L'aube s'étire juste sur la petite ville d'Allemagne. Dresde. Des traces de mouvements terroristes de groupuscules d'Orpheo ont été signalées et Anja a décidé que ce serait Green, Red et un autre sorcier de l'organisation qui iraient. La discrétion ne serait pas dur à garder, la famille des Soul avait une maison secondaire ici, petite mais moderne avec deux étages entiers en sous sol. Parfait pour n'importe quelle exaction. Il y avait même un étage pour loger des esclaves, c'était incroyablement plaisant pour quiconque savait apprécier ce genre de vie; autant vous dire que Green faisait un peu la gueule. Partir en mission comme un soldat pour Anja, ça le frustrait un peu - ils étaient fiancés. La situation était un peu en statu quo à cause des avancées de la guerre - les sorciers noirs avaient à nouveau subi des pertes, et Anja avait la tête ailleurs.
Ils ne s'étaient pas vraiment revus au calme, comme si le temps avait glissé sur eux plus vite encore qu'un torrent. Green avait fini par céder et laisser les jours couler sur lui sans impact mais tout de même, Anja l'avait envoyé loin, avec Red en plus.
Redwan.
Rien que d'y penser, ça le gavait un peu. Il n'était pas du genre à parler alors bien sûr que Green se taisait, mais il n'en pensait pas moins, se retenant de rouler des yeux. « Comment ça, t'emmènes pas d'esclaves, Greeni ? C'mon brother, ne me fait pas croire que tu cuisines ? » et le plus jeune avait fini par lui dire qu'il n'avait qu'à en prendre lui, des esclaves, si il en avait tant envie que ça.
Il n'avait strictement pas pensé au fait que Myaw serait de la partie.

Non seulement il était loin d'Anja, mais en plus il devait se coltiner Redwan et subir Red qui victimisait Myaw.

Un régal.

Bref, l'aube s'étire donc sur la maison, la mission ne débuterait que dans un ou deux jours, le temps que l'autre exorciste les rejoigne. Les deux frères s'étaient à peu près entendu - de toute façon Green ne pouvait pas se permettre d'être chiant avec son aîné. Il s'exécutait ou se barrait selon ce que voulait l'autre et globalement, ça leur allait.
Et puis Red, ce matin là, était parti. Pas loin, juste faire des repérages, quelque chose de banale. Green ne l'avait pas rejoint.
Green est juste là, les yeux grands ouverts dans sa salle de bain à se demander si ce n'est pas le moment où jamais de parler à Myaw. Il suffirait de prétendre que lui dormait au moment où elle s'était barrée, quelque chose de rapide et il n'avait rien entendu. Ce serait la faute de Redwan qui n'avait pas fait attention à ses affaires.
Parfait.

- Reste à savoir si il est fou au point de l'avoir enchaîné.

Il dit ça à voix haute sans savoir pourquoi et les mots tombent platement dans l'air. Il n'a jamais vu Red attacher Myaw mais maintenant qu'il a sa chance, il est un peu paranoïaque.
Il prend une douche rapide et brûlante histoire de se donner une chance de réfléchir à nouveau. Bien. Elle pourrait assez facilement se fondre dans la masse, Myaw. Il lui suffirait de monter dans n'importe quel train, comment Red pourrait-il la retrouver ? Il ne pourrait pas, il n'était pas pisteur ni téléporteur d'ailleurs, il ne pourrait pas fouiller les gares. Peut être qu'en lui filant de l'argent Myaw pourrait se barrer au Guatemala, et ne jamais, jamais revenir.
Son plan est totalement incomplet mais il sort de la douche et passe un t-shirt, un jogg et descend rapidement les escaliers, ses cheveux mouillés gouttant sur ses épaules. Autre excentricité de Red, deux esclaves dormaient sous les combes, Myaw, au sous sol. Allez savoir pourquoi. Green avait abandonné depuis longtemps toute tentative pour comprendre Red. La seule personne avait qui il faisait toujours des efforts c'était Bleu - les jumeaux n'étaient pas méchants mais totalement hermétiques, et puis Silver... Silver était super relou, globalement avec Green.

Green descend donc les escaliers de sa démarche particulière, souple mais massive et ouvre deux portes. Il ne sait pas si Red a tracé des runes dessus pour qu'elles se déverrouillent pour les Soul - est-ce que Red le psychopathe sait-il tracer une rune ? Ou est-ce que c'est juste un malade mental ? - ou si il a juste laissé ça ouvert en supposant que Myaw est totalement terrorisée à l'idée de représailles. Enfin, faut savoir que Red quand même la dernière fois, trimballait Myaw au bout d'une laisse.

Il rentre dans sa chambre sans toquer ou quoi - quand même c'est une esclave faut pas déconner non plus - mais elle n'est pas dans son lit, elle est debout sur le côté et immédiatement Green souffle.

- Myaw. Red est parti. C'est le moment où jamais de disparaître.

Comme si elle avait quelque part où aller, comme si elle savait encore vivre normalement dans la vraie vie avec les vrais gens, comme si elle pouvait se couper de ses émotions ou de sa peur. Ouais, comme si.

L'eau qui coule.
La vie qui roule.
Goutte à goutte.
Un seul écho.

Je suis dans un sous-sol sombre. Une minuscule fenêtre - je doute même que l'on puisse appeler cela fenêtre - sans vitre laisse filtrer un tout petit peu de lumière dans l'habitacle humide. Red nous a emmené, deux esclaves et moi, en Allemagne, j'ignore exactement où. Il n'a pas pris le temps de nous le dire et de toute façon, que nous soyons à Munich, Berlin ou Freibourg, cela ne changerait rien. Ni ses coups, ni le sang qui aime tant faire couler, ni la douleur.
Cette nuit, je n'ai pas beaucoup dormi. Dehors il pleuvait et une eau sale, boueuse s'est infiltrée par la fenêtre, glissant le long du mur. Ce n'est pourtant pas tant le bruit de la pluie se fracassant sur le sol ou l'odeur de l'humidité, mais plus le froid qui m'a empêcher de véritablement dormir. La fine couverture trouée du lit ne me réchauffait pas vraiment et j'ai donc passé la nuit en boule.
Sans pleurer.
Je ne pleure plus maintenant. Je garde tout à l'intérieur. Quand je suis avec les autres, mais aussi quand je suis toute seule. À quoi cela sert-il donc de pleurer ? Les nuages le font à ma place.

« Il pleure dans mon coeur
Comme il pleut sur la ville;
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon coeur ? »

Dès que les premiers rayons de soleil se sont glissés par la fenêtre, j'ai décidé que je n'arriverais pas à me rendormir et je me suis donc levée. Pour m'amuser avec l'eau, mon pouvoir. Cela fait quatre ans que je n'ai plus eu de cours à présent et je n'ai pas envie d'être un boulet le jour où je retournerai au Mystery.
Je sais que j'y retournerai.
Aussi, je m'entraîne toute seule, quand Redwan a le dos tourné. La nuit je pénètre les rêves, même si j'évite les siens au maximum. Ils sont remplis de haine et de sang. À présent, j'essaie d'entrer dans les rêves d'Ange. Je n'ai pas encore réussi ; à chaque fois je glisse dans le rêve de quelqu'un d'autre, souvent un des autres esclaves de la famille Soul. Dès que j'en ai la possibilité, j'exerce mon nouveau pouvoir. Elémentariste eau. Ce qui m'inquiète le plus, c'est tout le reste. Le combat, la littérature, les mathématiques. J'ai bien essayé de me glisser dans la bibliothèque des Soul, mais c'est délicat et je n'y suis parvenue que rarement.
Je soupire. Il ne faut pas que je me déconcentre.
Peu à peu, je parviens à ce que l'eau arrête de goutter. Puis les gouttes se détachent lentement du mur, se rassemblant pour former une petite boule. Je fronce les sourcils, j'ai de la peine à la maintenir ainsi compacte, mais je dois tenir, le plus longtemps possible.

La porte grince.
Comme un sursaut.
Qui brise tout.
L'eau se fracasse.

Je me retourne d'un coup, apeurée à l'idée de voir Redwan. Pas déjà, pas maintenant. J'ignore ce qu'il a encore inventé pour me faire du mal ; me tirer par les cheveux, me cracher à la figure, me balancer un seau d'eau glacial ?
Ce n'est pas Red dans l'embrasure de la pièce, c'est presque pire. Green. Le plus jeune des frères Soul. Je regrette que ce ne soit pas mon maître ; au moins, avec lui je sais à quoi m'attendre. Alors que son cadet, je ne parviens pas à le cerner. J'ai l'impression qu'il me fuit, qu'il fait tout pour m'éviter. Plus étrange encore, je n'ai jamais parvenu à atteindre ses rêves, comme s'il les protégeait, comme s'il avait quelque chose à protéger. Je ne comprends pas ce qu'il me veut, pourquoi il laisse tomber des regards désolés sur mon passage, comme si c'était sa faute, tout ça.
Pourquoi je lui fais aussi mal ?

- Myaw. Red est parti. C'est le moment où jamais de disparaître.


Je fronce les sourcils, déstabilisée. Je ne m'attendais pas à ça, je me méfie, me renferme. Ça doit être un piège, c'est forcément un piège. Je sais à quel point Redwan déteste quand je fais trop bien les choses. Il aime me punir. Une passe-temps sadique qu'il exerce à merveille avec un sourire psychopathe sur le visage. Aussi, à l'entente de cette porte ouverte sur la liberté, je pense immédiatement à un piège. Mon maître devait m'attendre dehors, dans le jardin. Il en profiterait pour me fouetter jusqu'au sang. Peut-être même s'était-il lassé et cherchait-il un prétexte pour me tuer.
Surtout, ne pas tomber dans le piège. Rester droite, mais baisser les yeux pour ne pas risquer de manquer de respect au frère de mon maître.

- Redwan Soul est mon maître et je dois rester là où il me le dit.

Soumission.
Je recule légèrement, mes mains se posant contre le mur humide. Le contact froid, un peu sale, étrangement me rassure. J'aime sentir qu'il y a quelque chose derrière moi, au moins suis-je certaine que rien ne peut venir par derrière. Je n'ai que Green à affronter.
Je me rappelle d'un de mes livres préférés, que j'ai lu il y a de ça une éternité. Un roman d'un certain Pierre Bottero.
Ellana.
Un livre au souffle de liberté, qui donne envie de rêver, de s'envoler. Avec ce livre j'étais devenue un oiseau, j'étais partie loin, survolant la terre, mes rêves, la vie. C'est Ange qui m'avait fait connaître le monde merveilleux de Gwendalavir. Je me souviens également d'une citation de ce livre, un conseil de Jilano, le maître d'Ellana.
Un mur est un ami versatile. S'il surveille tes arrières, il verrouille ton espace. Seul le sot se fie au mur.
Peut-être suis-je sotte ? Ou peut-être que je n'arrive plus à me comparer à Ellana, à m'imaginer marchombre s'envolant au dessus du monde.
Peut-être bien que j'ai perdu ma capacité de rêver ici.

Mes mains sont derrière mon dos, posée contre le mur. Mes doigts parcourent, nerveusement, les rides du béton, infiltré par l'eau. Je me demande si, en hiver, l'eau gèle et si les fissures deviennent trous un peu plus béants chaque année. Dans la montagne, c'est ainsi que les éboulements sont créés. Je pense à la montagne.
La reverrai-je un jour ?
L'air frais qui balaie les cheveux, la neige douloureusement blanche, le soleil plus près de nous que jamais. J'ai envie d'avoir trois ans de nouveau, de glisser ma main dans celle de ma maman, d'aller chercher des myrtilles avec elle, d'apprendre à skier dans ses bras. D'être loin de mon don, de ce monde, de cette guerre.

- Red est parti. Je peux te téléporter plus loin, je peux te poser dans le prochain train. Il ne te courra pas après.

Je lève un regard méfiant vers le frère de mon maître. Un regard presque animal, noir. Parfois j'ai l'impression de perdre ma part d'humanité, que les coups de Redwan me forcent à me réfugier dans mon instinct, me recroqueviller.
Je pense aux camps de concentration, à l'horreur qui régnait dans ces endroits. Est-ce que ces hommes, ces femmes, ces enfants perdaient-ils aussi toute leur humanité, tous leur sentiment. À force d'être traité comme des inhumains, devenaient-ils animaux ? Ou simplement de coquilles vide, vide de sens puis vide de vie. Se laissait-il mourir ? Me laisserai-je mourir ?

Non.
Ange viendra.
Pour que je puisse m'envoler.
Enfin.

Green Soul tend ses mains, paumes en avant pour me montrer qu'il n'est pas armer. Puis il se dégage de la porte, me laissant le champ libre. Je pourrais courir, je pourrais m'enfuir.
Vraiment ?
Les esclaves sont sous-nourris, frappés, détruits. Les sorciers noirs de Rosenrot sont surentraînés, capable de tuer avec un orteil. Même si j'avais une mitraillette entre les mains, je ne suis pas certaine d'être capable de gagner contre un Soul. Croit-il vraiment que s'écarter de la porte suffise à me mettre en confiance, à éloigner l'idée que tout ceci n'est rien d'autre qu'un piège évident ?

- Myaw..

Mon prénom roule dans sa bouche comme une larme roulerait sur une joue. Presque... douloureusement. Etrangement douloureusement. Comme une vieille connaissance longtemps oubliée et que l'on croiserait au détour d'une ruelle sombre, inattendue. Deux personnes prises en faute à un endroit où elle ne devrait pas se trouver.
Mais je ne connais pas Green Soul et il ne me connait pas. Nous sommes l'un pour l'autres des étrangers. Pourquoi voudrait-il m'aider ? Pourquoi devrais-je lui faire confiance ?

- .. ne laisse pas passer ta chance. S'il te plaît.

Je ferme les yeux. J'essaie de m'accrocher à ses paroles, d'imaginer l'extérieur. Mes pieds nus sur l'herbe fraîche, la caresse du soleil, de la pluie, du vent sur ma peau. L'odeur de la forêt, de la terre mouillée. J'imagine m'en aller, loin. Fuir dans la vie, m'enfoncer dans les villes. Découvrir un bout de l'Allemagne, courir sur le bitume berlinois, respirer le béton munichois.
Et puis aller où ?
Le Mystery est toujours aux prises des sorciers noirs. J'ignore où sont mes amis, ma famille de coeur, les autres orphelins et les profs. Il y a longtemps une rumeur courait chez les esclaves ; Pandora capturée. Etait-elle seulement libre aujourd'hui ? Restait-il une résistance chez Orpheo ? Ici, je n'étais au courant de rien. Et je n'avais que 12 ans ! À quoi bon fuir une guerre qui, un jour, me rattraperai ? Je ne pouvais compter que sur l'idée obsédante que Ange me retrouverait et me libérerais un jour. Quatre ans que je m'y accroche. Quatre ans que j'en rêve.

Je sais qu'il est là.
Dehors quelque part.
Je l'attendrais dix ans.
Ou toute ma vie s'il le faut.

- Pourquoi vous intéressez-vous à moi ? Je ne suis qu'une esclave. Vous ne me connaissez pas.

On dit que les murs ont des oreilles, mais la vérité c'est que ce sont surtout les esclaves qui sont les yeux et les oreilles de chaque maison. On se glisse partout, on reste dans l'ombre, derrière nos maîtres, comme des objets qu'ils oublient. Alors on entend, on retient, on stocke. La nuit, dans le quartier des esclaves on partage, on échange, on murmure.
C'est pour ça que je sais que Green n'est pas forcément sensible à la cause des esclaves. Certes, il n'en a pas de personnel, il ne nous touche pas, ne nous blesse pas. Mais à l'inverse, il ne tente pas non plus d'interagir en notre faveur ou de nous aider. Il nous est juste indifférent.
Alors pourquoi vouloir m'aider ? Pourquoi moi ?

« Mais il ne reste jamais rien de ce qui a vécu,
Quelques grains oxydés sur de la paraffine,
Et des souvenirs idiots,
Mais qui donnent un peu de lumière les jours de pluie. »

Green s'écarte un peu plus de la porte avant de s'abaisser, presque tomber sur le sol en béton. Je pourrais courir, foncer vers cette porte ouverte, sortir de la cage aux oiseaux gris. Mes doigts continues de parcourir le mur derrière mon dos, jusqu'à trouver une encoche suffisamment crochue pour m'ouvrir le doigt. Je ne grimace pas, la douleur n'est en rien comparable à ce que je subis chaque jour avec Redwan. Mais je sens le sang coulé, le sang chaud.
Je peux me jeter sur la porte, la claquer, tracer une rune pour bloquer la porte et m'enfuir. Peut-être aurai-je le temps de faire tout ça ? Tracer vite, d'un geste rapide, avant que Green ne change d'avis et ne se lève, me jette sur le lit, me frappe, me fracasse.
Le sang bouillonne au bout de mon doigt.

- Je connaissais Chloé, ta mère, j'ai fais des promesses, je ne peux pas te protéger de Red indéfiniment il est beaucoup trop instable, lorsque tu es dans la maison Soul il est totalement impossible que je puisse te permettre de t'enfuir, c'est maintenant où jamais.

Ma respiration s'arrête un instant.
Une seconde.
Chloé.
Maman.

Cet endroit est le dernier lieu où j'aurais imaginé entendre le nom de ma mère. Que dirait-elle s'il me trouvait là à cet instant précis ? Que penserait-elle ? Elle serait sûrement déchirée de me voir ainsi, elle qui sacrifiait tout pour moi. L'école, grand-mère, ses amis.
Soudain une digue se brise en moi. Violemment.
Ses amis ? Pas tous. Des souvenirs me remontent aussi durement qu'une gifle. Je revois cet homme, Green Soul, auprès de ma mère. Maman et Guine.
À l'époque je n'arrivais pas à prononcer le son "r".
C'est une évidence si violente que j'en vacille, m'écroulant à mon tour, coulant le long du mur comme les larmes du ciel. Le sol est encore plus mouillé que le mur, mais je le remarque à peine, trop occupée à regarder l'homme devant moi, à retrouver les traits croisés dans mon enfance.

Les sourires au parc.
Nos trois sourires sous le soleil.
Nos trois sourires dans la ville.
Nos trois sourires qui se cachent.

Je presse mes mains contre mon visage. C'est un cauchemar, tout ça doit forcément être un cauchemar. Comment ma mère, l'être le plus gentil au monde pouvait-elle être amie avec un tel monstre ? Comment avait-elle pu s'enfuir avec lui et moi au lieu de rester à l'abris chez grand-mère ?
Et puis une autre question me transcende, me vrille les entrailles.

- Vous l'aimiez ? Vous étiez amoureux de ma mère ?

Mes jambes tremblent et mon doigt saigne toujours un peu, mais tout cela n'a plus vraiment d'importance face à l'ampleur de l'horreur qui me fait face. Qui est-cet homme en face de moi et pourquoi est-il dans le camps opposé ? Comment un des rejetons de la famille Soul, cette famille si fière et si puissante au sein de Rosenrot, cette famille qui hait les humains et les mêlés plus que tout au monde, comment un des fils Soul a-t-il pu s'enfuir avec une humaine innocente et son bébé ? Que cherchait-il ? À manipuler ma mère ?
Et surtout, pourquoi, après tout ça, est-il revenu vers sa famille ? Je me rappelle de celui que je nommais Guine comme un homme heureux, aimant.

Mes yeux sont fixés sur mes jambes vacillantes, mais un soupir de sa part me fait relever les yeux. Il parle lentement. Distinctement. On dirait presque un exercice de diction que nous donnait Mlle Artissa. Sauf que lui ce n'est pas pour qu'un public imaginaire arrive à saisir ce qu'il dit. C'est pour moi, parce que le message qu'il essaie de me faire passer lui semble important.

- Personne, ne viendra, te chercher. Personne ne te sauvera.

Je ferme les poings, je serre les dents. Il est évident que, si tous les gens qui prétende m'apprécier ont la même éthique que lui, effectivement personne ne viendra. Mais Ange n'est pas comme cet homme qui me berçait enfant. Ange m'aime réellement et je sais qu'il est là, quelque part dehors, prêt à remuer le ciel entier pour me retrouver. Prêt à bousculer les étoiles.

- C'est à toi de te sortir de là.

Pourquoi maintenant ? Pourquoi Green a-t-il décidé de me venir en aide à présent, quatre ans après ma capture au Mystery ? Il ne peut pas se pointer là et m'ordonner de m'enfuir comme ça. Il ne peut pas me jeter dehors, dans la gueule du loup.
Je pose mes mains contre le sol froid et mouillé. Pour sentir qu'il existe quelque chose autour de moi, que ce qui m'entoure est bien réel, que tout ça n'est pas un horrible cauchemar.
Moi qui est toujours haï le monde des rêves, pour la première fois j'aimerais fuir la réalité.
D'un geste brusque et soudain je remonte d'un coup le bas de mon pantalon, dévoilant ma cheville translucide sur laquelle est gravée d'un trait lourd une rune complexe.

- J'ai été marquée. Comme du bétail. Si j'arrive à sortir de la maison, je pourrais fuir pendant combien... une heure ? Avant que Redwan ne me retrouve. Et me fasse souffrir pour ma fuite. Peut-être même qu'il se sera lassé de moi et qu'il me tuera.

J'observe l'enchevêtrement complexe sur ma cheville qui me relie pour la vie à mon maître. Mon seul espoir ce n'est pas la fuite, mais la protection de quelqu'un d'autre. Quelqu'un de suffisamment fort pour défier Redwan. Quelqu'un prêt à se battre pour moi.

Je ne le regarde pas, aussi ne puis-je pas voir son air sombre, maussade, torturé. Comme je ne peux pas me douter du gouffre dans son coeur, un gouffre creusé en même temps que la cratère dans mon coeur. Je ne suis pas empathe, aussi ne sens-je pas tout ce qui bouillonne en lui. En revanche j'entends son « Oui » dans un souffle, presque un murmure.
J'accuse le coup.
Un millier de questions tombent alors dans ma vie. Si Green est bien l'homme qui nous a accompagnées, maman et moi, alors pourquoi est-il rentré dans sa famille après la mort de maman et de grand-mère ? Il aurait pu partir avec moi, ne pas m'abandonner seule au main d'inconnus. S'il aimait maman, ne m'aimait-il pas également ?

« Cité de bétons. Facades anonymes.
Combat.
Injustice.
Solitude. »

Je regarde le tatouage sur ma cheville. Je me rappelle le jour où Redwan me l'a inscrite, avec une vieille aiguille rouillée et de l'encre noir. Je me rappelle la douleur alors que mon maître m'avait immobilisée avec des liens serrés. Je me rappelle des jours qui ont suivi, de la boursouflure rouge à l'aspect malsain sur le bas de ma jambe et de la souffrance qui pulsait jusqu'à ce qu'un autre esclave avec un pouvoir de guérisseur ne parvienne à apaiser ce mal et à désinfecter la plaie. Je me rappelle également une conversation avec un autre esclave qui avait observé ma jambe d'un air désolé : "Tu ne pourras jamais enlever cette rune."
Condamnée.

- Putain, Red.

Je ne dis rien, mais je n'en pense pas moins.

- Il faudrait que tu continues à t'entraîner. Il faudrait que Red se lasse de toi, sans de tuer. Personne ne va me croire si je demande un esclave personnel.

Je regarde mes jambes vacillantes et mes bras maigres. Si je peux entraîner ma magie, il me sera difficile de me muscler avec aussi peu d'énergie. J'ai déjà trop de peine à réaliser les tâches que me confient Redwan. En outre je n'ai jamais été très douée pour les arts martiaux. Alors un entraînement...
Ce n'est pas ça que je veux devenir.
Je ne veux pas apprendre à me battre, je ne veux pas me laisser aspirer par ce tourbillon. Tout ce dont j'ai égoïstement envie, c'est d'une vie normale, de retourner à l'orphelinat, apprendre les fractions, le subjonctif imparfait ou le fonctionnement d'une éolienne. Je veux être une enfant normale, apprendre à maîtriser mon don pour ne plus glisser dans les cauchemars des autres mais enfin avoir mes propres rêves.

- Je vais trouver une solution pour ta jambe.

Je lève les yeux vers Green qui lui ne me regarde pas. J'observe ses cheveux emmêlés, son air perpétuellement triste, ses yeux maussades. Il ne m'est pourtant pas difficile d'imaginer une autre vie avec lui et maman. Une vie d'heureux vagabondage. Cet homme aurait pu être comme un père pour moi, peut-être même que j'aurais pu finir par l'appeler comme tel. Papa.

L'ébauche d'un père.
L'amour d'un homme.
Aux contours flous.
Mais tellement d'amour.

- Tu penses que tu peux me faire confiance ?

Je n'ai jamais eu de père. Et c'est trop tard pour que cela commence à présent. Mais si maman avait confiance en Green, peut-être que moi aussi je peux avoir confiance en lui ? Peut-être qu'un jour j'y parviendrai ?
Je ne réponds pas. Je me lève dans le silence, lentement, avant de m'approcher du sorcier noir et de me glisser sur le sol à côté de lui, contre le mur.

- Et moi ? Est-ce que tu m'aimais ?

Je refuse de regarder ses yeux gris, par peur d'y voir le mensonge ou le doute. Alors je regarde droit devant moi, le béton gris et sale, tâché. J'observe les nombreuses imperfections du mur, l'eau qui s'est infiltrée et qui suinte douloureusement sur le gris devenu presque noir à cause de la moisissure. L'odeur en est poisseuse, mais j'ai eu toute la nuit pour m'y habituer et je n'y penser même plus.
Une tâche sur un mur est différente des autres, un peu plus foncée, un peu plus ancrée. Elle ressemble à un coeur.

Les taches sur le mur sont comme des nuages dans le ciel. Ça me rappelle des après-midi avec Ange, allongés sur la pelouse devant l'orphelinat, les yeux rivés sur l'azur. De temps en temps, l'un de nous désignait un cumulus à la forme rigolote en affirmant qu'il s'agissait d'un coq dressé sur un tigre, de deux chat se faisant un bisou ou encore d'un éléphant tenant dans sa trompe un oiseau. Un jeu sans doute réalisé par des millions de gens sur Terre, mais qui me fait sourire lorsque j'y repense.
Est-ce que Green et maman aussi jouaient à deviner les nuages ?

- Oui. Vous étiez absolument tout ce que j'avais.

J'abandonne les nuages sur le béton pour tourner mes yeux vers Green. Ces mots me touchent. Peut-être un peu parce que, aujourd'hui, il est le seul capable de me raconter des histoire sur maman. Le seul qui l'ait véritablement connue. Et qui m'ait connue moi, également, avant tout ça. Avant le destin tragique, l'errance dans les familles d'accueil, la découverte de mes pouvoirs. Avant la joie de l'orphelinat, l'amitié de Ange, ma nouvelle famille de coeur. Avant l'assaut, la guerre, l'esclavagisme.
Tout a changé depuis. Green n'est plus l'homme amoureux qu'il était et je ne suis plus l'enfant d'autrefois. On a tous les deux vécu des épreuves. Des épreuves qui, je le sens, ont brisé ce que maman avait su faire ressurgir en lui. Des épreuves qui, peut-être un jour, me briseront également.
Comme un réflex, humain, je glisse ma main pour prendre celle du sorcier. Ma main calleuse, blessée, sale.

Comme un pâle reflet.
D'une toute petite main d'autrefois.
Qui se glissait avec confiance.
Dans celle immense d'un homme aimant.

- Est-ce que tu t'en souviens ?

Voix éraillée, mains moites. Les mots ont l'air douloureux, comme s'ils réveillaient des souvenirs enfouis, qu'on aurait tenté d'oublier, d'enterrer. Et qui, en revenant à la surface font mal. Bien plus que les coups, bien plus que le sang.
On connaît tous ça. Les blessures, les combats, les plaies. Elles ne réussissent plus véritablement à nous faire du mal. Juste une douleur de surface que l'on peut refouler, que l'on peut dépasser.
Mais avec les mots on ne s'habitue jamais. Eux font toujours mal.
Son regard croise le mien. Je souris.

- Je me rappelle des bonbons que tu me donnais en douce quand maman disait non. Je ne lui en ai jamais parlé. Non pas par manque de temps, mais surtout parce que pour moi, c'était une promesse. Et que c'était important.

Cela fait longtemps que je n'ai plus croisé de glace. Mais je sais les cheveux sales et emmêlés, la peau grise, les cicatrices boursouflées. Je sais la pourriture de mon corps, sa maigreur qui le déforme presque. Parfois le soir je me dis que je dois être laide, ainsi, et que quand Ange viendra me chercher il ne me reconnaîtra pas. Je regrette l'enfance où je ne pensais pas à tout ça, où, de toute façon, tout était beau pour moi.

Si mes yeux d'enfant,
Voyaient mon corps d'adolescente,
Trouveraient-ils encore,
Le monde tout aussi beau ?

- Est-ce que je lui ressemble ?

Je pense que non. Maman était belle. Je sais qu'avant, nous avions les mêmes yeux, le même regard pétillant, rempli de paillettes et de licornes. Mais mon regard est gris à présent. Grisé par les désillusions, la souffrance.
Il ne reste qu'une pointe d'espoir, enfouie tout doucement, au loin.
Ange.

Grandir.
Changer.
Mourir.
Vivre.

- Tu as sa douceur..

J'ai envie de me serrer contre Green, de lui proposer de nous échapper, loin, là où personne ne pourra nous retrouver. Si nous sommes ensemble, il sera plus difficile pour Redwan de nous approcher. Nous pourrions aller nous rendre à Orpheo ; jamais mon maître n'oserait se jeter ainsi dans la gueule du loup, surtout pour une simple esclave. Green risquerait d'y passer de sales moments, mais avec mon soutien et, en actant sur le fait qu'il m'ait ramené, je suis sûre qu'il serait libéré.
Et alors nous pourrions vivre. Revivre, comme avant. Les bonbons, passer de villes en villes, les rires à nous chatouiller l'estomac. Il pourrait rencontrer Ange, peut-être qu'il s'entendrait bien ? Et puis il verrait aussi Edwin, mon tonton de coeur.
Quand on a plus de famille on s'en recrée une.

Mais à quoi ça rime tout ça ? À quoi ça rime d'espérer des choses aussi utopique. Sois pragmatique un seul instant Myaw. Jamais Green ne te suivrait, jamais Green n'attraperait ta main... Et je doute d'avoir assez de courage, de force pour le convaincre.
Comment rallumer les étoiles dans les yeux des autres quand les nôtres se sont échouées sur le rivage ?
Alors mes lèvres restent obstinément closes. Et ma main lâche la sienne.

Puis une porte s'ouvre, sans la moindre délicatesse. La signature de Redwan, le manque méprisant de Redwan envers la race humaine. Envers tout ce qui n'est pas un sorcier noir depuis plusieurs générations.
Green se lève et je comprends que tout est fini. Tout ça n'était qu'une parenthèse, il n'y a pas d'espoir de départ avec lui, pas d'espoir de fuite, rien que des illusions paumées, tout comme nous.
Est-ce que l'histoire entre Green, Chloé et Myaw vient d'être achevée ?

Comme une nuée d'étoiles,
Qui a fini de vivre,
Et s'enfuit,
Dans un gigantesque nuage.

- J'suis de ton côté.

Un murmure. Un murmure qui vibre avant qu'il ne se téléporte ailleurs. Un murmure qui résonne dans mon coeur alors que je réalise que, je ne suis pas toute seule, je ne suis plus toute seule.
Il y a Green désormais.
Et si, maintenant, je ne suis pas assez forte pour le tirer de tout ça, de ce monde qui suinte le sang et l'angoisse, un jour je sais que tout changera. Ange viendra me chercher. Il me faudra du temps pour me reconstruire, du temps pour me battre contre tout ça, pour survivre au cauchemar. Mais je reviendrai. Pas pour me venger.
Je reviendrai pour le sauver à mon tour.
Il n'est plus là pour m'entendre, mais quelques mots sortent quand même de ma bouche :

- Je ne te lâcherai pas.

Avant de me lever, à regret, en entendant les pas lourds de Redwan se rapprocher. Je sais que dans quelques instants la porte de ma chambre - de ma cage ? - explosera pour laisser place à cet homme ignoble, qui se plaît à me déchirer. Je courberai l'échine, comme toujours. Il me fera sans doute mal, comme souvent. J'aurai peut-être peur, comme parfois.
Mais au moins, cette fois je sais que je ne suis plus seule. Et que les regards que me lancent parfois Green, ce mélange de regret, de pitié et d'amour, que ces regards là seront là pour me soutenir. Pour me faire tenir.
Jusqu'à ce que Ange vienne me sauver.
Puis jusqu'au jour où, plus forte, je reviendrai sauver l'ami de ma maman.

"Envol irrésistible
Lame nue au tranchant ardent
Promesse."