A une-demi heure de cette salle inondée de projos, où résonnait l'accent amerloque d'une poupée barbie que Ty avait du mal à ne pas considérer comme une gamine désoeuvrée, mais bel et bien comme son boss du moment, il y avait un autre monde. Et quand on lui disait : prends un air rêveur, c'est à ce monde que le jeune mannequin ténébreux s'efforçait de penser. Un effort assez abordable, et surhumain à la fois ; quand il laissait ses pensées voler librement, elles s'y précipitaient ; mais quand elles l'atteignaient, Ty sentait les battements de son coeur prendre un rythme douloureux.

La gamine était une humaine, mais pour elle l'affaire n'était pas un secret. Ty n'avait jamais méprisé les humains, pas davantage qu'il ne méprisait, en classe, un gosse qui doit travailler pour obtenir une bonne moyenne, par rapport à un gosse qui l'obtient sans se forcer. Son ignorance quant à son ascendance exacte, et son unique certitude, celle de sa mixité ethnique, l'aidait à tout accepter ; après tout, qui sait ce qu'il découvrirait dans l'avenir quand à ses parents, et l'éventuel reste de sa famille... Aussi, il était prêt à aimer et à comprendre pour ainsi dire tout le monde, des saints aux extrémistes, des badauds lambda à ceux qui resteraient dans l'Histoire. Tous étaient ses frères et soeurs potentiels. Et même si la miss était new-yorkaise de naissance, il s'était mis à l'apprécier... Surtout que depuis un mois, il avait perdu le contact fusionnel qui auparavant lui servait quasiment à ponctuer ses journées. Il avait fallu compenser. S'il faisait ce métier à présent, c'était par facilité, non par intérêt ; il avait énormément à apprendre. Et contrairement à ce qu'il avait pensé, la mode, c'était aussi pas mal de théorie.

C'était là-bas, au bout de la demi-heure de route qui séparait Angleton du berceau de son enfance. Une fusion à laquelle il avait mis un terme brutal, glacé. Qu'est-ce que cela produit, en général ? Des lames d'acier indestructibles. Il s'y connaissait ; il pratiquait cette magie du fond des âges qui consister à tirer l'épée de la pierre, en d'autres termes, il possédait l'art du forgeron. Et puis, soudain, il était allé voir la jeune fille qui menait la danse, et lui avait glissé quelques mots ; il avait bossé d'arrache-pied, non ? Ce week-end, c'était relâche. Deux jours plus tard, sa décision prise et sa résolution bien arrêtée, il avait enfin posé le pied dans le hall d'entrée de l'école, esquivant des gamins qui couraient après une aventure imaginaire. Il s'amusait, en ville, et son nouveau boulot lui plaisait ; mais il n'y avait que dans ces lieux, exposé aux courants telluriques qu'il avait toujours imaginés courant sous les fondations comme des dragons de l'âge de fer, qu'il se sentait vraiment chez lui, et destiné à accomplir de grandes choses.

Il devait le retrouver, maintenant. L'expérience avait échoué : sans lui, ça n'allait pas. Il manquait quelque chose d'essentiel. Sans être un philosophe de premier ordre, Ty connaissait l'amitié, et même les amitiés ambiguës, et ça n'en était pas. Cependant, le fait que cet ami et bien davantage n'ait pas effectué le minuscule trajet qui les séparait, qu'il n'ait pas cédé à ce besoin vital qui, du côté de Ty, l'avait tourmenté pendant quelques jours après son départ, au point qu'il avait failli rompre sa résolution... le fait qu'Aiden aussi soit resté silencieux, voilà qui était inquiétant. Avait-il profité de ce départ pour raisons professionnelles afin de tenter la même expérience de son côté ? Avait-il mis à l'épreuve l'exacte nature de ses sentiments ? Et dans ce cas, quel avait été le résultat ? A mesure qu'il s'avançait vers la silhouette familière qui, pour l'heure, lui tournait le dos, Ty se laissa envahir sans résistance par une terreur qu'il estimait parfaitement légitime.

On dit que, lorsqu'on doit avouer son attirance pour un autre garçon à ses parents, d'autant que c'est pour la première fois, la perspective de leur réaction a de quoi coller de sérieux frissons à l'homme le plus brave. C'était au garçon en question qu'il allait falloir l'avouer, maintenant ; et il se trouve qu'il était aussi la famille imaginaire que le grand gaillard s'était créée par défaut, la pression était donc double. Mais il ne pouvait plus reculer. Quelle que soit l'issue, il devait livrer le fond de sa pensée, et s'il lui fallait repartir bredouille, seul et sans espoir, au moins marcherait-il la tête haute, délivré du poids d'un si lourd secret.