Elle dort, et pas moi.
Comme souvent, et c’est un peu frustrant. La fenêtre est ouverte alors que nous sommes en plein hiver et elle se planque sous une énorme couette et quelques plaids, disséminés n’importe comment sur le lit. Elle m’a demandé un jour pourquoi la fenêtre devait rester entr’ouverte mais je n’ai pas la réponse. Je n’ai aucune forme oiseau et elle non plus. Faut croire que c’est dans nos veines de ne pas savoir voler.
Le loup est sous contrôle, au chaud entre mes côtes. Je résiste toujours à l’envie d’aller courir la nuit sous la lune et la pluie pour juste rester la, dans la même pièce, dans le même temps qu’Autumn. Je ne sais pas combien de temps j’aurais ce pouvoir là. C’est précieux, vous ne trouvez pas ? D’être au même moment au même endroit avec la seule personne que vous souhaitez tous les jours avec vous. Ca arrive souvent, de retourner sur un endroit passé mais les gens n’y sont plus. Je ne sais pas si Autumn est déjà retournée sur le lieu de l’accident qui l’a privée de sa soeur. Je ne lui ai jamais demandé, mes mots sont toujours maladroits et je déteste ça.
Il est beaucoup plus aisé de vivre sous forme lupine.
Je ne suis jamais retourné sur les lieux d’avant.
Si il y a vraiment quelque chose que j’aimerais, c’est savoir parler. Manier les mots et en faire quelque chose de beau ou de blanc, sans impact, juste vrai et qui glisserait sur le temps comme quelque chose qu’on ne retient pas. Mais je sais qu’on retient tous ce que disent les autres et c’est pour ça que la plupart du temps, j’aimerais juste pouvoir me glisser sous la peau d’Autumn pour savoir ce qu’elle ressent et pour lui montrer, comment je suis, comment c’est dedans.
Je ne peux pas me glisser sous sa peau.
Ni au milieu de sa tête.
Ni dans ses os.
"Ain't got no place to call a home
Only chains and broken bones"
Mais là, la nuit s’étire et je ne dors pas. J’ai l’impression qu’entre la guerre et les voyages, le groupe du Mystery, Orpheo et tout ça ça n’existe plus vraiment, tout est cassé et c’est trop tard pour réparer. Comme si maintenant, il faudrait attendre une nouvelle génération de gens qui n’ont rien vécus. Vous savez, ceux qui ne se sont pas battus et qui ont l’air de rester enfants toute leur vie. Pensez aux enfants du Mystery qui a dix ans en ont déjà plus vus que d’autres, pendant toutes leurs années.
Je ne sais même pas si ils sont encore en vie. J’aimerais les savoir vivants, mais peut être qu’il vaut mieux qu’ils soient morts qu’esclaves. J’ai entendu dire lors d’une mission « c’est toi qui la baise en premier cette fois, hier je m’y suis déjà collé et je déteste baiser à sec ».
J’essaie de ne pas imaginer.
J’imagine sans cesse. C’est sûrement ce qui fait que dans l’instant même, elle dort, et pas moi. Je frissonne un peu - il caille et je suis en débardeur, parce que de base je comptais quand même dormir. J’ai pris le temps de faire le rituel qu’on m’a appris, les mouvements lents et bas pour se recentrer, mais le milieu de moi n’est pas un endroit que je souhaite trop longtemps côtoyer. Il n’y fait pas plus beau qu’ailleurs, et sûrement pas plus chaud qu’aux côtés d’Autumn.
Mais ça serait mieux sous sa peau, quand même.
Je finis par me détourner de la fenêtre. J’entends d’ici la pluie rebondir sur le toit. L’appartement n’est pas très grand et comporte deux pièces : ici, soit dit en passant le lit sur le sol, un bar cuisine et c’est tout, et une salle de bain - vraiment trop bien. Il faudrait peut être qu’on fasse des trucs, mettre des rideaux je sais pas, j’y comprends rien. On n’est pas ici depuis longtemps, mais au moins c’est pour de vrai chez nous, et ça c’est chouette. Si on ne se fait pas pulvériser l’immeuble par des sorciers noirs, on devrait pouvoir rester là - mais je pense qu’on est à l’abri, parce qu’on n’est pas très importants dans l’organisation.
M’enfin. Quelle organisation ?
Tout part en lambeaux. Mais pas Autumn, Autumn elle est toujours là, elle est entière, en un seul - très joli morceau, même si c’est un morceau un peu névrosé - et tout va bien.
Tout va bien. Je finis par m’asseoir sur le lit, sur un plaid doux comme un nuage et gris comme la mer - je crois que c’est ce qui me manque le plus, la mer, et je ferme les yeux. Peut être que je ne peux pas me glisser sous sa peau, à Autumn, mais peut être bien que je peux rentrer dans son corps. D’habitude je ressens les émotions simples, et fortes, mais maintenant qu’elle est endormie, je suis habituellement poussé à l’écart, sauf quand elle cauchemarde. Ses propres angoisses me réveillent.
Ses propres angoissent me poursuivent.
Je ferme les yeux et, plutôt que d’essayer de trouver le milieu de moi même, j’essaie de trouver quand est-ce que je finis moi, quand est-ce que je commence elle, et je ronge la frontière. Le calme m’envahit, et je calque ma respiration sur la sienne. J’évite de sauter trop vites les étapes et les émotions pour ne pas en louper. Elle est calme sans être sereine, comme si elle marchait dans une forêt paisible mais qu’elle restait sur ses gardes.
Au cas où.
Je relâche mes muscles les uns après les autres en essayant de n’en oublier aucun, je relâche la mâchoire et le point entre mes yeux. Une vague de joie l’étreint puis plus rien, le rêve s’est sûrement évaporé, n’en reste qu’un ersatz de bonheur qui bientôt n’est plus non plus. Mais pour une fois, je n’en reste pas là, je m’oblige à m’ouvrir moi un peu plus, comme si je forçais avec mes mains sur mes côtes pour les ouvrir et les faire céder, je me contrains à aller plus loin et pour la première fois j’aperçois la pieuvre telle qu’elle est. Si j’ai toujours cru que c’était une pieuvre, voilà qu’elle n’est qu’un arbre et que je n’ai jamais pu aller plus loin que le tronc.
Les branches s’agitent doucement.
Je pose doucement une main sur Autumn et soudain je me sens comme aspiré dans la sève de l’arbre. J’ai la peau qui brûle et je tente de desserrer les dents mais je suis au sein d’émotions plus fugaces, un brin de peur mais une peur habituelle - je n’ai jamais pu qualifier les émotions avant ça - suivie d’une lassitude, comme un accueille un vieux cauchemar dont on connaît déjà la fin. Elle connait une colère sombre, sourde et sauvage et je renverse la tête en arrière pour m’y baigner dedans.
Je suis au bord de me noyer.
Suis-ce dans ce genre de voyage dont on ne revient
jamais ?
Mon coeur s’emballe.
La colère est remplacée pour faire place à une angoisse. Je l’imagine presque presser ses paumes contre sa poitrine pour l’en faire sortir. Le cauchemar prend en intensité et je distingue les mélanges complexes, il y a de la peur certes, mais pas de ce qu’elle voit, plutôt d’une solution qu’elle n’arrive pas à trouver. Il y a une urgence - comment fais-je pour ressentir une urgence ? - et son poul s’est également emballé. Je continue de suivre les branches de l’urgence pour déboucher sur la chaleur qui en débouche, la sueur au creux du dos de ne pas réussir à temps, d’avoir perdu trop de minutes, de ne pouvoir retarder l’inévitable.
Trop tard, trop tard, trop tard. Il y a des nuances de jaunes qui la poursuivent, la nausée et le dégoût qui lui vient de l’intérieur - de sa propre personne ? Mais je perds pieds, je perds pieds tout est trop précis, je tombe des branches pour me réfugier au noeud principal qui sort du tronc, ne reste que la peur habituelle et puis l’angoisse qui monte, elle ne peut pas partir de là n’est-ce pas ?
Mais cette fois-ci, j’ai senti.
Presque sous sa peau. Quand elle se réveille en sursaut, elle est déjà au creux de mes bras.