenant.

L'attente me paraît interminable. Les yeux collés sur mon poignet droit, je regarde les aiguilles avancer sur le cadran. Mais rien à faire, il semble qu'elles se bornent à ralentir encore et encore, au fur et à mesure que le temps ne passe pas. J'entends mon cœur battre dans mes tempes, de la même façon qu'il battait quand j'ai toqué un jour à la porte de Pandora, pour lui demander de devenir mon mentor. C'était il y a presque sept ans maintenant. Je me souviens de cette hésitation emprunte de panique quand le moment fut venu de toquer à la porte. Je suis restée bêtement à regarder le bois, détailler les veines, tout pour ne pas signaler ma présence. Et à présent, l'adrénaline qui se déverse dans mon corps accélère les pulsations cardiaque et décélère le temps. Je contemple mon dossier tout aussi bêtement que je contemplais la porte. Mes mains se resserrent autour, comme s'il était possible que je le lâche. Je n'ai pas l'impression d'avoir fait beaucoup de bonnes choses dans ma vie, ou beaucoup de choses importantes. Aujourd'hui, j'ai le sentiment d'accomplir une vérité. Et la porte s'ouvre.

La jeune femme qui me fait face doit être Ambrozy Voniestosiwjski, la personne de mon rendez-vous. Je me lève promptement, en me faisant une énième fois la réflexion qu'elle doit être apparentée à cet homme. Je crois que je ne lui pardonne pas d'être parti ce jour-là. Je chasse rapidement cette pensée pour me lever et serrer la main de l'exorciste. Sa réflexion sur le thé me fait sourire. Cela aurait pu être une blague, cela m'aurait fait rire. Je regarde la boite de thé et opte pour le Earl Grey. J'ai envie de faire un clin d’œil, mais je me contente de répondre :

.- Merci

Le thé infuse tranquillement dans la tasse et je me saisi d'une gavotte en redoutant l'effet madeleine de Proust. Il ne faut pas être trop sentimentale, mais allez dire cela à une empathe. Toute ma vie, j'ai préféré jouer la carte de l'indifférence et rétorquer à tout bout de champ que cela ne me touchait pas, que cela m'était égal, que cela me passait au-dessus et toutes les formulations synonymes que vous pourriez trouver. A présent, je comprends surtout que c'était une manière pour moi de gérer ces émotions qui m'envahissaient et que je refusais. A présent, surtout, je peux mieux distancier le flot de sentiment qui jaillit de la marée humaine, mais je ne peux plus m'en dissocier. Il semble que les affects me soient devenus nécessaires. Nécessaires, oui, mais toujours incompréhensibles. Lorsque je croque dans la crêpe dentelle, le goût de chocolat et de beurre vient aussitôt frétiller sur mes papilles et je remarque avec soulagement que la vague de souvenirs qui aurait pu déferler ne vient qu'effleurer le rivage de mes pensées. Maman raffolait de ces gourmandises quand elle était enceinte de Maël.

- Je vous remercie de m'accueillir. Je ne pensais pas trouver des gavottes à Londres.

J'esquisse un sourire un peu maladroit, dicté par le stress qui continue d'affluer. Mon regard se pose sur le dossier fermé devant elle, ce dossier qui est sans aucun doute le mien. Mais je ressens sa concentration, et elle n'est pas pour les lignes qu'il renferme. Je ne sais pas toujours analyser et comprendre ce que je ressens des autres, mais il me semble qu'elle ne soit là que pour moi, et non pas pour quelques feuilles de papier. Sa présence a quelque chose de rassurant et là, dans ce bureau où une décision importante va être prise, je ne me sens pas jugée d'avance. Toute l'attitude de l'exorciste est amicale, sans cesser d'être professionnelle. Je respire un peu mieux. J'ouvre mon dossier à moi et tend les formulaires de tutorat que j'ai pré-rempli.

- Ce sont les papiers pour Maël et Owhen Grey. Ils sont déjà tous les deux sous ma responsabilité depuis le 15 mai 2017, après la mort de leur père, selon la juridiction anglaise des innocents. J'aurai aimé qu'il en soit de même selon la juridiction d'Orpheo.

Ma voix est un peu fragile, j'ai les mains moites. Je bois une gorgée de mon thé qui a infusé et apprécie le léger goût de bergamote. Mon dos se colle au fauteuil, dans l'espoir que trouver un appuis me donnera une meilleure contenance. Moi qui semble toujours si sûre de moi en dehors, je perds totalement mes moyens. Mais il s'agit d'Owhen et de Maël... Pas de moi.

Je croque à nouveau dans une gavotte. On ne peut que les croquer. Je n'ai jamais compris ceux qui les laissaient fondre dans la bouche, jusqu'à ce que l'enveloppe chocolatée se délite, jusqu'à ce que le gâteau ramollisse et ne soit plus rien. C'est une dentelles craquante et il doit y avoir une raison non ? Le bruit de mes dents qui écrasent le gâteau brise le petit silence qui n'a pas le temps de s'installer que mon interlocutrice me pose une question. Je me raidis très légèrement en pensant à Maël. Mais je ne baisse pas les yeux. Mon cœur rate un ou deux battements et subitement, il me semble que le sien aussi. Je réfléchis un instant, ressentant un étrange échos. Je comprends alors que ce n'est pas le sien, mais le reflet du mien dans le sien. Et encore le mien dans le sien, dans le mien... Cette étrange spirale ne se produit que lorsque deux empathes se réfléchissent. Je n'ai jamais aimé me réfléchir. Il y a quelque chose de profondément intime qui sort pour revenir.

Et je repense à Maël, à ses crises, quand il ne parle plus et que cela dure des heures ou parfois des jours. Je repense à ses larmes qui coulent en silence sur mon épaule, pendant que son corps qui ne tremble même pas repose inerte dans mes bras. J'ai beau le serrer, lui murmurer à l'oreille que je suis là, il ne l'est plus. Il part. Il part et je ne peux l'attraper. Owhen ne supporte pas de voir son frère comme ça. Il s'en va, souvent, il claque la porte de l'appartement, un skate sous la main, ou juste une clope au bec, histoire de me provoquer un peu. Je n'aime pas la cigarette, il dit qu'il fait ce qu'il veut. Je sais qu'il ne fume pas, ses habits ne sentent jamais, c'est le même paquet depuis un an. Au fond, il se sent impuissant, il veut montrer qu'il gère. Et il me laisse, parce qu'il est persuadé que j'y arriverai. Mais je ne sais même pas ce que je fais. Moi aussi je me sens dépassée.

- Ils vont comme deux gamins dans ce monde de fous. Maël présente des épisodes d'absences depuis tout petit et ça ne s'arrange pas. Je suis en contact avec l'IBMM de Glasgow pour essayer de l'aider. Pour le moment, nous sommes dans une impasse. Je reste avec lui tout le temps, il m'échappe... Je le sers contre mon cœur. J'attends. Je ne sais pas quoi faire d'autre. Owhen, ça le bouffe tout ça. Et son père aussi... Il collectionne les articles sur la mort de Nathaniel, et surtout sur les théories du complot, comme quoi son père serait encore vivant. Ils sont paumés. De nos jours, il n'est pas bon d'être un enfant.

Je ne sais pas pourquoi je dis ça, pourquoi la colère surpasse la tristesse, pourquoi je ne peux que le dire platement mais que mon cœur brûle. Je suis un peu perdue, avec eux... Mais je n'abandonnerai jamais. D'abord Papa, il y a des années, puis Maman, puis Nathaniel... Et je ne parle pas de mes amis et des autres enfants du Mystery Orphanage. Je ne parle pas de Matthew qui m'envoie des SMS tous les soirs pour me souhaiter bonne nuit parce que ma réponse lui permet de dormir. Je ne parle pas de Jonathan et Nérys, brisés et si forts, à se battre pour les enfants du Little Mystery. Je ne parle pas de Pandora... Pandora au Japon. Pandora qui m'a tout appris. Qui nous a tous tout apprit.

- Pourquoi maintenant ? Justement, parce que maintenant. Parce que ce qui est arrivé a bouleversé le monde et qu'il ne s'en est pas remis. Orpheo n'est pas assez puissant pour reprendre le Mystery Orphanage. Parce que j'ai voulu attendre de grandir plus, mais que je ne veux plus attendre.

Je marque une pause. Une pause amère, mais fixée.

- Je ne suis pas la plus expérimentée, c'est vrai, je suis jeune. Oui. Mais j'ai appris tout ce que je sais au Mystery Orphanage, avec leurs professeurs. J'ai vécu dans une maison où tout le monde s'entraidait. J'ai eu Pandora Mystery pour mentor. C'est quelque chose que je veux transmettre.

Une autre pause. Une pour le courage. Le courage de dire la vérité, celle qui parfois fait naître des chuchotements dans mon dos, celle qui dérange un peu, celle qui fascine parfois. Parce qu'il n'est pas bon, dans une guerre, d'avoir un pied des deux côtés et que la question de mon allégeance a été posée, se pose et se posera sans doute toujours. Arthur Grey et Natasha Cross. Un couple de Roméo et Juliette, une niaiserie qui a déclenché plus que de petites bagarres. Un amour trempé dans le sang.

- J'ai vécu chez les sorciers noirs, aussi. J'ai vécu parmi les Cross, avec Natasha, ma mère, qui a ravagé Londres, avec Gaël, un bourreau sans état d'âme, avec Dorian Et je sais ce dont Dorian Cross est capable. Le Mystery Orphanage, ce n'est qu'une étape pour lui. Il a déjà envoyé son frère Sebastian en Amérique, combien de temps avant qu'Orpheo ne puisse plus poser un pied là-bas ? Et combien de temps avant que Dorian se concentre sur Paris et Londres ?

Nous avons besoin de monde. Nous avons besoin que ces enfants brisés grandissent plus vite qu'ils ne doivent. Moi la première. Je voudrais les préserver, tous autant qu'ils sont, mais je ne peux et leur donner les armes pour se défendre, et leur promettre que tout ira bien. On équipe pas des mains d'enfants avec une lame en jurant qu'on est dans un monde de bisounours. C'est la guerre, là-dehors.

- J'ai des connaissances à transmettre, j'ai l'envie de le faire, Orpheo a besoin.

Je me rends compte de cet espèce de monologue qui s'est déroulé en quatre temps, comme une intro, thèse, antithèse, synthèse... Et que je n'ai pratiquement pas respiré. Pas inspiré, pas expiré. Le cœur battant, les souvenirs de la violence bien trop présents. J'ai des enfants à défendre, ces frères comme des fils, je n'ai plus le temps d'attendre que je grandisse encore. Je ne peux pas me dire que je serai prête dans dix ou quinze ans. Je doute. Je doute tous les jours. Je doute d'en être capable. Mais je n'ai pas le temps d'écouter ces doutes. Je regarde Ambrozy. Je me suis encore emmêlé les pensées et les sentiments...

J'ai le cœur qui bat à cent à l'heure, dans l'urgence du moment, l'affolement d'un instant. Je crois que je m'emballe, que je vais trop vite, trop loin. Mais je suis déjà trop loin. Je suis là, dans le bureau d'Ambrozy Voniestosiwjski, assise sur ma chaise, à boire mon thé et croquer dans une autre gavotte. Je ne peux décemment pas m'enfuir, me barrer en claquant la porte, le rouge au joue, la honte dans le ventre. Ce qu'elle dit résonne en moi d'une manière très violente. Elle me fait prendre l'ampleur des choses, de toutes ces choses que l'on suggère, que l'on suppose. Ces choses que je sais, celles que j'ignore aussi. J'entends son cœur dans ce qu'elle dit ou plutôt ce qu'elle dit dans son cœur. Et c'est cela, par-dessus tout, par-dessus les mots, qui me pose une question. Et la réponse est toute bête, presque innocente.

Le tu, le vous, le nous, c'est la même chose, deux individus qui se battent ensemble, et on voudrait faire preuve de distance respectueuse... Parce que vouvoyer les gens, c'est être poli. Les sorciers et les humains noirs nous butent, mais il faut rester poli, on ne se connait pas. Et nos amis qui tombent, et ceux qu'on ne connaît pas, on doit rester poli aussi ? Je n'ai que faire du vous, je l'utilise comme tout le monde, mais je m'en fou. Alors tu, pas vous. Parce que vous, c'est trop loin, et que j'ai son cœur en échos dans le mien. Je la regarde dans les yeux, ces yeux qui attendent une réponse. Une réponse toute bête, presque innocente.

Tu crois, toi, qu'on peut se faire des promesses ? J'ai envie de vomir à ça. Les promesses, c'est papa qui me tendait la main, jusqu'à ce qu'il n'en ai plus. C'est Ange, que j'ai trahi, que j'ai blessé en lui tournant le dos un jour, pour rejoindre Maman. C'est Maman, cette mère si dure, étrange, qui m'a souri avant de mourir. C'est Dorian qui a dit qu'il me tuera. C'est Nathaniel, qui devait pas faire le con. C'est Declan qui me dit que tout va bien, que tout ira bien. Je suis trop amère, je pourrai pas promettre. J'ai retourné ma veste, tout le monde peut le faire. Alors quoi ? Je dois mentir ? Je n'ai qu'une réponse. Une réponse toute bête, presque innocente.

J'ai de la place dans ma vie, parce qu'on y a laissé un gros vide, et que j'ai l'impression que ça creuse encore. J'ai pas touché le fond. C'est insondable. J'ai de la place dans ma vie, dans mon appart. Je peux ouvrir des portes, ouvrir mes bras. Il y a des placards vides, pas de secrets derrière. Ou si peu. On a tous notre jardin, même en ville et au troisième étage. Je peux donner ce que j'ai été, ce que je suis, pas dire ce que je serai. Je ne peux pas faire plus, j'ai pas l'avenir en tête. Non. Mais j'ai ma réponse. Une réponse toute bête, presque innocente. Une réponse sincère.

- Je ne sais pas.

Je n'ai pas tremblé, quand je l'ai dit. Je n'ai pas fui son regard, ne me suis pas réfugiée dans une parade honteuse. J'ai presque été fière, d'ailleurs. Non, non je ne sais pas. Je ne sais pas si je pourrais empêcher un apprenti de s'intéresser à ce qu'il y a de l'autre côté du miroir. Je ne sais pas si je pourrais préserver sa vie et son intégrité physique comme morale. Je ne sais pas non plus s'il va pleuvoir demain. La météo se trompe. Mais elle donne des pronostiques. Je n'ai que ça à offrir et pas plus : des pronostiques. Il faudra faire avec, ou on ne fera pas, tant pis. Mais je crois que je ne peux pas aller au-delà. C'est trop me demander. Je peux signer que je ferai de mon mieux, pas que je réussirai. Et je ne sais pas qui peut, dans ce monde de fous, être péremptoire. Je croise mes jambes, bois une autre gorgée de thé. Il n'en reste plus beaucoup.

- Je suis réaliste. Je ne sais pas. Je ne peux pas te promettre qu'un apprenti sera sauf avec moi, ni qu'il ne se retournera pas contre Orpheo. Parce que je ne vais pas mentir. Personne ne peut promettre ça.

Non je ne veux pas. Même Pandora ne peut pas dire ça. Je me suis bien barrée, moi, chez les Cross. Alors certes, j'en suis revenue, tout le monde n'en revient pas.

- Je n'ai pas la prétention de dire que tout sera parfait. Mais j'ai les ressources nécessaires pour accueillir un apprenti dans ma vie. Je ne parle ni d'un lit sur lequel dormir, ni d'un repas chaud le soir. Je peux offrir mon expérience, et elle en dissuaderait beaucoup.

On ne devient pas sorcier ou humain noir en claquant des doigts. En général, ça fait mal. Et je souris. Parce qu'une blague stupide m'est venue, et qu'il y a toujours du temps pour l'humour de merde. J'essaye de rester sérieuse, mais je continue de sourire.

- Pas de pain sec, pas seulement de l'eau, un lit, deux enfants tumultueux dans le bon et le mauvais sens, mon expérience, mon savoir... C'est ce que j'ai à offrir. J'ai vécu presque ma vie entière au Mystery Orphanage, je sais ce que l'on peut apprendre et ce que l'on peut donner. Et je sais que c'est plus qu'un simple cours sur la dichotomie du bien et du mal... Ce que je veux dire, et je suis désolée, je suis très maladroite, mais je peux aussi offrir un foyer à un apprenti.

Cette fois je me triture un peu les mains, la pression revenant, celle que je m'impose toute seule. Je finis mon thé, la gorge sèche, la nuque tendue. Je ne sais pas pourquoi j'en fait toute une histoire. Il suffisait de répondre "oui", et ça aurait été. Pourquoi on veut toujours en faire trop, quand ça nous tient à cœur ? C'est peut-être que l'on a peur de se briser en mille morceaux. S'il suffisait de remplir le silence et de donner un sourire, on en serait pas là, à se demander pourquoi y'en a qui se tirent pour ensuite revenir de l'autre côté, tuer leurs amis, et finir par regretter peut-être. A se demander pourquoi des enfants meurent et pourquoi la guerre ? Ça n'a pas de sens, finalement tout ça. Mais c'est là, non ? Ces enfants qui meurent... Je ne veux pas que Maël et Owhen meurent. C'est stupide comme réflexion.

- Et pour Maël et Owhen, je leur en ai parlé. Ils sont d'accords.

J'avais besoin de savoir. Parce qu'au moins, si le reste ne va pas, je dois m'assurer, les protéger eux. Au moins eux. On ne sauvera pas le monde, juste des miettes.