Le froid avait envahi son corps frêle. Corps glacé qui remontait le long de ses veines, gelant le bout de ses doigts noircis, tempêtant contre la peau bleuie par les hématomes, allant jusqu'à lécher le cœur trop lent dans sa poitrine. Le corps endoloris tremblait dans sa prison, cave sombre qui n'était éclairé que par une petite lucarne qui laissait se glisser la lumière d'un lampadaire extérieur. Deux pieds se recroquevillèrent, tentant de bouger pour réactiver la circulation du sang. L'esprit lui était fuyant, tentant pourtant de se raccrocher à tout ce qui l'entourait. La lumière. Le béton contre son dos. Les gouttes de condensations qui dévoraient le mur.

Gouttes à gouttes.
Qui doucement se mélangeaient.
Contre ses joues.

Myaw n'avait même plus la force d'utiliser la magie pour s'amuser avec l'eau sur les murs et sur son visage. Ce don si précieux qu'elle avait découvert et qu'elle exerçait en cachette, pour ne surtout pas s'attirer les foudres de son maître. Ce don si important, aussi vital que le sang qui coulait dans son être. Elle aimait pourtant, lorsqu'elle parvenait – rarement – à s'isoler, jouer avec l'eau qui l'environnait, découvrant les limites d'une magie si nouvelle pour elle et tellement plus agréable que son pouvoir de se glisser dans les rêves qui se résumait, surtout, à chuter dans les cauchemars des autres. Depuis qu'elle avait été réduite au rang d'esclave, son pouvoir semblait d'ailleurs avoir régresser et, ce qu'elle avait appris avec le vieil homme une nuit, avait été anéanti. Elle n'arrivait plus à maîtriser ce monde et se contentait de chuter, inlassablement, dans la tête des gens qui l'entouraient. Des esclaves traumatisés. Des sorciers noirs sanguinaires. Et voilà à présent que son don également fuyait, la laissant trop faible dans l'obscurité de la cave.
Comme un écho à son impuissance, son ventre gronda dans ses entrailles. Derrière ses yeux clos, elle revit la scène qui l'avait envoyée ici.

Dans la gorge du monstre.
Qui prêt à déglutir.
Allait la dévorer.

Les esclaves de la grande maison Soul, étaient souvent oubliés aux heures des repas. Si bien que ce jour-là, il n'avait plus mangé depuis 48 heures lorsqu'enfin Redwan, son maître, daigna se rappeler de leur existence. Dans ce qui aurait pu paraître un geste de générosité – mais Myaw savait désormais qu'aucune générosité ne coulait dans les veines de son maître et que ce geste n'avait été poussé que par son côté sadique, désireux de prolonger leur agonie –, il leur avait donné à tous un morceau de pain rance. Encore plus bas que des prisonniers. La valeur des esclaves n'existait, de toute manière, absolument pas dans la tête de Redwan.
Mais avant même de croquer dans son morceau de pain, Myaw avait vu l'air famélique d'un enfant beaucoup plus jeune qu'elle. Quel âge avait-il ? Six, sept ans ? Et déjà esclave... Encore plus jeune qu'elle lors de la prise du Mystery. Alors, mue par les bribes d'amour qui brillaient encore en elle, elle avait tendu son propre morceau de pain à l'enfant.

La gifle l'avait cueillie.
Dans une douleur sourde.
Qui résonna contre son ouïe.

Redwan l'avait aussitôt saisie et balancée dans la cave. Puisqu'apparemment elle était trop forte pour ne pas avoir besoin de manger, elle n'avait probablement pas besoin non plus de chaleur. Et c'était ainsi qu'elle s'était retrouvée, oubliée dans l'air gelé, avalée par l'obscurité.

Qu'elle crève en ce lieu, son maître n'en aurait que faire. Il y en avait tant d'autres des esclaves autour d'elle. Et si elle ne mourrait pas, elle retournerait dans les rangs, martyrisée par un sadique qui aimait créer sur son corps toutes sortes de dessins à coup de lame et de fouet. Au moins les coups, la faim et la fatigue masquaient ses formes de femme et laissait apparaître son corps d'enfant qui ne s'était même pas encore réglé. Cela la protégeait encore un peu, des hommes de la famille Soul. Tant de fois elle avait vu leur regard grivois dériver sur les courbes d'esclaves. Combien de temps avant qu'ils ne voient la femme en elle ? Combien de temps avant cette nouvelle torture ?

Le corps blessé.
Et l'esprit apeuré.
Il valait mieux s'en aller.

Au moins la mort lui procurerait la fuite qu'elle n'avait jamais réussi. Plus de douleur. Peut-être retrouverait-elle sa mère dont l'image s'étant tant brouillée dans son esprit qu'elle n'était même plus sûre de la reconnaître à présent. Il suffisait de s'abandonner au froid qui la cueillerait alors avec douceur, qui l'accueillerait dans sa torpeur. Se laisser guider par l'endormissement de ses doigts, par les os qui crevaient la chair, par la fatigue qui menaçait de tout faire lâcher à chaque seconde.
Pour la première fois de sa vie, Myaw senti l'espoir la quitter. Elle avait résister au décès de sa mère. Elle avait tenu bon au départ d'Ange. Elle n'avait pas baissé la tête lorsqu'elle s'était faite attrapée. Puis face à l'esclavagisme. Aux coups. À la torture.
Ne jamais plier parce qu'elle le savait, un jour son prince viendrait.
Mais il n'était pas venu.

Alors elle laissa le sommeil l'envahir.
Avec dans sa tête comme un écho.
Aide moi mon Ange.

Où tu es, j'irai te chercher


Il y a des arbres à n'en plus finir, l'air si pur que tous ceux qu'il avait pu respirer dans sa vie par la suite avaient semblé lourds. Le lac. La falaise. L'immense jardin. La plage. Un adolescent qui fait tourner une fillette à la robe grise parsemée de fleurs jaunes. Les deux rient. Ils s'arrêtent, font la course, crisse le sable. Roulent les vagues. Le ciel au dessus est orageux. Mais ils ne se sentent pas en danger. Le mauvais temps, la grisaille, c'est leur vie, leur maison. Ils s'en foutent pas mal des éclairs. C'est beau. Peut-être même que c'est juste Rhyan qui s'amuse.

Les cheveux de l'enfant sont incroyablement longs, ils voguent sur son dos au rythme de la mer. C'est la plus belle créature vivante qu'il ait jamais vu. Il s'essouffle de bonheur et de ne pas penser au lendemain.
Il a des devoirs, peut-être, il s'en fout, son bac à la fin de l'année, tu crois ? Elle est encore plus innocente, encore la moitié, plus de la moitié de son esprit dans les nuages. Elle les enjambe et danse avec eux. Elle se met à courir vers l'eau, saute à pieds joints dans l'écume. Et elle s'avance, s'enfonce, depuis en plus loin. Et lui s'inquiète, il lui court après, crie son prénom. Rien ne sort. A-t-il été effacé ? Il hurle. Son prénom. Elle va toujours de plus en plus loin et il sait qu'elle va couler.

Avant qu'elle ne sombre, elle se retourne vers lui. Ses vêtements sont des haillons. Son visage s'est affiné. C'est une jeune fille, une adolescente. Elle est blesseé. Elle crie. Son nom. Ange.

Ange est un orque, Ange plonge, la peur l'a fait se transformer. Orage de l'eau dans ses ouïes. Il ouvre les yeux. Les abysses sont une grande propriété, dans une belle plaine vallonnée, entourée de petits lacs et de montagnes. Des vaches paissent dans les champs alentours. Seule la batisse est sinistre, un écrin de malheur. C'est là que la princesse crie, c'est là...

Je t'ai pas abandonnée, Myaw.

Oubliée.


- MYAW !

Ange se réveille en hurlant, tout son buste se redresse d'un bloc. En nage. Il a hurlé le prénom qui lui manquait dans le rêve.

"Myaw".

C'est un énorme craquement de parquet qui percute le prénom dans ses pensées et un Chuck à moitié à poil qui débarque dans la pièce sans frapper. Ange le regarde hébété, pantelant, ne sachant quoi lui dire.

- Mec, c'était quoi ?

Il le regarde avec ses clairs, réellement inquiets pour lui, innocents. Innocent. Le sorcier secoue la tête, tentant de reprendre son souffle.

- Un cauchemar, je sais pas...

- Tu veux une tisane ? Une vodka ?

Il lache un petit rire amer d'entre ses dents. Il est gentil. Des fois, il aimerait bien avoir sa vie. Des fois. Après il se souvient que Chuck-Oliver a perdu sa soeur, qu'il pleure tous les soirs de le stagnation des recherches, et Ange se bousille les ongles de désespoir de n'avoir aucune trace d'Heather-Emily Sykes. C'est Hayley qui lui a dit que son mec, peut-être, Zach, l'aurait croisé à Little Angleton. Faudrait vraiment qu'il aille lui parler. Au Canada, Cormag serait ravi.

Il balance le Canada avec colère contre une paroi de sa tête. On s'en fout du Canada. Elle lui a dit quelque chose, elle...

Soudain il se souvient que son coloc est en attente dans l'encadrement de la porte.

- Ouais euh, une tisane, ce s'rait peut-être bien. Je vais prendre une douche, mais t'embête pas pour moi, va te recoucher...

Evidemment pas la peine hein, autant gueuler dans le cul d'un poney, l'américain est déjà parti à la cuisine en sifflotant. Le sommeil c'est pas son fort, c'est plus son fort on va dire, il préfère faire des tractions en lisant des témoignages de gens ayant retrouvé des proches disparus des années après leur disparition, ou de ces japonais qui ont déserté la société pour des histoires d'honneur... Un genre de suicide quelque part. Mais est-ce que ça correspond à une jeune femme pleine de vie de la haute société de New York qui s'éclatait dans son job d'épicière d'un coin paumé de l'Ecosse ? Ange penche pour la mort ou pour le viol en série par des sorciers noirs. Vu les photos, elle était vraiment très belle. Esclave sexuelle c'était vraiment très probable, pour ce qu'il en savait.

Il courut jusqu'à sa salle de bain avec l'urgence de rattraper le rêve avant qu'il ne s'enfuie. Quel était l'endroit. Où surtout. Il y avait un sentiment, quelque chose au fond de lui qui ne demandait qu'à être secoué, à se réveiller. Allez.

Ecrasement de l'eau chaude sur sa tête. Orque. Abysses. Verts paturages. Petits lacs.

La Suisse.

Maintenant il en est sûr. Il n'a fallu que quelques instants de crépitement de l'eau contre sa peau nue, résonnant dans son crâne. La Suisse. Myaw est en Suisse. Là où elle est née. Mais pas exactement. Seul le pays correspond. Pas le canton. Pourquoi, comment, depuis quand a-t-il des noms de cantons suisses dans la tête qui semblent si évidents ?

Pose une main sur le carrelage au mur. Inspire, expire.

Il faut qu'il parte. Il faut qu'il aille là bas, en Suisse. Là où Myaw est née. Là où elle ne doit pas mourir. Sa princesse. Comment a-t-elle pu disparaitre de sa vie si longtemps ? Comment l'a-t-il permis ? Putain. Il s'insulte en enfilant un jean, un vieux t-shirt, se passant une serviette dans les cheveux.
Chuck est dans la cuisine à lui verser du miel liquide dans sa tasse. Il est pris d'un élan d'amour pour son coloc et sourit avec lassitude, dodelinant de la tête.

- Merci bro.

C'est l'américain qui a commencé avec ce surnom, il l'a adopté. Il sirote doucement le breuvage sous le regard interrogateur du blond.

- Tu comptes aller faire un tour ?

Ange sursaute à l'incongruité de la question. Réalise qu'il est trois heures du matin et qu'il vient de s'habiller. Oui. Un tour. On peut dire ça. On peut.

- Je pense. J'ai besoin de prendre l'air.

- Tu veux que je viennes avec toi ? J'ai pas sommeil non plus.

Ange secoue la tête.

- Ca ira merci, j'ai besoin d'être seul.

Chuck affiche un visage ouvert et compréhensif. Il n'est pas vexé. Soulagement. Il s'est servi un verre d'eau et accompagne son colocataire dans sa session de breuvage nocturne. Sur un signe de tête, il retourne se coucher.
Une minute plus tard, Ange a posé avec fracas son mug dans l'évier et est sur son ordi à réserver un vol en direction de Zurich. Rassembler deux trois affaires, des armes, repérer l'IBMM le plus proche. Fucking Genève. Penser à garder de l'énergie pour des runes de téléportation.
Sweat à capuche et veste en cuir enfilés, passeport en poche, direction QG d'Orpheo.

Pas un mot au type qui garde l'entrée, il montre juste son pass. Pas étonnant que qui que ce soit rentre à des heures indues dans ce genre de bâtiments, il peut toujours y avoir des urgences.
Suisse, Grisons, ça ne suffit pas. Plusieurs familles de Sorciers Noirs sont implantés dans le joli paradis fiscal. Les Sullivan, les Niederbach, les... Soul ? Son coeur palpite et finit par bondir alors qu'il se rue dans les escaliers qui mènent à la bibliothèque/salle d'archives. Il croise un bibliothécaire et une chercheuse qui le regarde d'un mauvais oeil mais ne râlent pas sur le tapage qu'il fait, il déniche rapidement ce qui lui faut, un annuaire des propriétés immobilières connues des sorciers noirs. Suisse, Grisons. La gravure est ancienne, approximative, mais il la reconnait, c'est celle de son rêve. Et le nom qui trone en dessous lui transperce le coeur.

Soul.

Il a envie de hurler, de balancer le putain de livre, de bruler toutes les étagères, de rugir, de courir, vite, chercher la princesse. La princesse qui était aux mains des sorciers depuis tout ce temps. De La Sorcière.

Les larmes brouillent les yeux du jeune homme alors qu'il dévale les escaliers en sens inverse. Le livre ne lui a rien appris de plus. On ne sait rien sur les protections magiques de ce manoir. C'est pour ça qu'on s'est permis d'y laisser souffrir une enfant humaine. On ne sait pas comment y entrer. Ange va peut-être mourir. Mais s'il n'essaie pas, personne n'essaiera. Il le sait.
A l'armurerie, on lui fait assez confiance pour lui confier des poignards qui découpent les runes et des bandes de métamorphe renforcés.

Direction Heathrow. Il court, comme si sa vie en dépendait. Quelle phrase stupide. C'est la vie d'une personne qu'il aime qui en dépend. C'est ça lui le fait courir.

Et pendant tout le vol, il pleure, le visage écrasé contre le hublot. Entre les doigts d'Ange, dans sa poche, s'enroule une mèche de cheveux noirs. Bleu. Si leur putain de manoir est protégé par une magie du sang, il aura son talisman. Talisman d'un amour vénéneux.

Ce qu'il sait d'instinct, c'est la ville vers laquelle il doit aller, il n'a plus qu'à se faire indiquer les bus. Son coeur battait de la puissance du don de sa princesse. De l'enfant qu'il avait tenue dans ses bras, protégée de la pluie. A qui il avait raconté des histoires. De si terribles histoires.

Les contes s'étaient déchiquetés à l'aune de la suprématie des sorciers noirs. Etaient devenus horribles du contraste avec la réalité. Il se haïssait.

Et pour ça autant que pour son amour pour elle, il pouvait mourir. Il était déjà en train de mourir de son coeur brisé, de son amour qui se transformait en haine, poison.

Comment t'as pu me faire ça ?

Il se faisait sonner des mots, des reproches, seul à seul. Elle était pas là. Ils se reverraient peut-être plus jamais. A moins qu'elle soit là bas ? En Suisse ? Ange en frémissait de colère.
Il réussit à se perdre une petite heure alors que les montagnes défilaient contre la vitre. Des nuages dans le ciel, un orage dans ses yeux.

Sans qu'il sache vraiment comment, il fut devant le manoir, et il se concentra pour sentir les runes. L'exorciste était nu, vêtu de ses seules bandes de métamorphe, le poignard à la main, affaires cachées dans une forêt alentour.

Une petite entaille sur le bras, une rune de protection, deux, pour l'équilibre. Maintenant il fallait rentrer. La mèche de Bleuann entre les doigts. A en rire du sang aux éclats. Il espérait qu'il avait bien estimé la puissance des runes de protection, évalué leur nature. Il n'avait pas le temps de méditer là dessus des heures. Myaw souffrait, Myaw avait appelé à l'aide. Et Ange, qui avait failli pendant tant de temps à son devoir, s'était enfin réveillé. Il avait fallu ça. Il se haïssant.

Le poignard en devant de soi, traverser le rideau des runes. Sentir la brûlure. Respiration couper. Temps d'arrêt. L'exorciste serra les dents. Trouver une entrée. Husky, et courir. Il ne se passe que peu de temps avant qu'il tombe sur un esclave, la peau basanée, typée Asie du sud. Ange le plaque sans ménagement contre un mur. Il prend un risque, il le sait. Il ne connait pas ce type, pas ses pouvoirs, rien. Il pourrait l'exploser. Mais il le regarde avec des yeux écarquillés alors que l'écossais siffle :

- Myaw. Une humaine, quinze ans, cheveux chatains, yeux verts.

Grésillement. Ange est projeté en arrière. Ce con a sonné l'alerte.

- PUTAIN !

Elementariste de son, ou un truc comme ça, le crépitement dans ses oreilles l'aveugle. Il donne un coup de poignard dans le vide et se met à courir, il finit par retrouver son souffle, ses sens, maintenant il doit entrer. Mais deux autres esclaves ont surgit. Lion. Bouffer la jambe de l'un, esquiver une attaque au feu de l'autre, rentrer dans le manoir. Souffrir sa race parce que ça vaut le coup. Trouver Myaw.

Ce fut comme un écho lointain qui la tira de la douleur. Un cri dans la nuit un cri qu'elle avait imaginé et qui déchira ses entrailles.

– MYAW !

Sursaut dans le sommeil. Pas assez pour vraiment la réveiller, pas assez pour qu'elle ouvre les yeux et se batte consciemment. Mais assez pour recréer la petite flamme dans ses entrailles, rallumer la bougie de l'espoir. Et rallumer la magie. Lentement, l'eau se mit à reculer autour du corps endormi de l'enfant devenue femme. Presque avec respect, les gouttes roulèrent sur le sol froid pour laisser un peu tranquille le douloureux corps. Barrière contre le froid, l'humidité en moins, la toute petite fille perdue dans le monde eut un peu l'impression de se réchauffer.

Et puis tomber tomber,
Dans un sommeil profond,
Sans rêve dans la voie lactée.

Quelques rayons de soleil diffus percèrent l'obscurité de la prison. Myaw fut étonnée de se réveiller vivante. Ses doigts étaient devenus bleus, elle ne sentait plus ses orteils et son corps entier hurlait les courbatures d'avoir dormi sur un sol aussi dur, mais elle était vivante et le soleil s'était levé. Le froid de la nuit ne l'avait pas emportée, de même que l'abandon de l'espoir. C'est alors qu'elle se souvint. Un écho dans le noir, son prénom qui avait jailli d'une voix qu'elle aurait reconnue entre mille.

– Ange…

Une certitude l'envahit avec force. Ange l'avait entendue. Ange l'avait entendue, et il était en chemin pour venir la chercher. C'était inscrit dans ses veines, profondément ancré dans ses entrailles. Elle en était si sûre que cela lui procura la force de bouger et de pouvoir s'asseoir dans un coin de la cave. Myaw enveloppa ses genoux de ses bras, dans l'espoir de pouvoir se réchauffer un peu plus. Ange allait venir, elle le sentait au fond d'elle et elle était sûre de ne pas se tromper. C'était impossible. Son coeur et celui de l'homme qui lui avait conté tant d'histoire dans le passé s'étaient retrouvés et s'était accordés sur le même tempo.

Battements à l'unisson.
La mélodie d'un amour si grand.
Trop grand pour respecter les lois de la physique.

Combien de temps resta-t-elle ainsi, prostrée dans un coin à attendre la venue du prince charmant ? Combien de minutes, d'heures ? Et pourtant, ce n'était rien pour celle qui l'avait déjà attendu depuis des années, depuis cette terrible bataille du Mystery, où tant de sang avait été versé et où Bleuann Soul l'avait attrapée et offerte à son frère. Ce n'était rien face à toutes ces années à plier l'échine devant Redwan, toutes les cicatrices sur son corps maigre, les privations, les humiliations quotidiennes. Ce n'était rien, un sursaut dans le temps, un tout petit décalage. Et le soleil qui brillait encore à travers la lucarne lorsqu'elle entendit du bruit à travers les murs. Un bruit de bataille, intense, trop intense pour être un simple entraînement.

– ANGE !

La princesse rugit comme un animal. Mue par l'énergie du désespoir, elle se jeta contre la porte et frappa le métal froid de ses avant bras, ignorant la douleur qui perlait sur ses os, ignorant les hématomes qu'elle sentait déjà naître. Ange était arrivé. Ange était là. Ange allait la sauver.

Où tu vis, je saurai te trouver

Il ne sait pas ce qui va le mener à sa princesse. Son odorat s'affole. L'instinct qui l'a guidé jusqu'ici ne sait plus, son coeur tambourine. Il a senti une présence. Ange sait qu'il y a danger, son corps de fauve et tous les muscles sont contractés. Mais il ne peut pas avoir peur maintenant. Il doit se concentrer sur Myaw, il doit se concentrer sur sa voix, écho de son rêve. Si on se met sur son chemin, il tuera, il n'hésitera pas. Pas de place pour la vie de ceux qui ont capturé celle de l'innocence.

L'exorciste n'a pas le temps de reprendre forme humaine pour pouvoir tenter d'ouvrir la porte du manoir. Un homme d'une grande beauté lui fait face. Il retrouve en lui des traits aimés. Il y voit aussi une cruauté et une froideur infinie. C'est un des frères. Et avant qu'Ange ne réussise à se jeter sur lui pour lui ouvrir la gorge, un poignard se plante dans son épaule. Il rugit de douleur, lança une patte en avant, toutes griffes dehors, mais la blessure lui avait fait perdre un temps précieux. Le sorcier noir avait disparu. Il sentait sa présence tout autour de lui, voyant apparaitre des runes en cercle sur le perron de la demeure. Ange feula de frustration. Etrangement rapidement, il réussit à se calmer, ralentir ses battements de coeur. Il devait mettre de côté sa rage et sa haine pour vaincre. Depuis son combat avec Anja Von Duisbourg, il avait réessayé d'écouter l'âme des gens. Il avait parfois réussi. Difficilement, souvent avec des gens dont il était proche. Mais s'il voulait savoir où se trouvait l'autre sorcier, il devait écouter. Il devait en être capable.

Quelques secondes, et un flash de rouge bougea derrière lui. Plus que par des mots concret, sa faculté nouvelle de lecture de pensées se manifestait souvent par des couleurs. C'était lui. Rouge et il essayait de l'emprisonner. Humain. Utilisant le sang qui coulait de son épaule, il s'efforça de tracer, précisément, une contre-rune de destruction sur celles qu'avaient déjà tracé l'allemand. Il s'étonna presque de sa réussite immédiate. Peut-être que l'attention qu'il avait apporté à son apprentissage des runes élémentaires ces derniers mois avait-il effectivement porté ses fruits. Pas l'énergie, par contre, de se soigner. Lion. Il avise les lames pointées vers lui. Les décide de peu d'importance. Se jette à corps perdu sur le grand homme brun au sourire cruel qui lui fait face, plante ses crocs dans son épaule, canine dans le pectoral, si proche de la jugulaire.

"ANGE !"

Le cri résonna dans son coeur et lui fit lâcher prise. Pas le temps de tuer qui que ce soit. Ralentir, déjà. Il ne savait pas si ce Soul là était seul ici, combien d'esclaves étaient à sa solde. Ce qu'il fallait, d'abord, c'était Myaw. Myaw qui criait son nom, Myaw qui l'avait senti. Leur amour était trop grand, trop fort. Tant pis si ces frères et soeurs ne sang ne connaissaient pas la valeur des moments partagés, des instants de vivre ensemble, se voir grandir, changer...

-Myaw...


Un murmure rauque, presque un hoquet. Pétri du choc, plein d'éclats de mort, malmené. Il n'avait pas rêvé, pas tout. Elle vivait, tout ça n'était pas vain.

Le prince pégasien a presque peur de se retrouver mis à nu face à l'adolescente qu'était devenue sa princesse. Elle l'appelle, oui, mais quand tout irait mieux ? Lui en voudra-t-elle ? Sera-t-elle une de ces adolescentes comme il en voyait à Londres, occuppées à se prendre en photo chaque pas qu'elles faisaient ? Qui n'aiment pas les histoires, seulement le frisson que leur donnent les miettes de regard des garçons ? Et si elle n'a plus d'amour pour lui ? Il en mourrai peut-être, mais au moins, elle vivrait. C'est ce qu'il a décidé. Il craint simplement les blessures béantes de la vraie vie, du quotidien. Il s'en fout. Tant pis s'il n'y avait plus de Mystery, tant pis pour Orpheo, pour leurs règles à la con, il lui offrirait un refuge, il se mettrait dans le salon de l'appart, elle pourrait avoir sa chambre. Il veut juste qu'elle soit chez elle, qu'elle soit heureuse. Tant pis si elle passe les prochaines années de sa vie à se maquiller ou à envoyer des snaps. C'était Myaw.

Ange asséne un grand coup de griffe en travers du buste de son opposant, et se précipita vers la porte. Il s'arrêtte net. Certainement qu'une autre floppée de runes protège le bâtiment. L'exorciste prit une grande inspiration. Puise de nouveau dans son sang pour s'armer de runes, sentant l'énergie magique le tirailler d'être si sollicitée d'un coup, les membres tremblant, l'esprit presque brumeux. Une dernière rune de destruction sur la porte et il s'élance dans la grande bâtisse sombre. Il n'a pas beaucoup de temps. Quelques secondes avant que l'autre ne le poignarde dans le dos, enragé des blessures infligées par le lion. Alors. Ange essaye de ressentir. Il a entendu les appels comme d'outre tombe. Un sous-sol, c'est obligé. Reste à trouver la bonne porte. L'écossais courut vers la première qui était à sa portée. Raté. Cuisine. Placard à balais. Petit salon. Merde. Déjà il entend les pas, la précipitation qu'il a causée dans la maisonnée. Il ne lui reste pas d'autre essai avant qu'il ne croise encore quelqu'un. Résigné à son sort, le jeune homme continue malgré tout son chemin au coeur de la maison, arme au poing, rune au corps, bleu au coeur. Hématome, plutôt. Hématome. Amer.

Vite, s'enfoncer dans un couloir. Ouvrir toutes les putain de portes. Se jeter dans un gouffre.

Ses bras tambourinent contre la porte, mettant rapidement la chair à vif. L’idée de se calmer, de garder ses forces pour plus tard l’effleure un instant, mais n’arrive pas à rattraper sa folie. Savoir qu’Ange est de l’autre côté de cette porte, qu’il est venu pour elle, qu’elle va enfin pouvoir le revoir… L’esclave aimerait être aussi forte que lui, être capable de démolir l’obstacle entre eux et de le rejoindre dans la bagarre. Mais au lieu de cela, elle n’a que ses dernières forces, l’énergie du désespoir qui vient se briser contre la porte désespérément close dans un bruit de fin du monde.

Le bruit c’est le battement de son cœur.
Le bruit c’est ses poing dans le vide.
Le bruit c’est les coups d’Ange derrière la porte.

Elle ne peut que laisser courir son imagination, le rêver fauve, sa crinière ruisselant d’une lumière quasiment divine pour venir défier la noirceur de l’âme de son maître. Il est preux chevalier et elle est princesse dans son donjon. Princesse laide, affamée, détruite. Déchet humain qui se traîne avec peine pour respirer, pour ne pas s’échouer sur le sol froid et mourir à l’aube de la libération. Car elle n’a aucun doute que la force de son prince pégasien est capable de pourfendre toutes les portes, tous les donjons, tous les obstacles assez fous pour se dresser entre eux. Elle savait qu’un jour il viendrait la libérer. Et il était là.

C’est leur « il était une fois ».
C’est leur « et ils vécurent heureux ».
C’est aussi glauque qu’un conte de fée.

Elle entend les coups et le combat et frappe plus vite, plus fort contre la porte. Il manque un personnage dans l’histoire dans sa tête : le terrible dragon. Celui qui crache du feu et grille dans un soupir la moitié du royaume. Celui qui, dans la réalité, est encore pire que celui dans les histoires. Parce que dans sa gueule réside toute la douleur qu’il est possible d’imaginer. La torture, les cicatrices à jamais graver dans le corps, les souvenirs marqués comme du sang collés aux murs de son cerveau. Redwan Soul n’a pas son pareil pour retourner la tête de ses esclaves. Pour leur faire vivre l’Enfer, littéralement. Combien d’entre eux ont souhaité mourir ? On le lui a déjà demandé, à Myaw. On le lui a murmuré dans la nuit, on l’a supplié et elle était encore les chuchotements parfois dans ses cauchemars. Tue-moi Myaw, tue moi je t’en supplie. Étrangle moi, ne me laisse plus avec cet homme.. Cet homme, ce dragon, ce monstre qui terrorise jusque dans les rêves qu’elle visite chaque nuit. Il a marché sur son enfance, il a massacré son adolescence. Mais il ne peut pas lui prendre le chevalier.

– Ange.

Le mot s’écrase faiblement dans sa gorge et les secondes passent comme des minutes. Toujours les coups derrière la porte, toujours ses coups contre la porte. Ange ne l’a pas lâchée, il ne l’a pas oubliée alors elle non plus. Même si c’est des pétards dans l’eau, même si ça ne sert à rien de frapper ainsi contre les barreaux de sa prison. Elle est là, prête à tout donner, elle est là et son corps entier cherche à le hurler.

Le lion muta en chouette, beaucoup plus difficile à viser mais il continuait les salves, harcelant toujours son adversaire, son ennemi, cet intrus, ce voleur. Les couteaux, équipés de rune comme toujours, revenaient vers lui. Il les ramassait pour certains. Les esclaves étaient arrivés à présent et l'aidait dans sa tâche, il fit un nouveau message groupé comme prévenir que l'intrus était également métamorphe chouette.

Que l'intrus était à la cave. Les runes de détection et d'effraction étaient parfaites et le tinrent au courant de l'avancée de l'ennemi. Il n'irait pas bien loin. Il connaissait son objectif : la gamine. Et il était pris au piège, il n'y avait qu'une seule porte pour ces cachots, celle qu'il venait de forcer. Il aurait tout un mur d'esclaves entraînés et aguerris au retour. Et toujours Redwan, plus vindicatif que jamais. Il ne pourrait pas s'en sortir. C'était un homme mort. Et... L'esclave avec.

On ne touchait pas aux possessions des Soul, quelles qu'elles soient. On ne salissait pas l'intérieur des Soul. On n'entrait pas chez les Soul sans invitation, sauf si on s'appelait Anja L. Von Duisbourg.

Et ce n'était pas Anja qui s'amusait à détruire tout leur intérieur.

L'intrus s'était enfuis dans une impasse. Il ordonna à un esclave de le soigner mieux que lui ne l'avait fait. Il lui faudrait pouvoir mieux bouger son épaule et le reste de son corps si il voulait cet homme mort. Il lui fallait conserver des forces, que des esclaves trépassent n'était que des dommages collatéraux sans aucune importance.

Il savait quelle porte il venait d'ouvrir. Il se téléporta dans la pièce.

Il vit son esclave. Il vit l'humain qui avait osé pénétré chez lui. Il prit les cheveux de son esclave avec une poigne ferme. Il tira un sempiternel couteau, qu'il plaça sous sa gorge.

– Vois-tu, si tu veux qu'elle vive... Il va falloir te laisser faire. Certes, cette chose est un cadeau de ma très chère sœur mais... ça m'est égal qu'elle meurt en cet instant.

Parce que si sa vie compte plus que la tienne, si sa vie implique autant pour que tu enfreignes la demeure des Soul, alors sa mort devrait te peiner beaucoup, n'est-ce pas ?

Et la vie ou la mort d'une esclave, ça lui impliquait peu, si peu. Blesser un ennemi en le frappant en plein cœur, ne serait-ce pas bien plus drôle que de garder un présent en vie ? Un esclave, ça se remplaçait, au même titre qu'un canapé dont on est lassé.

Le fil du couteau entama la gorge de la jeune fille qu'il n'avait pas vu grandir tant elle faisait partie du paysage et tant elle ne valait rien à ses yeux. Le sang coula, il n'attendait que la réaction de l'homme en face de lui.

C’est le cri qui te réveille et tu te demandes qui est l’abruti qui a demandé à l’alarme ambulante – c’est ainsi que tu surnommes l’esclave capable de lâcher de tel cri – de jouer au coq à l’aube. Probablement Redwan – c’était rhétorique comme question, en fait, ton frère aîné est le seul autre Soul dans votre maison – et probablement encore un test. L’âme rouge aime bien entraîner sa petite armée d’esclaves avec de fausses alarmes pour s’amuser. Qui oserait attaquer un manoir Soul, de toute manière ? Malgré le déclin de Rosenrot, votre famille reste trop crainte pour envoyer un mec tout seul vous attaquer, et si ça avait été tout un régiment, tu ne doutes pas que ton frère se serait téléporté dans ta chambre pour immédiatement te prévenir.
Un exercice, donc. Bruyant.
Tu sais que tu n’arriveras pas à te rendormir, alors tu te lèves et te dévisages dans le miroir. La veille tu as lavé tes cheveux sans les sécher, et pendant la nuit ils ont pris une forme étrange et pleine de nœud. Les parents rentrent dans l’après-midi, et tu ne tiens pas à avoir des réflexions sur ta tenue pour la soirée, aussi tu attrapes une brosse pour commencer à les démêler. Si ton père était là, il en profiterait sans doute pour faire de cela un exercice, te forcer à utiliser le vent pour coiffer avec précision chacune de tes mèches, défi éreintant et compliqué – tu préfères les grosses tornades aux petites brises précises. Mais ton père n’est pas là et tu te dis déjà que tu vas profiter de la matinée pour te reposer et prendre le temps. Peut-être même iras-tu faire un tour à cheval ou écrire une lettre à Silver, sans savoir quelle adresse mettre sur l'enveloppe – alors, généralement, tu les glisses simplement sous son coussin. Son coussin en Suisse, à Londres, Berlin, les oreillers de ton frère déborde des papiers que tu y a laissé au fil des années, des petits cailloux de la Poucette abandonnée.

La brosse bloque dans tes cheveux et ça t'agace, d'autant plus que les bruits de bagarre continuent en bas. Vous avez dans cette maison – comme dans toutes les autres – des salles d'entraînement insonorisées. Red ne peut-il pas faire comme tout le monde et aller s'amuser là-bas plutôt que de faire trembler les murs de la maison ?
Dans un soupir, tu enfiles un peignoir en soie bleue et dorée sur ton pyjama – une simple nuisette noire – et descends, pieds nus et les cheveux à moitié emmêlés. Dans la cuisine tu tombes sur une tasse de café à moitié pleine et encore tiède que tu portes à tes lèvres pour te réveiller. Tu aimes bien l'odeur, mais pas le goût alors tu grimaces un peu quand le liquide coule dans ta gorge.
Plus loin, les bruits épais et sourds continuent et tu te rappelles que tu es venue pour engueuler ton frère, pour lui demander si, une fois dans sa vie, il pourrait te laisser dormir. Tu reposes la tasse et tu suis les bruits, appréciant la fraîcheur du carrelage sous la plante de tes pieds.
Ton expédition te mène en direction des cachots et tu te demandes quelle idée à bien pu passer par la tête de Red pour aller s'entraîner à cet endroit. Mais ça fait bien longtemps que tu ne cherches plus à comprendre les idées tordues de ton aîné. Tu te demandes si un jour quelqu'un le comprendra, si quelqu'un pourrait tomber amoureux de son goût pour la violence et le sang. Toi tu l'aimes, ton frère, mais c'est différent, il y a les liens du sang qui vous soudent, qui vous soudent tous même Bianco. Mais l'amour des autres c'est plus compliqué. Il n'y a qu'à voir les exemples. Aimer un Soul c'est souffrir ou crever.
Même quand on s'appelle Anja von Duisbourg.

Tu continues ton périple, l'humidité tiède roulant sur le béton. Mais soudain tu t'arrêtes net, comme poignardée par un sentiment qui n'est pas le tien, pas un sens que tu connais. Une essence que tu n'as pas pu oublier. Et, les ongles plantées dans tes paumes, tu te mets soudain à marcher plus rapidement, avalant les quelques mètres qui te sépare du premier cachot.
Et derrière la porte à moitié ouverte, le cauchemar. Un ange aux ailes déchues mais que fait-il là, que peut-il bien faire là ? et ton frère un sourire sadique sur le visage et une lame rouge qui court contre la gorge de son esclave. Myaw. Celle que tu lui avais offert des années auparavant, un petit souvenir de l'attaque du Mystery. Tu ne comprends rien à la situation, à part qu'Ange et là et que ça réveille en toi des blessures qui mordent tes veines. Tous les cris restent bloqués dans ta gorge.

– Ange…

C'est la gamine sous l'arme de ton frère qui a parlé, qui a volé le prénom que tu essaies désespérément de prononcer. Mais que fait-il là ? Pourquoi est-il venu jouer avec les Soul, avec peut-être celui qui est le plus cruel des Soul, sans armée, sans légion pour le soutenir ?
Pour une enfant ? Pour une esclave ?
Mais tu comprends dans l'embrouille des sentiments de ton ancien amoureux, que cette enfant est bien plus que ça. Qu'il est prêt à mourir pour elle, prêt à mourir pour avoir la chance, ne serait-ce qu'une seule fois, de la revoir encore. Tu la détestes cette gosse, tu la hais parce que tu lis dans celui que tu aimes encore les sentiments que tu aimerais qu'il t'offre. Tu la hais parce que tu aimerais être à sa place, celle qu'on vient sauver, pas la méchante sorcière au nez crochu. Et tu la hais parce que tu sais que tu ne résistes pas à cet amour que tu ne comprends pas, que tu sais que tu ne peux pas laisser Redwan aspiré ces sentiments. Ces sentiments qui ne t'appartiennent pas et ça te brise.

– Red. Laisse le partir.

Tes propres mots t'aspirent.

– Laisse les partir.

Parce que si cet amour pour celle qui n'est pas toi te torture, tu sais que la douleur d'Ange te tuera. Tu ne supporteras pas de le voir malheureux, pas alors que tu en es la cause. Il aime cette esclave, mais toi c'est lui que tu aimes.
Que tu aimes tellement que tu es prête à le laisser partir avec une autre.

Alles, will ich immer für dich tun

C'est toujours sur et certain quand tout est trop facile et trop rapide. Sur et certain qu'il y aura un problème, quelque chose sur lequel on trébuche. Une règle élémentaire pour la vie.
Ange n'avait pas oublié cette règle. Il n'avait pas été surpris quand Redwan Soul était apparu, avait arraché Myaw de ses bras, la tirant par les cheveux. Maintenant il pointe un couteau sous sa gorge. Et l'issue n'est pas claire.

Ange ne voit pas les intentions du sorcier. Il ne voit que du rouge dans son esprit. Il abandonne cette piste. Il ne voit que la masse de cheveux de Myaw, emmêlés, souillés de terre, de sang. Il voit la peau diaphane de son cou pulser sous le couteau. Il a la rage dans les dents. Il a le corps tendu vers le Soul, sa menace, l'enfant qu'il a toujours aimé. Qui pourrait mourir à cause de lui. Le sorcier noir disait, il faut le laisser faire. Le laisser faire quoi ? Si, comme il le dit, la vie de l'orpheline n'a aucune importance pour lui, alors quoi ? Que faire ? L'attaquer c'est prendre un risque. Le couteau peut encore se planter dans la gorge de la jeune fille. Ange peut tout perdre. Il décide de gagner du temps. Il décide d'essayer de comprendre, parce que c'est sa meilleure option, là maintenant.

- Te laisser faire quoi ? Dit-il d'une voix rauque, mi-sifflée, mi-grognée, entre ses dents.

Il serre les poings, analyse en lui toutes ses options. La chouette, l'étalon, la chauve-souris, le lion, l'orque -inutile-, le husky, la télépathie, toutes les runes qu'il connait. Il les passe en revue. Qu'est-il, lui déjà ? Téléporteur et invisible. Il a la furtivité pour lui.

C'est toujours le défilé des runes dans l'esprit d'Ange lorsqu'il entend des pas en désordre venir de loin, quelqu'un rapplique. Il pense esclaves, d'autres frères, le père, peut-être ? Non, il lui parait plus contrôlé que ça, de part les conversations qu'il a pu avoir avec Bleuann, à demi-mot, parfois. En vrai, il doit s'attendre à tout.

Il s'attend à tout sauf à ce qui lui arrive en pleine figure, et l'aveugle. Un visage magnifique, éploré. Rejeté. Par lui. Il a la haine de sa présence. Elle aussi est ébourriffée. Elle aussi a une forme de mort dans les yeux et dans le creux des joues. Ange souffle de haine et de rage. Un instant, il ne sait même plus qui il est et si sa vie a vraiment un sens. Pourquoi tout est emmêlé ?
Pourquoi doit-il supporter son regarde plein de désespérance, alors que c'est elle, la méchante. Pourquoi doit-il être son méchant, dans son histoire ? Alors qu'entre eux, il y a une adolescente qui manque de se faire égorger ? Ange est subitement fatiguée de tout ça et se sent écrasé par l'existences et ses réalités. Il secoue la tête avec mépris en direction de Bleuann. Il préfère mourir égorgé par Red que d'avoir à faire avec elle. Ces deux parties de sa vie n'étaient pas faites pour clasher. Bleu n'aurait jamais dû être responsable du malheur de Myaw.

Pourtant. Elle doit chercher une forme de rédemption, elle ne doit pas supporter cette scène là. Où son frère pourrait tuer son ex, ou vice-versa. Elle lui demande de les laisser partir. Elle leur offre une chance. Ou elle bluffe ? Elle veut sa mort. Certainement qu'elle veut sa mort. Et celle de Myaw. Parce que c'est une sorcière noire, elle ne peut vouloir que ça non ? Le sorcier secoue la tête. Non. C'est faux. Il sait au fond de lui que c'est faut, que Bleuann n'est pas mauvaise, que toute Bleuann n'est pas mauvaise. Il l'a aimée, si fort. Il voulait la sauver, tout changer au monde pour pouvoir l'aimer. Et ça a foiré. Parce qu'elle a fait des erreurs qu'il ne peut pas pardonner, parce qu'elle ne peut pas se détacher de sa famille et qu'il ne peut pas l'en blâmer.

En vrai, il ne veut pas de son aide, il pourrait lui coller une gifle. Il veut qu'elle disparaisse, qu'elle ne fasse plus partie de cette histoire. De son histoire. De leur histoire, celle qu'il a commencée avec Myaw, il y a plus de dix ans, dans cette petite grotte au sein du domaine Landcastle. Il en pleurerait de douleur, parce qu'il a l'impression d'avoir tant aimé à tort, d'avoir fait du mal à Myaw, indirectement. Il a fait l'amour à celle qui l'a mise dans cette situation. Et lui, pendant si longtemps, n'a rien fait. N'a pas pu l'aider, l'a cherchée sans succès. Mais pas assez. Tu n'as pas fait assez bien, se répète-t-il, souvent. Au lieu d'aider Chuck, d'essayer de t'améliorer, d'accomplir je ne sais quelle mission pour Orpheo, tu aurais dû chercher Myaw. Rien n'a plus de sens, il ne retrouve plus sa propre chronologie. Ange n'a que sa culpabilité et il voudrait dévorer le monde, tout ce qui dans le monde s'oppose à lui. S'oppose à Myaw. Il se souvient qu'il s'est engueulé avec Ian à cause de Bleu, il bouillonne. Anja Von Duisbourg a failli le tuer. Elle le savait. Lui est juste stupide. Il aurait pu faire tellement mieux.

Ou alors ? Peut-être est-il limité intellectuellement. Peut-être qu'il n'aurait pas pu. Faire mieux.

En tous cas, il ne peut plus ne rien faire. Il continue de se réciter des runes alors même qu'il est pollué de regrets, de scènes d'amour, de sexe, de violence verbales, de ruptures. De tout ce qu'il n'aurait pas dû faire. Rester à savoir ce que va dire Red. Il y a de grandes chances qu'il ne veuille que le torturer avant de l'achever. Mais Ange veut savoir. Il veut explorer ses options car se rendre n'en est pas une. La mort de Myaw non plus.

- Fais-moi confiance. Je ne le laissera plus te faire de mal.

Ange est rongé de doutes alors qu'il envoie ce message télépathique à la jeune femme, mais il ne ment pas. Il n'est sûr que de cette chose là, elle ne va pas mourir et c'est aujourd'hui qu'il la sauve. C'est tout. Tout le reste, peut brûler.

Le métamorphe était coincé, l'âme rouge le savait. Si il venait sauver cette ridicule esclave, si il bravait le manoir des Soul pour elle, il ne voudrait pas qu'elle meurt. Quel délice d'appliquer un couteau sous sa gorge, quel délice de pouvoir la tuer en un seul petit geste. Quel plaisir il aurait de voir le visage de l'homme en face de lui se morphondre et se décomposer face à la perte de la gamine.

- Te laisser faire quoi ?

C'est qu'il grognerait presque le félin. Redwan ria un bon coup.

- C'est très simple. Tu meurs. Elle vit.

Il tira davantage sur les cheveux de la gamine pour rafermir sa prise, pour bien mettre en valeur le couteau sous sa gorge déjà engluée de sang. L'homme en face de lui n'avait plus qu'à rendre les armes. Les jeux étaient faits. C'était si facile qu'il en était presque déçu. Il aimerait presque que le brun face à lui l'attaque, là maintenant, il égorgerait alors l'enfant et s'occuperait ensuite de son cas. Deux morts, pas plus mal pour la journée. Après, certes, l'esclave était un cadeau de sa soeur, il préférait donc la garder en vie. Comme si il gardait en vie la relation qu'il avait avec Bleu. C'était sa manière à lui de dire qu'il l'appréciait. Si l'esclave était venu de quelqu'un d'autre en dehors de la fratrie, cela ferait bien lontemps qu'elle serait morte. Elle devait avoir le record de longévité des esclaves de Red. En dehors des esclaves Soul qu'il ne fallait pas trop toucher, parce qu'ils étaient forts, entraînés, endoctrinés et c'était du temps pour avoir de bons petits soldats qui obéissaient bien sagement sans rien dire. Mais ceux là ne s'occupaient globalement pas des basses besognes de la maison. Et c'était eux qui prenaient les coups de sang.

Il entendit des pas précipités venir vers eux. Il pensait que ce n'était que des esclaves qui venaient à la rescousse, pas plus mal pour mettre hors d'état de nuire ce brun qui se pavanait chez lui.

Ce fut Bleu en pyjama qui apparut dans l'embrasure de la porte. Mieux que des esclaves, jusqu'à ce qu'elle lacha :

– Red. Laisse le partir.

Il fut interloqué, incapable de parler.

– Laisse les partir.
- Pardon ?!

Ce rendait-elle seulement compte ? De qui ils étaient, de ce qu'ils avaient fait. Enfin, la gamine, rien du tout. Mais lui, oser pénétrer chez eux, oser venir voler leur propriété. Sa propre soeur lui disait de les laisser partir ? Juste comme ça ? Et pour quelles raisons censées devait-il faire cela ?

Il voyait le brun en face de lui et sa soeur se regarder. Et ne pas s'attaquer. C'était quoi ce bordel.

Redwan pouvait peut être sentir l'animosité se dégager entre les deux, mais ne comprenait pas d'où elle venait. Bleuann, pas du tout en position défensive ou d'attaque, juste là, qui lui disait de les relâcher, de les laisser partir et cela n'avait strictement aucun sens. Pourquoi voudrait-elle que cette esclave s'échappe ? Pourquoi voudrait-elle que sa chose, sa propriété, le cadeau qu'elle lui avait fait, s'en aille ? Et pis encore, accompagné de cet intrus ? Les connexions ne se faisaient pas. Ca n'avait aucun sens.

Il regardait sa soeur intensément, il voulait les réponses. Pourquoi. Pourquoi les laisser partir, qu'est-ce qui te prend Bleu ?!

Tout s'embrouilla autour de Myaw. Elle sentit le rouge badigeonner son cou et les larmes qui commençaient à flouter sa vision. Elle n'avait pas envie de mourir ainsi, avec de l'eau dans les yeux qui l'empêchait de voir Ange. Avec les cris dans la tête et la douleur dans le cou. Elle avait rêvé d'un château et de dizaine d'enfants courant partout, de les voir grandir, s'épanouir. Puis mourir dans son lit atteinte par la vieillesse, sa main dans celle d'Ange. Un conte de fée.
C'était ironiquement drôle, elle avait vécu les pires des horreurs auprès de Redwan, et pourtant jamais elle n'avait imaginé mourir.

– Te laisser faire quoi ?

Le rire sale de son maître envahit la pièce.

– C'est très simple. Tu meurs. Elle vit.

Le sorcier noir tira avec brusquerie sur ses cheveux alors que la lame s'enfonçait un peu plus profondément dans la peau. Non ! Non, elle n'avait pas envie qu'Ange meurt. Pas pour elle, pas pour sa vie. Tout s'écroulerait alors, tout l'espoir, tout l'amour. Elle espérait que son prince lâche l'affaire et s'enfuie, qu'il retourne vivre pour elle, puisque Redwan ne voudrait jamais la laisser partir. Myaw aimerait crier tout ça, mais les mots sont retenus par la douleur et il n'y eut que le sang qui s'échappa de sa gorge.
Tout était-il perdu cette fois ? Pour de vrai ? Fallait-il abandonner, reconnaître que les méchants avaient gagné ? Qu'Ange et elle n'étaient pas les héros auxquels elle s'était toujours identifiée, mais de simple pion du destin ? Bientôt deux cadavres pourrissant dans un coin du grand jardin des Soul, dévorés par le froid et les vers. Même pas deux tombes se dressant l'une à côté de l'autre. Même pas de larmes pour venir pleurer leur mort. Juste deux corps qu'on balancerait avec tous les autres.

Mais brusquement des pas précipités bruissèrent dans le couloir et l'esclave vit apparaître une nouvelle tête qui réduisit encore plus les rares espoirs qu'elle aurait pu garder. Bleuann Soul ; certes pas la plus terrible de la famille, mais la jeune femme restait une sorcière noire, celle qui l'avait enlevée et qui aimait éperdument son frère. Nul doute qu'elle se rangerait aux côtés de celui-ci, et alors comment Ange pourrait-il se défaire des deux sorciers ?
Mais les mots qui franchirent les lèvres de la nouvelle venue ne furent pas une menace. Elle somma son aîné de les libérer. De les laisser partir. Pourquoi et comment ? Myaw n'en avait aucune idée, incapable de réaliser la tension qui se lisait dans le regard qu'échangeait Ange et Bleuann. Mais la plus jeune des Soul était de leur côté. Trois contre un ?

– Pardon?!

Apparemment, son maître ne s'attendait pas non plus à un tel renversement de situation. L'adolescente eut l'impression que la pression de l'arme sur son cou s'était un peu relâchée, détendue par la surprise du tortionnaire. Elle put inspirer une grande goulée d'air et ravaler un peu ses larmes. L'atmosphère avait toujours autant le goût de sang et de douleur, mais quelque chose s'était indubitablement détendu.

– Fais moi confiance. Je ne le laisserai plus te faire du mal.

La voix d'Ange dans sa tête. Sa voix à lui rien que pour elle, comme un trésor précieux, si précieux.

Je t'aime

Myaw ignorait s'il pourrait l'entendre, elle ignorait également d'où provenaient ses mots. Ils étaient pensé avec une sincérité tellement évidente sans qu'elle parvienne vraiment à identifier l'amour auquel elle pensait. Celui d'une enfant pour son modèle ? D'une princesse pour son prince ? Peut-être aussi quelque chose de bien plus profond, qu'elle n'avait pas encore compris, pas encore identifié, pour ne plus l'avoir vu depuis toutes ces années. Car autour d'elle au manoir des Soul, il n'y avait que la haine et l'amour du pouvoir. Les années étaient passées et la grotte n'était qu'une nostalgie dans un paysage brumeux, un souvenir qui créait un peu de lueur en elle. Les mots avaient désormais un autre poids, et l'amour aussi. Mais un poids que l'esclave, trop longtemps isolée du reste du monde, ne saisit pas vraiment. Alors c'était son cœur qui pensait pour sa tête.
Son cœur qui agissait.
Son cœur toujours qui décida d'activer sa magie.

L'humidité régnait partout autour d'eux et la condensation tapissait les murs. Aussi, le pouvoir de Myaw eut peu de mal à capter de l'eau pour la rapprocher d'elle et de son ravisseur, saturation de gouttelettes dans l'air. Rien de mortel ou de terrible, rien de dangereux pour Redwan ou pour elle, mais juste assez pour déconcentrer un instant son maître en espérant que ça le déstabilise assez pour que l'acier qui mordait sa chair soit une fois de plus repoussé.
Puis tout se passa très vite.

Tu sens le regard de ton frère. Tu le sens se poser sur toi avec une seule question qui lui brûle les lèvres et que pourtant il ne prononce même pas. Il ne comprend pas, Redwan ne comprend jamais lorsque les sentiments s'emmêlent. Lui ne voit que le jeu, que la possibilité de s'amuser un peu avec un exorciste assez inconscient pour débarquer seul au manoir des Soul, et une esclave dont il ne se rappelle probablement pas le prénom. Sans doute qu'il pense déjà au sang qui va couler ; il n'a aucun doute de sa capacité à tuer Ange, aucune peur de se lancer dans un combat pour terrasser l'autre et le dévorer. C'est un requin qui a senti l'odeur de son repas et qui fend les flots à vive allure, l'aileron découpant les vagues avec une précision chirurgicale. Aucune compassion pour les poissons se dressant entre lui et sa proie.
Comment lui dire ? Comment lui avouer que l'homme qui se dresse devant lui a été ton amant pendant tant de temps ? Que tu l'as aimé à t'en déchirer l'âme – si seulement tu en as une. Toi, Bleuann Soul, la déception d'Allen, tu t'es entichée d'un agent d'Orpheo. Un mêlé. Qui a failli battre Anja. Si ton père l'apprend, si qui que ce soit l'apprend, tu sais que ça sera pour toi la déchéance, la douloureuse.
Mais tu n'en peux plus de cette vie-là. Tu n'en peux plus de voir ton frère balancer du pain rassi aux esclaves avant de les torturer, voir les enfants d'Orpheo se faire tordre le cou du haut de leur innocence. Tu es fatiguée de devoir tuer pour n'attirer aucune reconnaissance, aucune fierté, tout juste de la douleur dans ton empathie.
Alors tu hausses simplement les épaules. Qu'il les laisse partir, tout simplement. Pourquoi se battre encore ? Qu'est-ce que ça changera, pour Red, d'avoir une esclave de plus ou de moins ? Dans deux jours il ne se souviendra même pas de sa tête. C'est juste une question de fierté, maudite fierté. Ton frère aime être le vilain, il aime la douleur dans les yeux des autres, envahi par sa propre folie. Avant ça te faisait rire, maintenant tu as juste envie que tout disparaisse.

Déjà, enfant, il arrachait les ailes des mouches pour les empêcher de voler. C'est lui qui te l'a raconté en riant, évidemment, à cette époque tu n'étais même pas née. La cruauté insérée jusqu'au plus profond de ses veines. Votre père doit être fier. Ou au moins satisfait. Toutes les âmes n'ont pas totalement déviées. Mais la tienne est trop fatiguée pour continuer. Tu rêves juste qu'Ange et l'esclave disparaissent et que tu puisses retourner te coucher. Rêver de ton amant, te morfondre dans cet amour brisé, cet amour qui fait si mal.
Cet amour qui se dégage aussi des deux gentils, l'un pour l'autre. L'amour que tu aimerais voler, canaliser pour le rediriger vers toi. Mais qu'ils meurent ne fera pas que les gens t'aimeront plus. Tu en as assez d'être la vilaine de l'histoire ; si ce rôle plaît à Red c'est sa vie, la tienne a perdu ses teintes.

Alors quand tu sens l'eau s'élever dans la pièce – l'as-tu saisi avec ton empathie ou parce que tu maîtrises toi même l'un des éléments ? –, tu changes légèrement tes appuis, prête à bondir. Red ne va pas aimer ça. Tant pis pour lui. Et quand le nuage d'eau s'accroche à sa peau, détournant un millième de seconde son attention, tu en profites pour lui sauter dessus, accrochant immédiatement son bras retenant l'arme, entourant ton frère de toute ta puissance, de toute ta force, de tout ce que tu as appris pendant ton enfance. Combien de fois votre père vous a-t-il opposés l'un contre l'autre ? Tu sais qu'il est plus fort que toi, mais tu le connais par coeur, tu sais ses points faibles. Tu sais également qu'en t'accrochant ainsi à lui, il ne pourra pas utiliser ses pouvoirs. La téléportation ne lui permettra pas de se décrocher de toi ; l'invisibilité est inutile si tu le tiens déjà. Et puis tu as un avantage sur Myaw et Ange ; Redwan ne tuerait pas sa propre soeur.
Pas vrai ?

– Je suis désolée.

Ton talon a frappé le poignard dans sa main qui est tombé au sol dans un bruit lourd et Myaw en a profité pour s'esquiver de l'étreinte de son maître, se ruant dans les bras d'Ange. Et toi, tu serres ton bras autour de Redwann, tu sers tout ce que tu peux, ta vie s'est de toute façon écroulée autour de toi, alors à quoi bon retenir les coups ?
À quoi rime tout cela ?
Tu as juste envie que ton frère lâche l'affaire, qu'Ange et Myaw repartent et que tu puisses retourner dormir.

J'ai pas d'épée sur le côté et mon armure est en papier

Il avait eu raison. Myaw n'allait pas mourir aujourd'hui. Lui non plus. Il va la ramener. Elle pourra s'appuyer sur lui, il pourra courir loin, l'emmener en sécurité.
Parce que sa petite princesse est magique, sa petite princesse peut se sauver toute seule, être actrice de sa libération.
Juste avant d'agir, elle lui envoie des mots en esprit, quelque chose de vrai, quelque chose d'absolu, qu'il ressent au plus profond de son corps, dans son coeur, dans ses reins, dans sa peau, ses veines, ses poumons. Elle l'aime. Il l'aime. Ils s'aiment et ça a toujours été, ils s'aiment tant qu'il peut mourir dans l'instant pour sa vie.

Sa tête est trop brouillée pour répondre, il n'y a que ses yeux qui arrivent à s'accrocher aux prunelles vertes de l'adolescente, qui disent tout. Elle a une éternité maintenant dans le regard, il vient de la lui donner. Pour qu'il y ait toujours une lueur, avec toi, Myaw.

De l'eau s'approche du visage de Redwan et il ne baisse sa garde qu'une fraction de seconde. L'instant d'après, c'est la sorcière, c'est Bleuann qui retient son frère, la lame qui résonne en tombant sur les pavés humides, Ange détache la sienne de son mollet et récupère la jeune fille dans ses bras. Le lion rugit en lui tout près de sa peau. Ses muscles se gonflent pour l'accueillir, rattraper tous les instants depuis 6 ans où elle aurait eu besoin de lui. Ces instants où il n'était pas là, où il était indigne. Le sorcier fond en larmes car tout l'assaille, ses recherches en vain, les missions sans rapport qu'il a acceptées de faire, les semaines à suivre Cormag partout, partout. Le sexe avec Bleu. Son amour pour elle. C'est encore là et ça le consume tout au fond, c'est pas mauvais, c'est simplement incompatible avec Myaw. Avec ce qu'il est en train de faire, avec ce qu'il est. Il se hait de n'avoir pas été plus clairvoyant. Avoir aimé une sorcière noire, d'accord, mais la sorcière noire qui a enfermé sa princesse ? Cette petite fille si joyeuse et riante qui est maintenant une adolescente aux orbites creux et à l'âme certainement mortifiée ? Il serre encore plus fort mais ne laisse s'écouler que quelques secondes.

Son poignard à la main, il fonce vers Redwan Soul, toujours, lui, entravé par sa soeur. Il n'a qu'un but, sortir d'ici, ne plus rien à voir avec cette famille de tarés, s'occuper de Myaw, la faire soigner, s'en occuper tous les jours de sa vie pour noyer son chagrin. Se rouler en boule le soir dans son lit à Londres, pleurer son amour écoeurant pour sa sorcière qu'il espérait, un peu, au fond, pouvoir changer.

Maintenant c'est fini. Il s'en veut même qu'elle l'ait aider, il a envie de se frapper, de se lacérer avec son couteau.

C'est Redwan qui prend. En fonçant, il plante sciemment sa lame dans l'aine de ce bel homme, aussi beau que sa soeur et que tous les putains d'enfants dans cette putain de fratrie. Propre sur lui, l'assassin. Le sang du rouge coule et Ange abandonne son poignard, récupère celui du sorcier noir tombé à terre, au cas où. Ne pas rester désarmé. Ne pas être stupide. Ne pas oublier ce genre de principe de base comme on vient de le fair quelques minutes auparavant.

Ange jette un dernier regard à Bleu. Il a envie de vomir du sang, de se vider de sa vie quand il la voit, diaphane, presque trahir sa famille pour lui. Comme il l'a aimée. Comme il l'aime ?
Il aurait juste aimé connaitre qui elle aurait été, si elle avait pris une décision.
Qui Ange aurait-il été, s'il n'avait pas eu de sang humain ?

S'il avait renoncé à ses valeurs pour être avec elle ? S'il l'avait placée au dessus de tout.

La haine qu'il ressent pour lui-même en cet instant et l'amour qu'il porte à Myaw -indéfectible, pas sali pas des sales histoires de sexe, de trahison, de choses d'adultes- sont ses seuls moteurs. Il n'est qu'une paire de jambes très musclées, de bras aussi, qui portent à bout de bras une vie qui, elle, vaut la peine d'être sauvée. Il y a des esclaves, sur la route, il protège l'orpheline de ses bras, reçoit les coups, en donne, essaie de ne pas tuer dans la foulée. Parce qu'ils sont comme Myaw. Parce qu'il en a marre de se retrouver méchant de l'histoire, sans faire exprès.

Nu outre ses bandes de métamorphe et la peau en sang il réussit à s'extirper de l'enfer, il pose très rapidement Myaw et lui murmure au creux de l'oreille, d'une voix rauque.

- Il faut que tu t'accroches très fort à la crinière, ça ne va pas être agréable, je sais. Fais ça pour moi.

Il se met à plat-ventre et se change en cheval. C'est la seule façon d'aller plus vite, de porter plus longtemps le corps meurtri. L'adolescente n'est certainement pas montée depuis des années quand Pandora l'asseyait sur un poney shetland adorable qui s'appelait Cookie. Cette fois-ci le cheval est immense, il n'y a pas de selle, il n'y a rien. Ca va secouer. Meurtrir les membres déjà endoloris.
Ange le pure race espagnole est donc couché, attendant de sentir la pression sur ses crins pour se relever, et partir, juste partir. Oublier qui il aime, qui il désire, ruminer qu'il a eu besoin de l'aide de cette femme pour sauver sa princesse, qu'il a été imprudent, impulsif, comme d'habitude. Se mordre les doigts jusqu'au sang, rester des journées entières nu dans son lit, prendre une douche par heure pour se laver de tout ce qu'il regrette.

Mais surtout, surtout, rendre à Myaw sa jeunesse. Rendre a Myaw sa vraie vie. C'est la seule raison pour laquelle la sienne vaut la peine d'être vécue, en cet instant.

La gamine s'est envolée comme un oiseau aux ailes brisées des bras de ton frère. Tu te persuades que ce n'est qu'une humaine, qu'elle est tellement inférieure à toi, tu essaies de ne pas trop réfléchir, simplement t'accrocher à ton aîné et à ta haine des humains. Mais Ange aussi était humain, en partie, du sang des faibles qui coulaient dans ses veines, du sang que tu avais aimé comme tout le reste chez lui. C'est une déchirure ; de constater cet amour, de voir cette enfant s'échapper alors que c'est toi qui l'a aidée. Et malgré tout tu tiens bon, accrochée à Red comme une sangsue. Tu espères qu'ils vont partir vite, que tout cette histoire va se terminer, que chacun va retrouver la place qui est la sienne. Mais quelle est ta place à toi, Bleuann Wendy Soul ? Auprès de ta famille absurde ? Auprès de celui que tu aimes, mais qui ne veut plus de toi ? Tu essaies de capter son regard, mais ce n'est pas toi qu'il regarde, c'est ton frère. Ton frère sur lequel il saute, poignard en avant, et tu ne peux rien faire de plus qu'assister à la lame qui tranche la peau.

- Non ! Arrête !

Il ne t'a pas écoutée et ton cri n'est qu'un murmure. Le sang perce la cuisse de Redwan, heureusement aucune artère ne semble toucher et ton ex ne s'acharne pas plus, profitant de l'occasion pour fuir.

– Putain, Bleuann !!

Il rue, mais tu t'accroches. Tu dois accorder quelques secondes d'avance à ceux qui fuient. Pourquoi tu les aides Bleuann ? S'ils atteignent l'extérieur de la propriété, ils auront de meilleures chances de s'enfuir. Loin des runes, sur un terrain plus neutre... Elle tient bon, mais pas longtemps et il finit par réussir à la repousser ; pas étonnant, il a toujours eu plus de force.

- C'est quoi cette connerie putain ?!!

Ce sont des larmes sur ton visage et des sanglots dans ta gorge. Tu sens la colère et ta haine de ton aîné comme une gifle, une rage folle qui l'a envahie et qui engorge entièrement ton pouvoir d'empathe, te submerge.

- Je suis désolée Red...

Mais il est déjà parti. Et tu te retrouves seule avec ton désespoir et tes erreurs. Affreuse vérité qui s'aligne devant toi, que tu connais depuis toujours, mais que tu avais espéré avoir combattu : personne ne t'aime Bleuann. Personne. Ange te hait pour ton nom, ton statut, pour ce que tu as fait à cette orpheline. Tes parents ne t'ont jamais supportée. Les jumeaux sont bien trop accaparé l'un par l'autre pour encore te remarquer. Bianco n'aime que le pouvoir. Silver la drogue. Redwan, un des seuls qui t'apprécierait encore sincèrement, doit te haïr à présent pour lui avoir voler son joujou et l'avoir ainsi défier. Il ne te reste rien ni personne.

- Green...

Evidemment que tu penses à lui, à votre relation en dent de scie. Mais c'est Green et il reste précieux pour toi, tu sais que tu peux réparer les choses avec lui, il est peut-être bien le seul qui comprendra. Mais tu dois partir Bleu. Tu dois partir avant que Red ne revienne, avant que tes parents ne débarquent. Ils ne te pardonneront pas, tout comme Rosenrot. T'as trahi, Bleu. Alors casse toi. Dis au revoir à ton nom et à ce simagrée de famille autour de toi. Adieu à tout ça.
Tu sors par derrière et tu t'enfuis, tu n'emportes rien, rien d'autre que ton malheur et tes sanglots.