Y’a pas des milliards de raisons qui m’ont amené ici. À vrai dire, j’crois que même sur une main y’a plus de doigts que d’explications sur ma présence dans ce coin-là. Et si je parle de ma main, c’est parce que c’est la seule chose mouvante devant mes yeux, qui bouge de droite à gauche avec l’intention vaine d’atteindre le plafond.

Je crois que quelqu’un me déteste, à Rosenrot. J’sais pas, c’est qu’une impression. Floue.
Allez comprendre, on m’a parachuté – ça j’ai l’habitude – de Géorgie à Strasbourg dans le silence le plus absolu, prétextant que je « comprendrais à mon arrivée » – ça, ça l’était moins. J’suis arrivé, donc. Petit studio basique, trois pièces et salle de bain. Classico-classique, ambiance non-douée des familles.

Y’a bien un truc qui m’a choqué, ça oui, c’est qu’on avait runé l’endroit comme un pied. Et encore, ledit pied en pleurerait de se sentir ainsi souillé. Non pas que les runes n’aient pas été correctement tracées, mais le manque de logique dans l’enchaînement, les placements et l’utilité des machins m’a complètement retourné l’estomac. J’ai passé vingt bonnes minutes à désactiver celles qui auraient pu malencontreusement me faire – plutôt beaucoup – mal, comme la rune de combustion spontanée près du gaz ou celle d’électricité dans la salle de bain.
En fait, dès mon premier pas dans ce bordel silencieux, j’ai effectivement pris ça comme un nouveau type de test de la part de Rosenrot, version tâches ménagères ou « witchbabyproof ». Dans mon souci de perfection, j’ai voulu carrément tout effacer mais j’ai eu beau astiquer, rayer, cracher mon sang sur certains, y’a des runes qui sont jamais parties.

Puis là mon intuition de Soul m’a confirmé qu’on m’en voulait pour une raison probablement valable. J’ai trouvé un papier, qui m’a mené à un autre papier, puis un autre, comme ces satanés chasses au trésor. J’ai craqué assez rapidement et en souhaitant utiliser une rune, j’ai craqué une seconde fois en constatant que les runes assez résistantes limitaient grandement pouvoirs, runes et dons.

J’étais donc un humain non doué dans une ambiance de studio d’humains non-doués accro aux madalas.
Joie.

J’ai médité – non – et je me suis motivé à poursuivre ce jeu des plus non-amusants.
On en vient au moment présent.

J’ose espérer que le dernier bout de papier se trouve effectivement dans le faux plafond, parce que… Parce que…
Je saute un bon coup pour attraper le bord du faux plafond, étonnamment très résistant pour supporter mon poids sans craquer ou plier. Je jette un coup d’œil vers le sol. La chaise – échelle improvisée – git étalée, emportée par mon élan. Quelle idée d’avoir des plafonds aussi hauts. Je soulève franchement le faux plafond et des dizaines de paillettes surgissent et me tombent dessus. Je lâche prise, surpris, tout en soufflant très franchement sur les machins microscopiques. Mon derrière fait un gros boum quand il rencontre le tapis et une fine feuille tombe entre mes jambes.
« Joyeux anniversaire, imbécile. »

Ma première réaction est de hausser un sourcil sceptique. La deuxième de vérifier ma date d’anniversaire. La troisième de faire des confettis du bout de papier. La quatrième d’insulter mon jumeau.
Il vient juste de rentrer d’une grosse mission de presque trois mois et ça a considérablement décalé nos habituels petits tours entre jumeaux. Il a fait fort cette année, nul doute que ces mois de missions perdus en Afrique ont su faire naître son imagination. Il a dû s’ennuyer le pauvre.
Partie remise, crétin.

Je passe une main dans mes cheveux et secoue le surplus de paillettes. Evidemment, j’en retrouverai encore dans un mois. Pu-naise.
Je m’empresse de sortir, referme la porte, descend à l’accueil, change de chambre et file dedans. Ouais, aujourd’hui j’ai fait ça dans les règles de l’art, j’ai payé ma chambre. Woh, sent-on la fatigue, je me demande. Le gars m’a évidemment dévisagé, moi aussi brillant qu’une boule à facettes colorées. Des colorations d’ailleurs très girly, à base de rose, de rouge et de jaune.

Autant dire que dès que j’ai vu mon lit, j’ai pris une douche puis rabattu les couvertures dans le silence le plus absolu.

Pendant un moment, j’ai rêvé avoir laissé la fenêtre ouverte. Un immense chat me crachait des paillettes à la figure. Je me suis échappé comme un gosse de cinq ans dans la chambre et j’ai pris mes couvertures pour un bouclier anti-chat cracheur de paillettes. Sauf que le chat est monté sur le lit, d’un coup moins agressif.

— Hé.

J’ouvre les yeux d’un coup, le chat est beaucoup trop proche d’un coup, s’il me crache son venin à la figure, c’est fini, je vais vraiment finir en boule à facettes. J’inspire un grand coup pour différentier instantanément le rêve de la réalité – vite fait quand même, on rattrape pas les heures de décalage juste parce qu’on est sorcier – et plisse les yeux parce qu’il y a effectivement une forme, là.
Y’a ma main qui vient immédiatement se coller sous l’oreiller, là où attend – normalement – une lame mais y’a aussi la déception et un bon frisson dans le dos qui viennent se coller sur mon visage au moment de ne rencontrer rien d’autre qu’une surface agréablement douce. Pas d’arme.
Je suis affreusement fatigué et j’ai même pas assuré mes arrières. Erreur de très très gros débutant, ça Cyan.

Puis je réalise que y’a pas de lame sous mon menton, et que ça sonne drôle un « hé » pour une nana qui veut potentiellement me faire du mal. J’ai quand même beaucoup de chance parce que j’ai rien runé, rien préparé. Si on avait voulu me tuer, je m’en serais certainement même pas rendu compte. Je suis habitué à bien plus de décalage horaire, mais aujourd’hui y’a pas à tortiller, Olive m’a complètement sorti de ma routine et je me suis pris pour mon moi d’il y a trente ans.

En prenant finalement en compte la personne non loin de ma personne, je décale lentement ma main, paume ouverte, de derrière l’oreiller, un sourire pas tout à fait clair sur le visage.

-Hé.

La main poursuit son lent trajet pour atteindre le visage de la demoiselle et je m’empare de ses lèvres quelques secondes avant de tomber tête la première sur les draps, juste en-dessous d’elle. Je me retourne pour lui faire face et souffle :

-Toi aussi, tu viens m’souhaiter mon anniversaire ?

C’était il y a deux mois mais bon, hein, on sait jamais.
J’suis complètement déchiré.
J’avoue, j’fais un peu exprès. Beaucoup.

Lorsque j’ouvre les yeux, il y a ce visage entouré de cheveux d’or qui me surplombe. Rhyan. Rhyan. Rhy. Je devrais parfois y penser davantage, à elle, à moi, à nous. Mais c’est un peu notre truc de survoler le tout et cette relation. Rester léger, avec un lendemain ou non, la confiance sur le bord des lèvres et le cœur qui bat, inlassablement.

Ouais, tant qu’il bat, tout va bien. Les accélérations et les ralentissements, c’est du bonus, les aléa de la vie, de l’adrénaline et puis c’est tout. Rien ne sert de disserter dessus, de chercher à comprendre. La fierté et l’orgueil pourraient bien en pâtir, autrement. Pourquoi ressentir ça ? Je l’aime, oui, mais à quel point ? Ouch, la réponse pourrait ne pas plaire à mon moi soldat, mon moi Soul mais sans âme.

- T’as des paillettes dans les cheveux.

J’en ai aussi dans le cœur depuis que t’es arrivée.

Jugez pas mon sentimentalisme, je viens à peine de me réveiller et il me faut dix bonnes secondes pour émerger après mes réflexes. Je dois aussi dire que je suis encore assez fatigué. Elle m’offre un regard sceptique mais je l’ignore. Ma main vient se poser dans mes cheveux, les secouer pour faire empirer la situation, enfoncer les bouts de plastique jusqu’aux racines dans l’espoir de les voir disparaître.

-Mon imbécile de frère.

L’explication est expédiée et à des années lumières de ma tendance à m’étaler sur un sujet. Je prends appui sur un de mes coudes pour rouler sur le côté et lui faire face, toujours couché. Elle est en tailleur, me fixe. Me fixe avec un peu trop d’insistance à mon goût. Son visage balance le pour et le contre, respire un mélange un peu âcre qui me sort assez rapidement du tranquille bout de sommeil auquel je m’accrochais. Sans cesser de garder un petit sourire, mon regard perd l’innocence du réveil pour celle de l’adulte déjà désabusé.

— Cyan.

Ce nom et ces agissements, ses mains proches de ses lames et moi ignorant au milieu du lit. Mon sourire flétrit sans avoir pu totalement éclore et la joie d’une bonne surprise se transforme en déception. Je n’ai pas peur, mais mon corps s’anime très légèrement pour répondre à l’ambiance étrangement désagréable, prêt à se tendre, sauter du lit et attraper la première chose à sa portée.

La dernière fois, on avait parlé de travail et on s’était promis de ne plus jamais aborder ce sujet. C’est devenu totalement tabou depuis, pourtant j’ai le sentiment d’être poussé à devoir écouter des informations que je ne devrais pas connaître.
Elle n’ajoute rien. Je fronce un peu les sourcils.

-Rhyan, si c’est en rapport avec...
— Anja est venue me voir. Trahir Orpheo contre ma vie.

C’est à moi de me fondre dans le silence un instant, avant de répéter :

-La cheffe ?

J’ai du mal à y croire. Je refuse d’y croire. Comment, pourquoi ? Combien de temps ça aura duré, au final, avant que l’une ou l’autre des factions ne vienne se mêler de ce qui ne la regarde pas et piétine un semblant de bonheur au nom du profit ? Mais aussi, qui a vendu la mèche ? Anja ne se serait pas déplacée personnellement sans une raison valable d’approcher un membre d’Orpheo. Elle doit savoir, pour nous.

Je garde superbement mon calme. Ce n’est pas un calme précédant la tempête, c’est un calme patient, qui attend d’avoir toutes les cartes en main avant de s’exprimer. Trahirait-elle Orpheo ? Je ne sais pas. À vrai dire, je me souviens vaguement d’une discussion de ce genre, mais impossible de m’en souvenir avec certitude. Serait-elle prête à sacrifier sa vie pour une organisation ?

La question qui s’échappe de ma bouche n’a pourtant rien à voir avec mes pensées. Pourtant, elle est claire et sans hésitation :

-Elle sait pour nous ?

C’est évident. Je sais que tout ne tourne pas autour de moi pour elle, mais pour quelle autre raison valide Anja se serait-elle brutalement mise en contact avec Rhyan ? Aurait-elle fait quelque chose de particulier en mission ou autre pour intéresser la cheffe de Rosenrot ? Et surtout, surtout, qui a craché le morceau ? Presque imperceptiblement, je serre malgré tout les poings.

Trahir Orpheo pour sauver sa peau. J’ai beau détester cette organisation, c’est beaucoup trop dangereux. Il y a déjà des espions à Orpheo, mais peu font réellement long feu. Et puis même, c’est de Rhyan dont on parle, pas n’importe qui. Je serre les dents. Je savais que ça finirait par arriver. Ce n’était qu’une question de temps et pourtant, pourtant, peu importe l’issue, je ne suis pas satisfait. Je suis même incapable de dire adieu et de lâcher prise comme je me l’étais pourtant assuré.

Pitoyable Cyan, vraiment.

-Qu’est-ce que tu lui as répondu ? Non. - je reformule - Qu’est-ce que tu en penses vraiment ?

Je devine mais je ne suis pas dans sa tête. Devant les véritables menaces, n’importe qui pourrait retourner sa veste une bonne fois pour toute. On ne se rend compte de l’importance de la vie qu’à partir du moment où on se trouve à deux doigts de la perdre.

Autre chose m’intrigue. Pourquoi tant de précautions ? Que me croit-elle capable de faire ? L'assassiner ? Pourquoi, au juste ? Faire taire les preuves de notre relation, tuer dans un excès de rage ? Non. On savait dans quoi on s’embarquait, on a embrassé les termes du contrat tout en sachant que l’un de nous finirait tôt ou tard par en subir les conséquences. Je – en tout cas – me suis embourbé jusqu’au cou et je dois dire qu’aujourd’hui, je n’ai pas envie qu’elle ait à sacrifier autre chose pour moi. Je préfère la savoir loin, très loin, hors de portée de moi et des autres mais en vie plutôt que jetée dans une fosse, quelque part, nulle part.

Je n’ai pas envie de poser la question mais elle sort malgré tout, au fond de moi un peu blessé par son attitude défensive. Je m’assoie proprement et pose ma main sur la sienne proche de ses lames avant de lâcher, sombre :

-Est-ce que c’était nécessaire d’avoir l’air aussi prévenante ? Je ne vais pas t’attaquer.

Je ne sais pas si j’ai l’air à ce point dangereux – sans doute que oui – mais j’étais préparé à un coup de ce genre. Je renifle un peu, mécontent, avant de soupirer. Peut-être est-elle là pour me tuer, après tout. Ce serait le plus logique.

Son affirmation tombe dans le gouffre sans fond de ma gorge. Je tâche de garder mon calme mais mes membres semblent prêts à bondir, mon cœur à s’extraire de la poitrine pour trouver la taupe, l’ignoble petit animal responsable de ce désastre.
Mais à quoi bon, quel intérêt aurait le coupable à se dénoncer tout en sachant pertinemment qu’il s’attaque à un Soul et risque bien évidemment sa vie ? En soulevant monts et marées, je ne ferais que me trahir davantage, annoncer au monde ma traîtrise pour un bout d’humaine. Green se moquerait, Père irait ordonner la mort de Rhyan, Olive... Bien qu’il soit ma moitié, j’ignore totalement comment il réagirait. Peut-être qu’il serait le premier à me faire subir la punition made in Soul.

Non, la précipitation n’est évidemment pas la solution à privilégier. La vie de Rhyan a beau être en jeu, pour le moment elle n’est pas l’ennemi numéro 1 d’Anja. Elle restera relativement passive-active tant qu’elle restera persuadée que Rhyan travaille pour elle.

J’inspire profondément, rassemblant les derniers choix étendus sur le lit. Il faut se rendre à l’évidence, il y en a moins que les paillettes dans mes cheveux. Mélange de peine et de frustration, je lui fais finalement part de mes sentiments en posant ma main sur la sienne, qu’elle récupère avant d’embrasser tout en jetant ses armes au loin.

- Pardon.

Je laisse échapper un nouveau sourire, un peu plus détendu. Ce n’est pas grand-chose, mais avec la prudence en moins et la confiance dans son regard, j’arrive enfin à reprendre le contrôle total sur mon corps. Cyan Soul, moins les années de guerre.

- Je ne savais pas si Anja était venue t’en parler. Elle exigera sûrement que tu me mettes une balle entre les deux yeux.

Je hausse un sourcil. Il me semblait avoir rassemblé les cartes nécessaires pour pouvoir jouer, mais je constate à présent qu’à ma suite il manque un valet. Pourquoi Anja aurait-elle voulu anéantir Rhyan ? Le rose de mes joues perd un peu de sa couleur alors que l’évidence me percute de plein fouet. Elle... Elle lui aurait tenu tête ?

- J’en pense que je vais rapidement être sur toutes les listes d’extermination et qu’elle voudra m’abattre. Elle n’a pas réussi la première fois et, si elle a un peu d’orgueil, elle me désire morte.

Un rire mi-moqueur mi-désespéré s’échappe dans un souffle. Rhyan. Rhy, ma princesse requin, les principes d’Orpheo forcent-ils à dire la vérité et rien que la vérité ? Quand ta propre vie se retrouve mise en jeu et qu’on te propose une seule sortie après t’avoir lâchée dans un cercle de feu, pourquoi s’évertuer à vouloir s’emparer d’une troisième voie ? La troisième voie n’existe pas. Tôt ou tard, les langues de feu viendront lécher tes mollets et t’incinérer vivante. La mort n’a pas de redémarrage. Une fois que c’est fini, c’est fini.

-Tu es incroyable. Tu as tenu tête à la cheffe et t’es enfuie d’une manière ou d’une autre. Mentir ne t’es pas venu à l’esprit ? Histoire de gagner un peu de temps.

J’aurais paradoxalement aimé assister à cette scène juste pour apercevoir sa méthode. Après tout, vouloir échapper à Anja et réellement lui échapper sont deux choses radicalement différentes. Bien que notre puissance de frappe n’atteigne pas celle des Cross, les oreilles de Rosenrot se trouvent à peu près partout. Elle devrait le savoir, non ? Peut-être y’a-t-il même déjà quelqu’un au balcon. Quoique... Olive est le seul à m’avoir fait cette blague et il est du genre têtu lorsqu’on lui demande quelque chose sans lui préciser les raisons de cette demande. Si un sorcier venait à le rencontrer pour connaître ma place, il l’enverrait tout aussi bien bouler.

- Orpheo a déjà des doutes sur moi et puis en trahissant, j’envoie mes amis, ceux qui surveillent mes arrières et qui m’aident à ne pas avoir peur des ombres, à la boucherie.

Il est vrai que départager la vérité du mensonge dans une affaire d’espionnage est particulièrement complexe. À une époque où la balance penche lentement en notre faveur, les exorcistes ont effectivement des raisons d’être davantage sur leurs gardes.
Je tique un peu. À la boucherie ? Orpheo serait-il aussi du genre à effacer l’existence d’une personne jusqu’à remonter à ses fréquentations ? Ou est-ce simplement une façon de parler ?
Elle cache son visage de ses mains avant d’ajouter :

- Je n’ai pas peur d’Anja mais peut-être que toi tu devrais. Je ne sais pas.

Ce n’est pas elle qui m’effraie. Elle seule, sa personne, je m’en fiche pas mal. Son influence en revanche... L’espérance de vie de Rhyan pourrait être divisée par deux par une simple mention aux oreilles de Père. Abattu par cette désormais malédiction qu’ont les frères Soul à lentement s’enticher d’humaines, il n’hésiterait pas une seule seconde. Sa fureur sera d’autant plus grande lorsqu’il comprendra que c’est de moi dont il s’agit, un des aînés Soul, une machine de guerre, un des exemples de la famille. Quelle surprise aura-t-il lorsque, croyant avoir piétiné l’ensemble de mes émotions, il constatera son échec ?

Je passe ma main sous mon menton. C’est, après tout, peut-être ma chance. Je peux faire émerger le bénéfice du doute. Après tout, quelles sont les probabilités entre le fait que je sois réellement tombé amoureux d’une humaine et que je m’en sois servie pour extraire des informations de la part d’Orpheo ? Moi qui, par-dessus tout, suit connu dans la famille pour agir dans le fond plutôt qu’en plein champ de bataille, sans bavure ni hésitation ?

Je secoue la tête.

-Dans l’immédiat, je ne risque pas grand-chose. Peu importe mes agissements, au final avec un peu de raccourcis, ils ne sont pas tant éloignés de mes habitudes.

Ça pourrait se complexifier par la suite, d’où ma certitude à court terme uniquement. Je replonge mon regard dans le sien, clair et décidé.

-Je peux te couvrir pour quelques semaines sans risquer ma vie, mais il faudra que tu trouves un endroit où te faire facilement oublier.

À travers mes mots s'en évaporent d’autres, inlassablement répétés : “Je t’interdis de mourir.”
Les endroits sur Terre totalement isolés sont nombreux mais je doute de la volonté de Rhyan à s’exiler volontairement pour sauver sa vie. J’essaye tout de même, entourant sa main des miennes, inspirant profondément pour masquer les battements énervés de mon cœur.

-Rhyan, on savait dans quoi on s’embarquait, même sans en parler. Je peux clore les yeux d’Anja si Père s’en mêle, mais lui n’oubliera pas de sitôt si tout ne se déroule pas exactement comme je le lui dirai.

Pour Anja, Rhyan n’est qu’un pion. Je suppose que si quelqu’un d’aussi respectable qu’Allen Soul vient lui annoncer que son fils est en réalité sur une affaire d’espionnage, cela lui suffira. Quoi que Rhyan ait pu dire lors de leur rencontre, cela devrait pouvoir taire son orgueil un temps.
Si Rhyan parvient à trouver un endroit isolé, il me suffirait d’aller la retrouver, récupérer une de ses lames favorites, m’en servir de trophée à ramener à Rosenrot pour annoncer sa mort et tout finirait bien. Père aura encore des doutes pendant un temps, mais il suffira à Rhyan de rester cachée encore quelques temps.
Je parie bien mon bras qu’elle refusera plus de la moitié de mes conditions. Je ferme les yeux. J’ai bien une dernière idée pour rester ensemble et assurer notre survie un instant, mais alors... Alors là, il faudra réellement se demander si le jeu en vaut la chandelle. Je poursuis :

-Tu... as déjà pensé à ce que tu veux qu’on fasse ?

En-dehors de mourir, bien entendu.

J’avoue, peut-être que je sais pas vraiment comment réagir. Les situations de crise, je les gère bien en temps normal, mais pas cette fois. Rhyan, c’est un peu mon monde à part. Ce monde que je ne partage avec personne d’autre, même pas Olive. C’est un endroit où je peux délaisser mes responsabilités et respirer un bon coup. Mais lorsqu’elle s’approche pour me dire que tout s’étiole, que ma réalité commence finalement à disparaître comme une illusion, je me retrouve en plein milieu d’un trou. Profond, noir, sans odeur.

Elle a l’air assez surprise de mes réactions, de mon alignement quasi instantané sur ses pas. Je suis un soldat, c’est vrai, mais j’ai toujours été plus ou moins un électron libre. Sans contredire les ordres, je tatillonne pour tourner l’issue en ma faveur. Et l’issue actuelle ne me plaît pas du tout.
Ça me paraît naturel de la défendre, pas pour elle.

J’enchaîne, mon esprit déjà focalisé sur les éventuelles portes de sortie. Je lui en fais part, de manière très, très floue. Extrêmement floue. Pourtant, lorsqu’elle me répond, je comprends que la planète Rhyan n’est pas tout à fait alignée sur la mienne.

- Il n’y a pas besoin de me couvrir, je n’ai pas peur d’Anja ou de Rosenrot. Il n’y a pas besoin de me couvrir. J’ai besoin de savoir les conséquences que ça peut avoir sur toi. Si ta famille l’apprend, si…

Les conséquences sur moi ? Il n’y a pas de conséquences. Par pour l’instant en tout cas. Tout est trop frais et je peux encore tourner les faits à mon avantage. Elle a plus de soucis à se faire pour elle, pourquoi s’encombrer en plus l’esprit des retombées que cela pourrait avoir sur moi ?

- Si Anja te demande de m’abattre, tu ne l’auras pas en mentant. Tu t’en doutes non ?
-Je ne te ferais pas de mal.

Y'avait des substances cheloues dans ces paillettes ou quoi ?
J’ignore si cela est dû à son précédent manque de confiance ou à ma pseudo fatigue mais la phrase s’extrait de ma bouche sans avoir pu être digérée, tournée ou même simplement mâchée. Je serre un peu les dents et détourne le regard un instant, masquant mon visage de ma main. Je me fais vraiment honte aujourd’hui, c’est pas possible. Je lâche une expiration forcée et poursuit.

Anja lâchera l’affaire. Rhyan n’est pas une pièce maîtresse de son échiquier, avec un peu de persuasion par mon père, elle finira forcément par se focaliser sur autre chose, ce ne sont pas les sujets qui doivent lui manquer. Je sais bien qu’informer Père de cette histoire ne sera qu’une bombe atomique lâchée à retardement, mais quel choix avons-nous réellement ? Je pourrais couvrir Rhyan, mais il est hors de question que j’aille me terrer quelque part.

- Je.. ne savais pas jusqu’où allait ta.. loyauté à Anja et… t’sais, le fait que je sois humaine, et tout. Les histoires ne finissent jamais rien quand les familles s’en mêlent. Mais ça va au delà de nous, non ? Je ne peux pas jouer à la planquée pendant des mois pour…

De nouveau, je lâche un petit rire. Disons que je préfère rire de mon petit déni de copine humaine. Sans jamais vraiment l’avoir accepté, j’ai accepté Rhyan sans me fier au reste. Dans l’immédiat, c’est ma seule certitude. La malédiction Soul me tourne autour comme un chat autour de la souris, pourtant j’aimerais me dire que l’issue en sera autrement.
Et la perspective d’en arriver à la tuer ne m’effleure toujours pas l’esprit.
Elle est même plutôt reléguée en arrière-plan, loin, très loin, copine de comptoir avec le noyau de la trahison. Mais quelle trahison, là est la question.

Elle rit et me sort de ma torpeur.

- J’en sais rien, à la vérité. Je ne sais pas ce qu’il va se passer après, je ne connais pas les retombées que ça aura. Anja ne m’aura pas. Mais pour les autres, j’en suis moins sûre.

Moi aussi j’ignore les retombées, ce qu’il se produira lorsque l’un ou l’autre fera le premier pas, Rhyan, moi ou Rosenrot. Les autres, c’est le problème. Rhyan a beau être un petit monde à elle seule, Olive reste et restera prioritaire sur de nombreuses choses. Par taquinerie, par moquerie, j’ai pu lui faire subir de nombreuses choses, mais la trahison n’en a jamais fait partie. S’il venait à réceptionner les dommages collatéraux de ma relation avec Rhyan, je m’en voudrais, il m’en voudrait et ce serait un autre monde qui s’effondrerait.
Si Rhyan venait à tomber et Olive à me haïr…

- Je ne te trahirai ni toi, ni les miens.

Tout comme moi. Dépendant bien sûr de ma propre échelle de « miens ».

- Et je ne sais pas qui a trahi. Je ne sais pas qui est au courant, je ne sais pas qui craindre. Mais les prochains mois vont être funs.

En effet. Je soupire et retombe sur le lit. Ça paraît encore si improbable.
A mesure que les circonstances de ma venue ici me reviennent clairement, que je repense aux paillettes dans mes cheveux, à l’irruption de Rhyan dans cette chambre correctement louée, je soupire une seconde fois. Je ne suis pas certain qu’une parfaite issue existe. Mes plans ont des failles toutes très conséquentes et même le meilleur scénario ne mènerait qu’à un répit de quelques jours à peine. Les retombées ? Les retombées arriveront nécessairement, tôt ou tard. La situation est encore fraîche, il est difficile de se projeter à ne serait-ce qu’un ou deux jours.

Mais à quoi bon le lui dire ? Elle s’inquiète pour moi et je m’inquiète pour elle.
Fantastique.

Mes idées tombent les unes après les autres et je passe une main dans mes cheveux avant de pousser :

-Peu importe, finalement, de savoir qui a lâché le morceau. C’est fait. Je suis loyal à Rosenrot tant qu’on ne s’attaque pas à ma vie privée. Je te défendrais comme je défendrais Olive, c’est tout. Comment, peu importe, ce ne seront pas les punitions qui me feront changer d’avis.

J’ai conscience de lancer des phrases un peu bateau, le couple qui tient malgré la marée déchaînée. J’ai l’espoir de voir tout bien se terminer, mais je sais que cela n’est qu’un rêve. Que l’un répondra de ses actes plus durement que l’autre.
Mais Orpheo est plus gentil que Rosenrot, non ? Qu’est-ce qu’elle répondrait, son organisation, si Rhyan lui demandait protection pendant un temps ? Et est-ce que j’ai un quelconque poids, une quelconque valeur à Rosenrot ? Non, bien sûr que non. Je suis un Soul, mais pas LE Soul. Efficace tant qu’il obéit, sinon inutile.
Père pourrait-il aller jusqu’à tuer un de ses enfants ?

Je garde le silence puis ajoute, une pointe d’amusement sur la langue :

-Puisque tu as l’air d’être persuadée de pouvoir échapper à Anja et que, de mon côté, je suis certain de ne pas trop en subir les conséquences, je ne vois pas de quoi se tracasser.

A bien y réfléchir, prendre les devants pour prévenir mon père est une très mauvaise idée. Je me trahirai avant d’avoir pu me défendre. Reste à savoir si Anja l’a déjà prévenu. Si Olive, également, est au courant. C’est bien par lui que je devrais commencer d’ailleurs.
Je n’arrive pas vraiment à masquer ces préoccupations, aussi je m’approche d’elle et lui offre un baiser sur la joue. Ouais, juste comme ça.

-Comment t’es-tu échappée ?

Non, parce que ça m’intrigue quand même. Je sais que Rhyan est douée, mais duper Anja est une autre paire de manches. En riant très légèrement, j’ajoute.

-J’espère que dans une autre vie, on se retrouvera dans le même camp.

Il serait faux de dire que je ne regrette pas d’être né Soul, pour une fois. Jamais je ne l’avouerai, mais cette quiétude que j’ai recherché au fond de moi, je ne l’ai trouvé qu’auprès d’elle. Olive m’en a offert quelques morceaux, mais ça n’a jamais été aussi calme qu’avec elle. Pour un non doué, cette vie avec Rhyan pourrait paraître tumultueuse, mais dans mon quotidien c’est un souffle d’air.

Il est trop tôt pour dire si je serais capable de m’en séparer.

Je sens bien que si la tension semblait être monté durant quelques instants, maintenant elle est en train de redescendre. Je comprends ses craintes, après tout, c’est pas comme si on parlait de nos prochaines vacances. Y’a le risque mort qui est élevé et qui continuera de toujours grimper avec le temps. C’est pas quelque chose de nouveau ni de sensationnel. On savait, quelque part, qu’on s’engageait dans un truc plus ou moins impossible, la bourbe plein les pieds mais on a quand même essayé. Et jusqu’à preuve du contraire, on est encore vivants. Sa peau est toujours aussi blanche et ses yeux toujours aussi bleus, ainsi que tout le caractère compris dans le package Rhyan.exe.

Ça a l’air de l’étonner que je lui dise que je la défendrais comme je le ferai pour Olive. Peut-être qu’elle découvre que c’est pas par pur soif de romantisme tout ce qui s’est dit jusqu’à présent, nos engueulades surtout, d’un « je t’aime, tu pars, reste, va-t-en, disparaît, reviens » et j’en passe. J’suis pas juste amoureux de deux prunelles sur un casque de cheveux d’or, j’me sens juste vivre autre chose que l’adrénaline du champ de bataille ou les soirées cales avec Olive. Et c’est pas juste l’attrait de la nouveauté qui finira dans un tiroir dans quelques temps. C’est la petite plante que je n’ai jamais eu la patience de faire pousser et moi qui m’émerveille devant ce truc insignifiant. Ça pourrait tout aussi bien faner, mais le moment j’ai juste envie de l’arroser.
Alors oui, ça suppose aussi de s’en occuper et de la défendre, la petite pousse.

Qui aurait cru que je sois capable de métaphores sur l’amour. Si père pouvait lire dans mes pensées, voilà bien longtemps que je pourrirais à la cave dans l’attente de me « remettre de mes émotions. » Hahaha.

La finalité de cette conversation me passe complètement au-dessus de la tête cependant. Pourquoi s’inquiéter si nos résistances sont déjà préparées ? Que ce soit dans leur globalité ou juste quelques morceaux de stratégie, on finira toujours par improviser 90 % du plan. Alors profitons du présent en ayant un œil plus ou moins attentif sur le futur. Peut-être qu’un baiser permettrait de couper toutes ces grosses tracasseries ? On aura tout le temps de pleurer, de s’engueuler de nouveau, de pester contre ceux qui nous barrent la route une fois qu’on les aura face à nous. Et quelque part, ça donnera au moment une couleur encore plus extraordinaire. C’est toujours dans dans les passages de nos vies les plus dures que l’on retient le plus de choses.

Je détourne la conversation vers l’échappatoire de miss princesse requin et une phrase un peu plus mélancolique. Exprimée à voix haute mais tout aussi percutante dans mon corps. Une autre vie, un autre camp. Peut-être même plus de pouvoir, des gens normaux qui se rencontreraient à la fac, ça se passerait bien et ça irait plus loin, ou pas. Difficile de déterminer le caractère de mon autre moi de mon autre vie sans la guerre, les entraînements, les quatre lettres de mon nom, Rosenrot. Orpheo. Humaine et sorcier. Peut-être que c’est juste extrêmement con ce que je viens de dire.

Et elle me répond :

- Je.. je suis juste passée à travers le sol, puis quelques murs. On était dans une zone publique, rien n’était runé.

J’essaye tant bien que mal de retenir le rire coincé dans ma gorge mais cède finalement à la tentation et explose d’un rire franc, bientôt bousculé par le nouveau baiser engagé par la miss. C’est trop drôle. Anja qui se fait avoir par la passe-muraille. Des barres de rire. Elle n’a pas dû faire la fière après cet échec. Rhyan est tout de même devenu un sacré numéro, à fuir à la verticale ou à l’horizontale en se fichant totalement de son environnement.
Elle me glisse alors à l’oreille :

- Alors il te faudra passer du côté des gentils.

Et je suis à moitié encore en train de rire de l’efficacité de son pouvoir. Difficile de s’en remettre en même temps, c’est d’Anja qu’on parle. La fière Anja, qui lorsqu’elle annonce quelque chose, le monde se doit de plier. Non pas que je souhaite lui faire des remontrances, c’est un caractère somme toute plutôt commun à tous les dirigeants, quels qu’ils soient. La soif de pouvoir tout ça. Alors que Rhyan… Hahaha.

-La puissance de ton pouvoir ne cessera de me surprendre, même si je l’ai bien trop souvent expérimenté à mes dépends. Fuir face à Anja en traversant des murs. - j’explose de nouveau de rire – c’est trop. Haha, pardon.

Pour me calmer, j’analyse alors sa deuxième phrase. Passer du côté des gentils. Qu’est-ce qu’un gentil ? Quelqu’un qui répond à l’éthique de l’être vivant tu ne tueras point ? Les animaux se tuent entre eux pour un territoire, de la nourriture. Pourquoi l’humain se devrait-il d’en faire autrement ? Pourquoi renier l’évidente adrénaline de se sentir chassé ou de chasser ? Pourquoi même être en capacité de ressentir cet instinct de survie si nous étions seulement destiné à nous aimer les uns les autres ? La régulation de la population ne serait-elle pas une panacée pour tous les problèmes environnementaux, politiques ? Si ce qui nous sépare des gentils n’est qu’une vision des choses différentes et tout à fait justifiable, dans ce cas nous pourrions être les gentils d’une autre éthique et eux les méchants du conservatisme. Toutes les belles paroles s’échouent face à leurs semblables.

Je n’ai néanmoins pas la force d’aborder plus en détail le sujet. Peu m’importe ce jour où une fois de plus nos réalités se heurteront l’une face à l’autre. Du camp du bien et de celui du mal, pour peu que l’on se place d’un point de vue ou d’un autre. On discutera de tout ça plus tard. J’inspire profondément et m’empare de ses lèvres avant d’embrasser la naissance de son cou.

-Moui.

On verra. Ou pas. Ce n’est pas comme si la question s’était un jour posée ou serait posée un jour. C’est aussi la beauté de cette relation. Et maintenant… Et maintenant j’ai juste le sommeil qui me retombe dessus comme une vieille chaussette s’accroche à son pied et un soupir en prime.

-Tu veux bien rester avec moi là un peu ? J’ai encore sommeil et… comme tu m’as réveillé, tu as le droit de me rendormir aussi.

Et je balance la tête en arrière sur le lit, sur le coussin.

-S’il te plaît. Mais j’t’en voudrais as si t’as d’autres choses à faire.

Un peu quand même. Oh eh, c’est mon anniversaire. Et peu importe en vérité, je vais juste finir par me rendormir sans savoir si oui ou non, miss requin a gardé la position ou pas. Si la facilité à m’endormir n’est pas un gage de confiance pour elle, je pourrais difficilement lui offrir mieux.