Myaw retourna dans la chambre d'Ange sur la pointe des pieds. Si elle s'entendait bien avec son colocataire, Chuck-Oliver, elle n'avait pas forcément envie de le croiser en petite culotte et avec un Tshirt d'Ange enfilé à la va-vite - elle réalisa qu'en plus elle l'avait mis à l'envers - lors de son pipi post-sexe. Il y avait plus glamour pour commencer la journée.
De retour dans ladite chambre, elle jeta un coup d'oeil au réveil et grimaça en réalisant que, à leur habitude, ils avaient trop traîné. Cependant, c'était ok quand ils n'avaient rien d'autre de prévu de leur journée que d'essayer un nouveau restaurant ou visiter un musée - il était toujours possible de décaler la chose -, ça marchait beaucoup moins quand elle avait rendez-vous avec son oncle adoptif qui n'avait pas la moindre idée du fait qu'elle dormait à Londres. Chez Ange. Elle commença à attraper ses vêtements pour les enfiler.

- J'ai rendez-vous à 10h30 avec Edwin à Orpheo, je lui ai dit que je prenais le premier train. Il va finir par se douter de quelque chose... Lui ou Pandora.

L'adolescente n'osait pas vraiment imaginer la tête du policier quand il l'apprendrait. Il était tellement incapable de gérer... un peu tout en fait, qu'il était possible qu'il reste sur place à paniquer sans rien dire, à la limite de l'infarctus pendant que les objets radoteraient à son sujet.
Note pour elle-même d'ailleurs, ne jamais embrasser Ange devant un meuble capable de tout lui rapporter.
Dans le lit, Ange ramena ses genoux à lui, se redressant un peu sous les draps, un soupir traversant ses lèvres alors qu'il posait sa tête entre ses mains.

- Je sais. Il faut qu'on réfléchisse à comment le leur dire. Et quand.

Si pour la première question Myaw n'en avait pas la moindre idée, pour la seconde elle avait une bonne proposition : Jamais. Ou alors dans trois ou quatre siècles, histoire que tout le monde soit enterré depuis longtemps.
La jeune femme sautilla sur place, manquant de s'effondrer par terre alors qu'elle tentait d'enfiler ses chaussettes, puis alla s'asseoir au bord du lit.

- Tu trouves pas ça excitant de devoir nous cacher ?

Elle avait dit ça avec un petit sourire et un clin d'oeil. Elle aimait bien les baisers volés au détour d'un couloir du Mystery, les caresses discrètes sous la table et qu'on coeur qui s'emballait un peu plus fort, tendu par la peur d'être pris.
Myaw embrassa Ange et recomposa un air un peu plus sérieux.

- J'ai pas envie qu'ils puissent juger l'amour que j'ai pour toi.

Les gens ne comprendraient pas. Ils penseraient que lui ne verrait que la jeunesse alors qu'elle se laissait embobiner par sa maturité. À l'âge de l'adolescence, de toute façon, tout le monde passait son temps à juger ; Myaw n'était pas prête d'en piper mot à ses amis.

- Ca ne m'excite pas non. Mais je n'ai pas envie non plus qu'on me juge. Vu la réaction de Ian déjà, je...

L'air triste de son prince pégasien lui découpait le coeur. Elle n'aimait pas le voir ainsi.

- Hey, dit-elle en posant sa main contre sa mâchoire pour lui faire redresser la tête. Le plus important c'est ce qu'on ressent l'un pour l'autre. Je t'aime et rien de ce qu'ils pourront dire ne changera ça.

Le contact de la main de son amoureux sur son bras lui fit du bien. Il sourit et elle s'en réjouit ; elle n'avait pas envie de gâcher une journée qui avait aussi bien commencé.

- Tu as tout à fait raison. Même s'il faut aller vivre en Australie pour avoir la paix je le ferai.

Le pays avec les énormes araignées, les crocodiles aux dents très longues et les requins blancs ? Heureusement qu'elle aimait Ange vraiment très très fort, parce que c'était la seule raison qui pouvait la pousser à accepter d'aller dans ce pays qui semblait réunir les pire bêtes de l'humanité sur une seule gigantesque île.

- Tu es tout ce dont j'ai besoin.

Elle caressa sa joue puis l'embrassa avant de se relever, cherchant du regard son téléphone qui avait étrangement atterri à l'autre bout de la pièce. Comment ? C'était un mystère.

Je vais finir par être en retard. Je dors chez Edwin et Kurt ce soir, mais normalement je reviens à Londres le weekend prochain ! Sauf si tu passes à Little Angleton. Tu sais, pour les... fantômes.

L'adolescente frissonna en se rappelant l'épisode qu'elle avait vécu à Little Angleton, Redwan tenant dans une main la tête arrachée d'Edwin et dans l'autre celle d'Ange. Mais ce dernier la rattrapa pour l'embrasser et elle effaça la vision d'horreur de son imagination.

- Moi aussi. Bon, j'ai aussi besoin de manger, de dormir, et de mes amis un peu. Mais surtout de toi. Fais attention à toi. Je viendrai sûrement au village. Pour les fantômes, officiellement. En réalité... Tu sais ce que j'en dis.

Myaw sourit, le rouge décorant ses joues. Parfois elle ne comprenait pas comment elle pouvait avoir le droit à autant de bonheur. Il lui arrivait souvent de se faire réveiller par des cauchemars ; Bleuann revenait pour l'arracher à Ange et la rendre à son maître. Alors la jeune femme s'accrochait intensément à chaque seconde de l'amour du prince.
Elle attrapa son téléphone, agita sa main et sortit de l'appartement avant de se diriger jusqu'au métro. Orpheo n'était pas très loin et elle eut de la chance sur les correspondances, tellement qu'elle même par arriver un poil à l'avance.
La dame de l'accueil la reconnut et lui tendit un badge visiteur qui lui permit d'accéder à la section réservée à la police magique. Dans le grand hall où trônait une fontaine à eau et quelques bancs, elle se prit un verre et s'assit, attendant patiemment son oncle. Il devait lui signer un formulaire pour l'école, maintenant qu'il était son tuteur légal, et il avait ensuite promis de lui faire visiter un peu le bâtiment puis de l'emmener manger. Il n'avait pas précisé s'il devrait retourner bosser l'après-midi même, mais elle espérait qu'il ait pris congé ; les quelques mois qu'elle avait passé chez Kurt et lui avait renforcé les liens entre eux et depuis qu'elle était retournée à l'orphelinat, il lui manquait un peu. Bien sûr, Myaw était heureuse de retrouver Little Angleton, son enfance et ses amis, mais les deux policiers magiques comptaient aussi énormément dans sa vie et elle se réjouissait des moments qu'ils pouvaient passer ensemble.
Même si bon, si elle était tout à fait honnête, elle se réjouissait encore plus de passer des moments avec Ange, raison pour laquelle elle disait à Pandora qu'elle partait voir Edwin alors qu'en réalité elle squattait chez son prince. Mais dix-sept ans, n'était-ce pas l'âge pour les bêtises ?
Cela lui rappela d'ailleurs qu'elle avait un petit témoin à gérer. Sortant prudemment son téléphone, elle lui chuchota - elle n'avait pas envie que les gens qui déambulaient dans le hall la prenne pour une folle - :

- Surtout, tu ne dis rien de ce que tu as vu ce matin à Edwin, d'accord ?

Myaw rangea le portable, puis hésita un peu avant de baisser la tête.

- Et vous non plus les habits, d'accord ?

Comme s'ils allaient lui répondre. Mais mieux valait prévenir que guérir.

– Salut Myaw ! Tu as été contaminée par Edwin ou ?

Une voix tira l'adolescente de sa négociation - à sens unique vu le manque de réaction et de participation des objets qui l'entouraient - et elle sursauta. Apparition surgie de nulle part, Luka se tenait devant elle. Avec elle l'odeur des fraises dans les champs, les bulles des pichets de limonade et une panthère bondissant contre la vitesse. Myaw se redressa aussitôt et sauta sur Luka. Désormais, les deux jeunes femmes faisaient presque la même taille, mais entre les bras de son amie, l'humaine se sentait toujours aussi enfant.

– Luka !

Le sourire envahit naturellement son visage tant ça lui faisait plaisir de croiser une tête connue dans ces lieux. Même si, beaucoup d'orphelins du Mystery devenaient par la suite exorcistes et allaient travailler à Orpheo – généralement à Edimbourg ou Londres –, ils étaient la plupart du temps en mission et c'était rare que Myaw les croise directement au bureau. À la place elle voyait surtout des vieux… elle suspendit sa pensée des adultes un peu moins jeunes qui avaient gradé à des postes plus bureaucratiques.
L'adolescente relâcha son étreinte puis rangea son téléphone avec un coup d'oeil un peu gêné.

– J'ai essayé une fois la cigarette avec des amis, mais quand je suis rentrée ma broche en forme de cygne m'a tout de suite dénoncée à Edwin. Depuis je me méfie un peu.

Pas besoin de mouchard quand on avait un pareil don. Le cygne avait poussé ses derniers cris tout au fond de la boîte à bijoux de Myaw et elle n'était pas prête de la ressortir. Même si bon, la réaction de son oncle avait été pour la moins comique. C'était l'époque où elle vivait encore chez lui, avant de retourner à l'orphelinat. Lorsque le vil bijou l'avait dénoncée, il lui avait demandé si elle avait fumé ; elle avait bien évidemment menti et il n'avait pas été très content. Pour la punir, il l'avait privée de Facebook pendant deux semaines.
Facebook. Le site pour les vieux. Elle s'était attendue à ce qu'il la prive aussi d'Instagram et de Tiktok, mais il n'avait rien dit là-dessus. Pas certaine qu'il sache ce que c'était, d'ailleurs. Et, par miracle, son téléphone qui avait un vrai sens de la loyauté n'avait pas décidé de souffler une idée d'autres interdictions à Edwin.
Pour cette fois elle s'en était bien tirée.

– J'étais chez Ange ce matin et… enfin… tu vois, j'ai pas trop envie qu'il soit au courant.

Automatiquement, le volume de sa voix s'était abaissé. Ange lui avait un jour demandé s'il pouvait en parler avec Luka qui était d'ailleurs probablement capable de le deviner toute seule étant donné son pouvoir et leur proximité. Bien sûr, Myaw avait dit oui – après tout, elle avait bien tout raconté à Ian, même si ça ne s'était pas vraiment très bien passé. Selon son amoureux, Luka l'avait plutôt bien pris, mais l'adolescente n'avait pas eu l'occasion de la recroiser depuis et, comme tous les jeunes de son âge, craignait le jugement des autres. Même si, enfant, elles avaient souvent joué ensemble et que la plus grande s'était beaucoup occupée de la plus jeune, le temps avait filé et Myaw n'oubliait pas que la panthère était avant tout l'amie d'Ange. Elle n'avait pas envie qu'elle croie que ce n'était qu'une amourette de sa part et qu'elle pourrait un jour briser le cœur du prince pégasien pour s'enfuir sur le dos d'un autre cheval, avec quelqu'un de plus jeune.

Luka avait toujours le même parfum que dans ses souvenirs. Un mélange d'enfance et de nostalgie. Agrippée à celle qui, un jour, avait paru si grande pour la petite fille qui lui semblait qu'elle touchait le ciel, Myaw songeait que cette période lui manquait. Mais alors elle n'aurait pas pu faire avec Ange ce qu'ils avaient fait le matin même ; en pensant à cela elle sentit son ventre se réchauffer d'une douce chaleur et le rouge lui taper aux joues. Elles espéra que le don de Luka ne comprenne pas les raisons de son émoi ; ça la retournait toujours un peu, lorsqu'elle pensait au sexe avec son prince pégasien.
Heureusement, son amie changea de sujet ce qui lui permit de se ressaisir.

– Ça n'a pas dû être facile tous les jours ! J'ai entendu dire que lui et Kurt avait prénommé les meubles de leur appart' ! C'est vrai ?

L'adolescente leva les yeux au ciel. Pas que les meubles ! Chaque objet avait son nom et son histoire avec eux. Myaw adorait vraiment ses deux oncles adoptifs, mais ils avaient l'art de la fatiguer énormément et elle avait été heureuse de rentrer au Mystery Orphanage, même s'ils lui manquaient parfois. Ils étaient épuisants et puis, l'orphelinat restait sa maison même si eux étaient sa famille.

– Il y a des règles dans la maison. Interdiction de mettre des fleurs dans le vase de l'entrée parce qu'il est allergique. Ou de poser la télécommande sur la table basse du salon parce qu'ils sont en froid depuis 2018. Une fois j'ai entendu Kurt chanter une berceuse à la porte de sa chambre. Une berceuse !

Elle se rappelait encore de s'être fait tirer de sa nuit par la voix de Kurt. Curieuse, elle s'était levée pour voir ce qu'il se passait et était tombée sur lui en train de chanter "Douce nuit" devant le bout de bois. Il avait eu l'air gêné en la voyant, mais elle était trop fatiguée pour creuser plus loin. Elle gardait tout de même l'anecdote bien au chaud dans un coin de sa tête pour son discours le jour où Edwin et lui décideraient enfin de se marier.

Luka ne réagit pas excessivement lorsque Myaw, une petite boule dans l'estomac, évoqua Ange. Pas de gros yeux ou de jugement dans sa voix, juste un sourire et un doigt plaqué sur ses lèvres. Au moins une qui ne la considérait pas comme une gamine. Contrairement à Nounou… Ian. Elle rattrapa sa pensée. C'était Ian désormais, pas Nounou. Elle n'était plus une enfant et n'avait plus besoin d'appeler les gens avec des surnoms idiots.
Sinon les grands ne cesseraient jamais de la percevoir comme une enfant.

– Myaw ? J'ai faim du genre méga-faim. Je te paye un truc et on se pose un peu ? J'ai du temps !

Elle sourit à son amie avant de déverrouiller son téléphone.

– Il faut juste que je demande à Edwin ! On était censé se voir dans cinq minutes, mais s'il a autant de boulot que d'habitude, il ne m'en voudra pas de décaler notre rendez-vous d'une heure.

Elle tapa rapidement quelques mots sur son portable en espérant obtenir une réponse rapide ; elle n'avait pas envie de devoir courir jusqu'à son bureau pour lui demander la permission en direct – le bureau de son oncle lui faisait un peu peu, probablement parce que la porte annonçait toujours sa venue et qu'Edwin prenait un malin plaisir à l'ouvrir avant qu'elle n'ait eu le temps de toquer, son poing rencontrant alors le vide. Sûrement une de ses blagues préférées.
Heureusement, il répondit rapidement.

ok.

Message laconique, mais qui lui ressemblait bien. C'était d'ailleurs un petit miracle en soit qu'il ait pu lui répondre vu le temps qu'il passait sans téléphone. Edwin disait toujours qu'ils étaient la pire invention du monde et elle ne comptait pas le nombre qu'elle avait vu voler jusqu'au mur le plus proche. L'adolescente lui répondit par un gif de chat avec des cœurs – elle savait qu'il ne comprenait pas le principe des gif et ça la faisait rire de l'imaginer essayer d'interpréter l'image sans comprendre pourquoi Myaw avait pu lui envoyer ça.

– J'ai une heure devant moi ! On va boire un coca ?

Elle saisit le bras de son amie avec un grand sourire aux lèvres. Ça la rendait toujours aussi heureuse de croiser son amie.

Myaw connaissait mal le quartier – connaissait mal Londres tout court – et se contenta donc de suivre Luka jusqu'à un petit café. La palette de leurs boissons et nourritures était cependant claire : que des choses locales et aucun coca à l'horizon. Elle dût retenir une grimace de déception ; du haut de ses 16 ans elle ressentait le besoin de sucre et, même si elle avait bien regardé la vidéo que Summer lui avait expliqué sur le désastre écologique qu'était cette boisson, il lui était difficile de se défaire de ses habitudes. Elle trouvait parfois injuste de devoir grandir dans un monde que d'autres avaient fichu en l'air, surtout après tant de temps coupée de la société. Quand elle était enfant, on ne parlait encore que peu des problèmes écologiques qu'ils encourraient et elle était de toute façon trop jeune pour comprendre les enjeux à ce moment-là. Alors quand elle était revenue et qu'on lui avait parlé de l'huile de palme dans le Nutella et du réchauffement climatique… ça faisait beaucoup. Et parfois, sa tête bourdonnait un peu trop.
Luka commanda tout un tas de choses avant de se tourner vers l'adolescente.

– Tu veux quoi ?

Pas de coca, donc, mais tout de même envie de sucre. Elle scanna rapidement la carte.

– Une limonade maison, s'il vous plaît. Je vais manger avec Edwin après, il vaut mieux que j'aie encore faim.

La dame qui semblait bien connaître Luka posa leur commande sur un plateau qu'elle recouvrit de carré de chocolat et, bien vite, les deux femmes se retrouvèrent assises à une table. Myaw, entre deux gorgées de limonade, attrapa un des chocolats qu'elle mangea avant de déplier soigneusement l'emballage sur la table, puis de le plier pour faire une grue en origami. L'oiseau ainsi créé, elle le posa sur le rebord de la table avant de poser ses deux mains sous son menton, afin de le soutenir, un sourire presque timide sur les lèvres. Face à Luka, elle se sentait comme une enfant ; elle était une enfant. Elle se rappelait pourtant très bien de l'époque où c'était son amie qui avait 16 ans et qu'elle la regardait avec ses yeux d'enfant, la trouvant si grande, si mature, si adulte. Mais à présent qu'elle avait son âge, elle ne ressentait rien de tout ça. Toujours gamine dans l'âme, toujours la petite Myaw qui courait après les grands.
Et Ange dans tout ça ?
Ange c'était son coeur, Ange c'était son trésor. Il s'était blotti en elle et quelque chose s'était ouvert. Oui, peut-être que ça, ça l'avait fait grandir un peu ; en tout cas, entre les bras de son prince pégasien, elle ne sentait pas le poids des années qui essayait de les séparer. Mais devant celle qu'il considérait comme sa sœur, c'était différent. Elle avait un travail alors que Myaw était encore au lycée. Elle avait un appartement, une vie et s'occupait même de deux enfants dont l'un avait son âge. C'était fini l'époque de l'insouciance où ils jouaient au chat perché et vivaient tous ensemble au Mystery. Ça lui manquait parfois. Même si, d'autre fois… quand elle repensait à la matinée qu'elle avait vécu, elle se disait aussi qu'avoir 16 ans c'était bien. Pas suffisant, mais déjà mieux que 5 ans.
Plongée dans ses souvenirs, elle repensa à ce que lui avait dit Ange quelques jours plus tôt.

– Il paraît que Louis vit chez toi maintenant ? Comment il va ?

Ce n'était pas celui de la bande qu'elle connaissait le mieux – ce qui était logique en même temps, celui qu'elle connaissait le mieux c'était Ange –, mais l'adolescente se rappelait que, lorsqu'elle était enfant, il aimait bien leur jouer des morceaux de guitare ou les prendre sur son dos pour jouer à la course de cheval. Louis était le genre de personne facile à vivre et souvent de bonne humeur et ça faisait des années qu'elle ne l'avait plus revu. Au moins, il était en vie, c'était déjà beaucoup.
L'adolescente attrapa un autre chocolat pour occuper ses mains et son esprit. Puisque le destin avait placé Luka sur son chemin, c'était peut-être pour une bonne raison. Il y avait quelque chose qui la tracassait depuis un moment et elle avait besoin de l'avis d'un ami, mais n'avait encore osé en parler à personne. Elle hésita un moment avant de demander :

– Dis Luka… Je sais que tu es la meilleure amie d'Ange et que tu travailles avec mes oncles, mais… est-ce que je peux te demander un conseil ? Et que ça reste entre nous, je veux dire…

Le rouge lui piquait un peu les joues alors elle noya la couleur dans un peu plus de limonade.

De minuscules taches de chocolat apparurent au bout de ses doigts, sans vraiment que l'adolescente y prête grande attention. Le goût sucré fondait sur sa langue, nourrissant son esprit en constante réflexion. Elle avait l'impression qu'il ne s'arrêtait plus, depuis qu'elle avait été libérée, comme si sous l'emprise de Red tout s'était un peu figé, une sorte d'hibernation forcée pour ne pas se laisser dépérir, et qu'une fois loin de son bourreau, il avait fallu que ses pensées rattrapent des années de vide.

– Oui, ils ont emménagé pendant un temps avec Carla. C'est que, c'est grand chez moi, y'a de la place. Si tu sais pas où venir à Londres, tu peux toujours venir d'ailleurs.

Lorsque Luka évoqua Carla, Myaw eut en tête l'idée d'une adolescente revêche, qui fumait clope sur clope et avait toujours l'air de se méfier de tout le monde. Quelqu'un qui lui faisait un peu peur au final, mais également qui lui inspirait un peu de tristesse car elle sentait bien le décalage avec tous les autres. Carla traînait toujours avec les orphelins, combien même elle n'était pas au courant du secret. Mais tout ça lui paraissait un peu flou également ; c'était des images d'enfant, elle ne l'avait pas revue depuis qu'elle avait quitté le manoir Soul. Il lui semblait vaguement qu'Ange avait évoqué le couple, mais ça ne l'avait pas forcément beaucoup marquée, malgré tout elle se sentait encore un peu étrangère à tout ce groupe, toujours la plus jeune, la fillette chou à qui on tressait les cheveux en racontant des histoires. Finalement, peut-être qu'elle n'était pas aussi différente que Carla, tout autant en décalage, tout autant un peu triste, parfois, de ne pas se sentir dans le groupe.

– C'est gentil, mais entre Edwin et Ange, j'ai de quoi faire.

Elle aurait même aimé pouvoir se dédoubler. L'adolescente adorait passer du temps avec son oncle de cœur, ce bout de famille reconstituée, celui que son grand-père avait choisi pour elle – choix étrangement mature vu l'incohérence du personnage, tout comme le Mystery Orphanage d'ailleurs, à croire que le vieil homme était au fond bien plus responsable qu'il ne le laissait paraître, en tout cas lorsqu'il pensait aux autres. Mais son cœur – et son désir, cette chose toute nouvelle pour elle et avec laquelle elle devait apprendre à vivre – la portait nécessairement vers Ange. Parfois elle s'imaginait vivre avec lui et cette image la terrifiait autant qu'elle l'enthousiasmait. Mais elle se contenait en se disant qu'il ne fallait pas brûler les étapes trop vite, ils avaient toute la vie devant eux, et la magique qui coulait dans leur sang rendait cette vie un peu plus longue que celle de la plupart des humains.

– Louis, ça va, parce que Louis ça va toujours. Mais il est comme tout le monde, ces dernières années ont creusé nos cœurs. Ça a laissé des traces, mais il s'en sort bien. C'est un roc, Louis. Que dis-je ! C'est un cap, c'est une péninsule !

Myaw sourit en reconnaissant la référence à Cyrano de Bergerac – et se dit qu'elle n'était peut-être pas tout à fait à côté de la plaque au niveau de ses études, malgré ses années d'absence, même s'il fallait bien reconnaître que la littérature, qu'elle soit anglaise ou française, n'avait jamais été le plus difficile pour elle – et avala une gorgée de limonade dont le goût du citron lui piqua un peu la langue. Pour autant, elle appréciait ce goût de l'acidité, aussitôt adouci par le sucre qui pailletait la boisson. Métaphore au piquant de la vie qui se trouvait allégé par l'amour. Par Ange…

– Euh, je travaille avec tes oncles, oui, mais de loin hein ? Après, ça reste toujours entre nous, mais je te garantis pas qu'Ange lise pas en moi. Je suis un livre ouvert pour lui.

Elle tira un sourire des lèvres de l'adolescente ; elle-même ne pouvait pas lui cacher grand chose, c'était d'ailleurs un véritable calvaire pour les cadeaux, elle avait toujours peur qu'il devine à l'avance ce qu'elle comptait lui offrir pour son anniversaire ou pour Noël.

– Tu peux toujours me demander n'importe quoi Myaw. On est de la même famille.

La famille du Mystery. Quand on vivait des choses aussi fortes, on était toujours prêts à se sacrifier les uns pour les autres. N'importe quel orphelin aurait pu venir vers Myaw – même quelqu'un qu'elle n'appréciait pas vraiment –, ça restait la famille et la famille passait avant tout.

– Je… heu… Je sais pas trop comment dire ça parce que j'ai peur que les gens que j'aime le prenne mal, mais…

Nerveuse, elle passa une main derrière sa nuque, captant la chaleur retenue pas ses longs cheveux à cet endroit.

– Tous, vous travaillez pour Orpheo, vous vous battez pour sauver les innocents, vous vous êtes même battus pour me sauver moi et c'est admirable, vraiment, je veux pas que vous imaginiez le contraire, mais… mais je ne me sens pas faite pour cette vie. Et j'ai pas envie qu'Ange, ou mes oncles, ou même toi, que vous pensiez que je trouve que c'est pas trop cool ce que vous faites, mais… je crois que ça me fait peur. Et je sais pas trop comment leur dire tout ça.

Elle se sentit soudain fragile, revivant les coups et les tortures de Redwan, tout ce contre quoi elle n'avait pas su faire face, tous les cauchemars incrustés jusqu'à la moelle.

– Et puis bon, j'aimerais bien parler d'Ange à Edwin et Kurt aussi, mais j'ai pas envie qu'ils décident de m'interdire de le voir parce qu'ils estiment qu'il est trop vieux pour moi. Je les aime vraiment, hein, mais parfois ils sont si vieux qu'il ne me comprennent pas.

Éternel problème des adolescents, qu'ils soient magiques ou non. La communication un peu compliquée avec les boomers responsables d'elle. Moue de gamine malgré tout, éternellement rattrapée par son âge.