J’avoue, parfois Rosenrot elle en tient une couche. J’ignore ce qui lui passe actuellement par la tête, mais je peux d’ores et déjà vous annoncer que l’idée est des plus mauvaises. Non pas que la visualisation des quatre lettres du nom Soul soit particulièrement désagréable sur un ordre de mission, mais je l’apprécie encore davantage lorsqu’elle est précédée de la mention Olive. Comme d’habitude quoi. Vous savez ce qu’est l’habitude, n’est-ce pas ? La routine… Les duos qui fonctionnent… Les missions sans heurt, avec un minimum d’animation et d’entrain.

Eh bien, visiblement c’est fini.

Non seulement on fait disparaître mon jumeau au bout du monde, perdu Dieu seul sait où avec une demoiselle qui n’est autre que notre sœur, mais on m’envoie par la suite fricoter une seconde fois avec le frère que j’apprécie le moins. Tentative d’hameçonnage ? Message subliminal ? Simple hasard ? Hm. Le hasard n’existe pas dans cette famille, tout comme il semble d’ailleurs complètement illusoire de vouloir nous raccommoder. Autant demander à un bûcheron sexagénaire de devenir étoile à l’Opéra de Paris.

Le hasard a donc voulu que mon frère partit la veille de la réception de mon ordre de mission. Cordial et paradoxalement froid, les lettres de Rosenrot ont toujours su toucher exactement là où il faut tout en paraissant le plus détaché possible. Pas innocent, juste détaché. L’ironie est à peine dissimulée sur mon visage à la réception du courrier. Surveillance. Banale surveillance. Avec Green pour seul compagnon, pour seul interlocuteur. A-t-on seulement des points en commun ? Bien que ce prénom soit quasiment accordé à celui de mon jumeau, il me semble voir autant de différences dans leur caractère que le spectre de couleur les séparant. Ou sans doute ne passe-t-on non pas du vert à l’olive, mais du vert au jaune, orange, rouge, violet bleu, cyan, olive. C’est sans doute cet ordre après tout. Le cyan sera toujours plus près de l’olive qu’il ne le sera du vert pur. Un peu trop et pas assez pur.
Un paradoxe humain.

Je souris par ironie en effet. Que l’on souhaite lier la famille est une chose, mais il semblerait que l’on s’attelle à le faire avec douceur, à introduire la gémellité auprès des sujets les plus sensibles en choisissant délicatement les binômes. Qu’ils déposent Olive et Green sur le même tapis et l’on verra qui s’en sortira le premier. Bleu viendrait-elle apaiser mon nerveux jumeau en prévision d’une entrevue future ? Une zone tampon inviolable ? Ma trop grande réflexion me pousse parfois à identifier les problèmes où ils ne sont pas.

Mais parfois ils y sont.

Je songe à sortir mon téléphone et en avertir l’animal envolé pour les régions froides mais me ravise. A quoi bon. De là où il se trouve, il ne reçoit certainement plus aucun réseau et utiliser ma télépathie maintenant pour un détail pourrait le perturber. Ce n’est pas une vérité générale entre nous, mais pour ma part, j’évite de le contacter lorsqu’il est en mission. Le problème avec notre don, c’est qu’il n’y a pas de boîte vocale ni d’accusé de réception et encore moins de localisation. Si l’un a décidé de bloquer toutes les entrées, l’autre peut s’inquiéter de ne pas recevoir de réponse. J’ai, personnellement, tendance à m’inquiéter rapidement de la tête brûlée qui me sert de frère.

Je soupire et ramasse un certain nombre d’affaires que je dépose en vrac dans mon gros sac. Trois jours, ça passe vite.
En temps normal.

A mesure que mes pas me portent vers le QG, je prends le temps de relire la missive coincée entre mon pouce et mon index, le sac sur une épaule, la seconde main soutenant un gobelet en papier d’une marque dont je ne donnerai pas le nom. Je ne regarde pas devant moi, comme d’habitude. Il faut dire que nous avons déménagé tout proche du QG avec Olive. Un kilomètre à peine. Je fixe le papier mais songe à cette incessante question :

Mais que diable vais-je bien pouvoir faire pour m’occuper ?

L’interrogation tend à se poser bien trop de fois ces derniers temps. A y réfléchir, on m’assigne de plus en plus à des missions sans mon jumeau et je trouve ça fort, fort déplaisant. Pourtant, tout semble plus scintillant avec lui. Même cette mission d’ordinaire barbante en paraîtrait fantastique. On pourrait s’amuser, même sans bouger.
L’avantage d’être issus de la même cellule.

Le QG tout pimpant passe devant mes yeux distraits et je pénètre dans le bâtiment sans plus de cérémonie, avec mon habit typiquement sportif. Que voulez-vous, la flemme fait parfois des ravages vestimentaires. Enfin, c’est assez passe partout dirons-nous.

Allons bon.
ALLONS BON.
Green est déjà présent.
Applaudissements. Journée foutue.

Je réprime un soupir de mon mieux. Mais Condescendance chipe la place à Convivialité et la répression se termine. On ne construit pas un étage sur une relation fondée sur de la poussière. Tout au plus peut-on essayer d’étudier le sol et voir si le nouvel édifice tiendra. Mais la trahison n’est pas un sentiment facile à éloigner, spécialement lorsqu’on a appris à se forger un cocon à deux et à ne dépendre de personne d’autre.

Est-ce qu’il s’est bien remis ?

Même si l’interrogation passe en coup de vent, serrée entre deux constatations inutiles sur le visage d’un des deux téléporteurs, je me pose sur le fond soulevé par mon questionnement. Et me souviens des quelques secondes ambiguës de notre dernière mission. D’un « tu dis rien aux parents » qui n’est effectivement pas arrivé jusqu’aux oreilles desdits intéressés. Et puis du « merci » lâché sans prévention.
Mais je n’en ai rien à faire.

La question est balayée d’un revers de la main, aussi rapide que lorsque ma main envoie le gobelet se nicher dans la poubelle deux mètres plus loin. Je m’approche de Green, sans hâte mais sans animosité non plus. Comme d’habitude, une ignorance à toute épreuve qu’une mission catastrophique n’aura pas su apaiser.

-Bleu et Olive d’abord, puis toi et moi. J’ignore ce que Rosenrot mijote, mais j’ai rarement eu l’occasion de fréquenter ma famille autant de fois en si peu de temps.

Ne reste qu’à faire rentrer Red, Silver et Bianco dans l’équation et nous serons au complet. Si je n’avais qu’à choisir, je demanderais à être mis avec Red. Parce qu’il est l’aîné et certainement le moins ennuyeux de tous. Un peu taré sur les bords, mais qui ne l’est pas par ici.

C’est parti, les téléporteurs nous… télétransportent jusqu’au fameux lieu. Je me suis rarement rendu en Pologne, mais il faut dire que cet endroit est particulièrement isolé de toute chose. La base dépasse à peine du sol, majoritairement enterrée. J’espère qu’ils auront pensé à assurer une sortie de secours au cas où. Question de principe. Nous nous dirigeons donc vers la pseudo cellule. Trois jours à faire le poteau, ça sonne comme une punition en plus d’être assez dégradant. Je tourne ma tête vers Green, sceptique.

-T’as fait quelque chose de particulièrement répréhensible ces derniers temps ?

Reste à savoir la raison de ma présence. Je n’ai pas l’impression d’avoir causé du tort à qui que ce soit. A moins que je fasse partie de la punition ? Ça ne m’étonnerait qu’à moitié. Je soupire profondément, lassé. Faites qu’il y ait au moins un peu d’action.

C’est vrai que l’endroit n’est pas particulièrement sympathique à première vue. Descendre, encore et toujours. De toute façon, je n’ai jamais vraiment pigé l’intérêt de faire des bases souterraines. A part nous comparer à des rats d’égouts. Il est vrai qu’en tant que Soul, les phobies telles que la claustrophobie ne sont pas véritablement tolérées. J’ai été claustrophobe par le passé. Fut un temps où la cave m’oppressait lorsqu’on me séparait de mon frère. Les parents ont réglé ce « problème » en me mettant face à mes peurs. On ne connait pas la méthode douce par ici.

Je regarde les marches descendre jusqu’aux profondeurs de la terre et ces anciennes peurs me reviennent en mémoire. Est-ce que les phobies peuvent revenir d'un coup, sans prévenir ? Pour avoir vécu la claustrophobie à un niveau assez élevé, je dois avouer que ça m’angoisse un peu, mais je tâche de ne pas me focaliser dessus. Les « et si » n’existent pas. Je demande à mon frère s’il a bien pu faire quelque chose pour nous emmener pourrir dans ce trou. Non pas que la punition me rende nostalgique, mais il faut tout de même avouer qu’elle garde un certain nombre de points communs avec la cave. Notre père aurait-il été particulièrement offusqué ?

Green se tourne subitement vers moi et la partie haute de mon corps se recule légèrement, défense face au sourire anormalement rayonnant de mon frère. Sérieusement ? Non, sérieusement ? Je n’ai reçu aucune réponse mais je suis déjà choqué. Et le mot est faible. Depuis quand n’ai-je pas vu un sourire pareil sur ce visage ? C’est affreusement effrayant. Je lève un sourcil sceptique et curieux à la fois.

- Oui.

Eh bien, ça a dû être drôlement agréable à en voir cette attitude. Vraiment, je ne comprends pas en quoi froisser notre père est particulièrement amusant. Bon, ok, je suis un peu mauvaise langue, il y a des avantages à lui tenir tête. Mais c’est beaucoup de travail pour pas grand-chose au final. En plus, je…

Eh mais attends, j’en viens aux faits : Pourquoi je suis là ?

- Je me suis foutu de sa gueule, directement. Dire que ma punition c’est.. toi.

C’est une blague. Je suis la punition ? Est-ce qu’on a tenu compte du fait que je ne sois pas une chose mais un humain avec des envies et des émotions. Oh, mais on me dit à l’oreillette qu’on s’en tare totalement de ce que je pense. Sarcasme.
On me coltine dans une cave avec Green pendant trois jours pour que je fasse chier ce dernier. Donc, non seulement je dois passablement effectuer ma mission principale, mais en plus j’ai une mission sous-jacente et sous-entendue. Ben voyons. Qu’ils aillent tous bien se faire foutre. J’ai pas lu ça sur mon contrat. Déjà qu’on m’a baladé à Barcelone pour jouer le médiateur et facteur par la même occasion, faudrait quand même songer à ne pas trop se foutre de ma gueule.

La porte s’ouvre et nous pénétrons dans cette profonde et épaisse obscurité.
Je pige pas le principe de me bloquer avec Green.

-Et je peux savoir ce que tu es allé lui raconter pour qu’il se sente subitement nostalgique à l’idée de nous enfermer dans un ersatz de cave ?

Il devient sénile le vieux quand même. A l’époque au moins, seuls les responsables ou ceux pris sur le fait finissaient dans la cave. Pas les innocents. Et je suis on ne peut plus innocent. J’espère qu’il y aura de l’animation, parce que sinon ça promet d’être mortel, au sens premier du terme. J’espère que ma télépathie fonctionne ici. Ah oui, mais mon frère est en mission à des milliers de kilomètres. Je soupire bruyamment. J’ai au moins pensé à amener un jeu de cartes au cas où.
Quoi, faut bien faire passer le temps.

- Et toi, qu’est-ce que tu glandes dans une cave ?
-Paraît que je suis censé servir de punition.

Je grince des dents. Sérieusement, j’ai rien fait. Ça me donne envie de déglinguer des exorcistes tout ça. J’espère que la nana enfermée vaut le coup. Il paraît qu’elle est très puissante. Non, mais vraiment, je ne comprends pas. Toute ma présence indique que je n’ai rien à faire ici. D’où ils croient que je vais pouvoir utiliser mon pouvoir ici ? Il est temps que l’on comprenne que l’onde de choc, c’est à l’extérieur que c’est efficace. Qu’en souterrain, à part écraser des gens et nous par la même occasion sous trois tonnes de pierre, c’est inutile. Ou ça demande plus d’énergie à contrôler qu’à générer.

- C’est en bas. Vous avez sa garde pendant trois jours, il y a des vivres à la cave. Il risque d’y avoir du remous.

Ah ben merci. Trop d’honneur les gars. Vous enfermez deux Soul quoi. On vaut mieux que faire le poteau pendant trois jours, j’en suis certain. S’il y a bien quelque chose que je déteste, c’est l’injustice. Surtout l’injustice qui me concerne particulièrement. Rendez-moi mon frère. Mon jumeau s’entend.

Et nous voilà dans les escaliers, en descendant toujours plus bas. Ça donne envie de se suicider. C’est pire que la cave, je vous l’assure. J’espère vraiment qu’il y aura du remous, sinon ça ne vaut vraiment pas le coup.
J’ai vraiment envie de râler.

-Peut-être que Rosenrot est en train d’expérimenter notre nouveau duo. Il faut dire qu’on a été paaaarticulièrement efficaces la dernière fois.

Je me gratte le cou avec ma main libre. Particulièrement oui.
Sérieusement, je ne sais jamais quoi penser de Green. Un coup j’ai envie de lui tordre le coup, l’instant d’après je ressens juste du dégoût. Puis ça passe et je me mets à discuter avec lui. Est-ce que les liens de sang interviennent ? est-ce que ça compte vraiment ? Ou est-ce qu’on a tous les deux peur d’oublier le passé et reconstruire quelque chose ? Peur de se heurter au refus de l’autre.
C’est à fouiller.

J’aurais bien aimé être lecteur de pensées. Ou encore mieux : télépathe. Bon, je le suis déjà avec mon frère et il paraît que cette télépathie, elle fait vraiment partie des plus puissantes qui existent mais tout de même. Parfois, j’aimerais juste toucher du bout des doigts les pensées des hauts décideurs. Comprendre les raisons qui les poussent à choisir les associés en missions. Ne pas totalement croire qu’ils sont cons comme des poissons tout en considérant que cette affirmation est une insulte pour lesdits poissons.

J’ai pas envie de m’étaler sur le sujet même s’il promet d’être fort intéressant. Je veux juste faire passer ces trois jours et rentrer chez moi, déprimer un peu parce que le frangin est toujours pas rentré de mission, manger du pop-corn au calme et aller chercher le frangin à l’aéroport. Et puis après on jouera ensemble à la console. Et tout redeviendra comme avant.
Et j’ose espérer que l’on n’entendra plus parler de la famille Soul avant les six prochaines années.

- J’te propose qu’on rate celle là.

Désolé Greenou, mais si toi t’as l’air de t’être bien amusé face au grand manitou Papa et que cette mission te semble décidément aussi chiante que la chaussette perdue sous la machine à laver, c’est pas mon cas. Enfin si, mais seulement pour la deuxième affirmation. Mais de là à rater une mission, volontairement ou involontairement, c’est impensable. Parce que je tiens à ma tranquillité et que rater une mission ça peut vouloir dire entraînements forcés et trucs mille fois plus emmerdants.
Oui, je deviens vulgaire. C’est quoi le problème ?

- Histoire qu’on se recroise pas.

Je renifle. Ouais bah le plaisir est pleinement partagé, frangin. J’ai envie de lui répondre, mais rien ne vient. Allons bon, nous voilà sur la même longueur d’onde pour une fois. De toute manière, le gars à l’entrée nous ouvre la porte avant de m’avoir laissé m’exprimer davantage. Green entre en premier et je dois avouer qu’avec ses quelques centimètres de plus, je suis obligé de m’écarter pour apercevoir ce qui le dérange. C’est une cage. Une cage avec un reptile lambda à l’intérieur. Me demandez pas ce que c’est parce que j’en ai, mais alors, tellement rien à faire. La nature et toutes ces choses-là, c’est le point à l’origine de ma courbe exponentielle sur l’échelle de ma curiosité. Zéro.

Green a l’air très dubitatif et se tourne vers le garde. Je balance mon sac un peu plus loin et passe mes mains dans mes larges poches. Une métamorphe donc, qui refuse de passer sous forme humaine. Oh, la joie se lit sur mes traits. Je m’approche du minuscule bestiau, pas vraiment certain de la marche à suivre. Ça me donne envie de l’électrocuter. Oui, comme ça, juste pour le plaisir. Ça crie pas ces choses-là, si ? Peut-être qu’elle réfléchira deux secondes de plus lorsqu’on lui dira de rester humaine. Je suis sûr qu’avec mon pouce et un peu de pression, je pourrais l’écraser.

- Un triton.

Ah, donc c’est ainsi que la bestiole se nomme. Je ne me questionne même pas vis-à-vis des connaissances de Green sur le sujet. Difficile de m’énerver sur ce sentier, particulièrement lorsqu’il ne me fait pas même lever un sourcil. C’est un nom pour le moins ridicule. Un peu comme le fait de nous avoir mis ensemble. Je reste le regard fixé sur le reptile qui n’a pas l’air de beaucoup bouger. Il est vivant ? Mais ces trucs-là, ça vit pas dans l’eau normalement ? Enfin, j’en sais rien, comme je l’ai dit c’est le cadet de mes soucis, mais ça m’intrigue un peu quand même. Je me suis par ailleurs souvent demandé comment il était possible de perdre autant de masse. Comment peut-on passer d’un homme à une souris ? Ils doivent perdre du QI, pas possible autrement. Et puis la compression des organes.
Les métamorphes sont des personnalités bien étranges.

- Des fois elle est humaine, des fois triton. Même pas humaine elle garde les capacités tritons. Les tritons sont venimeux et peuvent se régénérer puis.. J’sais pas si c’est la fillette ou les tritons, mais le mélange qu’on voit là-bas est bien fourbe.

Ce mec a visiblement des problèmes d’élocution ou un sacré besoin de répétition. Et l’autre qui explose de rire pour une raison aléatoire. On les a drogués ? C’est une caméra cachée ? Je suis le seul à être lucide ? J’aimerais récupérer mon frère, s’il vous plaît. Je ne réagis pas, trop concentré sur le minuscule morceau de vie. C’est quoi les avantages à devenir un lézard ? Mis à part faire le mort s’entend. C’est du sang froid en plus, non ? Il v a pas finir par crever à force d’être en souterrain ? Oh sérieux, je suis pas naturaliste, ce genre des question ça me fait simplement soupirer et m’interroger sur si oui ou non, je lui donne un coup de jus. On pourrait aussi le brûler. M’est avis qu’elle aura largement de quoi se réchauffer après ça.

Par contre, on repassera sur la destruction avec le pouce si la chose est venimeuse. La chaussure suffira, même si c’est moins drôle. Est-ce qu’on a le droit de la torturer ? Dites ? On a le droit ? On peut ? Oh là là, mon imagination devrait vite déborder d’idées.

- J’suis désolé mais ils nous prennent vraiment pour des cons à Rosenrot, un triton quoi.. Puis moi encore j’suis puni mais toi..

Mais encore une fois, Green est là pour tout gâcher. Comme d’habituuuuuuudeuuuuuuh. En plus, il rit à moitié. Avant de se rendre compte qu’il se moque de moi ouvertement. Donc il s’arrête. Le respect n’est pas totalement mort, c’est une première.

Je reviens près de la porte et la ferme assez brusquement sur l’autre homme. Ils surveillent l’extérieur. Nous l’intérieur. Point. Je ne vais pas en plus me coltiner un mec qui balance trois fois le mot « triton » dans une phrase.
Qu’importe, je suis là pour une mission. Et si la demoiselle semble bien enfermée dans sa jolie cellule, il n’y a strictement aucune rune dans les parages. Pas de protection, rien. Je me serai attendu au strict minimum, mais il faut croire que même ça, c’était trop leur demander.

Donc, je m’accroupis et commence à griffonner sur la porte en métal quelques-unes des runes les plus basiques. Piégeage, verrouillage et assimilés. Bien entendu, elles sont pour l’instant inactives mais je préfère prévenir que guérir. Tout en poursuivant mes mandalas, je lance :

-Visiblement, moi je suis là pour travailler. Oh et hors de question de faire foirer la mission. Je tiens trop à mes week end pour devoir me taper des remises à niveau ou autre punition tout aussi fantastiques.

Pas de droit à l’erreur par ici. Et si en plus il se chuchote que la mission a été délibérément ratée, je ne donne pas cher de notre peau.
Assis en tailleur contre la porte en m’appliquant sur le traçage des runes – ce n’est pas comme si nous avions trois jours devant nous – je tourne le dos à mon frère. C’est sans doute grâce à cet éloignement et au visible détachement dans ma voix que ces paroles parviennent à se faire une place dans l’espace environnant.

-Tu t’es correctement remis de tes blessures, sinon ?

Je ne réagis pas. Ni inquiet ni préoccupé. Rien qu’une bouteille lancée à la mer. Je n’arrive moi-même pas à comprendre ce qui m’amène à vouloir m’enquérir de sa situation. Il faut dire que je l’ai laissé dans un état passablement mauvais. Il s’est évanoui dans ma voiture.

Il m’a remercié.

La craie grince plus fortement sur le morceau de métal. Pourquoi tout est si compliqué lorsqu’il ne s’agit pas d’Olive. Je sens monter un certain ressentiment. Brutal et brûlant. Un contrecoup classique aux sensations incomprises.
Sensation que je laisse retomber aussi vite. Cette attitude, c’est celle d’Olive pas la mienne. Et quand bien même aurais-je tendance à l’imiter en son absence, il n’empêche que je reste Cyan. Et Cyan, il tombe brusquement en arrière, les mains sous la tête. Ferme les yeux et soupire.

-Je me demande si on peut la torturer un peu.

Ça pourrait être drôlement amusant. Plus que des jeux de cartes en tout cas.

Je ne préfère même pas noter son grognement. Sérieux, t’as quel âge Green ? On dirait une banale discussion entre frères, entre vrais frères s’entend. J’ignore si l’énergumène se comporte de la même manière avec d’autres mais là, il est in-su-ppor-table. On dirait un gamin gâté qui essaye de gonfler la poitrine pour paraître plus grande que son frère aîné. Chose par-là même totalement inutile si l’on part du principe qu’il est déjà, de base, plus grand que moi. Ça ne me dérange pas de lever les yeux, puisqu’après tout, c’est à lui de les baisser. Chacun son truc.

J’ignore ce qui m’amène à réfléchir à l’état dans lequel se trouve Green. Vraiment, mais alors aucune idée. Besoin de délier les fils familiaux ? Ce n’est pas comme si je me sentais oppressé par le silence, il fait partie de mon quotidien. Ouais enfin nan pas vraiment. Silence et Olive ne font pas que ne pas rimer ensemble, tout les oppose.

- Ouais?..

Je crois que je l’ai mis hors service.
Est-ce qu’il est cassé ? Est-ce que c’est si bizarre de demander à quelqu’un comment il va depuis la dernière fois ? Bon, oui un peu. Surtout dans cette famille de détraqués – à l’exception d’Olive qui est parfait. Même chiant il est parfait.
Bref. C’est donc un « ouais » interrogatif. Un nouveau style à intégrer à notre langue. Non parce que, à défaut de ne pas être totalement illuminé, répondre par une question mi interrogative mi empreinte d’un scepticisme sans nom pour une question qui vise à connaître son état physique, c’est quand même grave. Je te demande pas si tu aimes les brocolis, je te demande si concrètement là tu tiens le coup. Même moi je pourrais répondre à cette question.
J’imagine pertinemment son état de choc. Du genre « Putain, Cyan me demande comment je vais, on a touché le fond. ». Voyez, je parlais de ne pas trop sortir des sentiers battus, ne pas aller vers l’autre par peur de se heurter à la muraille de Chine. C’est ce à quoi je faisais référence. C’est parlant, non ?

- Allen n’a rien su. C’est.. euh, cool.

Parfois, j’ai l’impression qu’Olive et moi, on est les seuls à appeler notre père eh bien… Père justement. Allen c’est tellement distant. Je ne suis non pas devenu subitement suicidaire à l’idée de faire ami-ami avec mon père, mais il y a des liens du sang que je ne peux pas négliger. Et tant qu’on ne le cherche pas, après tout il nous oublie facilement. Le confort de chaque côté de la passerelle, communiquant entre deux gobelets reliés par une ficelle.

C’est donc cool. Cool de n’avoir pas lâché le morceau. Non pas que monsieur papa se soit montré en même temps particulièrement intéressé. C’est ce que j’aimerais lui répondre, histoire d’enfoncer un peu plus le clou, mais la flemme ou son amie m’en empêche. Trois jours à tenir, il faut y aller crescendo, pas attaquer dès le début. Nous sommes de êtres endurants, pas des sprinteurs.

Ouep, c’est donc cool.

- Mais j’pense qu’on peut attendre bien une vingtaine d’heures avant de passer aux papotages pour tromper le temps, t’embêtes pas.

Je peux pas m’empêcher de rire brutalement. Parce qu’il a raison, parce que je ne comprends pas vraiment ce que l’on essaye de faire. Ce que j’essaye de faire. Il me rappelle à quel point même tenter de rebâtir une fondation ça sous-entend de d’abord couler du béton sur le sol.
Etouffer.
Je suis un peu amer et ça me fait marrer.

-T’as raison, c’est pas comme si ça m’intéressait vraiment de toute manière.

Et je m’étale sur le sol un peu irrégulier. Très dur. Caillouteux. Il y en a un qui s’est d’ailleurs pile poil positionné sous ma colonne vertébrale. Entre la première et la deuxième vertèbre lombaire. A quatre centimètres à peine d’une cicatrice circulaire résultant d’un impact de balle. J’ai failli crever ce jour-là, mine de rien.

Est-ce qu’on peut torturer le triton ? Voir si ça crie ? Voir comment ça se tord ? Voir si ça saute ?

Voir si ça meurt ?...

- Un triton ? Tu veux torturer des animaux maintenant ?

J’incline un peu plus la tête en arrière et visualise le monde d’un autre angle. Green a les pieds pendus au plafond. Je souris, sans dévoiler mes dents. L’humeur revient. La bonne humeur s’entend. Lorsqu’on me parle de torture, je suis toujours très imaginatif, très impliqué. Mais le sourire s’élargit finalement pour se figer dans une expression malicieuse.

-Pourquoi pas, j’ai jamais eu l’occasion de toucher à…
- On est sûrs que ça soit vraiment la gamine le lézard là ? Parce qu’autant elle l’a posé là et s’est tirée et nous on va surveiller ce.. ça pendant trois jours, pour rien.

Alors.
Déjà, tu coupes pas la parole à ton grand frère.

Ensuite, tu te calmes. Si c’est un triton, et alors ? L’objectif, c’est de garder un prisonnier. Prisonnier enfermé dans une prison, sans nous dire ce que c’est. C’est un triton ? Jouons avec triton. Si ça se trouve, la nana qui l’a déposé ici, c’était son triton favori. Si ça se trouve, le triton il a des pouvoirs aussi. Qui sait ce dont sont capables les exorcistes. Un peu tarés sur les bords. On m’a demandé de surveiller, je surveille. Point trop n’en faut, je suis un expert en ce qui consiste le suivi des ordres de missions.

C’est aussi à cause de mes conneries qu’on m’envoie souvent des trucs hyper vagues pour pas que je fasse le strict minimum. Et là, je tiens tout de même à dire que m’enfermer sous terre, ça a juste tendance à me renfrogner un peu plus. Je suis pas contre un peu d’animation, mais on m’a dit de garder le prisonnier. Que ce soit une femme, un triton, une clé à molette ou Mary Poppins, ça m’est égal.
Vous noterez que Mary Poppins représente un genre à elle-même.

- T’as reçu des infos toi, sur la mission en soit ?..

Alors, comme je le disais…

-Tu joues avec père, je joue avec Rosenrot. – je dégage une de mes mains de dessous ma tête et lève l’index au ciel – Quoi que tu ais reçu, ce sera toujours plus conséquent que moi.

Il faut croire qu’en m’en demandant le moins possible j’en arrive à en faire plus que ce qui m’avait été demandé. En revanche, j’ai le ferme souvenir d’avoir été incité à garder une pièce. Alors je garde. La. Pièce. Ça leur apprendra à venir m’utiliser. Rira bien qui rira le dernier.

Je roule sur le côté et me relève avec lenteur, énumère sur mes doigts avec une certaine lassitude.

-Concrètement, on m’a demandé de faire le guet et vérifier que le prisonnier ne s’enfuit pas. Je fais donc le guet pour que le prisonnier ne s’enfuit pas. Si la nana est partie, alors elle l’est depuis longtemps. Ou bien le garde à l’entrée n’a pas seulement des soucis linguistiques mais également mentaux. Tu me diras, ça va ensemble.

Je hausse les épaules. M’enfin, on n’est pas là pour se poser des questions métaphysiques. Il faut vérifier que le machin est bien un métamorphe ? Y’a pas trente-six solutions. Je ramasse quelques cailloux sur le sol, fouille dans mon sac jusqu’à en sortir un chewing gum que je m’empresse mâcher et m’approche de la cage. Je me tourne vers Green, amusé :

-Moi, je trouve ça passablement fabuleux de retenir deux gars de Rosenrot pour un serpent à pattes de la longueur de ma main. Y’a de quoi bien se marrer.

L’auto-dérision ? Tout à fait. Pas facile de me blesser sur ce terrain non plus.
Je désactive le mécanisme de la porte et pénètre dans la petite cellule. Pas si petite que ça. Sérieux, le triton c’est comme s’il avait un HLM pour lui tout seul. La grande classe. Deuxième question, un métamorphe qui mange, ça se nourrit au régime alimentaire de sa forme actuelle, sa forme fusionnelle ou sa forme humaine ? Parce qu’il me semble que les chats n’apprécient pas trop la salade.
Ça mange quoi un triton ?

Je referme le tout derrière moi et instaure par automatisme une barrière générée par mon pouvoir. C’est chiant, ça bouffe une énergie immense pour pas grand-chose mais touche-moi et tu te retrouveras projeté contre le mur avant d’avoir dit « aie ». Je m’accroupis devant la petite chose et rassemble mes petits cailloux avant de les lancer à intervalles réguliers sur le truc. Il se met à bouger. Ah. Déjà, il est pas mort. Et ça me soulage tellement que je me tourne vers Green.

-Il est pas mort ! Regarde comment il bouge !

Et paf, paf, paf, il fuit devant les coups assénés. Mais je suis un très bon tireur, viseur également. Les cailloux c’est aussi facile à manier que des couteaux. Bah, le truc va bien finir par craquer et me sauter à la figure.

Ça saute les tritons ?

Les gens ont souvent du mal à se comprendre. Sans même m’intéresser au cas particulièrement retardé des humains sans pouvoirs et pas foutus de faire autre chose que râler ou croire que la vie tourne autour d’eux, chez nous il y a aussi un sacré problème de communication. Pourtant, fut un temps où tout allait mieux. Pas parfaitement certes, mais mieux. C’est vrai qu’en tant que jumeaux, on a rapidement compris que pour se protéger de la tempête qui ne tarderait pas, il fallait se protéger tôt, au plus vite. Alors qu’on construisait nos fondations et qu’on installait nos briques autour de notre duo, les autres ont dû tenir face au cyclone. Ils se sont éparpillés quand nous sommes restés là. Certains se sont abrités, d’autres lui ont fait face, d’autres n’ont pas eu la force de tenir et ont été blessés, baladés, exilés.

C’est vrai, Olive et moi on a eu de la chance. La chance d’avoir l’un pour l’autre. Ma seule certitude pendant des années, ça a été : « Lui il ne me trahira pas. » Et j’ai tout basé dessus. Et Green dans le lot ? Je le soupçonne d’avoir nourri la tempête pour ensuite s’être enfoui dans le rôle de victime Trop facile.

Pourtant, ce n’est plus cette animosité qui me parcoure. Plus la même qu’à notre première mission. Celle-ci est plus diffuse La preuve, rire à ses blagues n’est même plus interdit. Je n’espère rien pourtant. Pas d’amitié fraternelle. Mais pas d’ignorance complète tout de même. C’est comme si mon avis sautait d’un bord de fossé à l’autre. Un fossé pas si marqué.

Tantôt ça peut passer.
Tantôt j’veux le frapper.

J’observe le triton qui se débat et tente désespérément d’éviter les rochers dirigés sur lui. Ce ne sont que des cailloux, mais rapporté à sa propre taille, c’est un peu plus gros. Il sort sa langue très rapidement Est-ce qu’il va me sauter dessus ? J’ai bien envie de savoir si ces trucs nous sautent dessus quand ils ne sont pas contents. Ce serait drôlement amusant. Et s’il me touchait, pas dit qu’il s’en relèverait.

J’insuffle un peu d’âme à ces pierres. Je leur donne des noms dans l’attente de voir laquelle aura raison du triton. Je les regarde dans la paume de mes mains, les compare. Il y en a une toute petite avec un éclat de verre. Elle lui donne un éclat insolite parfois visible, parfois non. Elle s’appellera Bleuann. La rocaille est lancée et esquivée par le triton. Hasard ? Une autre est particulièrement lourde, noire opaque et cisaillée. Rugueuse. Brute. Redwan. Le frère aîné. Celui qui aurait dû jouer son rôle mais qui est bien trop compliqué à détailler. Celle-ci touche sa cible et écorche la peau du reptile. Allons bon, déjà. Je choisis plus méticuleusement, assez lassé par la possibilité d’un jeu écourté. Il y a bien plus de cailloux que de membres de la famille mais il y en a un qui attire mon attention. Un tout rond. Si rond et si lisse qu’il ressemble à une bille. Comme un objet oublié là depuis des années. Qui a servi, qui a apporté la joie puis qui s’est perdu et que personne n’a cherché à retrouver.
« On t’en achètera une autre. »

Je la regarde encore un instant, captivé par l’histoire qu’elle aurait pu renfermer, qu’elle renfermait peut-être. Perdue dans le tas d’immondices. Avec ou sans espoir d’être un jour retrouvée. Je sais à qui elle me fait penser. Depuis que mon regard s’est posé dessus, je le sais bien.

Quand tout à coup, ce machin se met à voler.
Sans stress.
Et fonce dans ma figure. What the…

Et on me soulève du sol, sans stress non plus visiblement. Je sors sans vraiment le vouloir de la cellule et me retrouve en-dehors de cette dernière, assis en plein milieu de la pièce, mâchant mon chewing-gum, déchargé de ma jolie perle.

- Tu te contredis tout seul. « je fais le guet pour que le prisonnier ne s’enfuie pas ».
-Mais va te faire foutre.

Et pour bien appuyer mes paroles, je lui balance à mon tour deux trois cailloux dans sa direction. Un ton finalement assez neutre pour des paroles agressives. Jolie perle mon cul ouais. Rien de plus qu’une vieille bille abandonnée. Moche. Rabat-joie. Qui se la joue professionnelle mais qui est pas foutu de s’occuper d’une gamine.

- Occupe toi autrement, t’as plus six ans à arracher les ailes de mouches.

Je ne me cache pas de lui tirer l’expression de l’ennui ultime. Des yeux qui roulent jusqu’à faire le tour de l’orbite et une bouche entrouverte qui aurait largement pu laisser sortir le soupir du siècle. Arracher des ailes de mouches, et puis quoi encore. Y’a tout de même plus fun dans la vie. J’ai pas vraiment envie de me relever. Je sais pas trop pourquoi d’ailleurs, je suis bien à terre. Et puis, ça me laisse pas mal de projectiles disponibles si Green continue de m’ennuyer avec sa morale à deux balles. Voir une seule.

-Tu t’amuses dans ta vie ou ça se passe comment ? Quoi, tu veux qu’on joue aux cartes ? T’étais le premier y’a trente secondes à me dire qu’il était trop tôt pour parler et maintenant tu me fais la morale ?

Cette absence de ton dans la voix est tellement, tellement propre à mon caractère lorsque je tâche de comprendre les gens qu’il me donne un air purement et simplement détaché de toute situation. Un peu perturbant. Suis-je concerné ou non ? Concentré sur sa réponse ? Oui et non. Ça a toujours été particulier avec les frères et sœur. Un mélange de « ne t’approche pas trop » mais « ne pars pas trop loin ». Un « je ne veux plus te revoir » et « ne disparais pas trop vite ».
Mais pour l’avouer, il faudrait déjà s’en rendre compte. Et assumer qu’une vie en famille c’est bien mieux qu’une vie à deux contre le monde. Mais ça remettrait pas mal de principes de ma vie en question.

Je me relève finalement, le sol n’étant finalement pas particulièrement accueillant. J’inspire et revient vers la cage tout en prévenant Green.

-Crise pas, je regarde juste. N’empêche qu’avec tout ça, le truc n’a toujours pas bougé d’un poil, ni muté en chose plus imposante ou tout simplement repris forme humaine. T’as p’t’être raison, on surveille sans doute un lézard pour le bonheur de dieu notre père.

Ça pourrait être une caméra cachée. Avec un papa qui regarde à travers ladite caméra et se marre bien à nous voir nous poser des questions sur la nature du machin. C’est peut-être un test pour faire monter l’un de nous dans la hiérarchie. Auquel cas je me ferai un plaisir de paraître le plus idiot possible. Ne pas tenter de jouer au plus malin avec moi. Après tout, quoiqu’il advienne, Olive ne rentrera pas plus vite, alors après tout, avec ou sans Green, ça ne fera pas passer les jours plus vite.

Si j’étais vraiment méchant, je viserai pas ses pieds pour lui lancer les cailloux, mais ses yeux. Son visage. Et j’y mettrais plus de force. Mais que voulez-vous, parfois je me dis que ça n’en vaut vraiment pas le coup. Qu’il s’essaye à jouer l’aîné, ça lui fera peut-être prendre conscience du véritable rôle barbant qui est censé m’incomber. Mais je passe mon tour puisque monsieur n’a pas l’air de témoigner un quelconque besoin. Un truc de moins à gérer. Enfin, pas que j’ai eu la quelconque intention de jouer au grand frère.

Alors je l’insulte. Comme ça, par plaisir. Il m’a coupé dans une réflexion alors je ne me retiendrais pas de lui faire une remarque. Ça va bien. Et je ne m’arrête pas. Pourquoi, après tout ? Je ne lui dois rien et il me fait la morale comme si j’avais trois ans. C’est pas de ma faute si on a vécu différemment ou si la semi torture ça lui fait pas plaisir.

C’est pas ma faute si t’es trop gentil et si moi j’ai pas envie de l’être.
Ça pèse les années d’absence.

Mais ça m’empêche pas de comprendre que la guerre est à deux doigts de démarrer. Il lutte pour ne pas me sauter au cou ? Mais vas-y, fais-toi plaisir chéri, compte sur moi pour te graver mon sens de la hiérarchie et du respect à même la peau. Crois-moi, tu t’en souviendras. Même assis, ça ne m’empêche pas de fusiller mon frère du regard, sans ciller. Il y a des gens que je crains mais lui n’en fait pas partie. Un sourire vient s’étirer à la commissure de mes lèvres, mauvais. C’est qu’il a tout de même l’air d’hésiter. Je ne réfléchis pas trop à ses raisons. Quel intérêt.

- C’est moi qui t’fais la morale, ouais.

Je suis abasourdi et hilare. Le premier sentiment est tellement, mais alors tellement présent qu’il empêche le second de s’afficher réellement sur mon visage. Ouah. Genre ouah. La surprise passée, je pouffe et me mord la lèvre pour ne pas exploser de rire, la main devant la bouche. Il est comique. Je me souviens pas de l’avoir connu aussi drôle.

-Va falloir bosser sur ta répartie.

Sur ces mots, je me lève et me poste devant la cage. Fixer le lézard est particulièrement barbant et le voir s’animer dans tous les sens est tout de même bien plus amusant mais petit frère a l’air de défendre la cause animale. Soit. Pas de piégeage, ni électrocution, ni jet de pierre, ni tentative d’empoisonnement, ni noyage. Ça promet. Ça promet d’être particulièrement long et chiant et considérablement silencieux.

L’autre hausse les épaules et je m’oblige à me tourner un peu vers lui. C’est pas comme si y’avait beaucoup de choses en mouvement par ici.

- Ca va être long, putain.

Pour une fois, j’aurais pas mieux dit. C’est possible d’être sur la même longueur d’onde. Il me semble d’ailleurs que ce n’est pas la première fois. Enfin, je pense que n’importe qui trouverait la situation actuellement particulièrement longue. Ça doit faire quoi, même pas trente minutes ? Encore 71h30. Peut-être plus tôt si le truc décède de ses blessures. Après tout, on m’a demandé de vérifier si le truc reste bien dans sa cage. On m’a pas certifié qu’il fallait le garder en vie. C’est pas de la protection, c’est de la garde. Grosse, grosse différence les gars. Après tout, peut-être que Green a reçu un ordre - -forcément – plus précis indiquant de la garder en vie et me met donc des bâtons dans les roues. Enfin bon, je dis ça, mais ça risquerait de chauffer pour moi si la nana ou le triton lâchait son dernier soupir par ma faute.

- Il va bien Olive, sinon ? Ca fait un bail.

Oh là là là. Je raille immédiatement.

-Je suppose que c’est l’heure des « papotages pour tromper le temps » ?

Quoi je suis rancunier.
Je peux pas garder tout ça pour moi-même. Pas possible. Est-ce qu’il sait seulement à quel point Olive veut sa peau ? Est-ce qu’il se doute pas, même un peu, que mon jumeau sur l’échelle de la patience il est au trente sixième dessous ? Je pense que ce n’est pas un hasard si les décideurs ont choisi Cyan au lieu d’Olive pour effectuer des missions avec Green. Mais après tout, pourquoi Rosenrot s’intéresserait à la vie de Green ? C’est pas comme si l’organisation en avait spécialement affaire de nous.
"Olive, hey Olive ! Tu sais pas quoi, y'a Green qui m'a demandé comme t'allais."
La liaison s’effectue, limpide. Lorsque mes ondes portent jusqu’à Olive, j’ai toujours l’impression d’être là-bas, avec lui. Peu m’importe où il se trouve, c’est quelque chose de très agréable. C’est comme si nous étions à nouveau dans le ventre de notre mère, ou même avant la première division cellulaire. De toute les sensations éprouvées jusqu’à présent, c’est la seule qui ait la capacité de me détendre instantanément. Après un temps, la réponse me parvient.
"Ah ouais ? Y a la petite gueule d'ange qui demande comment je vais ? Il se fou pas un peu de ma gueule, et de la tienne mon Cyan ? Sérieux il faut pas que je le croise, sinon même père le reconnaîtra pas..."
Un peu colérique. Un peu heureux aussi. Mes muscles se détendent et je souffle avec amusement. Un amusement simple, doux, inoffensif, un peu en opposition avec ces mots. Je ne me concentre pas tellement sur les paroles mais plus sur la voix. Après, on ne s’étonnera plus de me sentir sur les nerfs sur une mission sans Olive.
"C'est bien ce que je me disais. Je vais tâcher de rendre tes paroles un tantinet plus gentilles pour les douces oreilles de Green, le pauvre serait traumatisé."
J’enchaîne sur un peu d’amour. Comme qui il me manque. Comme quoi Rosenrot commence à me taper sur les nerfs. J’essaye de m’enquérir de sa situation de là-bas, comment il se sent. Si Bleu est avec lui. J’aimerais bien mieux disparaître de cet endroit croupissant dans la mort et l’ennui. Je me tourne vers Green, dans cet état mi présent, mis absent. Un regard dans le vague, des émotions qui fluctuent mais des pieds bien ancrés sur la terre et sur le temps présent.

-On dirait qu’il va bien.

Olive n’a pas l’air d’approuver mon désir de retranscrire ses paroles plus gentiment. Alors les insultes fusent à travers ma tête. Il est à fond. Il crache gratuitement sur Bianco en passant. Opte pour le fils de pute. M’envoie de l’amour entre deux râles et revient sur Bleu, se plaint à nouveau de la température cette fois. Il est trop drôle, je l’adore.
"Je peux le traiter de fils de pute si tu veux. On sentira plus l'effet "Olive" dans mes paroles comme ça haha. Promis, je t'emmène sous les tropiques quand tu reviens. Cadeau de jumeau à jumeau."
"OUI LES TROPIQUES OUI Tu sais comment me faire plaisir héhé ! Huumm je préfèrerai ne pas le traiter de fils de pute, j'ai pas envie d'insulter mère.. Par contre de déjection de tanche si tu veux bien, c'est nulle une tanche, ça lui va bien."
Déjection de tanche donc.

-Il te traite de déjection de tanche.

Je ricane. Cette discussion n’a ni queue ni tête. Ça ne doit certainement pas l’amuser Green puisqu’il n’entend pas ce qui se trafique dans ma tête. Pourtant, c’aurait pu être amusant de les mettre ne serait-ce qu’ensemble au téléphone. Au lieu de ça, après avoir joué le bâton pour frapper Green, je joue le pigeon voyageur. De mieux en mieux.
"Mais assez parlé de Greenletraitre, Bleu et moi on a eu une discussion très, enfin trop sérieuse, sur Red et Anja.. RED ET ANJA JE CROIS QU'ILS VONT SE MARIER ! C'est chelouuuuu. Comment ce con peut chopper cette meuf ?"
Je fronce brutalement les sourcils et rive mes yeux dans ceux de Green. Sans vraiment le regarder. J’ai du mal à retenir mon état de choc. C’est tellement… C’est impossible. Je tente d’ouvrir la bouche pour répandre la nouvelle un peu effrayante mais les pensées vont plus vite que la parole. Olive est somme toute assez détendu. Sans ça, je pense que… je ne sais pas, je ne me serais pas contenté de perdre mon sourire.
"... Red ? On parle de Redlepsychopathe ? Et Anja ? Comment c'est possible ? Enfin y'a des preuves ? Elle t'a dit quelque chose Bleu ? Pas que je la crois pas mais... c'est bizarre."
"Ouais on parle de Redjepèteplushautquemoncul ouais.. Moi non plus je comprends pas du tout, j'ai rien vu, rien entendu, on en a juste parlé avec Bleu et y a des suspicions, mais après tout c'est le plus vieux, peut-être que c'est un mariage arrangé depuis des années... Je pense quand même qu'elle le mérite pas."
Au-delà du simple mérite ou non, on parle tout de même d’une union entre un des Soul et Rosenrot. Ça rendrait la famille bien, bien plus puissante. D’un autre côté Red deviendrait strictement intouchable. Pas que ça me gêne particulièrement, ç’aurait pu être Green à la place et là, ça n’aurait pas été tout à fait la même chose. Mais quand même. Quand même. Ça ne peut être qu’un mariage arrangé. On ne peut pas croire que ce genre d’individus puissent s’aimer. Est-ce qu’un seul Soul est capable d’aimer, même ? Nous sommes troués de partout, blessés en nous réparant par défaut, en nous faisant souffrir les uns les autres pour ne pas finir en bout de chaîne. Le dernier. Je détourne les yeux, le visage puis fait totalement dos à Green. Passe ma main sous mon menton. En réflexion. A moitié apeuré, choqué.
Je dois en parler avec Green. Même si ça ne m’enchante pas, j’ai besoin de connaître sa version et éventuellement répandre la nouvelle. Un Soul. Ma main dérive jusqu’à ma bouche en faisant mine de l’essuyer. Les yeux vers le bas. Concentré sur le néant. Très grosse réflexion.

Sans me tourner vers Green, je tente :

-Tu es au courant ?

Allez, on fait un effort. Pas facile de m’exprimer quand je suis encore en train de parler avec mon frère. Mon autre frère s’entend, celui à des milliers de kilomètres de là. Je propose de fuir le mariage si mariage il y a. Il conseille de rester. De s’y opposer. Pas de doute, il n’y a qu’Olive pour foncer dans le tas d’un mariage arrangé et s’opposer sans peur au choix d’une organisation toute entière. Je lui aurais bien frappé la tête pour raconter des idioties pareilles mais il n’est pas là. N’empêche qu’il m’a apaisé. Un magicien ce gosse. Et il ajoute de faire attention à « ce traitre à la con qui […] peut me poignarder dans le dos ». Et je m’empresse de lui répondre que mon dos ne craint rien parce qu’il s’y trouve.

L’amour fraternel*. (*entre jumeaux)

Je me retourne enfin, toujours soucieux. hésite avant de recentrer mon regard sur Green. Inspire. M'exprime.

-Il paraît que Red va épouser Anja.

Et paf, bouteille à la mer.

Si je devais décrire en peu de mots toutes les qualités qui… qualifient mon jumeau, je n’y parviendrais pas. Principalement parce qu’elles ne pourraient pas tenir en quelques mots. En revanche, je pourrais en faire un roman. Oh, Olive n’est pas parfait, loin de là même. Mais je ne le suis pas non plus et nous nous complétons à merveille. Lorsqu’il est absent j’ai plus de mal à me contrôler. Les réactions sont plus vives car olive n’est pas là pour les exprimer à ma place. Je suis celui qui tempère normalement. Qui lui fout un coup sur le crâne pour lui dire de se calmer, qui l’encourage à distance et qui répare les pots cassés de ses moments de pure folie. Mais alors quand il n’est pas là ?
C’est une catastrophe.

Je le sens pourtant tout près. Sa voix est un soulagement on ne peut plus demandée et ses multiples insultes fourmillant d’ingéniosité suffisent à me tirer un sourire qui se veut juste joyeux. Amusant et amusé. Un peu comme lui. En ce moment, j’ignore où se trouve Green. Un voile noir aurait pu obstruer ma vision que cela n’aurait rien changé à mes perceptions. Olive, Cyan et le monde. Si l’on poussait même la chose plus loin, on pourrait dire une cellule et le monde.
Ça n’a jamais été autrement après tout.

Je lui fais néanmoins part, à ce Green perdu dans l’immensité qui se trouve devant moi mais que je ne perçois pas, des dernières nouvelles. Red et Anja. Peu m’importe la manière de tourner la nouvelle, ça continue de sonner faux. Comme une de ses vieilles farces que l’on fait étant enfant. Le même niveau qu’un coussin péteur, mais en moins drôle. En beaucoup, beaucoup moins drôle.
Je ne suis pas de ceux qui souhaitent prendre la place de ce genre d’énergumène. Être chef de Rosenrot ou sous-chef de Rosenrot ? Nah, trop de responsabilités. Trop de risques à prendre. Trop de gars et de nanas à diriger. Je vis pour faire avancer ma propre vie, pas satisfaire celles des autres et encore moins celle d’une idéologie. Rosenrot, c’est bien tant que ça reste un boulot cool, suffisamment prise de tête pour satisfaire mes neurones en mal d’investigation et de meurtres et puis basta. Red, il serait capable de tenir cette organisation ? Hm, quelque part, je pense que oui, mais peut-être que ma vision est erronée par le simple fait qu’il s’agisse de l’aîné. Après tout, il a beau être un psychopathe est être passablement détesté par la bonne majeure partie de la fratrie, moi je l’aime plutôt bien. Il n’a pas peur de se lancer dans la bataille. Pas comme certains.
J’aimerais que l’on note que je n’ai cité aucun nom. Merci.

- De ?

Ça fait toujours bizarre, ce décalage entre la télépathie et l’échange oral. Le mots isolé de Green est si distinct qu’il obstrue quasiment toute ma télépathie. C’est assez étrange, normalement c’est plutôt l’inverse qui se produit. Sans doute est-ce dû au fait que nous parlons si loin l’un de l’autre et que cette pièce est ô combien vide.
De quoi ? De quoi. Du fait qu’Anja et Red vont se marier, pardi. Je n’aime pas trop jouer le neurotransmetteur, mais bon, c’est pour la bonne cause. Alors je transmets. Les bisouilles avec le bro se terminent presque aussitôt. Alors je retourne à mon silence. Brutal. Je me gratte l’arrière de l’oreille et bâille nonchalamment. Juste comme ça. Bien que ces mouvements puissent transcrire un je m’en foutisme assez élevé, je suis tout de même assez curieux de la réponse du deuxième frère. M’est avis qu’il ne fera pas le malin.

Ou pas.

- Y’a erreur dans le casting, je pense.

Je ne peux pas réprimer un brusque croisement de mes bras et cet encrage forcené dans les prunelles de Green. Position défensive. Pour la première fois. Non pas que ça me sidère de voir que ce gars a décidément une longueur d’avance sur moi. Non. Non, non, ça me fait carrément enrager. Du coup, on sait pas vraiment si j’ai envie d’un coup de l’étriper sur place ou si je préfère lui demander calmement d’être un peu plus précis dans ses spéculations de voyante.
Voilà, normalement je me poserai pas la question si Olive était là parce que d’une, lui il lui aurait déjà sauté à la gorge et je me serai empressé de répliquer. Mais là, y’a rien pour apaiser mes sautes d’humeur alors je dois maintenir mon caractère tel qu’il devrait l’être. A savoir calme. Voilà. Tristesse.

- C’est pas Red qui va épouser Anja, non.

C’est moi où il jubile ?
J’m’en vais lui arracher la tête en deux-deux. Son secret, il va aller le raconter aux morts.
Sérieux ? Vraiment sérieux ? Il croit que je vais me mettre à genoux pour lui demander ce qu’il se passe ? Il se trompe. Oooooh là là, il se trompe gravement. C’est pas comme si c’était quelque chose qui allait finir par ne pas se savoir. Quelque chose d’aussi gros qu’un mariage arrangé, c’est tout de même loin sur l’échelle de la discrétion. Certes, je pourrais avoir la réponse maintenant, mais ça ne m’empêche pas d’être patient et tout.
Enfin si j’étais patient, je me poserai pas autant de raisons de ne rien lui demander. Je suis simplement très curieux. Il reste silencieux lui. Comme si c’était marrant. Ah oui, lui il doit bien en rire. Si ça se trouve il se paye juste ma tête en attendant de me lancer un « nan mais en fait je sais pas ». Il se prendra un coup de genoux s’il me balance un truc de la sorte. Quoi, je deviens violent.

J’incline la tête.

-Ah bon. Monsieur semble bien informé.

J’ai pas envie de lui poser la questions.
J’ai vraiment, vraiment pas envie de m’abaisser à ça.
Je sais même pas pourquoi ça me dérange autant de la lui poser, cette question.
J’ai envie de rester droit dans mes bottes, même si je ne sais pas trop en quoi je ne le resterais pas si je lui posais la question.
Mes pensées deviennent alambiquées, je crois qu’il est temps de m’arrêter.

-C’est qui alors ?

Je ne vais pas faire de discours pour le savoir. Deux-trois mots suffisent à transmettre la base de mon interrogation. Bah, c’est pas comme s’il y avait d’autres personnes susceptibles d’être de bons prétendants. Bianco ? Haha quelle blague. Silver est balayé d’un revers de la main. Après ça tombe sur nous. Et puis Green.

Green avec Anja ?
C’est un mélange chimique ça. Ils savent que les acides et les bases quand ça se mélange ça explose ?

- Moi.

Ah bon.

-Toi.

La chaine qui pend à son cou concentre à son bout une bague que je ne saurais que trop reconnaître. Green, le futur mari d’Anja. Le futur chef de Rosenrot. L’héritier des Soul.
Je songe sincèrement à quitter cette planète.

L’énergie qui avait grimpé en flèche m’a quitté. Un peu comme à la suite du big bang : une explosion puis le silence de l’univers. Sa fraîcheur. Sa froideur.

Les milles et une réactions qui auraient pu se produire défilent devant mes yeux. M’énerver, rire, nier, me moquer, le frapper ou partir. Comme des univers parallèles qui ne se produiront jamais. Je reste droit, les bras toujours croisés, les sourcils toujours froncés. A quoi bon se tortiller et bouillir dans sa rage. Déverser l’huile au-dessus des créneaux. Devenir un volcan en éruption. Contrairement à ce dernier, je n’aurai aucune incidence sur la vie d’autrui. Sur sa vie.

Alors comme ça, Green va se marier. Il va siffler famille, réputation et réussite sur sa route. Lui qui a participé à la dissociation du groupuscule de Soul va finalement hériter du nom tout en entier. En devenir la future tête en plus de porter Rosenrot sur ses épaules. Quel retournement de situation. Je lui raillerai bien quelque chose à la figure, mais mes lèvres sont scellées depuis mon dernier mot. Je réfléchis à toute allure, tâchant de m’adapter à la nouvelle, enfiler un rôle qui ne me représente pas mais qui me garde en sécurité.

C’est bien vrai, Green n’a jamais été aussi loin de moi que maintenant. Qu’à présent.
Je songe à partir, sans cérémonie. Couper tout, maintenant, sans raison apparente, sans explication. Abandonner Green à tout ce qui l’attend pour ne jamais réapparaître. Frères ? A-t-on été déjà vécu ce mot tel qu’il devrait être ?

- Tu veux être mon témoin, frérot ?

Je relève les yeux sans avoir eu conscience de les abaisser à un instant. Son témoin ? Graver mon nom dans une histoire pareille ? Plutôt renier mes origines que d’accepter ça. J’ignore la raison qui me pousse à ressentir une telle antipathie, mais une chose est sûre : elle n’a jamais été aussi réelle et présente depuis que son visage est réapparu devant mes yeux. De la jalousie ? Non. Comme je l’ai dit, je ne recherche ni pouvoir, ni amour, ni même une particulière réussite. Que notre père soit indirectement touché par cette histoire ne me déplaît pas non plus formellement. Qu’il s’agisse de Green et non pas de Red rend même la pilule plus ou moins facile à avaler.

Alors pourquoi ?

- Tu ferais ça pour moi s’il te plaît ?

Le voilà qui en rajoute une couche. Je me tâte à informer mon jumeau de la nouvelle. Après tout, il ne manquerait pas de le transmettre rapidement à Bleu. Ainsi qu’à tous les autres membres de la famille. Propagé comme la peste.

Mais pas maintenant. Je veux laisser mon esprit vaquer avec lui-même, répandre le silence, comprendre, analyser. Olive, malgré toute ma bienveillance, je ne veux pas t’entendre me parler pour le moment.
C’est d’ailleurs un lourd silence qui s’est installé dans la pièce. Pesant. Épais comme un brouillard, un nuage de fumée qui me donne envie de tousser. Ou de vomir, à voir.

Mon regard se plante vers sa tête et je me concentre sur ses cheveux bruns, à défaut d’avoir accès à son visage dont l’attention semble toute portée sur le triton.

-N’y compte pas.

Ne compte sur rien de ma part. Ni de ma présence à ton mariage, ni de mon soutien pour quoi que ce soit. Maintenant que tu as de quoi vivre une belle vie de famille, tu n’auras après tout aucune raison de me demander le moindre service. Comme avant. Comme ça l’a toujours été. Aurais-je des remords ou est-ce le simple fait de ne plus pouvoir le toucher qui me dérange ? Après tout, mis à part le fait d’avoir souhaité sa mort et pensé à plusieurs reprises à la meilleure façon de l’abandonner, je ne suis jamais passé à l’acte. Jamais.
Quelque part au fond de moi, sous-entendus et masqué sous des dizaines de paquets de ressentiments, je sais que s’il y a bien une chose dont je ne serai pas capable, ce serait d’attenter à la vie d’un de mes frères ou de ma sœur. Même Silver, même Bianco.
Même Green.

Je récupère un caillou sur le sol et concentre mon pouvoir dessus pour lui donner une certaine puissance. L’envoie sur le personnage plus loin. Bah, ça ne devrait pas lui faire plus mal qu’un caillou banal mais ça m’économise sur l’amplitude de mon mouvement vu nos positions respectives.

-Ça, c’est pour apaiser les nombreuses futures fois où j’aurais envie de t’étriper et que je ne pourrais plus.

Enfin, pour peu que l’on se revoie un jour. Je sais qu’Olive m’a incité à me rendre à ce futur mariage pour s’y opposer mais d’une, personne ne pourrait vraiment le faire et de deux, ça ne rime à rien de voir son frangin se marier.

Je suis réellement surpris par mon manque de réaction. Il n’y a pas d’hostilité particulière dans ma voix. Juste des constats. D’ailleurs, mes phrases se sont considérablement raccourcies. Je dois être fatigué.

-Je suppose que je dois te féliciter.

Mais il n’a sans doute pas envie de recevoir de félicitations de ma part. Peut-être que je lui demande aussi de choisir entre la peste et le choléra.
Ça me saoule.

J’ai besoin de remonter à la surface. Cet endroit m’oppresse subitement. Comme mes peurs d’enfant, elles stagnent autour de mon corps et m’empêchent de bouger. Je vais finir par craquer. Peut-être était-ce un calme de pré-tempête.
Sans prévenir, je fais donc volte-face et ouvre brutalement la porte en métal, qui claque à mon passage.

Sortir, sortir, sortir. L’homme à l’entrée me dévisage mais reste muet. Je le regarde à peine. Ouvre d’autres portes. M’extirpe de ce souterrain et respire l’air frais du dehors. Des champs, des champs, des arbres.

La liberté.
Voilà ce qui me fait peur.
La peur de devoir être aux ordres d’un frère avec qui je ne partage rien.

Croyez-le, ça n’arrivera jamais.

Une brutale onde de choc vient balayer le paysage devant moi, réponse immédiate qui prouve la valeur de mes propos. Pas aussi violente pour déraciner des arbres, mais suffisante pour arracher de l’herbe, souffler la terre et le sable, craquer deux ou trois branches. Je pose mes mains sur mes genoux pliés. Un cri silencieux mais libérateur.

On a beau porter des noms de couleurs, nos caractères, nos émotions, nos sensations n’ont jamais été aussi riches en nuances. Des nuances de vert et de cyan qui tentent de parvenir à une harmonie mais qui tendent inlassablement vers leurs opposés. Pourtant, sur l’échelle chromatique, ces deux couleurs n’ont jamais été aussi proches l’une de l’autre.
Alors pourquoi est-ce aussi compliqué de communiquer.

Problème de famille, encore et toujours. C’est trop facile de tout faire reposer dessus. Sécurisant, monotone. Chaque douloureuse sensation se retrouve immédiatement précédée d’une mention bienfaitrice « c’est normal, c’est ton frère. » ou « c’est ton droit de réagir comme, tu dois le détester. » Mais pourquoi, dans le fond ? Oh, j’ai des raisons de le détester, mais ces raisons datent de tellement d’années. Nous avions quoi, dix-huit ans ? J’en ai trente-quatre à présent.
Seize années se sont écoulées sans que je ne décide une seule seconde de me remettre en question. Non, l’ignorance se prête bien mieux à ce jeu. Reste dans ta vie mis ne pénètre pas dans la mienne. Restons ainsi bloqués dans nos a priori sans jamais nous questionner sur l’un ou sur l’autre.

Je n’aime pas la tournure de cette discussion.

- Ça va, t’écorches pas la bouche.

Je n’y comptais pas, cette dernière étant déjà bien en peine d’effectuer le moindre mouvement. L’air s’emmagasine dans mes poumons. J’ai besoin de tout souffler. Littéralement. D’apaiser les tensions. Je n’ose pas même imaginer ce que cet endroit exigu aurait pu provoquer sur moi si j’avais eu le don d’empathie. Je n’ai jamais été très doué pour deviner ce que les autres pensent ou ressentent. Toute vie n’est censée n’être qu’objet du quotidien, à l’exception d’Olive. Mais Green, il inspire tout et son contraire. Il reste calme mais semble si tourmenté de l’intérieur.
Un bouton d’or qui a fané avant même d’avoir éclos.

Alors que mes pas me mènent vers l’extérieur, que je fuis intentionnellement la discussion et sa pression, mes discussions interne sont relancées. Pourquoi je craque. Pourquoi ce retournement de situation ? Les interrogations se succèdent et trouvent les réponses les plus satisfaisantes sans dissocier la vérité du mensonge. A quoi bon. L’important, c’est de retourner à mon état de départ. A l’imperturbable Cyan. A celui qui pourrait blaguer et rire de n’importe quoi. Qui se fiche pas mal des conventions.
Anja et Green. Pas Red. Il rafle le gros lot. Et puis son expression. Est-ce que sa situation ne le satisfait pas ? A-t-il besoin de davantage encore ? Ou de moins ? Comment agirait-il en temps normal ? À mesure que les questions se tournent vers sa personne, mes pensées s’embourbent dans une réalité normalement indolore mais curieusement déplaisante.

J’en ai foutrement aucune idée de ses réactions normales.

Ça, ça dépose un poids lourd sur ma conscience. Trop lourd pour être normal. Un nuage inhabituel de regrets vient gronder au loin. Alors je le repousse. Avec tout mon pouvoir, je souffle l’air sur des centaines de mètres. Une manière de lui dire de ne pas approcher. Ça m’épuise en une seule petite seconde, psychiquement en tout cas. Je n’ai pas besoin de me poser ce genre de questions, de regretter un temps passé, de me demander si oui ou non j’ai eu raison de prendre Olive par la main et l’éloigner intentionnellement de la famille. Et si j’avais eu tort ? Et si j’avais ma part de responsabilité dans la destruction de cette famille ? Et si notre départ avait provoqué quelque chose dans le torrent déjà naissant de la dissociation ?

Je regarde à l’horizon. Tout est redevenu comme avant. Les branches sont tombées, des morceaux de terre ont été déplacées certes, mais il fait toujours aussi beau. Le soleil brille toujours. Les oiseaux ont recommencé à brailler. Je suis même persuadé que les insectes emportés dans la tornade se sont remis sur leurs pattes et poursuivent leur chemin, perdu des mètres plus loin. Au moins, eux ils sont capables d’avancer.

- Désolé.

Je me retourne brutalement et aperçoit Green non loin. Silencieux. Il a certainement tout vu.
Et il s’excuse.

Quel crétin.
T’as été rien d’autre qu’un crétin fini, Green.

-J’y crois pas.

Pourquoi il s’excuse ? Mais pourquoi diable s’excuse-t-il ? Ma mâchoire se serre. Il veut me faire culpabiliser ? Même pas sûr. Est-ce qu’il parle du mariage ? Ou d’autre chose ? C’est un désolé généralisé, qui appelle à tout pardonner.
Je ne suis pas prêt à tout pardonner. Pas comme ça, pas aussi facilement. Cette famille, elle compte pour moi, même si renier ce fait est plus doux que l’assumer. T’es un crétin fini Green, parce que tu vas rien régler comme ça. Et si on continue à vivre avec nos œillères, écorché l’un l’autre de nos histoires personnelles sans oser braver les épines de l’autre, alors on n’avancera pas.
Et qu’on se le dise, je serai le premier à partir cette fois.

J’ai pas envie d’être blessé. Pas envie de m’ouvrir, spécialement à Green. Parce qu’il a certainement ses raisons de nous détester chacun, l’un plus que l’autre. J’ai jamais vraiment été un vrai frère, la relation avec mon jumeau a tout absorbé, certainement pour me protéger. Mais Green, comme les autres, il a tout vécu seul.

Est-ce que tu te sens seul ?

Nous sommes tous tellement égoïstes. A servir un chemin personnel, poursuivre des rêves ou en former. Je poursuis la liberté, l’adrénaline, l’aventure. Green, c’est vrai, j’ai peur qu’il profite de son rang pour se venger d’on ne sait quoi. De n’avoir pas su recevoir l’attention nécessaire pendant sa jeunesse. Mais même ça, c’est mon interprétation de sa personne. Et sa personne, son for intérieur, je ne suis même pas sûr de l’avoir un jour effleuré.

Il fait déjà demi-tour, prêt à rentrer dans le noir.
C’est peut-être une métaphore pourrie, mais j’ai pas envie d’y retourner, dans le noir. Le triton, il bougera pas de sa place. Nos idées non plus si on ne les brusque pas un peu. Je sais que la chance est plus qu’infime et qu’il n’y aura aucune manière pour moi de vérifier s’il ne se fout pas complètement de ma gueule, pour peu qu’il ne daigne pas simplement m’ignorer, mais je me dois de poser au moins la question. Qu’il y réfléchisse. Je sais que je risque d’être profondément blessé s’il se moque.

Mais tant pis.
C’est à prendre ou à laisser.
Je l’interpelle de ma place, tourné droit vers sa personne. Anxieux. Terriblement, abominablement anxieux.
C’est pas facile d’être honnête, encore moins de le montrer lorsque la seule chose qu’on a su faire jsuqu’à présent, c’était se moquer.

-Attends.

Ecoute-moi, petit frère.
Je passe mes mains dans mes poches et enfouit mon chewing-gum dans un coin de ma bouche.
Je ne sais même pas comment formuler ça.
Comment être crédible.
Et le temps qui file.

-Si t’as besoin de moi, dis-le franchement.

Ça suffit pas. Ça suffit décidément pas. Je suis tellement sur la défensive qu’on dirait que je vais pas tarder à lui sauter dessus. Qui irait répondre franchement à une agression. Personne. Je ferme les yeux et inspire profondément.

-S’il te plaît, petit frère.

Et advienne que pourra.

Voilà, le caillou est lancé. Dans l’eau, il répand son onde dévastatrice, éloigne les poissons, dérange les bactéries et fait doucement onduler les algues. Aux oreilles d’un homme, c’est un « plouf » sans importance, parfois suffisamment agréable pour vouloir en lancer un second, de caillou. Aux oreilles d’un poisson, pour peu qu’ils aient pu en avoir, c’est un cataclysme.

C’est comme tout, une banale phrase peu tout changer selon l’angle dans laquelle elle est perçue. Par qui, pour qui, pour quoi et comment. Ça tient à peu de choses, finalement, de parvenir à transmettre l’exactitude d’un mot, son sens, son émotion. Il y a des personnalités pour lesquelles la langue est un instrument aussi savant que déformable. Pour peu qu’il y ait une intention, on pourrait faire dire et faire croire n’importe qui de n’importe quoi.

Oui, j’y crois pas.

Je crois pas que je raconte tout ça. Que je rentre dans un débat philosophique afin de savoir si oui ou non, Green a besoin de moi. Depuis quand je m’en fais pour lui ? À quel moment ai-je décidé que maintenant c’était synonyme du bon moment. S’ouvrir, d’accord mais pourquoi ? Qu’est-ce que ça m’apporte, au final, de vouloir apaiser les douleurs d’un lointain frère. Est-ce que les idées que je nourris de vouloir rassembler la famille sont réelles ? Et si oui sont-elles seulement les miennes ? Olive a l’air de se satisfaire de notre duo, tout comme moi. Et plutôt que de commencer par les plus faciles à approcher, comme Bleu ou Red, je pose mon dévolu sur Green. Le dernier. Ou l’avant dernier.

- Si j’ai besoin de toi ?

Sa voix… Sa voix est différente. Je ne bouge pas. J’ai dit que je tiendrais bon. Il se retourne. Me fixe. Je n’arrive pas à savoir si c’est la détresse qui filtre à travers son regard, mais il me renvoie l’image d’un homme au bord d’un gouffre. Je me sens pas bien.

- Si j’ai besoin de toi ?

Rien ne bouge. Rien de rien. Même les gars à l’entrée ont préféré rentrer dans le bâtiment. On ne se mêle pas des histoires de famille. On n’a rien vu, rien entendu. Comme moi, comme toutes ces années. Facile et indolore. C’est dans l’ignorance qu’on trouve toute la satisfaction d’une vie simple et heureuse.
Il ouvre la bouche mais rien n’en sort. Rien du tout. Et je n’ai pas la force nécessaire pour entamer une lecture de ses lèvres. S’il n’a pas envie de m’en parler, à vrai dire, je préfèrerai. Et s’il me rejette, tant mieux. Tout redeviendrait comme avant, avec un long trait en guise de point final. Un trait au marqueur, qui ne laisserait plus à qui que ce soit le désir de poursuivre l’histoire. Voilà, Green, c’est pas compliqué à dire. Il suffit d’un « non ». Fais cela et nos vies se sépareront comme elles se sont retrouvées. Sans plus jamais, jamais se recroiser.

- Ouais, j’ai besoin de toi.

T’as pas choisi la solution la plus simple.

- Mais c’est pas nouveau, et ça t’as pas empêché de dire non. C’est pas parce qu’on a besoin qu’on obtient. Allen avait tellement envie de placer un pion auprès d’Anja qu’il m’a coincé et que j’en suis là. J’aurais peut être eu besoin de quelqu’un pour savoir dire non. Mais c’est un peu tard non ?

Alors c’est ça. Un mariage purement arrangé. Un Green lié pieds et mains sans possibilité d’échappatoire. Un Green entouré d’une fratrie de 6 enfants, mais seul avec lui-même. Ça ne devrait me faire ni chaud ni froid. Des histoires, on m’en raconte tous les jours. Mais la majorité du temps, je ne m’y sens pas rattaché. Et là, je m’imagine un instant sans Olive. Je m’imagine privé de ma liberté si chère. Pendant plusieurs années. Entouré mais seul. Brisé. Aussi vide qu’une coquille laissée sur le bas-côté. Et quand on me tend la main, la seule chose que je trouverais à dire, c’est « pourquoi t’étais pas là avant ». Exactement comme lui.

- N’est-ce pas grand frère ?

J’ai même pas la force de grincer des dents, parce tous ses mots sont si forts qu’ils s’ancrent dans mon esprit et bloquent jusqu’à ma mobilité. Ah, c’est donc ce qu’on appelle être mortifié. Tétanisé.
C’est très, très désagréable.

- Parce que j’veux bien fermer ma gueule et être la marionnette d’Allen, parce que j’ai bien retenue la leçon, t’sais, celle de y’a bientôt quinze ans et qui a visiblement l’air de pas passer ? Celle que vous essayez encore de m’apprendre tous les jours ?

On a tous vécu cette période. Avec Olive, ça s’est bien passé, parce qu’on était les aînés avec Red, on était prévus pour devenir les étalons et évaluer les suivants. Le conditionnement, on nous l’a mis dans la tête sans que nous ne nous en rendions compte. Parce que le seul avant nous, c’était Red. Ses habitudes, on les suivait aveuglément sans nous poser de questions et puis j’avais Olive pour moi, quoi qu’il arrive. Green, il est arrivé le dernier. Il avait la pression des parents, celle des enfants. Pas le temps de grandir, il lui a certainement fallu devenir aussi fort que les autres en moitié moins de temps. D’années. Et subir le regard accusateur des parents. Oh, c’est vrai, il y a de quoi renier bon nombre de sa famille après ça.

J’ignore d’où me vient cette brusque prise de conscience. Essayer de se projeter dans la vie d’un autre, c’est pas forcément évident, d’autant plus lorsqu’on s’appelle Cyan et qu’on ne jamais pour les autres. Même pas sûr qu’il me croit si je le dis que je comprends. Qu’est-ce que je pourrais comprendre après tout ? On a eu des vies diamétralement opposées malgré nos quelques années d’écart.

- Donc j’veux bien jouer le jeu mais faut savoir où tu te places. Soit tu me mets dans les dents que j’suis pas assez bien pour la famille, soit tu me coules parce que j’n’y suis pas assez, soit cohérent.

La cohérence, je l’ai perdue depuis qu’il m’a balancé qu’il allait se marier avec Anja. Ça a été le fil tiré de l’armoire et l’ayant ouverte en grand. Un flot de babioles cachées. Et ça fait mal quand tout vous tombe dessus.

- J’ai besoin d’toi mais pourquoi tu serais là ? Pourquoi cette fois ?

Pourquoi cette fois. Le voilà ce « pourquoi t’étais pas là avant ». Qu’est-ce qui lui fait croire que je suis subitement devenu honnête. Rien. C’est une parole contre une autre. Et un bordel sans nom de croyances qui divaguent les unes à côté des autres sur un lac pollué. Tellement pollué qu’on ne fait même plus la différence entre un poisson mort et une bouteille en plastique.

Pourquoi cette fois hein ?
Je parviens enfin à baisser le regard, honteux.

-J’en sais rien.

C’est la vérité. Pourquoi maintenant, parce que c’est maintenant que ça me touche peut-être. Parce que le mot famille pourrait bien radicalement changer de signification quand il sera marié. Parce qu’il considèrerait finalement que la famille de Soul c’est du passé et les Von Duisbourg son présent et futur.
C’est toujours pareil, je ne supporte pas de perdre. C’est plus facile d’être le premier à lâcher l’élastique. Je veux être le premier à partir si Green doit disparaître. C’est pour ça que je lui ai posé la question. Je savais ce qu’un refus m’aurait terriblement affecté. Mais je sais aussi que ç’aurait pu être la meilleure solution. Mais Green, il a pas compris. Green il a choisi d’aller au plus compliqué, d’essayer de communiquer alors qu’il sait pertinemment que dans la famille, on a jamais été doué pour ça.
Est-ce que ça veut dire qu’il y a vraiment quelque chose, au fond ? Est-ce qu’il y a toujours de l’espoir ? Est-ce que je peux lui pardonner d’être parti sans rien dire, sans explication ? Je n’ai certainement pas su être attentif à l’époque mais qu’en est-il d’aujourd’hui.
Une brusque chaleur incendie dans ma poitrine.

-Mais ce dont je suis certain c’est que cette fois je serai là. Parce que, trop dedans ou pas assez, ça changera rien au fait que t’es mon frère. Et si tu pars avec Anja, notre famille tu te feras un plaisir de l’oublier.

Aussi divisée, aussi méprisable, aussi injuste soit-elle, ça restera ta famille. Mais lorsqu’on en crée une nouvelle, c’est si aisé de mettre de côté l’ancienne. Couper tous les ponts, renier jusqu’à la présence des autres. C’est ce qui s’est produit lorsque Green a quitté la maison la première fois. Avec Olive, on était bien décidé à faire notre vie de notre côté sans plus jamais s’occuper des autres. Et ça s’est fait facilement. Ça n’aurait de toute façon pas été le style de père de nous appeler régulièrement pour prendre de nos nouvelles. Et les autres, les autres…

-J’ai pas l’insolence de vouloir renouer avec tout le monde, il y en a qui le valent vraiment pas.

Comme Bianco, comme Silver. Le reste est déjà plus ou moins placé sur un terrain neutre. Plus ou moins à l’exception du petit avant dernier. Sur laquelle déverser une rage pour justifier une catastrophe familiale permet de rester serein. Il faut toujours un bouc émissaire après tout. Mais, à l’inverse de Silver, à l’inverse de Bianco, Green il a su soulever quelque chose. Une humanité qu’on ne retrouve pas chez les autres, mis à part chez Bleu. Les deux derniers, partis suffisamment jeunes pour garder leur esprit rebelle, trop tard pour ne pas en subir de séquelles.

-Mais de tous mes frères et depuis la dernière mission, c’est sans doute toi qui mériterai le plus que je sois à ses côtés.

Je hausse les épaules et roule des yeux, accablé par ma propre bêtise. Ma main sort de sa poche et balaye l’air. Un rictus amusé passe sur mon visage. Rétablissons tout de même la vérité.

-Enfin, après Olive s’entend, mais il ne compte pas.

Faut pas pousser trop loin non plus.

C’est bien vrai, y’a un monde qui nous sépare. Si ce n’est une planète. Y’en a un qui essaye d’apprendre de ses erreurs tout en plaçant sa personne au premier plan parce qu’il n’a jamais été capable de réfléchir dans la tête d’un autre. Et de l’autre… Y’a quoi au juste, de l’autre côté ? On en revient toujours au même stade. Oui, très certainement, mais les langues se délient. Pour devenir aussi claquantes qu’un coup de fouet.

- Ouais. C’est le moment où j’te dis merci ?

Ça devrait l’être oui. Ou tout du moins, le moment d’accepter ce que je peux lui offrir. Faut penser à rester dans la logique des choses, pourquoi il se serait pris la tête de me demander mon aide si au final il la rejette sans cérémonie. Je ne le comprends pas, pourtant il a tout l’air de vouloir me dire d’aller cordialement me faire foutre. De me dire qu’après tout, mes paroles, c’est encore moins que du vide, de la poussière et que quand il aurait fallu se trouver là, j’y étais pas. Que dix ans, ça peut passer très lentement et faire monter une rancœur sans nom.

- Je suis déjà assez reconnaissant que tu m’adresses la parole, à vrai dire. Mais bon, c’était déjà le cas la dernière fois, j’étais surpris. Oh, et puis qu’en plus que tu me trouves méritant, attention, j’ai le mérite de pouvoir prétendre à ta présence. Si c’est pas fantastique, ça.

Je ne le comprends pas. Plus. L’ai-je même un jour compris ? Mes yeux se plissent comme le chercheur à la découverte d’une nouvelle bactérie. Ou plutôt un virus pour lequel il serait bien insensé de le manipuler sans protection. C’est bien le problème, sans protection. Plus jamais, jamais je me prends pour un bon samaritain. C’est pas pour moi, de toute manière, de faire dans le mélodramatique. C’est plus simple de se foutre de la gueule des gens. De sourire pour mieux frapper. T’as raison Olive, c’est rien qu’une perte de temps d’avoir envie d’aider les gens. C’est vrai ça, à quoi bon.
Trois mots ça ne répare pas quinze ans.

- Si je pars avec Anja, frérot, c’est avant tout parce que ça m’éloigne de la maison. Ça m’éloigne de vous tous, et quoi que pense Allen, surtout, surtout ça m’éloigne de lui. Mais j’me fais pas d’illusion. Il ne m’a pas laissé rester proche de Bleu, il ne m’a pas laissé grandir, il ne m’a pas laissé partir, vous, et surtout toi, Cyan, tu ne m’as pas laissé revenir. Mais je comprends, j’avais trahis. Ça fait dix ans que je suis le pion de Papa, grâce à ça. Maintenant il a réussi à me mettre au bout d’une chaîne et me faire danser pour Anja.

Parce que maintenant, c’est pleinement de ma faute s’il n’a pas pu rentrer à la maison. Mais vas-y, Green, déverse donc tout sur moi. C’est vrai que j’ai su être le plus ignoble des frères. C’est su, connu et reconnu que Bianco est un enfant de chœur en comparaison. Oh et que dire de Silver. Et c’est par solidarité fraternelle que je ne chuchote même pas le nom d’Olive. Qui sait ce qu’il aurait pu advenir de Green si les deux s’étaient rencontrés des années auparavant.

Pourquoi diable ai-je voulu me prendre la tête avec lui. Qu’est-ce qui m’est passé dans le cerveau pour craquer à ce point. Voilà, ça sert à ça de causer avec une personne avec qui on ne partage plus rien. Qu’est-ce que je croyais, au juste, qu’on allait sortir la nappe et déjeuner dehors après ça ? Ça me donne envie de gerber. J’suis pas là pour me faire frapper. Si je l’ai été, je pense que ça suffit maintenant. Et ça suffit largement.

Mais la meilleure, c’est qu’il a pas fini de monologuer.

- Alors ouais, comme j’te dis j’ai eu vraiment, vraiment besoin de toi. J’ai galéré à mort derrière vous tous pour être au niveau que vous avec dix ans de moins, et c’était jamais assez bien. C’est, jamais assez bien. Mais là, du jour au lendemain parce que j’te fais un peu d’peine, parce qu’on a fait une mission ensemble et qu’on s’occupe d’un triton, tu dis des jolis mots comme « je serai là ». Mais ils sont vides de sens, Cyan. C’est pas comme si je te demandais de prouver quoi que se soit. Je te demande de pas les dire. Parce que tu vois, j’y crois pas.

De la pitié donc. Ce serait de la pitié. Ou de la compassion. Je souffle, à mi-chemin entre un rire étouffé et un soupir exacerbé. Mais qu’est-ce qu’il veut, au final ? Des faits ? Une preuve ? Ou tout simplement rien, juste larguer toute la cargaison. Que je le rassure tout de suite, elle est arrivée à bon port. Oh, pour sûr, elle n’a pas dévié une seule seconde de sa trajectoire.

Peut-être qu’il ne recherche rien oui. Une manière de me montrer qu’il n’a pas besoin de moi, parce qu’il a bien dû faire avec tout ce temps. Me faire ressentir ce qu’un refus d’être écouté veut dire ? Mais je le vivrais jamais comme lui, ce refus. J’ai Olive. Green, je l’ai ignoré pendant quinze années, je peux recommencer sans que cela ne me demande d’effort supplémentaires. Et puis s’il part avec Anja… Eh bien… Eh bien tant pis, qu’il en soit ainsi. Je mâchonnerai ma colère pendant un temps et puis j’oublierai. Après tout, pourquoi ça changerait quelque chose au final. Il l’a dit lui-même, c’est une décision de père, pas de lui. Tant que la figure de proue sera présente dans la famille, Green il ne pourra finalement pas faire grand-chose, même marié à la dirigeante de Rosenrot. Et d’ici à ce que le vieux décède, Olive et moi on aura eu tôt fait de préparer nos passeports et bagages pour disparaître du collimateur de Rosenrot.

Parce qu’après tout, qu’est-ce que je recherche à lui venir en aide ? Je n’en veux pas particulièrement à notre père. Enfin, pas suffisamment pour me liguer contre lui. Et Green… visiblement Green prend mon brusque changement d’état pour de la pitié, ce que je ne saurais répondre par un oui ou un non franc. Alors c’est quoi mon problème.

Je lève les yeux au ciel avant de finalement répliquer.

-Alors d’accord, maintenant c’est surtout de ma faute si t’as pas su revenir.

Ben oui, allons-y gaiement. Pardonne-moi d’être l’aîné et d’avoir pas géré l’arrivage massif de petits frères comme il le fallait. Pardonne-moi d’être né avec la chance de pouvoir tout partager avec une autre personne. T’aurais fait quoi à ma place, hein ? J’en sais rien et on le saura jamais parce que c’est de moi dont il s’agit. Et qu’Olive ça a été, c’est et ce sera toute ma vie, toujours et avant tout le monde.

J’ai pas envie de me justifier. Pas besoin non plus, à y penser. A quoi ça servirait, me faire lyncher une fois de plus ? Très peu pour moi, je ne donne pas le bâton pour me faire battre. Et si je suis égoïste, tant pis.
Je secoue la tête puis hausse les épaules, toute tension relâchée.

Fermeture des écoutilles et retour à la case départ.

-T’as raison. T’as raison pour tout.

Un blizzard passe dans mon regard, froid, détaché, apathique, assez curieusement spontané.
Y’a qu’une seule raison qui me pousse à le détester et cette raison est plus qu’obsolète. Pourtant, elle continue de me rester en tête. Il suffirait de la lui poser la question du « pourquoi t’es parti en premier lieu ? », pourquoi tu t’es affaibli au point d’emporter sur ton passage tout le reste de la famille. Bleu était un pilier, tout comme tu étais le sien. Mais ça ne règlerait rien de l’apprendre aujourd’hui. Ça ne justifierait rien du tout et encore moins les dégâts que ça a provoqué. Et puis, sans doute avais-je déjà perdu en ce temps les oreilles pour l’écouter, persuadé que tout allait pour le mieux.

-T’es certainement le plus clairvoyant de la famille d’ailleurs.

Et puis bon…

-Qu’est-ce que je pourrais t’offrir après tout ? T’as l’air de bien te débrouiller tout seul. Tu pourrais même finir par lui mettre la raclée, à père. Pas tout de suite, mais tu dois plus être à quelques années près.

Je passe ma langue sur mes lèvres pour réprimer un sourire. Sourire qui transparaît tout de même dans mon regard. Parler pour blesser, ça je sais faire. Mais j’ai pas fini. J’ai encore un tout petit, minuscule truc à dire.

-Mais si t’as encore un truc à dire ou à me reprocher, vas-y. Vas-y, parce qu’après je t’assure que t’en auras plus l’occasion.

C’est trop con d’avoir eu un moment de faiblesse. Trop con d’avoir espéré quelque chose.
Trop con aussi d’avoir pas su placer son égocentricité sur le côté plus de quinze secondes.

A quoi ça rime putain ? Il doit bien y avoir un truc qui provoque cette envie… non, ce besoin de s’exprimer. On dit que les paroles sont libératrices, moi je les trouve accusatrices. Mais qu’est-ce qu’on cherche à se prouver, tous les deux, à se rejeter pour mieux se rattraper, mais du bout des doigts seulement.

- Des reproches ? J’ai rien à te reprocher.

Mais t’attends quoi de moi. T’attends QUOI ! C’est pas la spécialité de notre famille d’être clair et concis sur les sentiments, ok, on l’a compris c’est la vingtième fois que je le répète. Mais tout de même, il y a des limites à ne pas franchir. Et est-ce qu’on en parle, du yoyo émotionnel ? Un coup j’ai envie de t’étrangler, un coup j’me sens suffisamment fort pour t’écouter, du coup tu me rembarres et je me renferme. Et tout ce que tu trouves à dire après ça, après avoir secoué ta tête comme si tout ce que je racontais n’avait aucune saveur, c’est « j’ai rien à te reprocher » ? Et tout ce que tu viens de déverser à mes pieds, c’était des louanges peut-être ?

J’en peux plus de ce garnement. Il a grandi dans la forme, pas de problème là-dessus, c’est même probable qu’il me dépasse, c’est un très bel homme aussi, mais à l’intérieur c’est un foutoir sans nom. Un foutoir ordonné certainement, mais un foutoir quand même.

S’il n’a pas de reproches à me faire, alors qu’est-ce qui l’empêche de faire demi-tour ? De retourner dans la base sans piper mot et faire comme si rien ne s’était produit sur cette semi plaine. C’est facile d’oublier, je peux témoigner.
Mais il reste scotché là, à moitié tourné, à moitié présent. J’ai plus l’humeur pour acquiescer. Pour lui proposer la moindre chose. Il l’a dit lui-même, il ne veut rien, il ne reproche rien. C’est un témoignage alors ? Prenons-le comme tel. Green est donc en train de me raconter une histoire. J’ai dit ce que je pensais des histoires ? Très certainement.

- C’est à Allen que j’en veux. Donc en effet, j’attends le jour où il trainera trop près de ma cage pour lui arracher le bras. Mais il le sait.

Oh mais s’il désire attaquer père, je lui souhaite bien du courage. Et quand je dis courage, c’est le genre de courage aussi audacieux qu’inconscient. Qu’il ne baisse pas pour autant sa garde lorsque père sera arrivé à hauteur de sa cage. Ce vieux est loin d’être sénile comme il semble si bien le remarquer. Il faudrait l’attaquer tous ensemble pour ça. Mais ça se fera déjà sans moi et sans Olive. Je ne risquerai pas ma vie pour celle d’un autre, pas plus que je ne risquerai celle d’Olive.

- J’voudrais juste que ça soit un peu plus facile, des fois.

C’est lui qui a choisi de le tuer. De base, il n’a pas pris la meilleure des trajectoires sur l’échelle de la simplicité et du répit. On ne peut pas s’attendre à vivre sereinement lorsqu’on nourrit un tel désir. Mais puis-je vraiment l’en blâmer ? Ça reste à voir.

- Mais comment est-ce que j’pourrais recoller les morceaux avec Red, qui préfère les têtes des gens sur des piques plutôt que sur des corps ? Silver qui.. silver quoi. Bianco va sûrement essayer de m’assassiner en douce si il apprend pour Anja, Bleuann ne me pardonne pas et c’est de notoriété générale qu’Olive ne peut pas me saquer. Alors tu vois, il ne me reste que toi… Et Anja.

C’est trop, beaucoup trop profond pour moi cette discussion. Dis comme ça, j’ai l’air d’un bel idiot, mais il y a un moment où les neurones déjà pas bien entraînés de l’empathie ont du mal à accuser le flot de la réception. Vous ajoutez à ça l’impression d’être baladé d’un côté et de l’autre d’une pièce aux températures tantôt glaciales, tantôt subsahariennes et là, vous m’avez définitivement perdu.

Je peux pas comprendre ou je ne veux pas comprendre. Il m’énumère les frères et la sœur, me fait clairement comprendre qu’au final, il n’y a que moi qui sois… qui sois quoi au juste ? La solution de repli ? La moins pire ? Celle qui puisse l’écouter ? Eh bien… Eh bien si pour lui je suis le plus attentif, c’est que cette famille a vraiment, vraiment un sérieux grain. Ah non, attendez, y’a la chef de Rosenrot aussi. Moi je vous jure, ça sent les belles soirées de famille avec la musique latino, les ballons de toutes les couleurs, les chaises musicales et les enfants qui chahutent sur le château gonflable. *

Qu’on se le dise, je déteste toutes ces choses.
Ah mais pardon, j’oubliais que l’humeur n’était pas à la rigolade. Reste sérieux Cyan, on parle des choses importantes là.

- Et ça il l’a pas prévu ça, Allen, qu’Anja elle se range de mon côté, que la nuit quand ça fait un peu trop mal, elle ouvre les bras. Alors entre elle et le pouvoir, et notre famille en ruine qui ne représente plus rien, j’sais pas pourquoi j’essaie encore de te choisir toi.

J’en déduis qu’ils sont amoureux et pas seulement en couple de mariage forcé ? Mais si cette histoire d’alliance et de mariage ne date pas de si longtemps et que Green s’est allié avec Anja et que père n’est sans doute pas très content, ça veut dire que… C’est pour ça qu’on est là ? C’est à cause de ça, la punition ? Je pense. Non en fait j’en suis quasiment certain. C’est ce qu’on appelle communément boucler une boucle.
Mais ne nous éparpillons pas trop vite. Je récupère le chewing-gum coincé dans ma bouche depuis tout ce temps et le mâche un instant. Green est déjà en train de rentrer. Encore une fois. Il trouve l’endroit particulièrement sympathique, ou ça se passe comment ? Il y a déjà des sorciers à l’intérieur. Le triton, il risque rien pour sa vie, par contre il a bien vu qu’en ma présence, c’est pas la même chose. J’ai pas envie de rentrer dans ce trou. Olive me manque. Son impétueuse gaieté me manque. Son sourire, tout ce qui puisse me détendre. J’aurais pu rire à gorge déployée s’il s’était trouvé là, à côté de moi. J’aurais pu l’envoyer balader dès le départ, Green, s’il avait été là. Je vois ce que ça fait d’être seul et quelque part, je me demande si père ne traficote pas quelque chose dans mon dos pour me mettre deux fois avec Green. S’il voulait une punition, il aurait pu prendre n’importe qui d’autre. On aurait très bien pu échanger nos rôles, avec Olive. Je serai parti dans le grand Nord et lui seulement en Pologne. Ça, ç’aurait été vraiment une punition. Mais moi ? Green le dit lui-même et ça rend le fait encore plus inquiétant, je suis le moins susceptible de lui… vouloir du mal ?

Il espère une alliance ? Il espère un refus ? Et père dans tout ça, est-ce qu’il manipule ou qu’il agit simplement au hasard en lançant les idées et en regardant le nombre que ça donne ? J’suis perdu et Green il est rentré. Moi, je reste dehors à mâcher mon chewing-gum, en me demandant si oui ou non, faut rentrer, et si concrètement on pourra reparler après ça, s’il faudra tout recommencer de zéro, s’il sera encore dans l’ambiance, si ces trois putains de jours vont vraiment voir s’écouler les secondes à la place des minutes.

Y’a pas à tergiverser, faut rentrer avant qu’on en entende effectivement plus parler, de cette histoire. Parce que la forme je l’ai, mais le fond il est absent. Alors je fais un, puis deux, puis trois pas qui s’accélèrent au fur et à mesure. Et je rattrape Green, avance à son côté, sourit de toutes mes dents aux agents qui préfèrent détourner le regard.

J’ajoute :

-T’étais super jeune ce jour-là, mais je me souviens d’une soirée où je t’avais retrouvé dans le fond du jardin en train de pleurer comme une madeleine à cause de père. J’t’avais dit que t’avais rien à craindre parce que si aujourd’hui c’était comme ça, quand tu serais grand tu finirais par le mater. Qu’en gardant ça en mémoire, tu pourrais plier mais jamais casser. J’avais surtout dit ça pour te rassurer à l’époque, mais p’t’être que t’en as vraiment le pouvoir maintenant.

J’ignore s’il est possible de faire ressentir cet état d’esprit à travers une tonalité de voix, mais je suis un peu nostalgique. Je me remémore le tout petit Green aux joues toutes roses qui pleure dans son coin avec la ferme intention de ne pas bouger de son carré de terrain. Je n’ai pas eu tant d’interactions seul avec lui lorsque nous étions jeunes, mais il était également le seul avec qui je pouvais passer du temps, sans Olive. Mais Green, il était sans doute bien, bien trop jeune pour s’en souvenir. Ou bien est-ce cela qui lui fasse inconsciemment croire que je suis le dernier à pouvoir lui apporter quelque chose ? Attendez, non, c’est vrai qu’il ne veut rien de moi.
Je souris, à moitié miné par le désespoir.

-Enfin, fais quand même attention à lui. Et à toi, par la même occasion. J’me mêlerai pas de ce qui me regarde pas et je t’aiderais pas non plus puisque c’est ce que tu veux.

Je pousse la porte de la maison du triton, là où toute nos affaires sont posées en vrac. Enfin, surtout les miennes. Et c’est vers ces dernières que je me dirige et m’accroupit pour fouiller à l’intérieur.

-Par contre, quand tu te seras décidé à me demander quelque chose…

J’ai oublié ma bouffe ou c’est juste moi ?

-Bah j’espère que tu le feras. Si ça ne concerne pas le fait de prévoir le meurtre d’Allen Soul, je pense que je pourrais au moins faire l’effort de t’écouter, pour une fois.

Attends attends attends. Je crois que j’ai compris quelque chose. Je lève la main pour lancer un temps mort.

-Enfin je veux dire qu’on pourra essayer de discuter.

Ah, le voilà. Je sors un sandwich. Comment ça il est tôt. Il est pas tôt, j’ai faim et on est dans le noir. Et j’ai la flemme de regarder l’heure.

-Et désolé, j’ai pas prévu le repas pour deux.

Qu’il soit prévenu.
Je. Suis. Crevé.

*Spéciale dédi à l’anniversaire de l’enfant de mes voisins en ce jour.