Carla était affalée sur le canapé du salon de Luka, un œil sur l'écran et la série qu'il diffusait, un autre sur son téléphone et le jeu auquel elle s'affairait. Elle ne travaillait pas ce jour-là et avait donc tout le loisir de s'avachir sur le canapé. Luka et Louis avaient dû partir en urgence sur une mission, Owhen avait été retrouver Leah et Maël suivait des cours d'été de… de peinture peut-être ? Carla n'était pas certaine, mais l'adresse des cours était notée sur le frigo car elle avait promis à son amie d'aller chercher le garçon à la fin. Elle avait bien vu dans le regard de la mère adoptive que celle-ci n'était pas entièrement convaincue de la capacité de l'étudiante de s'occuper du gamin, mais elle lui avait répliqué que, si elle avait su gérer son petit frère dans un contexte familial cahotique, elle devait certainement être capable d'aller chercher un enfant et de le ramener à la maison en un seul morceau. Bon, elle ne précisa évidemment pas qu'au final elle avait abandonné Jeremy après l'attaque de l'orphelinat et ne l'avait plus revu depuis. Il y avait des blessures qui faisaient encore trop mal.
La jeune femme fit tourner son poignet doucement, il l'élançait encore un peu, mais la douleur s'était calmée. La veille il y avait eu une sorte d'explosion au centre ville et, si à ce moment là elle avait été assez loin de l'endroit pour ne pas être blessée, les bousculades qui avaient suivi l'avaient projetée à terre et elle s'était foulée le poignet. Heureusement rien de cassé. Ça aurait pu être bien pire après tout, quelques instant plus tôt elle était justement passée devant l'immeuble en feu qui avait fini par vomir des débris sur la foule aux alentours. Heureusement que la curiosité ne l'avait pas clouée devant le spectacle, les conséquences auraient pu être bien plus… dramatique.
Après l'événement, elle avait tout de suite appelé Louis pour s'assurer qu'il allait bien. C'était ainsi qu'elle avait appris que l'incident était d'origine magique. Ce qui voulait dire que ses amis risquaient d'être très occupés ces prochains jours… Elle qui avait prévu une sortie pour aller voir les studios Harry Potter, tout tombait à l'eau.
Alors elle se consolait avec un pot de glace et une série. En espérant que Louis et Luka reviennent sans d'être fait exploser et que Harry n'ait pas la brillante idée de l'enlever une nouvelle fois.

La sonnette répondit à ses pensées avec une synchronisation parfaite et Carla sursauta. Quand on parle du loup… Mais elle tenta de se rassurer ; Harry n'était pas le genre de personne à s'annoncer avant d'entrer. Il aurait d'abord fait sauter la serrure, ensuite posé les questions. La jeune femme serra tout de même son téléphone avant de se diriger vers la porte, jetant un coup d'œil par le judas et découvrit un homme qu'elle n'avait jamais vu auparavant. Bon, soit le vampire était extrêmement doué en déguisement, soit ce n'était pas lui.
Prudemment, elle déverrouilla la porte et s'adressa au nouveau venu :

– Oui ?

L'homme devant Carla ne lui disait rien, mais il n'avait pas l'air méchant pour autant. Enfin… Harry aussi avait l'air très propre sur lui avec son costume et ses boucles brunes et enfantines. Se méfier des apparences. La jeune femme serra un peu plus fort le portable dans sa main, se demandant si ça pouvait être une arme efficace à jeter à la tête de quelqu'un… Peut-être aurait-elle dû accepter les cours de combat que lui avait proposé Louis…
Pourquoi le monde magique prenait-il toujours des côtés aussi sombres ?

L'homme qui se tenait dans l'encadrure de la porte n'avait pas l'air d'être le genre à tirer dans des estomacs avant de procéder à des enlèvements. Mais Harry non plus ne ressemblait pas à ça. Il avait même l'air tout l'inverse de cela, tellement qu'on aurait pu croire que son visage sous ses boucles brunes s'excusait au moment de tirer.
Mais Harry ne s'excusait pas vraiment. Non, Harry était un vilain, méchant, bouh !

– Bonjour ! Je suis un ami de Luka. Et le chef de Louis.

L'homme tendit sa main et Carla hésita un peu avant de la serrer. Le patron de Louis, donc. Si elle n'avait jamais vu cet homme auparavant, lui semblait la connaître ou, au moins, avoir deviné qui elle était. Sinon il ne lui aurait pas parlé de son lien avec son amoureux. Elle se détendit un petit peu et allait ouvrir la bouche pour lui indiquer que ni l'un, ni l'autre n'était présent, lorsqu'il la devança :

– Declan.

Il passa une main un peu gênée dans sa nuque, comme pour dissimuler la cicatrice qui courait sur sa joue et allait se cacher dans le col de sa chemise. Carla s'apprêtait à gentiment lui proposer de repasser plus tard – elle n'avait pas tellement envie de froisser celui qui payait Louis à la fin du mois – lorsqu'elle s'aperçut que le mouvement avait ouvert sa veste dévoilant une arme dans son holster. À vrai dire, elle ne l'aurait sans doute pas remarqué si l'homme n'avait pas rabaissé le bras précipitamment, comme pour cacher le flingue.
Non, non, non, ça n'allait pas recommencer. La panique emporta la jeune femme qui réagit instinctivement en lui balançant ce qu'elle tenait dans la main. Son téléphone alla heurter le crâne de Declan avant de retomber par-terre dans un bruit sourd. Oups. Est-ce qu'elle venait de balancer un objet à la tête du patron de Louis ? Elle regarda sa main avec un air abasourdi, ne comprenant pas d'où venait ce geste. Lorsque ça avait été Harry dans ce même hall d'entrée, elle n'avait même pas été capable de crier ou d'essayer de fuir et maintenant elle lançait un objet au boss de son mec ? Est-ce qu'elle venait sans faire exprès de déclencher une troisième guerre mondiale entre les magiques et les non-magiques ? Où Declan déciderait-il de se venger sur Louis en le renvoyant ? Merde.

– Merde !

Pas sûr néanmoins que les gros mots améliorent beaucoup son cas.

– Heu pardon… enfin je voulais dire… je suis désolée. Je… J'ai vu votre arme et… on m'a tiré dessus il y a pas longtemps alors j'ai pris peur.

Elle grimaça, elle avait l'impression de s'enfoncer.

– Enfin, j'imagine que dans votre métier les gens se font tirer dessus tous les jours, hein ? Mais moi c'était la première fois. Qu'on me tirait dessus. Enfin… désolée. Je vous ai fait mal ?

La jeune femme se pencha pour ramasser le téléphone dont l'écran avait explosé. Super. C'était vraiment une belle journée qui commençait ; elle venait de manquer de rendre borgne le patron – et peut-être bien futur ex patron – de Louis et l'arme du crime n'avait même pas résisté à l'impact. Sa journée géniale entre amis aux studio Harry Potter était passée par le stade "pas ouf devant Netflix et une glace" au stade "catastrophique je perds mon téléphone et peut-être bien le job de mon mec".

Le grognement que lâcha le patron de Louis arracha une grimace à Carla. Pourvu que celui-ci ne soit pas rancunier. Elle essaya de creuser sa mémoire. Luka lui avait-elle déja parlé de lui ? Un souvenir vague émergea, un peu brouillé par les émotions – c'était souvent le cas dans les conversations qu'elle avait avec son amie. Il lui semblait qu'elle avait parlé de problème avec la nourriture… Bon et bien comme ça au moins, elle n'allait pas avoir besoin de lui proposer un déjeuner pour s'excuser. Tant mieux ; la glace l'avait calée et elle n'avait pas tellement faim. À peine envie d'un café et d'un joint, mais quelque chose lui soufflait que cet homme trop propre sur lui n'était probablement pas adepte de la drogue.
Café clope, donc.

– Non c'est moi… Ouch. Désolé, c'est une question de protection.

Au moins, il ne lui criait pas dessus, c'était un bon début. Elle espéra tout de même ne pas l'avoir blessé trop profondément.

– Un peu ?

Était-il trop poli pour dire que Carla lui avait défoncé le crâne. La jeune femme s'interrogea sur le droit que l'homme avait d'emprisonner des innocents. Est-ce que les lois d'Orpheo permettaient de contourner cela ? Y avait-il eu outrage - ou pire, agression - à agent ?
Au moins ne semblait-il pas sortir des menottes.

– Je ne voulais pas vous effrayer. Mon métier consiste plutôt généralement à recevoir les avis de décès de mes exorcistes qu'à me faire tirer dessus. Ce qui n'est pas mieux. Mais j'ai moi-même subit quelques attaques et je suis quelques peu vulnérable en ce moment.

Elle l'observa de bas en haut.

– Vous n'en avez pas l'air.

Mais Carla oubliait toujours que la magie avait un rôle à jouer dans ce monde-là. Peut-être qu'il était amputé d'une partie de ses pouvoirs ; elle ne pouvait pas le deviner ainsi. En tout cas le téléphone ne semblait pas avoir laisser de marque sur sa peau ; contrairement à l'arme et ses multiples fissures. Ça lui coûterait certainement un bras de faire changer l'écran et, comme Carla n'en avait pas les moyens, elle se baladerait sans doute avec l'engin brisé jusqu'à ce qu'un de ses potes ayant trop pitié rachète un téléphone en lui offrant son ancien portable et en lui assurant - en mentant - que non, non, il ne faisait pas ça pour elle.
Orpheo payait bien, contrairement aux stages vétérinaires.

– Je peux entrer ? Mettre de la glace…

Elle s'écarta de la porte pour le laisser pénétrer dans l'appartement. Après tout, l'homme n'avait pas eu de gestes agressifs après son attaque, il n'était donc probablement pas une menace. En tout cas pas immédiate.
Ils se dirigèrent vers la cuisine où elle sortit un pain de glace du congélateur avec un sourire encore désolé sur les lèvres avant de se tourner vers la machine à café.

– Vous voulez un café ? Une clope ?

Le combo gagnant pour la jeune femme. Celui qui la traînerait certainement vers un cancer avant l'âge de cinquante ans. Mais tant mieux ; elle n'avait pas envie de se voir vieillir alors que ses amis restaient jeunes. C'était devenu sa nouvelle lubie depuis qu'elle avait cru apercevoir un cheveux blanc dans sa tignasse – ça n'avait été en fait qu'un reflet, mais depuis elle ne pouvait s'empêcher de les traquer. Elle n'avait pas envie que Louis soit condamné à jouer l'aide soignant alors qu'il aurait encore le teint frais et les joues roses. Autant crever avant.

– Se méfier des apparences…


Carla grimaça légèrement lorsque les mots lui parvinrent, presque un chuchotement dans ses oreilles. C'était faire preuve de lucidité que de garder ce conseil en tête. La vie n'était pas comme un film et les méchants n'avaient pas nécessairement la tête d'horribles personnes dévorées par leur rage intérieure. Chez eux, la rage restait, justement, à l'intérieur, elle ne débordait pas sur leur corps. Il n'y avait qu'à voir Harry… Elle soupira pour ôter cette idée de sa tête. Le sorcier dégageait un truc qui la rendait folle sans qu'elle parvienne à mettre le doigt dessus. Peut-être que c'était ce jeu de puissance ; l'un comme l'autre faisait mine d'être le plus faible jusqu'à ce que leur corps prennent le contrôle. Ça la dégoûtait un peu, de se savoir si faible face à lui. Ça la dégoûtait surtout parce qu'à cause de ça elle avait perdu Ian.

Là aussi c'était compliqué… pourquoi tout était-il toujours aussi compliqué autour d'elle ?


L'homme accepta sans rien dire la glace que Carla lui tendait. Même si l'endroit ne semblait pas avoir enflé, sa mine morose trahissait la douleur et la jeune femme s'en voulut un peu. Ne pas se fier aux apparences… Elle espérait ne pas lui avoir refiler une commotion.

L'étudiante jeta un coup d'œil derrière les brisures de son téléphone ; aucune nouvelle notification. Soupir. Elle déposa l'appareil dans un coin de la cuisine. Naïvement, elle attendait toujours un peu la réponse au message qu'elle avait envoyé à Ian, quelques semaines auparavant. Quelle conne !


– Un café, merci. Long si possible.


Elle hocha la tête et attrapa le pot qui contenait les grains de café qu'elle versa directement dans la machine. C'était quelque chose qui la ravissait dans la cuisine de Luka – peut-être la seule chose qui l'attirait dans cet endroit, à vrai dire. La machine était tellement perfectionnée qu'elle broyait elle-même les grains avant de sortir un délicieux café. La jeune femme appuya sur quelques boutons et, rapidement, un liquide chaud et odorant s'écoula dans une tasse grise. Elle en coula un second pour elle avant de tendre son café à Declan puis d'aller se poser vers la fenêtre qu'elle ouvrit, son breuvage dans une main et déjà une cigarette égarée sur ses lèvres.


– Est-ce que vous me laisseriez vous aider pour le téléphone ? C'est que… C'est un peu ma faute, finalement.


Carla manqua de lâcher le briquet qu'elle tenait allumé au bout de sa clope. Elle le regarda surprise avant de se reprendre et de terminer de faire rougeoyer le bout de sa cigarette. Était-il sérieux ? Lui arrivait-il souvent de proposer aux personnes qui lui balançaient des choses à la tête de leur proposer de les aider ? C'était comme si elle avait remboursé ses balles à Harry… Bon, peut-être bien qu'elle avait fait pire, au final, en couchant avec lui.

Elle hocha négativement la tête, elle n'était pas du genre à accepter la charité.


– Ça va aller, il fonctionne encore.


Elle expulsa la fumée de ses poumons avant d'avaler une gorgée de café. Carla connaissait peu de mélange aussi satisfaisant que celui-là. Un médecin aurait probablement levé les yeux au ciel ; elle remplissait ainsi deux de ses addictions. Mais elle les avait assez vu de série hospitalière pour savoir que c'était eux les pires, à donner des grandes leçons de morale avant de traîner devant les hôpitaux dans des nuages de fumée, enchaînant au passage les gardes et le manque de famille.

Peut-être d'ailleurs que Declan devrait aller faire vérifier sa tête ?


– Est-ce que vous voulez que j'appelle un médecin ? Ou que je vous accompagne dans cet endroit… vous savez, l'hôpital pour les gens comme vous.


Là où elle avait terminé après sa dernière aventure. Et là également où elle avait retrouvé Louis, même si c'était à l'autre bout du monde. Une grande première, probablement. Sylvester lui avait expliqué que ces endroits étaient strictement interdits aux humains innocents, en dehors d'un seul bâtiment qui se situait… elle avait oublié où, savait juste que ce n'était pas l'un des deux où elle avait mis les pieds. Il faut croire qu'elle était une exception.

Elle tira une nouvelle fois sur sa clope avant de reprendre une gorgée de sa tasse. La caféine coulait dans son sang réveillant lentement son organisme.


– Je ne sais pas quand Louis et Luka vont rentrer. Ils ont dû partir à cause de l'explosion d'hier.


Elle lui aurait bien proposé de rester jusqu'à ce qu'ils reviennent, mais les deux étaient capables de ne pas rentrer de la nuit pour poursuivre elle ne savait quel fantôme. Mais sûrement que Declan avait conscience de cela ; c'était lui qui donnait ce genre de mission à Louis habituellement.

L'air frais vint chatouiller le dos de Carla alors qu'une chape de fatigue s'abattait sur ses épaules. La jeune femme bailla avant de terminer le reste du liquide foncé dans sa tasse. Elle n'aurait pas dit non à un deuxième café.

– Les gens comme moi ?

La question – rhétorique – avait fusé et Carla haussa les épaules. Comment les appeler autrement ? Ils étaient différents, tout était différent. Dans son monde à elle il y avait des choses horribles, certes, mais dans le monde magique c'était toujours plus violent et dangereux. Si la jeune femme savait que l'espérance de vie des sorciers était plus longue que la sienne et qu'il y avait de fortes chances qu'elles meurent de vieillesse bien avant ses amis, elle n'ignorait pas non plus les risques qu'eux couraient. Ce n'était pas impossible qu'un jour Louis ne rentre pas ; ça avait déjà été le cas une fois. Mais cette fois ce serait pour toujours et ça serait elle qui devrait apprendre à survivre sans lui.
Elle n'osait pas l'imaginer.
Et c'était la même chose pour tous les autres. Ange, Luka, Ian. Sylvester, même. Harry, souffla une voix qu'elle aurait préféré ignorer. Que des gens autour d'elle qui étaient pris dans une guerre sanguinaire et qui laissait des montagnes de cadavre sur son chemin. Le monde magique n'hésitait pas à prendre des vies et Carla n'était pas assez naïve pour penser qu'il épargnerait pour toujours ses amis.
Ou elle, d'ailleurs. Surtout après sa mésaventure. Il n'y avait qu'à voir l'explosion de la veille au centre de Londres. Encore une explosion magique. Parfois, elle se disait qu'elle aussi avait un pouvoir ; celui d'attirer la magie. Et les ennuis.

– Oui, c'est une affaire qui agite quelque peu Orpheo.

Louis lui avait raconté que c'était sûrement une histoire de fantôme – comme s'ils n'avaient pas déjà assez à gérer avec les sorciers noirs. Au moins, ceux-là elle ne pourrait pas les voir. Pas se faire tirer dessus. Ou enlever. Ou coucher avec.
Elle grimaça. Est-ce que sa nuit avec Harry comptait comme une trahison envers Orpheo ? Mais elle n'appartenait pas à Orpheo, ni à aucun camp. Même si… même si ses amis étaient tous chez les gentils. Elle n'avait aucun doute, en tout cas, de ce que Ian avait bien pu penser de tout ça.
Une trahison, certainement.

Declan termina sa tasse avant de poser la glace et de se relever. Il sembla à Carla l'avoir vu légèrement vaciller sur ses appuis, mais c'était sans doute une illusion causée par la légère fatigue qui l'englobait.

– Ravi d'avoir fait votre connaissance.

Elle sourit, recracha un peu de fumée.

– Encore désolée pour le téléphone. Je vous laisse claquer la porte en sortant, elle se ferme toute seule.

Il lui tardait déjà de retourner à la suite de sa série et à son pot de glace… mince, son pot de glace ! Heureusement que l'interlude patron de Louis n'avait pas duré plus longtemps parce que le pot aurait certainement fondu. Elle ignorait où Luka dénichait cette glace, mais c'était un vrai bonheur pour ses papilles, hors de question de la laisser perdre. Carla imagina déjà la suite du programme de sa journée : reprendre sa série avec un deuxième café, quelques cuillères de glaces en plus et, sans doute, un joint pour accompagner le tout. Elle monterait sûrement dans la chambre d'amis afin de ne pas laisser l'odeur dans le salon – ça la mettait mal à l'aise vis à vis des enfants.
Cependant, l'étudiante n'eut pas le temps de se réjouir qu'elle vit Declan s'effondrer devant elle. Affolée, elle balança son reste de cigarette dans sa tasse vide et se précipita sur lui pour voir dans quel état il était.

Ce n'était pas beau à voir. Il n'avait plus rien de l'homme qui avait sonné à la porte quelques instants plus tôt. Enfin… les traits étaient les mêmes mais émaciés. La cicatrice que Carla avait aperçu un peu plus tôt avait comme gonflé sur sa nuque et, comble de l'horreur pour la jeune femme, elle vit une bosse se former sur son front, à l'endroit exact où elle avait lancé son téléphone. Le tout accompagné de quelques gouttes de sang.
Elle grinça des dents. Se méfier des apparences, hein ?
Heureusement, il reprit bien vite connaissance et elle l'aide à se redresser.

– Doucement. Vous voulez un verre d'eau ? Je… je vais appeler une ambulance, c'est peut-être une commotion cérébrale. Est-ce qu'il y a quelqu'un que vous souhaitez que j'appelle aussi ?

Un éventuel compagnon ou ami, autre que Luka qui n'était certainement pas joignable à ce moment-là.

– Est-ce que vous avez des nausées ?

Elle essaya vaguement de se rappeler ses cours de vétérinaire, comme s'il était possible d'appliquer sur les humains les mêmes solutions que sur les animaux. Qui plus est, un humain magique, qui apparemment jouait assez bien avec les illusions pour dissimuler son véritable état. Les chats et les chiens, eux, ne faisaient jamais ça.

La première pensée de Carla lorsque l'homme s'écroula devant elle – et si elle avait pu prendre du recul à ce moment-là, elle en aurait probablement eu honte – fut pour la glace qui aurait certainement le temps de fondre avant que Declan ne se remette. Puis la pensée parasite s'envola aussi rapidement qu'elle avait explosé dans sa tête et la jeune femme focalisa son attention toute entière sur celui qui, bouffé par ses propres illusions, mit de longues secondes avant de parvenir à se relever. Lentement les traits plus frais reprirent place alors que les blessures et la maigreur disparaissait, comme si tout ça n'avait jamais existé, comme si l'illusion ça avait été de le voir renversé par terre, cadavre éclaté sur le carrelage de la cuisine.

Elle le vit alors sortir un morceau de sucre de la poche et le déballage parut si laborieux que ça suspendit un peu l'instant. Lui, concentré sur le papier qui ne voulait pas lâcher, elle, concentrée sur lui qui tentait de ne rien laisser paraître. À aucun moment elle n'esquissa un geste en sa direction, consciente que ça ne servait à rien de lui proposer son aide. Cette idée-là, d'ailleurs, ne lui traversa même pas l'esprit. Était-ce la preuve d'un esprit trop égocentrique ? Ou parce qu'elle se retrouvait si profondément dans ces failles qu'elle ne voulait pas interrompre ce reflet de la personnalité de l'autre. Ça lui rappelait des épreuves tout ça. La faim avait l'odeur des joints qu'elle fumait à Little Angleton pour oublier Louis. La faim avait encore la même odeur dans cette cuisine ; un peu atténuée parfois par des excès de sucrerie pour galvaniser l'adrénaline dans son sang ; mais quand Louis lui manquait, la nourriture également, et si Carla n'était plus aussi squelettique que pendant l'attente de celui qu'elle aimait – celui qu'elle pensait aimer en tout cas, l'amour ces temps lui apparaissait comme un concept flou et brouillon –, il laissait des traces, quelques os contre la peau, mais surtout dans la tête.

– Ça ira. C'est juste une hypoglycémie et la fatigue des derniers jours.

Croyait-il en ses propres mensonges ? Qui voulait-il leurrer dans cette cuisine, alors que tous les deux savaient pertinemment que l'illusion avait glissé assez longtemps pour que Carla puisse l'apercevoir vraiment ?
Les gens mentaient si souvent qu'ils finissaient par tomber dans leur propre imaginaire, par se persuader que tout allait bien, toujours. Il lui rappelait elle, plus jeune, des bleus sur les bras et aux cœur, une famille qui s'effondrait mais le menton assez haut pour défier tout le monde. Ça va ? – avait un jour tenté un professeur. Ça va. – avait-elle répondu si sèchement, avec tant d'assurance qu'elle s'était persuadée elle-même. Situation banale, rien d'anormal. De toute façon, c'est quoi, la normalité ? La vision du plus fort ? Ou celle des plus nombreux ?
Dans ce cas, limitée à cette cuisine, la normalité prenait des proportions anguleuses et saillantes comme les côtes sous les vêtements.

– J'ai besoin de quelques secondes.

Il y avait du défi dans ses yeux, du défi dans sa voix. Le même que quand elle avait prononcé ces deux mots, ça va. Le ton qui dit au monde d'aller se faire foutre et qu'on arrive bien tout seul à se redresser.

– Ok.

Carla pêcha son mégot dans sa tasse pour le balancer à la poubelle, avant de s'accouder une nouvelle fois à la fenêtre, déjà une cigarette au bout des lèvres. Elle ne le connaissait pas, ce mec, après tout, ils ne se devaient rien, si ce n'était quelques excuses pour la blessure qu'elle lui avait causée à la tête et un peu de respect afin qu'il ne songe pas à virer Louis. Louis… la jeune femme se demanda s'il avait déjà vu la coquille de son directeur se fendiller, s'il avait aperçu le manque de force, la maigreur presque nécrosante.
Le briquet fit trop de bruit en craquant, elle porta la flamme au bout de la cigarette et inspira la fumée.

– Prenez le temps que vous voulez. Mais vous n'avez pas besoin de garder votre…

Les mots la troublèrent. Votre magie allumée ? Votre costume ? Votre illusion ?

– … votre déguisement.

Mais elle eut l'impression de le mettre à nu, obligée de se justifier.

– J'ignore comment tout cela marche, mais j'imagine que ça doit vous fatiguer. Je peux sortir aussi, si vous préférez.

Lui laisser l'intimité nécessaire pour ouvrir sa corolle et dévoiler un pistil morbide.