Je les écoute parler d'une oreille distante, là, assise à ma fenêtre, sans rien voir autour, sans rien voir derrière. En ondes aléatoires, le remous de plusieurs conversations viennent s'échouer à mes pieds ; je n'y nage pas mais m'y laisse flotter, la tête dans l'eau, immergée à moitié dans mes pensées obscures. J'avais l'impression d'une scène qui se jouait un peu en contrebas, là où ils s'échangeaient des paroles quotidiennes et amusées, tandis que mes lèvres claustraient mes interrogations à l'intérieur, de sorte que je ne disais mot.

De peur de tout laisser sortir.

Mon menton se réfugie dans le creux de ma paume et j'ai grand peine à faire cesser les tremblements de mes iris -on dirait des sanglots. À cet instant, j'aurais tout donné pour effacer les événements récents d'un coup de chiffon dans le vent alors que... alors que tout ce que je peux faire maintenant c'est souffrir, et croire que le monde entier doit souffrir avec moi. Pour que je ne sois pas seule face à l'immensité de ce que nous avons perdu. Pour que nous n'ayons rien à expliquer de ce que les cœurs et les sourires absents laissent échapper.

On me parle, je crois. Alors reviens lentement à moi. Un sourire fade, épuisé, fané éclot doucement sur mon visage. C'est le Chef de la Police Magique qui appelle tout le monde au silence, à l'attention, à l'écoute.

Avez-vous déjà vu le monde à travers les larmes d'un espoir déçu ?

Ma langue ressent le besoin immédiat de se délier, mes genoux me soulèvent sans que je le leur demande et mon menton quitte le nid tendre de mes mains.

Je me redresse donc, et lâche, glaciale :

« Monsieur Al Hattal, il y a trop de personnes disparues, je crois, pour que l'on s'intéresse à elles au cas par cas. En somme, je ne vous poserais qu'une question -simple, certes, mais vitale : avez-vous du nouveau sur l'identité de la taupe ? »

J'ai l'impression de me réveiller subitement, les nerfs à vifs, l'esprit fatigué et les yeux tirés de larmes fantômes. Je cherche un visage ami qui m'apaise et m'empêche de craquer : mes yeux se stoppent sur Shy et Taki. Je lutte. Je frappe du pied les sillons brûlants où ma tristesse s'étend pour remonter à travers ces nasses fétides de souffrances connues et partagées.

Et c'est quand j'essaie de faire danser des mots réconfortants dans ma tête, en rondes, pour qu'à force de répétitions brutales, de violences verbales, ils finissent par prendre sens, que Yann Denkle écrase tout sur son passage.

Je cherche ma raison à tâtons dans une cavité noire et profonde, au milieu de mes rages et de mon indicible impuissance, pour ne pas y sombrer définitivement. En vain. Mes yeux se brouillent d'une effroyable colère tandis que je déverse mon venin, d'un calme sibérien :

« Mais qu'en est-il de vous, très cher confrère, je vous le demande ? ''Les deux personnes les plus âgées de l'orphelinat ont été incapables de protéger les enfants ?'' Vous êtes en train de me dire que vous avez parié la vie de ces centaines d'enfants sur la capacité de deux personnes à les protéger ? »

Je me retiens de lâcher un rire féroce...

« Je ne dis pas que je comprends le refus de ma mère de sonder les esprits, mais pensez-vous un instant que surveiller tout le Mystery, et le surveiller toute seule et tout le temps, était sa priorité absolue ? Quant à vous, où étiez-vous et qu'avez-vous fait lorsque Maysar Fjerda a tenté de vous prévenir de la menace qui planait sur l'orphelinat ? Et expliquez-moi comment il aurait pu protéger les enfants à lui tout seul quand il se heurte à un mur qui a mieux à faire que de s'occuper d'une menace imminente ? Parce que nous savons tous qu'il a demandé au Conseil d'envoyer des hommes à Mystery. Alors ? Qu'avez-vous pu bien faire pour empêcher une "étourderie" pareille d'être commise ? Ou étiez-vous ? Pas que je vous accuse de trahison, mais je ne fais que... constater votre erreur. »

… quand un rictus sévère prend place sur mon visage.

« Qui plus est, je n'ai besoin de la complaisance de personne vis-à-vis de ma mère ou de l'orphelinat. Contentez-vous simplement de nous prêter votre cerveau et de vous concentrer sur le plan à suivre. Est-ce clair ? »

Je détourne enfin les yeux de Denkle et c'est ensuite que la vidéo arrive.
Je me force à la regarder jusqu'au bout, sans trembler, sans hurler, sans pleurer.
Je me force à rester droite, la tête haute, les yeux grands ouverts.
Surtout quand je sens des regards compatissants converger vers moi.

Je me force alors que je meurs un peu plus à l'intérieur.

Je reprends mon souffle lorsque tout s'arrête. La voix d'Edwin Al Hattal me ramène à la dure réalité, à un point même où je ne désire que tout cela ne soit qu'un de mes nombreux cauchemars.

Et Salim qui me manque...

Désireuse de ne faire aucun commentaire par rapport à cela -alors que d'autres ne s'en gardent pas-, je poursuis à la suite du Chef de la Police Magique :

« Vis-à-vis de la taupe, je tiens à partager avec le Conseil des propos que je qualifie de fiables, qu'un membre du personnel de Mystery m'a rapportés il y a peu : il ne l'a pas directement accusée d'espionnage, d'intelligence avec l'ennemi ou même d'avoir participé un tant soit peu au massacre mais il semblerait qu'il ait vu un de nos professeurs suivre délibérément un groupe de Sorciers Noirs le soir de l'attaque. Toujours d'après lui, cette même personne est issue d'une famille exclusivement ennemie avec laquelle elle aurait plus ou moins gardé contact, même après son entrée à l'orphelinat. Après vérification, il semblerait que les personnes avec qui elle a été aperçue soient des membres de cette famille en question.»

Mes poings se serrent et une peur terrible se cale au creux de mon ventre.

« Et ce professeur répond au nom de Remy Barbara Sullivan. »

Et ma voix qui se brise sur son nom.

-Et sinon, au lieu de se quereller sans rien faire, se serait bien qu'on agisse non ?! Ok c'est important de savoir si la taupe est parmi nous ou pas, même si pour le moment on a établi que c'était cette demoiselle Sullivan. Mais on a des ENFANTS à sauver. DES PUTAINS D'ENFANTS QUI ONT RIEN DEMANDÉ OK. Ils nous faisaient confiance ! C'est quoi ces querelles de merde de savoir qui a raison ?! On a TOUS foiré, ok ?! Toute cette organisation a foiré. Sinon on aurait pas perdu l'orphelinat. On aurait pas eu de morts, on aurait pas trahi la confiance d'innocents. Alors si on arrêtait toutes ces conneries et qu'on montait réellement une mission commando pour récupérer NOTRE orphelinat, NOS enfants et NOS enseignants, se serait pas mieux ?!