Anja n’écrivait plus.
Cela faisait quatre ans. Par manque de temps. Par manque d’envie. Et surtout parce qu’elle avait décidé que cette fois-ci elle ne toucherait plus à ses sentiments. Elle ne pouvait pas se le permettre.
Même sur papier.
Elle avait tout brûlé. Toutes les lettres pour sa mère partie dans une fumée noire, écœurante, épaissit par l’encre rouge qui teintait sa plume. La sorcière noire n’avait gardé qu’une seule et unique lettre, celle écrite pour Elaïa après sa dernière entrevue avec Green.
Quatre ans auparavant.
Quatre ans que ses yeux bleus fuyaient le regard du soldat si semblables à ceux de son enfant.
Quatre ans qu’elle refusait tout contact avec Mohamed, renonçant jusqu’à ses excursions dans la chambre d’Elaïa.
Quatre ans qu’une lettre cachetée attendait son moment dans un coffre en Suisse.
Quatre ans déjà. Elle ne savait même plus à quoi ressemblait sa fille. Pouvait-elle d’ailleurs encore la considérer comme sa fille ? Parfois elle rêvait d’une enfant aux longs cheveux blonds, aux grands yeux si semblables à ceux de Green et au sourire cristallin.
Déchirant.
Déchirée.

Anja avait renoncé à tout ça, mais ce n’était pas sans le prix d’une grande douleur qu’elle refoulait. Comme tout le reste. Et pour oublier, elle se réfugiait dans le travail comme d’autres se réfugient dans l’alcool. L’alliance avec Croix lui donnait par ailleurs assez peu l’occasion de penser à autre chose.
Mater Orpheo était un job à plein temps.
Ne lui restait plus que des nuits, des nuits courtes et torturées par l’image de cette toute petite fille dansant dans les champs. Des cheveux blonds qui couraient dans l’horizon et un cauchemar, récurrent ; lorsqu’Anja appelait l’enfant et que celle-ci se retournait, elle n’avait pas de visage.
Juste un trou à la place de la tête.
Comme dans le cœur de sa mère.

Rosenrot était donc la seule chose qui libérait un tant soit peu l’esprit torturé de la jeune femme. Elle s’était jetée corps et âme dans cette guerre contre Orpheo. Cependant, si au début les sorciers noirs avaient facilement eu l’avantage, l’organisation anglaise revenait en force. Plus incisive. Précise. Dévastatrice.
Beaucoup de sorciers, de mêlés et d’humains étaient morts durant cette guerre. Dans les deux camps. Et alors qu’Orpheo remontait en puissance, Rosenrot et Croix étaient obligés de redoubler d’efficacité avec moins de soldat.
Ce qui avait conduit Anja à agir sur le terrain.
La jeune femme n’ignorait pas que cela n’était pas le rôle d’une chef d’organisation et elle ne doutait pas que Dorian aurait sans doute préféré vendre ses enfants plutôt que d’aller se battre comme de la chair à canon sur le champ de bataille. Cependant la sorcière avait fait ses dents d’abord en tant que soldat et elle tenait trop à ses idéaux pour risquer la fin de Rosenrot simplement par manque d’effectif. Elle ne sous-estimait pourtant pas son rôle dans l’organisation noire et se cotonnait la plupart du temps à des missions d’observation dans lequel elle ne risquait pas d’être tuée ou - pire - enlevée.

Et puis un jour un dossier épais était tombé sur son bureau. Il fallait récupérer des informations dans une ancienne planque appartenant à des adhérant à Orpheo. Les sentinelles n’avaient plus vu personne dans l’endroit depuis plusieurs semaines et le risque que ses anciens propriétaires débarquent était par conséquent assez faible.
Une mission de routine.
Mais aucun soldat disponible pour la réaliser. Si ce n’est elle-même. Et Green Soul.

Quatre ans sans se parler.
Quatre ans à lui balancer des ordres via des intermédiaires.
Quatre ans à l’écraser de son regard froid dès qu’elle le croisait dans les couloirs.
Quatre ans qu’il l’avait repoussée.

Anja lui avait balancé le dossier à la figure en lui lançons quelques mots laconiques : « Nous partons à 3h ». La sorcière noire comptait bien régler cette affaire rapidement et dans le silence le plus complet. Après tout, ils devaient être deux pour ce genre de mission, mais rien ne nécessitait qu’ils doivent parler.
Départ à 3h. Début de la perquisition à 3h30. Fin à 4h30.
Et ne plus lui reparler pendant les quatre prochaines années.

Sauf que tout ne c’était pas passé exactement comme prévu. Arrivés sur place, Anja avait reçu un appel de la sentinelle pour la prévenir qu’il y aurait du grabuge ; les trois personnes qui vivaient dans la planque avaient apparemment décidée de revenir sur leurs pas. Il y aurait donc du combat.
Et rien ne s’était déroulé comme cela.
Ils n’étaient pas trois et ce n’était certainement pas les trois personnes qui avaient habitées les lieux auparavant - d’anciens orphelins du Mystery, à peine majeur. À la place, ils avaient dû faire face à un comité d’accueil composé d’une dizaine de policiers d’Orpheo surentraînés.
La fuite avait été la seule option. Ni Green ni elle n’avait les capacités pour affronter une horde pareille.
Ça avait duré longtemps. Plusieurs heures à jouer aux chats et à la souris. À l’exception que la souris avait un couteau au travers de la gueule et que le chat était encore pire. Anja et Green avaient fini par se réfugier, épuisés, dans une forêt bordant la ville dans laquelle ils étaient. Un instant, ils avaient cru que cette fois c’était bon, qu’ils avaient échappé au pire.
Jusqu’à la trappe, la glisse, les runes.

- Super idée, Anja, beau jeu. 

La jeune femme foudroya Green du regard. Forcément. Au lieu d’essayer de réfléchir posément, il s’était épuisé pendant une demie heure avant d’abandonner et d’accuser sa supérieure.
Typique.

- Quand je pense que t’as utilisé les termes “fais moi confiance“ pour me faire entrer là dedans..

Pourquoi avait-il fallu que ce soit cette mission précisément qui foire. Et qu’elle se retrouve en tête à tête avec le père de sa fille. À choisir, Anja aurait encore préféré affronter la horde d’ennemis à laquelle ils venaient d’échapper.
Mais non. Elle ne pouvait pas choisir et elle se retrouvait enfermée dans les runes et le sang avec l’être qu’elle haïssait le plus au monde et ils allaient sans doute crever de faim ensemble.
Parfait.
La jeune femme décida d’ignorer le commentaire de son soldat et continua d’examiner les runes. De vieilles runes. Elle qui avait pourtant longtemps étudié cette magie ne reconnaissait pas la plupart et, le peu qu’elle connaissait lui semblait trop puissant pour être contrer.
Et ce n’était pas la peine de compter sur Green pour l’aider. Cet incapable ne devait même pas distinguer une rune de force d’une rune de concentration.

- “Ici“, sérieusement Anja ? L’hôtel n’était pas là où tu disais qu’il devait être, les trois n’y étaient pas non plus, aucune trace d’eux, on se fait repérer, traquer, et maintenant piégés, je ne sais même pas quoi dire, même Evan est mieux renseigné que ça quoi, même Redwan a des plans plus sains que ça.

Cette fois s’en était trop. Furibonde la jeune femme se retourna afin de fustiger son soldat :

- J’espère que tu es conscient que je ne te garde en vie que parce que je n’ai pas envie de voir un cadavre pourrir à côté de moi ?!

La sorcière se rapprocha de lui, s’accroupit à ses côtés avant de glisser la main sous le t-shirt de Green. Son doigt plongea avec force dans la blessure du jeune homme. Elle n’ignorait pas la douleur que son acte devait procurer au sorcier et elle éprouvait un malin plaisir à appuyer plus que nécessaire. Elle pût constater au passage que la blessure n’était pas profonde et que, par conséquent, elle était plus impressionnante que réellement dangereuse pour la vie du jeune homme.
Ensuite de quoi, elle retira son doigt recouvert d’un sang poisseux et traça une rune de concentration sur son avant-bras. Puis, avec un soupir d’agacement, elle attrapa avec force le menton de Green afin de le forcer à soulever la tête pour pouvoir dessiner une rune de guérison dans sa gorge qui permettait d’accélérer le processus de cicatrisation.

- Tu comptes te lamenter encore longtemps ou tu vas m’aider à essayer de comprendre la logique de ces runes ?

Elle lança un dernier regard au jeune homme avant de détourner les yeux, légèrement troublée.
Les mêmes qu’Elaïa.

Nul doute que cette escapade allait signer la fin de quelques traîtres à Rosenrot. Anja ne doutait pas du fait qu'elle trouverait rapidement le coupable de cette mascarade et qu'une rapide remise en question de certains postes serait donc à envisager. La jeune sorcière se disait que le ou les coupables n'avaient probablement pas caché leur trace, persuadés que Anja se ferait assassinée par Orpheo. C'était mal connaître la jeune chef ; elle n'avait pas été stupide au point de rester combattre et avait mis son honneur de côté afin de s'enfuir. Nul doute qu'il y aurait donc du grabuge dans l'organisation noire quand Green et elle sortirait de ce trou.
S'ils en sortaient un jour.

La sorcière noire regarda le jeune homme se lever en roulant des yeux.

- J'y peux rien si c'est toi qui a merdé.

Evidemment. Toujours remettre la faute sur les autres. Et sur elle, plus particulièrement.
Pour Green, c'était Anja qui avait tué Chloé - alors qu'elle n'était même pas à Rosenrot à cette époque là. C'était de sa faute si elle était tombée enceinte. Encore de sa faute si elle avait dû abandonné Elaïa. Toujours de sa faute s'ils avaient couchés ensemble. Et maintenant, c'était de sa faute si cette mission avait foiré.
Pourquoi celle-là ?
Si seulement ça avait pu être une autre. Avec quelqu'un d'autre, n'importe qui ayant un minimum de respect pour sa chef. Et surtout quelqu'un avec qui il ne régnait pas autant de tension sexuelle dans l'air.
Tension sexuelle.
Avait-elle vraiment pensé ça ?
Anja ne put s'empêcher de couler un regard vers le jeune homme. Sa musculature palpitait sous son t-shirt déchiré et ses cheveux en bataille retombaient sur la noirceur de ses yeux. Cela faisait quatre ans que la sorcière noire évitait le contact de son soldat et pourtant un sentiment d'attirance ne semblait pas vraiment se détacher de son corps. Depuis leur dernière rencontre, la jeune femme n'avait plus ressentit ce genre de frisson. Elle avait pourtant grandit, et changé. Mais même les avances peu discrètes de Dorian Cross - qui incarnait tout de même une certaine puissance et une idéologie que la jolie blonde appréciait - n'avaient pas fait trembler ainsi l'âme d'Anja. Devant les hommes elle restait toujours aussi froide. Sauf aujourd'hui.
Sauf quatre ans auparavant.
Quand elle s'était pris un vent monumental.

Agacée, la sorcière secoua la tête afin de chasser ces pensées de son esprit, puis se leva à son tour. Elle se rapprocha alors du jeune homme qui s'était mis à observer les runes avec une concentration renouvelée.

- On dirait le système Fuþark.

Interloquée, la jeune femme observa les runes les plus récentes, qui recouvraient d'autres rangs de runes encore plus anciennes. Le système Fuþark... Le vieux système Fuþark même. Presque plus utilisé et aussi obscur dans son esprit que l'utilisation magique que l'on pouvait en faire. Anja creusa dans son esprit, essayant de faire remonter les pages de vieux grimoires qu'elle avait lues à ce sujet. Les sorciers germaniques entre le IIe et le VIIIe siècle les utilisaient principalement de manière guerrière et pour faire fuir leurs ennemis. C'était des runes puissantes, mais difficile à maîtriser. Autant dire qu'ils s'étaient mis dans un sacré pétrin.
La sorcière en était là dans sa réflexion lorsque qu'une main chaude saisit la sienne, glaciale. Green. Qui d'autre ?

- Genre si tu suis celles là, on dirait que ça forme Ehwaz.

Contact trouble, aussitôt interrompu. Le soldat lâcha la main de sa chef qui, plus surprise que fâchée, ramena sa main vers sa poitrine. Presque brûlée. Déchirée. Etripée.
Ce contact avait provoqué en elle bien plus qu'elle n'osait l'admettre.
Essayant de cacher son trouble, elle se concentra sur les runes, longeant avec son doigt celle désignée par Green.

- C'est un système ancien, mais compliqué. Les runes gravées ici ne sont pas si vieille, ou du moins pas aussi vieille que l'est l'alphabet dont elles sont inspirées. Ils ont pu faire une erreur et, si nous la trouvons, nous pourrons peut-être nous libérer.

Anja avait énoncé tout cela à voix haute plus pour elle-même que pour le sorcier qui devait probablement déjà s'être rendu compte de cela. Après tout, c'était lui qui avait reconnu l'alphabet Fuþark...
Continuant à suivre les runes du doigt, elle parvient à quelques signes qui lui rappelèrent un vieux bouquin consulté des années auparavant.

- Erilaz... C'est celui qui connaît les runes... Peut-être que si on se concentre sur cette séquence...

Il n'y avait que ça à faire de toute façon. Ça pour pouvoir trouver une sortie. Ça pour pouvoir aller fustiger la personne responsable du piège auquel ils avaient faits faces quelques heures auparavant. Ça, surtout, pour ne pas penser au corps déchirant de Green à quelques centimètres du sien.

Aucun air ne passait dans leur trappe secrète, comme si le tout n'avait pas été ventilé depuis des années. Cela ne lui aurait pas paru particulièrement bizarre de trouver un fantôme ou les reliques de mémoires, de souvenirs qui se rejoueraient encore devant eux.
Rien ne bougeait, et il se serait bien tenu immobile également, comme écrasé par le poids de ce qui se passait ici.
Le jeune homme regarda Anja tracer du bout du doigt la rune et son attention resta tendue sur ce geste. Il ne pouvait s'éloigner de ses pensées qui lui laissaient entrevoir des milliers de gestes suspendus. Il aurait voulu poser sa main dans le creux de ses hanches et poser ses lèvres dans son cou, avoir le droit à son odeur à nouveau.
Il se pinça les lèvres et avala un soupir.

- C'est un système ancien, mais compliqué. Les runes gravées ici ne sont pas si vieille, ou du moins pas aussi vieille que l'est l'alphabet dont elles sont inspirées. Ils ont pu faire une erreur et, si nous la trouvons, nous pourrons peut-être nous libérer.

Il hocha la tête sans rien dire, elle avait sûrement raison. Les runes étaient gravées dans le bois elles ne pouvaient pas avoir plus d'une centaine d'années. L'endroit était humide et le bois aurait pourri après tellement de temps. A moins qu'ils l'aient rendu magique.
Plus de la moitié des runes étaient totalement inconnues à Green, de toute façon.

- Erilaz... C'est celui qui connaît les runes... Peut-être que si on se concentre sur cette séquence...

Il leva les yeux sur la séquence en question. Il ne savait pas s'il devait reporter son attention sur les runes qu'il ne comprenait pas (ça le ramenait à quel point il était inutile), Anja (ce qui le ramenait au désir brûlant dans son corps, dans son ventre, dans son cœur) (et à Elaïa également naturellement), ou bien sa blessure qui se refermait. Tous son corps était à bloc, ses muscles encore congestionnés et douloureux.
Il aurait voulu s'endormir, oublier, zapper cet épisode de sa vie qui n'était pas plaisant à vivre.. Enfin. Il avait finalement l'occasion à nouveau de se rapprocher d'Anja et, même s'il n'avait pas cherché à rentrer en contact avec elle pendant quatre ans, il ne pouvait que se réduire à l'évidence : rien n'avait changé.

- Ici, c'est harja, guerrier, lâcha-t-il après quelques minutes de réflexion.

Il avait terriblement envie de gratter la plaie qui avait arrêté de saigner. Juste plonger les doigts dans la plaie comme l'avait fait Anja.
Pourquoi son esprit malade avait-il trouvé cela si érotique ?
Pourquoi ?

- Et ici, ça veut dire cerf. Raihan.

Sa voix résonna un instant dans la pièce close et il ne put que se rendre compte à quel point il avait l'air ridicule. Cerf. Poney, aussi, tant qu'à faire.
Il laissa lourdement s'échapper le soupir qu'il tentait de retenir jusque là en suivant du bout des doigts la suite des runes qu'il ne connaissait pas. Certaines étaient des ronds parfaits, d'autres des lettres qu'il ne connaissait pas et enfin, ce vieux système qui était sûrement plus puissant que lui et Anja réunis. Il savait pertinemment que si eux n'avaient pas assez de pouvoir, alors peut être que les autres avaient fait des compromis dans les tracés pour s'offrir un chemin de sortie, de fuite, pour ne pas être essoré dans le fonctionnement de la rune. Il savait cela, mais il ne pouvait rien en faire : il ne connaissait pas les tracés de base, et il s'autorisa à dire à voix-haute.

- Je suis inutile face à ça, je n'connais rien.

Et c'était une stricte vérité. Il avait refusé d'apprendre, il avait été buté, borné, il avait fuit et maintenant il le payait sans aucun regret. Il avait fait ses choix et il ne pensait toujours pas avoir eu tord, il pensait qu'il n'avait pas eu assez de puissance, de maturité..
Chloé était morte, pas lui.
Tout avait changé.

Il continua de faire le tour, l'envie d'avancer dans cet endroit clos et angoissant. A part les runes, peut être que le bois, quelque part, avait une faille et pouvait être creusé, mais ils risquaient fort de se retrouver ensevelis sous la terre.
Peut être qu'en se mettant à hurler ...

Et puis il y avait Anja, Anja, Anja. Il avait des milliers de questions à lui poser à propos d'Elaïa, des mots qui tournaient sans jamais se poser. Est-ce qu'elle était encore en vie au moins ?
Elle lui aurait dit, si Elaïa n'avait pas vécu. Il ne doutait pas que la jeune femme aurait de toute façon fait brûlé la moitié de la terre si son enfant lui avait échappé.
Mais qui l'élevait ? Qui l'aimait ?
Et qui t'aimait toi, Anja ?
Qui avait eu envie de t'enfermer là dedans, qui avait voulu te sacrifier ?
Il se doutait bien que lui, le pauvre soldat, n'avait rien à faire là-dedans. Dommage collatéral, il n'était pas apprécié plus que ça de toute façon même si le nom "soul" à lui seul forgeait le respect. Mais en temps que personne, Green était sacrifiable et il le savait; mais Anja ?
Qui avait souhaité ça ?

Anja focalisait son attention sur les runes de manière à oublier qu'elle était enfermée ici avec le père de son enfant. L'homme qui avait pris sa virginité. L'homme qui avait été le seul et l'unique dans son intimité. L'homme qui l'avait laissée, abandonnée dans une forêt en refusant ses avances.
Sans doute que la tension sexuelle n'était que dans un sens.

- Ici, c'est harja, guerrier.

La jeune femme sorti du méandres de ses pensées afin d'observer le mot désigner par le soldat. Les quelques runes gravées dans le bois avaient l'air plus profondes que les autres, comme si on avait voulu insister sur le mot. Peut-être un piège pour attirer l'attention ? Ou peut-être simplement pour renforcer une barrière magique.

- Et ici, ça veut dire cerf. Raihan.

Le connaisseur de rune, le guerrier et un cerf... Tout cela n'avait pas réellement de sens. Était-ce ceux qui étaient capable de se libérer ? Ou au contraire, ceux que les runes visaient spécifiquement ? Étaient-ils tombés dans ce qui était, à la base, un piège à cerf ?!
Si c'était ça ils en étaient d'autant plus ridicule.

Anja faillit laisser échapper un ricanement. Il n'y en avait pas l'un pour rattraper l'autre. Tout ne semblait être qu'une immense mascarade. Le fait qu'elle ait été coincée dans cette mission précisément avec la personne qu'elle désirait le moins voir au monde. La course poursuite imprévue. Et maintenant un piège à cerf. Il en fallait moins pour faire un film comique. Ironique tout de même.
Green et elle dans un piège à cerf.
La sorcière noire se reconcentra sur les runes autour d'elle en essayant d'oublier cette histoire de cerf ridicule. Peut-être en vérité que cela signifiait que les runes avaient étaient gravées à l'aide d'un bois de cerf. Anja savait que certaines runes voyaient leur pouvoir renforcer si elles étaient gravées avec un élément d'animal. Cela expliquait d'ailleurs la braconnage des cornes d'éléphants en Afrique.
Ou peut-être que c'était un bête piège à cerf.
Elle n'en savait rien. Elle ne comprenait rien à tous ces signes gravés sous ses yeux.

- Je suis inutile face à ça, je n'connais rien.

Green venait en quelques mots de résumer sa pensée et, pour la première fois depuis qu'ils étaient là, Anja entrevit l'idée de se retrouver enfermée jusqu'à ce que mort s'en suive. Ils finiraient bien par s'épuiser et se réfugier dans un coin. Viendrait alors la folie dû au manque d'hydratation. Essayeraient-ils de se bouffer entre eux ? Elle frissonna à cette idée, peu adepte du cannibalisme.
Et puis au bout de quelques jours ils mourraient. Elaïa ne connaîtrait jamais ses parents. Et que deviendrait Rosenrot ? Au bout de quelques temps, la disparition d'Anja ferait jaser. Nul doute d'ailleurs que Dorian fût capable d'en profiter pour reprendre l'organisation et agrandir Croix. Rosenrot disparaîtrait pour de bon cette fois, tout ça parce qu'ils étaient tombés dans un stupide piège.

Alors que les pensées tourbillonnaient dans la tête de la sorcière, Green lui s'était mis à littéralement tourner en rond, comme un lion en cage. La jeune femme le regarda un peu plus attentivement, remarquant un détail qui jusqu'alors lui avait échappé.

- Enlève ton t-shirt, ordonna-t-elle.

Et sans même attendre de réponse de l'intéressé, elle souleva autoritairement le bout de tissu imbibé de sang afin de dévoiler la blessure à la faible lumière filtrant du plafond. Elle posa alors sa main froide à plat sur la blessure qui étaient maintenant une longe croûte déchirant le torse du soldat.

- C'est bien ce que je pensais...

Remarquant soudain l'ambiguïté de son geste, Anja retira sa main comme si la blessure l'avait elle aussi coupée.
Situation gênante et tension sexuelle.
Dans un seul sens.
Elle avala sa salive afin de reprendre contenance avant de continuer sa phrase :

- La rune a agit beaucoup trop rapidement. Une des runes qui nous entoure doit dédoubler le pouvoir runique.

Elle se recula ensuite de quelque pas, toujours perturbée par son précédent geste et le fait que Green était à présent à moitié nu.

- Je ne sais pas si ça peut nous aider, ajouta-t-elle.

Imaginez-vous ce que ça fait de mourir de faim ? Ou de soif ?
C'est compliqué. Et Green, aussi réaliste et terre à terre qu'il était, laissait cette pensée gentiment en dehors de son cerveau. Il ne choisissait pas la simplicité mais plutôt.. la seule solution saine qui s'amenait à lui : ignorer. Il était assez doué pour tout mettre en boule dans un coin et ne plus y retoucher avant quelques jours. Le problème était ici qu'il ne pouvait pas se terrer et attendre que les choses passent. Il était enterré vivant.
Enfin, vivant..
Tout est une question de point de vue.

- Enlève ton t-shirt.

Green se retourna subitement, bien surpris de la situation, comme arraché de ses pensées qui trainaient paresseusement dans son esprit. Malgré la rune sur son bras, il n'arrivait pas à se concentrer. C'était comme essayer d'apprendre à une loutre de voler. Plutôt impossible en apparence, bien irréalisable dans les faits, runes ou pas. Une loutre ne pouvait pas battre des ailes, Green ne pouvait pas se concentrer.
Fin.
Bref, Anja lui enleva son t-shirt sans qu'il réalise ce qu'elle avait dit. S'il avait réalisé, il aurait peut être affiché une tête encore plus surprise que celle qu'il arborait à présent. Il se retrouva donc torse nu alors que sa supérieure posait sa main sur son torse. Il aurait voulu désespérément se soustraire à son contact, comme un réflexe face à la peau d'Anja contre la sienne. Il grinça des dents sans bouger, le corps entier tendu. Rien n'était naturel pour lui, tout semblait lui coûter tellement, tellement cher.

- C'est bien ce que je pensais... lâcha la jeune femme en enlevant sa main.

Son geste avait été brusque et Green frissonna et avala sa salive, les lèvres entrouvertes en regardant la blonde. Pourquoi tout était aussi dur, aussi compliqué, aussi.. anormal.
Pourquoi est-ce qu'il avait du finir dans une cave à l'autre bout de monde ? La Slovénie quoi. La Slovénie.
Ses pensées s'entrechoquaient dans sa tête, incohérentes et révoltées. S'il avait eu l'impression d'être enfin descendu dans montagnes russes ces quatre dernières années, il ne se rappelait pas avoir signé pour remonter dans le wagonnet. Il aurait voulu descendre sans avoir à vomir avant, comme quatre semaines auparavant.

- La rune a agit beaucoup trop rapidement. Une des runes qui nous entoure doit dédoubler le pouvoir runique.

Il souffla pour faire descendre toute la pression, ses yeux rivés sur Anja qui avait sûrement raison. Il fallait qu'il oublie que c'était elle à présent, et plus personne avait qui il ressentait autant de choses, qu'elles soient négatives ou positives. C'était elle ? Et bien tant pis, il ferait avec et ignorerait ça aussi.
Enfin, s'ils sortaient de là.
Il hocha vaguement la tête, un peu gêné d'être torse nu face à Anja. Non pas qu'il soit complexé par son corps mais il portait des cicatrices dont les circonstances n'étaient pas franchement dures à imaginer- merci Papa - et il se sentait vraiment à nu, exposé. Il n'osa pour autant pas reprendre son t-shirt pour se cacher et il resta là, à fleur de peau à se demander laquelle de ces runes aidait les autres runes.

- Je ne sais pas si ça peut nous aider, finit-elle par lâcher.

Il se gratta le bas de la nuque, de plus en plus gêné, visiblement en galère pour se distraire de la blonde quand un souvenir heurta sa tête. Greeni, encore jeune et plus petit que ses autres frères, emmené en mission. Il se rappelait de Red qui saignait abondamment et de son père qui avait dit « Donne lui de l'énergie Green, tu vois bien que t'es inutile face à tout ça » et il s'était senti comme une pièce de viande qu'on ne sacrifie qu'au dernier moment pour garder la chair fraîche. Il s'était tapé trois jours de randonnée pour au final rester au campement pour soigner Redwan.
Quel merveilleux souvenir.
Bref.

- Les runes de puissance brillent parfois quand une puissance égale ou supérieure les traverse ou les touche, ou.. bref.

Il savait bien que le pouvoir d'Anja était globalement incontrôlable - enfin, de ce qu'il avait pu voir et subir surtout - mais puissant. Epuisés dans une cave, énervés, lasses, peut être que ce n'était pas suffisant.
A deux, aucun doute que si la rune devait être dévoilée, elle le serait.
Il sorti une lame de son pantalon - sa lame s'était brisée pendant les combats - toute émoussée et cassée. Il souffla et se retourna vers Anja avant de lâcher.

- J'me permets.

Il la poussa doucement contre un mur et souleva son t-shirt pour dévoiler le ventre d'Anja avant de tracer une croix sur son plexus solaire, comme une égratignure. Il lui attrapa la main pour la faire avancer d'un pas, rassemblant tout son courage pour ne pas trembler, ne pas bouger..
Ne pas imaginer.
Il s'ouvrit la paume de la main d'un mouvement sec, le sang coulant immédiatement. Il resta quelques secondes envahit par la douleur qui remontait en ligne sèche jusqu'à sa paume. Il se plaça derrière elle et plaqua sa paume contre le plexus d'Anja et ferma la yeux, sentant les picotements de la plaie s'intensifier.

- Et potestatem dedit mihi.

Il ne parlait ni Suédois, ni Slovène, ni Danois, ni le cerf des bois donc il lâcha une locution latine parce que c'était la langue qui avait le plus d'impact selon lui. Peut être parce qu'elle était morte après tout.
Les morts surpasse-t-ils toujours les vivants ?
Une chaleur nette se dégagea entre lui et Anja alors qu'il serrait les dents - non pas à cause de l'énergie qui passait ou à cause de la douleur qui déjà s'apaisait mais pour tenter d'oublier qu'il était contre elle, tout contre elle et que son nez était contre ses cheveux.
Il aurait voulu disparaître, s'enterrer, s'en aller, la serrer plus fort, ne plus la laisser partir, la garder ici.
Il aurait voulu mourir.

Anja ne pouvait s'empêcher de laisser traîner ses yeux sur les muscles du torse de Green. Elle ne pouvait s'empêcher de penser à ces mêmes muscles qui, des années auparavant, l'avaient soulevée pour la plaquer contre le mur de son bureau. La sorcière noire s'en rappelait comme si c'était hier. Après tout, cette relation n'était pas rien pour elle. C'était la première, la dernière et la plus décisive de sa vie.
C'était ses muscles qui étaient en quelque sorte responsable de la naissance d'Elaïa.
Ces muscles qui n'avaient jamais pu la porter.
La border.

Suis moi je te fuis, fuis moi je te suis.
Quand avaient-ils commencé ce jeu malsain ? À quel moment Anja et Green étaient entrés dans cette boucle qui ne semblaient pas vouloir les lâcher. Cette boucle qui en plus était martyrisée par le destin qui se fichait continuellement de leur tête. Mais à quel moment cela avait-il vraiment commencé ? Quel était le point de départ ? Était-ce cinq ans auparavant, lorsque les deux sorciers avaient eu leur première relation ? Encore avant lorsque leurs regards s'étaient croisés, comme eux aimants pas encore polarisés, deux amants pas encore passionnés ? Ou bien était-ce il y a de cela quatre ans quand Green avait appris sa paternité et qu'il avait repoussé sa chef ?
Qui était responsable ?
Au final, ça n'avait pas de véritable importance. Parce que cela ne changeait rien de savoir quand et qui avait commencé tout ça. Pas maintenant. Maintenant, la véritable question c'était que faire face à toute cette tension, toute cette attirance ?
Et Green était toujours à moitié nu devant elle. Pourquoi ne remettait-il pas son t-shirt ?

- Les runes de puissance brillent parfois quand une puissance égale ou supérieure les traverse ou les touche, ou.. bref.

Une légère expression de surprise passa dans le regard froid d'Anja. Pourquoi n'y avait-elle pas pensé toute seule ? Parce qu'elle était trop accaparée par le corps de Green si près d'elle. Au fond, c'était elle qui avait besoin d'une rune de concentration.
La jeune blonde était fâchée. Fâchée contre elle-même de ne pas réussir à ignorer ses sentiments, une des raisons qui l'avait poussée à laisser Elaïa à Mohamed. Fâchée contre Green à cause du simple fait qu'il existe. Fâchée contre le monde entier.
Il fallait qu'elle se reconcentre sur la situation.

Green sorti une lame de son pantalon. Émoussée, déchirée comme l'esprit de la jeune femme.

- J'me permets.

Les muscles de Green, ceux là même qui l'avaient portée contre un mur des années auparavant, la poussèrent contre un autre mur. Mais pas pour la même raison. Cette fois, après avoir soulevé le t-shirt de la jeune femme, il traça une croix à l'aide de sa lame sur son plexus afin de faire couler le sang. Les muscles de la sorcière se bandèrent, prête à intervenir s'il faisait mine de planter la lame un peu plus loin.
Le fou voulait-il tuer la reine ?
Au lieu d'appuyer la lame un peu plus, il la retira afin de venir faire couler son propre sang. Puis le jeune homme se plaça derrière la jeune femme et appuya sa nouvelle plaie contre la croix sanguinolente sur le ventre d'Anja.

- Et potestatem dedit mihi.

Green était visiblement concentré sur ses gestes et ses paroles alors qu'Anja n'arrivait pas à s'empêcher de penser à la main brûlante du soldat sur elle, tout près, si près de sa poitrine. La chef de Rosenrot s'efforçait d'effacer toute trace de désir de son corps et de son esprit. Elle ne voulait pas que l'homme puisse deviner ses sentiments. Elle ne voulait pas revivre la même scène que quatre ans auparavant, lorsqu'elle s'était retrouvée abandonnée dans cette forêt. Alors la jeune femme se força à se concentrer sur les runes en les effleurant du bout de ses doigts afin de pouvoir voir si l'une s'illuminait.
Il ne se passait rien.
Rien d'autre que la paume de Green sur elle.
Rien d'autre que deux coeurs qui s'emballent.
Rien d'autre que le feu sur la glace.

- Ça ne sert à rien. On est pas assez puissant.

Agacée, elle se détacha de lui et recula de quelques pas afin de mettre de la distance entre eux deux. Elle ne pouvait plus supporter sa peau sur la sienne. Ses yeux dans les siens. Sa voix dans son oreille.
Elle devenait folle.

- Je suis désolée pour Elaïa. Désolée que tu ne l'aies jamais connue.

Sa fille comme barrière. Comme le dernier geste fou d'un combattant qui sait qu'il a déjà perdu.

La nausée était là, latente, sous jacente. Il ne savait plus si c'était la fatigue ou sa tête qui indiquait qu'il était trop plein, trop rempli d'émotions. Pourtant, il n'y avait rien à rejeter. Tout était en lui désormais, comme un tatouage qui aurait coulé sous sa peau, dans son sang, au milieu même de ses os.


Anja, était sous sa peau, dans son sang, au milieu même de ses os.

Il patienta quelques secondes, avalant sa salive, cherchant de quoi se distraire alors qu'il se noyait dans l'odeur si particulière d'Anja. C'était insupportable.
Il aurait finalement préféré ne pas avoir été aussi proche d'elle, pas de sexe, pas d'Elaïa, pas de conséquences. Mais rien n'aurait été différent, ici dans cette cave, avec ou sans passé c'était elle qu'il voulait.
Désespérément.
C'était définitivement trop.

- Ça ne sert à rien. On est pas assez puissant.

Elle se détacha et il se baissa, un peu étourdit, pour enrouler ce qu'il lui restait de son t-shirt autour de sa main. La rune toujours gravée sur son cou continuait de pulser et ne tarderait pas à soigner sa main également. Les plaies n'avaient jamais été un problème de toute façon, ni la souffrance. A vrai dire, Green avait souvent eu l'impression qu'il ne pouvait plus que ressentir trois sentiments : la peur, la colère ou la peine.
Quand ce n'était pas de ça dont il était question il avait l'impression d'être une boîte vide qui continuait à fonctionner. C'était injuste, il n'avait même plus Bleu pour avancer ou pour... à vrai dire il n'avait plus Bleu du tout et le lien qu'ils avaient entretenus jusque là se distendait. C'était sa faute et il le savait..
Mais pourquoi y penser maintenant ?
Il avait l'impression que l'endroit dans lequel ils étaient enfermés était une parfaite représentation de sa tête : du vide, beaucoup de vide et des cicatrices anciennes mais terriblement puissante. Au milieu lui, nu, blessé.
Et Anja, bien au centre de la pièce.

Il passa une main dans les cheveux en s'appuyant contre le mur, négligemment, les bras croisés. Si son plan à lui ne marchait pas, il n'en avait pas une dizaine d'autre en stock qui faisaient la queue.

- Je suis désolée pour Elaïa. Désolée que tu ne l'aies jamais connue.

Il se remit immédiatement en mouvement, agité, sombre. Il souffla et fit un aller-retour dans la pièce, pourquoi est-ce que diable Anja se permettait-elle de lâcher ça comme ça ? C'était injuste. Il avait envie de la gifler.

- Pourquoi tu parles d'elle au passé ? siffla-t-il.

Il sentit une angoisse sourde poindre dans sa poitrine, comme une bulle immense proche d'exploser. Quelque chose d'oppressif et de sombre qui enfle et compresse tout le reste, dans son cœur comme dans son esprit qui fut subitement étriqué par l'information. Il avait envie à nouveau de blesser Anja, il aurait voulu lui dire qu'il était désolée qu'elle soit la mère d'Elaïa, qu'elle ne méritait pas cette fille qu'il ne connaissait pas et qu'elle devrait crever ici.
Avec lui ?
Ironique.

- Comme si toi tu la connaissais.. Comme si t'étais désolée.

A vrai dire, Green se débattait avec lui même, avec ses paradoxes et ces événements qui le bousculaient. Au sommet des montagnes russes il aurait voulu se lever et s'écraser. Mourir, en finir, peu importe.
Le silence, le calme, la distance.
De l'espace.. de l'espace. Please.
Il se mordait la lèvre inférieure, essayant de réprimer son envie de hurler. Il se faisait incroyablement penser au petit garçon aux cheveux châtains qui tombaient devant ses yeux sombres qui allait calmement se coucher, la faim au ventre qui le précédait jusque dans sa chambre, avant de fermer la porte à clé pour mieux hurler, la bouche plaquée contre l'oreiller.
Ce n'est pas, la vie, que tu veux, hurlait tout son corps.
C'était la vie qu'il avait.
C'était la vie qui l'avait.

Mais Anja ne lui facilitait pas la vie. Il lui semblait que la tension sexuelle était redescendue d'un cran, remplacée par une vague de haine. Il ne savait pas se contrôler de toute façon et avait l'impression qu'il aurait pu balayer l'espace et tout détruire par sa colère, réduire en miettes les choses, les objets et lui même.
Comme Anja avait commencé à le faire la dernière fois.
Mais ici, en dehors des runes, ils n'étaient plus magiques, ils étaient dépecés comme des hyènes et nus, seuls à l'autre bout du monde. Anja n'avait plus rien d'une princesse ou d'une reine, elle était comme lui, lui le soldat qui aurait du être à ses pieds n'y rampait pas. N'y avait jamais été.
Ne l'avait jamais surplombé pour autant. Etait-il la seule à la voir aussi humaine et fragile ? Injuste pour ne pas céder, cruelle pour mieux avancer.

Tout explosait en Anja.
Son désir pour Green, sa haine pour lui, un bouquet de sentiment qui l'emprisonnait et la ballotait. Elle ne savait pas quoi faire face à tout ça, n'avait jamais su comment gérer ces émotions qu'elle fuyait.
Alors elle balançait des mots comme on balance des bombes. C'était une kamikaze des sentiments, capable de tout faire pour éviter d'avoir à affronter la vérité. Alors la sorcière noire se débarrassait, se vidait, se lâchait. Il fallait que Green la haïsse, elle voulait voir la haine dans les yeux de son soldat pour oublier son propre désir dans les siens.
Hais moi.
Aime moi.

- Pourquoi tu parles d'elle au passé ?

Comme si elle était morte, comme si eux étaient morts, comme si, surtout, elle n'était plus vraiment leur fille.
Comme si elle ne l'avait jamais été.
Anja et Green avait perdu leur droit d'être parents avant même de l'être. Parce qu'ils étaient déviants, fous, fougueux. Quelle personne normalement constituée finirait enfermée à moitié nue avec autant de tension ? Ils auraient dû naître stérile, aussi malade que leur âme.

- Comme si toi tu la connaissais.. Comme si t'étais désolée.

Les mots de Green font mal, mais elle y était préparée. Et ce ne sont que des mots. Quelque chose qu'Anja connaît, maîtrise, manipule. Au contraire des sentiments qu'elle ignore comment gérer.
La sorcière noire préfère encore être attaquée qu'attirée.
Allez, vas-y Green, détruit la. Elle n'attend que ça. Elle ne veut que ça.
C'est moins difficile s'il la hait. Moins difficile de soutenir son regard, moins difficile d'oublier ce corps, toujours à moitié nu et ces muscles tendus, frustrés, prêts à frapper. À la frapper.
Frappe la Green. Enfonce ton poing dans sa tête, arrache lui les dents, détruis lui la tête.
Anja a envie de souffrir, envie que le père d'Elaïa ressorte sa lame afin de l'enfoncer profondément dans son coeur. Elle en a marre, elle a envie de tout lâcher. Oublier qu'elle est la chef de Rosenrot. Oublier toutes les responsabilités qui alourdissent ses épaules. Oublier que le monde magique la redoute ou la respecte.
Lui, Green, ne fait ni l'un, ni l'autre. Ne l'a-t-il jamais fait d'ailleurs ?
Il n'a jamais été un toutou comme ses aînés ou ses parents. Lui est le chevalier fou, l'être malade dans sa tête qui se tient droit devant sa reine, sans plier l'échine.
Sa reine qui est réduite à rien.

Qu'est-elle encore dans ce lieu ? Une misérable jeune femme de 25 ans, jolie à l'extérieure mais si laide et perdue à l'intérieur. Elle n'a même plus de pouvoir ici, et malgré l'entraînement qui a dessiné des muscles fins sur son ossature, Green fait le double de sa taille.
Il pourrait la tuer sans hésitation.
D'un claquement de doigt.
Ici, la grande sorcière noire est réduite à une mouche entre les mains de son soldat. Elle n'a jamais été aussi vulnérable, aussi fragile.
Aussi vivante.
Vas y. Fais la souffrir. Frappe encore plus fort.

- Tu me hais ?

Comme si elle n'avait pas tout fait pour. Trois mots, presque innocents et pourtant tellement lourds de sens. Bien sûr qu'il la hait, comment pourrait-il en être autrement ? Elle a tout fait pour ça.
Lui cacher la naissance d'Elaïa, puis la lui balancer à la figure presque vulgairement, avant de l'éviter pendant quatre ans pour ne pas avoir à supporter ce regard brûlant, insupportable, si semblable aux prunelles de sa fille.
Elle désire la gifle Anja, elle la cherche. Comme une envie de s'ouvrir les veines, là, dans ce piège pour que son sang lourd puisse venir se mélanger à celui qui teinte déjà le bois autour d'elle. Comme une envie de frapper lourdement les murs et le plafond, non pour trouver une sortir, mais pour faire mal, se faire mal.
Jamais elle n'a eu autant envie de souffrir. Et son pouvoir qui n'est même plus là pour servir d'exutoire.

- Moi je te hais.

Des mots qui ne sont qu'un balbutiement hésitant, éclopé, titubant. Un mensonge. Une vérité. Un demi-mensonge. Une demie-vérité. Elle le hait, mais elle le hait d'autant le désirer, d'autant vouloir se déchirer pour cet homme qui se fout d'elle. Elle le hait parce qu'il déploie en elle des sentiments qu'elle s'interdit de ressentir. Elle le hait pour sa simple qualité d'homme, parce que indéniablement ça la ramène à son père, ce salaud.
Mais quelque part Anja sait qu'elle ne peut pas se cacher pour toujours derrière l'image de son géniteur qui l'a tant déçue. Un jour il faut assumer, se réveiller et regarder la vérité en face.
Même si le désir fait plus souffrir que les mots.

Elaïa, Elaïa, Elaïa.
D'où venait ce prénom d'ailleurs ? Que voulait-il dire pour toi, Anja ? Tu n'avais pas respecté la lignée Soul, ta fille ne serait pas une couleur. Comment aurais-tu pu l'appeler de toute façon ? Blanche-Neige ?
Ironique.
Elle sera sûrement aussi maculée de sang que tous les autres. Leurs parents avaient vu juste en appelant Redwan ainsi. Comme si Silver brillait, comme si Bleu..
Non.
Elaïa ça voulait dire oiseau qui s'en va. Elaïa, ça voulait dire hirondelle et ça venait des terres léchées par la mer, le sel, l'au delà. Il n'y avait rien de tout ça ici. L'eau ne venait pas ramper sur la plage il n'y avait que le sang, le sang, le sang partout, dans les rêves, sur les murs, sur leur peau.
Tu t'en souviens Anja ?
Tu t'en souviens du sang qui avait coulé entre tes cuisses ? Tu t'en souviens de celui que tu as fait couler quand tu étais en colère contre Green, tellement en colère que t'aurais pu le tuer ? Tu ne l'as pas fait. Tu aurais pu, mais rien n'est arrivé.
Comme aujourd'hui.
Il ne te tue pas parce que tu n'es pas au creux de ses mains, non loin de là. Green est comme un chiot qui serre les dents quand il sent l'oiseau s'agiter dans sa bouche. Il voudrait serrer les doigts sur les choses de sa vie, Green.
Rien ne reste.
Même pas toi, Anja. Toi tu le jettes.

- Tu me hais ?

Le jeune homme se retourna sur sa supérieure, brusquement. Un frisson parcourut en hurlant son échine, laissant un sillon douloureux. La chair de poule lui soulèva le dos, les épaules, les bras. Bien sûr, qu'il la hait, bien sûr que non, il ne la hait pas. Le paradoxe est plus grand que lui, il n'a jamais su quoi en faire. Pas plus maintenant qu'il y a quatre ans.

- Moi je te hais.

Il la regarda avec un sourire amer sur les lèvres. A quoi tu joues, Anja ? A quoi tu joues. Est-ce que seulement c'est encore un jeu ? A qui de lancer les dés, hein ?
Green ne les a jamais eu en main, visiblement.

— Parce que c'est la seule chose que tu t'autorises à faire, dit simplement Green.

Il s'étonna lui même de sa voix, calme et posée au milieu de la tempête de désespoir qui l'étreignait. Anja était la personne inatteignable qui de toute façon, n'aurait pas pu se permettre d'avoir des sentiments. Comment envoyer ses soldats au combat sinon ? Comment les envoyer comme de la chair à canon ? Comment accepter la trahison ?
Elle était faite de glace et d'acier et tout ce qu'avait fait Green c'était bouleverser l'équilibre déjà précaire de la structure. Il ne verrait jamais sa fille et il n'aurait jamais Anja parce qu'elle était cassée. Elle était une poupée sans bras, sans jambe, sans tête, sans cœur. Une poupée vide ou trop pleine, une poupée cassée et rafistolée avec des airs de princesse.
Une reine des glaces au trône trop haut perché pour ne plus voir les autres, seulement les commander.

Qu'est-ce que tu fais là Green ? Qu'est-ce tu fais là ?
Il aurait du se barrer il y a longtemps. Bien sûr qu'il n'était pas parti, bien sûr qu'il ne partirait pas. Anja n'avait pas besoin de chaînes faites en loyauté pour le faire rester. Libre ou pas il resterait là. C'est un fait, enfermé ou pas il resterait.

— Comment est-ce que je pourrais te haïr ? souffle-t-il.

Il avait envie d'ajouter qu'elle est pas pire que les autres, qu'elle est même les plus humaine de tous. Face aux sentiments, elle ne savait pas réagir mais les autres ont fait une croix sur les émotions depuis longtemps. Il a surtout envie de dire qu'elle est comme tout le monde mais c'est faux, il le sait bien. Il en a marre de prétendre.
Coincé entre sa supérieure et les runes, il ne sait pas si sa place est au sol à attendre qu'elle trouve une solution, s'il doit l'assassiner et prendre le pouvoir, s'il peut laisser tomber, s'il a le droit d'aller voir jusqu'au bout ce que veut Anja.
Parce que rien à dire, il se souvenait parfaitement de la dernière fois et des mots qu'elle avait employé. Il se souvenait qu'elle l'avait désiré et qu'elle avait osé lui dire, seule, dans la forêt. Il s'avança plus proche de la blonde, un peu, effleura du bout des doigts sa hanche, décrivant un cercle. Il voulait qu'elle le rejette une bonne fois pour tous, qu'elle le pique dans son estime et qu'elle lui dise "vas-y casse-toi". Et tout serait fini, le soldat serait soldat, la reine serait reine.
Et ils mourraient là.

— On ne sortira jamais de là. Et toi.. toi tu mourras aux côtés d'un simple soldat.

Sa voix résonna quelques temps entre les murs étroits alors que Green posait ça là, loup en cage, fauve épuisé, soldat émoussé. Comme une lame. Inutile, haï de la seule femme qu'il désirait. Pas vraiment étonnant en somme, Green avait un goût particulier pour les mauvais choix, les mauvaises décisions, les mauvais chemins.
Les mauvaises femmes.

Enfant, Anja croyait en l'amour.
Après tout, elle avait été élevée par un père fou d'amour pour elle, un père qui l'appelait par son deuxième prénom en la serrant fort, plus fort que tout dans ses bras. Puis, lorsque son géniteur avait disparu, la jeune fille s'était retrouvée seule avec un grand-père froid, sévère et distant, et elle n'avait eu d'autre solutions que de s'enfermer dans les bouquins pour oublier le quotidien.
Roméo et Juliette.
Edwin et Ellana.
Solal et Ariane.
Cependant, adolescente elle n'avait jamais eu de relation amoureuse. Elle était pourtant jolie avec ses longs cheveux blonds, sa silhouette fine et ses grands yeux bleus. Mais elle repoussait les admirateurs autant qu'elle les déstabilisait ; d'un revers de main. Elle savait qu'elle était destinée au grand amour, mais pas tout de suite. La jeune Anja était persuadée que, le jour venu, elle reconnaîtrait le prince charmant d'un unique regard. D'un coup de foudre.
Puis elle avait découvert ses pouvoirs, la vérité et tout avait été bouleversé. Son âme était devenue aussi noire que son idéologie et elle s'était mise à haïr les hommes pour se venger du seul qui ne l'avait jamais aimé ; son père. Il était mort avant qu'elle ne puisse lui balancer sa rancoeur et sa haine à la figure, alors elle transférait toute son animosité sur ceux qui possédait un chromosome Y. Jamais elle n'aurait de relation avec le sexe opposé ; pas qu'elle soit attirée par les femmes, simplement parce qu'elle haïssait leur mensonge, leur lâcheté et leur traitrise. Une femme ne peut pas s'offrir à quelqu'un qu'elle méprise.

Jusqu'à Green. Il avait été l'exception. Était-ce dû au moment ou cela avait-il été écrit depuis toujours ? Toujours est-il que, comme deux corps céleste inexorablement attirés par la gravité, ils s'étaient percutés de plein fouet. Le choc avait été douloureux, langoureux, sensuel.
Et maintenant ils se tournaient autour, se cherchant désespérément sans plus réussir à se rencontrer, comme la Lune et la Terre.
Et Anja le haïssait.

— Parce que c'est la seule chose que tu t'autorises à faire

Comme un cri de détresse lancé depuis la Lune.
Evidemment qu'elle n'avait pas le droit de s'autoriser autre chose. Qui aurait-elle été si elle avait pu seulement aimer ? Orpheo aurait utilisé cela à son avantage, Croix se serait moqué d'elle et de nombreux soldats l'auraient regardé avec un air de mépris avant de changer d'organisation. Rosenrot aurait-il pu vraiment confier ses rênes à une jeune femme fleur bleue croyant en l'amour. La famille Soul aurait-elle eu un tant soit peu de respect pour une enfant qui pensait vivre dans un roman ? Green aurait-il été attiré par une personnalité fade qui croit en l'amour.
Certainement que non.
C'était déjà assez difficile de supporter le poids d'une des organisations les plus puissantes sur ses épaules alors qu'elle était aussi jeune et que c'était une femme. Au début, ils étaient peu à la croire. Mais elle leur avait montré ce qu'elle avait dans les entrailles. Anja avait su être ferme et juste et grâce à cela, elle avait redonné à Rosenrot une partie de sa puissance d'antan. La chef avait également su courber l'échine devant Dorian Cross pour parvenir au but qu'aucun sorcier noir n'avait atteint depuis plusieurs décennies : prendre le contrôle du monde magique.
Maintenant, où qu'elle aille il n'y avait que deux sentiments qui traînaient dans les yeux de ceux qui osaient la regarder : le respect ou la crainte. Et parfois même un savant mélange des deux.
Sauf chez Green. Il ne la craignait pas et ne la respectait pas vraiment. C'était autre chose dans ses yeux. Du désir ? Du mépris ? De la haine ?

— Comment est-ce que je pourrais te haïr ?

Il répondait à sa question par une autre question.
Un sourire échancra les lèvres d'Anja. Comment pourrait-il la haïr ? En se rappelant qu'elle était à la tête de l'organisation en partie coupable de la mort de Chloé, la femme qu'il avait aimé. En se souvenant qu'elle n'avait pas protégé Myaw alors qu'elle savait très bien le lien qui unissait Green à l'orpheline. Et surtout, surtout, il aurait pu lui reprocher en pleine tête l'abandon d'Elaïa, leur fille.
La jeune femme avait envie de lui répondre qu'il pourrait la haïr avec ses poings, en les lui enfonçant profondément dans l'estomac qui avait porté leur bébé. Ou avec les mots afin de l'enfoncer, de la défoncer. Ou enfin, il aurait pu lui rappeler ce jour où elle s'était ouverte à lui, non pas les cuisses comme la première fois, mais plus profondément encore. Elle lui avait montré son désir, elle l'avait supplié, la reine avait abdiqué devant le soldat.

Green s'était rapproché d'elle, assez près pour qu'elle puisse sentir son souffle danser dans ses cheveux, assez près pour qu'elle puisse entendre des battements de coeur un peu trop rapide, assez près pour poser ses doigts sur sa hanche.
Peau contre peau.
Frisson contre frisson.
Il dessinait des petits cercles sur la peau nue de la jeune femme. Geste sensuel, presque... tendre.
Alors qu'Anja ne savait même pas ce qu'était que la tendresse.

— On ne sortira jamais de là. Et toi.. toi tu mourras aux côtés d'un simple soldat.

D'un coup, elle attrapa ses doigts. Mais, contrant son esprit qui lui suppliait de rejeter cette main, de punir cet être qui osait la toucher, elle serra ce petit bout de Green, comme si elle s'accrochait désespérément à lui.

- Tu n'as jamais été un simple soldat.

Après tout, il l'avait dit ; ils allaient mourir ici. Alors pourquoi rester reine de glace quand son corps hurlait au brasier ? Pourquoi vouloir maintenir sa place et sa supériorité quand son corps brûlait de s'allonger sur celui du jeune homme ? Pourquoi vouloir à tout prix se venger du vent qu'il lui avait mis la dernière fois ?
Elle ne pouvait pas le repousser.
Green était sa limite.
Et pour ça, elle le haïssait d'autant plus.

- Et tu le sais, reprit-elle. Tu es le fou de la reine.

Et tu es fou de la reine, espérait-elle.

Elle lui serra les doigts.
Ce geste simple ne l'était pas. S'ils s'étaient trouvés dans la rue, personne n'aurait remarqué la jeune femme enroulée autour de Green. Ceux qui auraient vu ce geste se seraient peut être dit qu'ils étaient mignons, ou amoureux, ou amis, mais personne n'aurait trouvé ça bizarre, révoltant ou dévastateur.
Le cœur de Green rata un battement avant de se mettre à pulser un peu plus fort entre ses côtes, lâchant un bruit sourd dans ses oreilles. Le corps tendu, les muscles braqués, incapable de savoir comment réagir à un simple toucher.

- Tu n'as jamais été un simple soldat.

Alors Green se mit à attendre la suite, presque sûr qu'il allait se prendre dans les dents qu'il l'avait engrossée, que là, dans son bureau, il ne s'était pas posé la moindre question avant de venir en elle. Il ne s'en était pas posé non plus le lendemain, ni la semaine d'après. Même si l'action avait hanté ses pensées, son sommeil et même ses mots de la journée, il n'avait pas percuté qu'il pouvait donner la vie. Alors là, dans l'endroit humide et isolé il se dit que c'est sûrement le bon moment pour lui reprocher tout ce qu'il a fait, pour lui dire que c'est de sa faute tout ça, pour le pousser du pied comme le chien mouillé qu'il était.
Son souffle resta bloqué dans sa poitrine, quelques millièmes de secondes, suspendu aux lèvres de la blonde.
Vas-y, dis-moi que j'te mérite pas.

- Et tu le sais, tu es le fou de la reine.

Il inclina doucement la tête, le cœur gonflé et l'envie de fermer les yeux. Repousse-moi Anja, c'est maintenant ou jamais... Jamais, alors ?
Il souffla doucement, comme toujours, comme si ça lui coûtait de respirer et que ça avait toujours été le cas et se mis face à Anja avec patience pour une fois. Il leva les yeux sur la belle reine. Avait-il le courage ?
Colour Me,
Color my soul.
Le brun avala sa salive, dernière rempart avant d'agir, et s'avança pour attraper la jeune femme par la taille, contre lui, son torse toujours nu. Il avait l'impression que ce contact le brûlerait et que c'était la mauvaise décision, encore et encore qu'ils étaient voués à répéter sans jamais pouvoir changer l'issue. Il avait dit non une fois, il avait essayé du plus fort qu'il pouvait et Anja s'était éloignée, elle avait marché le plus loin possible de ses pas à lui et pourtant, quatre ans plus tard ils étaient toujours au même point, au bout de la même ligne, prêts à sa rejoindre au centre de la même pièce. C'était injuste.
C'était injuste mais c'était comme ça, c'est tout ce qu'il avait.
C'est tout ce qu'ils avaient.

Il embrassa Anja. Il l'embrassa comme une reine, comme une femme, comme celle avec laquelle il était finalement obligé de composer. N'aurait-il donc jamais le choix dans sa vie ? Il était né dans une famille qu'il n'avait pas choisie. Il était parti mais on l'avait ramené ici.
Ils s'étaient percutés avec Anja, elle était partie, ils étaient revenus l'un contre l'autre mais il avait dit non.
Ils étaient à nouveau réunis.
Insupportable destin, insurmontable lendemain.

Il embrassa Anja. Avec son âme sans mots, avec son corps et son passé, avec cents maux et son présent. Il n'avait rien à donner, rien à offrir, ni l'amour ni la stabilité, la fidélité, rien. Il n'avait rien à offrir à part des morceaux cassés, comme les roues éclatées d'un jouet en bois qu'on aurait trop longtemps fait traîner. Il n'était qu'échardes, écueils, il avait fait le tour de la question.
Il ne comprenait pas pourquoi il avait le droit de revenir ici, juste là aussi proche d'Anja. Il ne comprenait pas mais ça n'avait pas d'importance, juste là il la désirait trop fort pour ne pas faire le premier pas. Pourtant, il aurait voulu se justifier et dire pourquoi il faisait ça, pourquoi il était encore là. Il ne pouvait pas.
Des excuses, il n'en avait pas.

Il embrassa Anja, cinq doigts sur sa taille et les autres enfermés dans la petite main de la jolie blonde qui semblait tellement plus petite, tellement plus humaine, tellement plus bancale. Comme si lui n'était pas sur le point de trébucher.. quelle ironie. Ils étaient pareils, saignaient de la même façon, se brisaient comme des éclats de verre de la même façon, coupaient les autres avec leurs mots comme avec leurs actions..
Et pourtant. Elle était reine et s'il n'était pas un simple soldat il restait le fou, elle l'avait dit lui même, le fou de la reine. L'être marginal et insensé, cassé et rabiboché des milliers de fois pour amuser la galerie. Faire sourire, distraire.
Il aurait voulu être en colère et dire que c'était injuste de l'utiliser comme un passe-temps, un jouet, dire qu'il y avait d'autres gens pour lui provoquer ce genre de sensations, des gens de son niveau, mais il n'était pas en colère contre Anja, même pas un peu, non, plus du tout. Il était contre elle, et il ne voulait rien de plus.

Alors il embrassa Anja.
Le fou embrassa la reine.
Et s'excusa.

- J'suis désolé, souffla-t-il.

Conscient d'être déplacé,
Main dans les cheveux,
Le fou n'est pas le roi.

Le fou n'est pas le roi.
Green ne pourrait jamais s'afficher, fièrement, le port de tête altier, au bras d'Anja. Il ne pourrait pas déambuler avec elle dans les couloirs du QG de Rosenrot, écrasant les autres soldats d'une supériorité nouvellement acquise. Jamais la sorcière blanche n'avancerait vers lui dans une longue robe blanche, un bouquet écarlate entre les mains. Le fou n'est pas le roi et le sorcier noir ne pourrait jamais prendre cette place.
Il n'avait pas la carrure, pas l'envergure, pas la froideur.
Après tout, le roi n'était qu'une pièce banale sur l'échiquier. En somme toute, relativement peu intéressante. Il exigeait que ses pions se sacrifient pour lui, alors qu'il ne bougeait que d'une case à la fois, incapable de vraiment fuir en cas de danger. La reine elle était plus fluide, plus belle. Remplaçable également.
Quand au fou... Le fou allait de travers, il bousculait les règles. Il attaquait sans discernement, à la solde de ses supérieurs. Moins précieux que la reine par définition, il dépassait cependant les pions de beaucoup et c'est cela qui le rendait infiniment précieux.
Mais le fou reste fou. Contrairement aux pions, il ne peut devenir autre chose.

Green était le fou, mais Anja et lui étaient-ils seulement du même côté ? Elle n'en avait pas l'impression en le voyant se rapprocher dangereusement. Tous le corps de la jeune reine criait à l'attaque lorsque le sorcier passa ses mains autour de sa taille.
Elle ne dit rien.
Elle n'osait dire.
Une partie d'elle savait qu'elle aurait dû le repousser, l'envoyer valdinguer à l'autre bout de la pièce. Ils avaient déjà joué à ce petit jeu stupide auparavant et s'étaient brûlés trop douloureusement les ailes pour que l'intelligence de la jeune femme ne lui conseille de réitérer l'expérience. Et puis son orgueil également émettait une protestation ; Green ne l'avait-il pas repoussée quatre ans auparavant ? De quel droit prétendait-il maintenant pouvoir l'assaillir ainsi.
Bien plus loin qu'une simple partie d'échec, ce jeu là pouvait tout leur coûter. Elaïa, Rosenrot, leurs vies... Mais Anja ne bougea pas d'un cil. À quoi bon de toute façon, ils allaient probablement finir enterrer vivants ici à tout jamais, alors pourquoi résister à la chaleurs brûlante du fou devant elle ? Pourquoi ne pas s'abandonner au désir qui consumait leurs corps de jeunes adultes ?

Pourtant, malgré tout, une infime part d'elle continuait à penser qu'elle aurait dû le repousser. Était-ce la peur de découvrir que sous le désir se cachait des sentiments bien plus profonds, insolites et incontrôlables ? La fou pouvait coucher avec la reine, mais avait-il le droit d'éprouver plus que cela.
Elle n'osait même pas mettre de mot sur cette idée.
Anja ne pouvait pas accepter cela. Elle courrait à sa perte et se laisser embobiner ainsi revenait à sacrifier tout ce pour quoi elle s'était toujours battue. Il fallait qu'elle se débatte, qu'elle l'envoie bouler, une gifle dans la figure en guise de réponse.

Lorsqu'il l'embrassa elle ne bougea pas.
Pire encore, elle s'accrocha à ses lèvres comme à un souffle de vie. Son torse nu contre sa peau frissonnante, sa main fermement accrochées à ses doigts, une bouche contre une bouche. Comme si elles s'étaient toujours cherchées. C'était peut être ça d'ailleurs. Le destin avait tout fait, tout réuni pour les balancer ici, dans ce trou avec une telle montée de désir. Ce baiser n'aurait pas pu exister sans tout ce qui s'était déjà passé avant.
Anja embrassait Green. La reine embrassait le fou. La femme embrassait le père de son enfant.
Un baiser plus passionné que désespéré. Leurs lèvres s'étaient haïes, cherchées, déchirées trop longtemps pour ne pas se livre à présent dans une danse au bord de l'implosion. Un bonheur si intense qu'il en faisait mal.

- J'suis désolé.

Bien sûr qu'il l'était et bien sûr qu'elle le haïssait. Green avait trouvé la faille béante dans le coeur d'Anja et s'y était engouffré sans la moindre hésitation. Il avait tout déchiré, tout bousculé en avançant dans l'antre noire de l'âme de la jeune femme. Il s'était incrusté dans ses pensées, ses rêves et ses désirs. Le fou avait trouvé le moyen de rendre la reine folle à son tour.

- Ne m'abandonne pas. Pas tout de suite.

Reine digne malgré tout, Anja avait énoncé ces quelques mots d'un ton autoritaire, comme un ordre. Mais personne n'était plus dupe du jeu de la dame et Green ne devait pas l'être non plus. Plus qu'un ordre, il se cachait une vraie supplication derrière ses propos. Une lamentation.
S'il te plaît ne me lâche pas.
Comme si le corps de la jeune femme était devenu celui d'une poupée de cire retenu seulement du choc contre le sol et de l'éclatement par la main de Green.
Ne m'abandonne pas encore.
Hantée par le cauchemar de leur dernière rencontre, Anja ne pouvait empêcher les frissons de parcourir son échine. Elle avait été trop souvent abandonnée dans son enfance et son adolescence pour ne pas reconnaître la peur caractéristique de ce genre de moment l'envahir.
Fais moi l'amour.
Ces mots, les mêmes que ceux murmurés à la forêt quatre ans auparavant, elle ne les dirait plus. Pas par orgueil, ni par véritable peur. Mais parce qu'elle savait qu'elle n'avait pas besoin de les dire ; tous les pores son corps les transpirait.

- Tu ne joues plus...

Remarque ou question ? Les mots perdaient leur sens en allant mourir sur les lèvres d'Anja. Elle préférait encore se taire et embrasser Green.
Alors sa bouche retourna percuter la sienne. Fougueusement, en appuyant fortement comme pour faire mal. Ou se sentir bien vivant.
Enfin vivant.

Le jeune homme avait l'impression de recueillir du vent : savoir pertinemment qu'il était impossible de le garder et pourtant le sentir contre son visage, piquant mais présent, mordant et brûlant. Les mains jointes il s'efforçait de garder debout quelque chose qui n'avait pas besoin de lui pour avancer.

- Ne m'abandonne pas. Pas tout de suite.

Pas tout de suite, hein ? Pas tout de suite mais plus tard. Les mots lui offraient une porte de sortie, quelque part où il pourrait aller se réfugier, mais plus tard. Peut être que ces mots là avaient la possibilité de lui offrir un avenir qu'il ne voyait pas, bloqué dans la grotte.
Green s'y raccrocha un peu n'importe comment. Là tout de suite, Anja lui promettait un après : ils sortiraient de là et alors seulement il pourrait l'abandonner ? Il l'avait déjà fait une fois, il le referait sûrement après. Mais peut être pas. Peut être que pour une fois, consciemment, il resterait.
Peut être.
Qui savait ?
Il la tenait toujours entre ses mains, si fine entre ses doigts à lui. Ne m'abandonne pas, quelle drôlerie. Ils étaient coincés ici, il ne partirait pas, il était coincé ici, entre son cœur qu'il tenait au bout des doigts et sa condition qui l'enchaînait plus bas.

- Tu ne joues plus...

[/color]Il aurait voulu dire qu'il n'avait jamais joué, il aurait voulu offrir des mots et de la vérité mais ç'aurait été mentir. Il était un peu fatigué de mentir, à vrai dire. Il avait joué en entrant dans son bureau la première fois, et encore à nouveau quand il avait forcé Anja à avouer pour Elaïa.
Il avait posé les armes parce qu'elle avait fait de même, elle avait posé la barrière qu'elle maintenait jusqu'à présent, il n'y avait plus sa fille pour lui servir de rempart ni son rang, il n'y avait plus rien.
Green était si proche.
Peut être que les barrières avaient été déposées parce qu'il était temps. Le timing est une chose importante, à quelques minutes, à quelques secondes près tout peut basculer, changer, déraper. Peut être que s'ils n'avaient pas été coincés ici ensembles ils ne se seraient plus jamais parlés.
Dans un univers parallèle, Green avait tué Anja dans cet endroit sombre et humide, dans un univers parallèle, Green avait dit à Anja d'aller se faire foutre, dans un univers parallèle, Green était roi.
Et il enviait un peu ce gars là.

Elle l'embrassa alors, mouvement inattendu. Elle prenait les dents, elle attaquait comme pour faire taire d'autres maux qui auraient pu passer ses lèvre. Il avait sentit déjà le vent de vérité qui avait éclaté quand l'abandon avait été posé là. Ne le fait pas, pas toi, pas maintenant, pas ici, ne me laisse pas.
Il ne la lâchait pas.
Ses lèvres vinrent percuter celles de Green avait plus de force que jamais, il aurait voulu la serrer assez fort pour qu'elle passe sous sa peau, dans ses os, qu'elle se noie à l'intérieur de lui et qu'elle puisse voir tout ce qu'il n'était pas.
Ne serait jamais.
Il retint sa respiration, sentant le désir lui gonfler la poitrine, compresser ses poumons alors qu'il se détacha de sa belle pour virer son haut d'une main pressée, presque fébrile. Il avait tellement envie d'elle, c'était dans sa gorge, son cœur, son bas ventre et ses jambes, comme si ces quatre ans n'avaient pu mener qu'à ce moment précis.
Ce moment précieux.

- Tu préfèrerais que ça reste un jeu..

Ni question ni affirmation, entre les deux, juste au milieu comme l'avait fait Anja, quelques secondes auparavant. Il préférait l'indécision, la sécurité, lui offrant une possibilité de réponse sans l'exiger.
Il la poussa contre la paroi, que les runes se jouent d'eux encore un moment, le temps, il avait envie de la prendre Green. Et si ils ne sortaient pas d'ici, c'était tant pis, ils l'auraient bien cherché. Lui, en tout cas, n'avait rien trouvé de ce qu'il pensait en venait ici. IL avait cru pouvoir purger sa peine et sa haine, trouver une cible et l'exploser à mains nues pour se soulager.
Rien ne le soulageait.
Anja n'était pas la cible.

Les lèvres de Green dérapèrent dans le cou de la blonde puis remontèrent vers son oreille qu'il attrapa, son souffle chaud juste là, précis, explicite.
J'ai tellement envie de toi.
Il avait des mots qu'il aurait voulu dire, lui demander si c'était ok, encore cette fois, si elle avait des runes à tracer sur son bras, lui dire avec humour qu'au pire il pouvait encore être papa, lui dire qu'elle était si belle, si irréelle et pourtant si humaine, rivée au sol comme tout le monde. Mais Green était maladroit avec les mots et il le savait.
Il les garda pour lui, repoussés au fond du fond avec le reste de ses envies, pressant sa main contre le bas-ventre d'Anja, là où l'envie devait gonfler, se débattre, montrer. Il était incapable de se trouver à sa place ici, aussi proche de la reine mais il était tout aussi incapable de s'arrêter.

Anja connaissait assez peu le désir.
Du haut de ses 25 ans, elle n'avait senti la virilité d'un homme qu'une seule fois entre ses cuisses. Et d'elle même, elle ne ressentait presque jamais de pulsions, trop concentrée sur son travail pour se consacrer à ces jeux trop d'humains. Qui plus est, la jeune femme mettait un point d'honneur à contrôler son corps autant que le masque de son visage et elle ne laissait donc pas transparaître le désir, le refoulant dans son inconscient à chaque fois.
Mais pas cette fois.
Peut-être pour l'avoir trop refoulé ? Ou alors, et cette explication la lui paraissait être la plus vraisemblable, parce que c'était Green en face d'elle. Le fou qui la rendait folle. Et voilà que ces pulsions refoulées se transformaient en océan de désir qui fracassait son corps, le faisant tourbillonner dans tous les sens. Pour la faire échouer dans un fracas contre les lèvres de son soldat. Encore et encore, des baisers plus brûlant à chaque fois, comme si les quelques secondes qui séparaient leurs lèvres fougueuses, les privaient d'oxygène.
Green, qui semblait aussi impatient qu'elle, lui ôta son haut. Non. Il le lui arracha.
Peau contre peau, langues qui s'enroulent et mains qui apprennent à se connaître.

- Tu préfèrerais que ça reste un jeu..

À peine quelques mots, un soupir entre deux baisers acharnés.
Un soupir qui touchait juste.
Evidemment qu'elle aurait préféré que tout cela ne soit qu'un jeu. Un jeu qu'on puisse arrêté en plein geste, interrompre d'un coup sur un levé de pouce. Un jeu qui nous protège de ses règles et de ses étapes bien distinctes.
Il n'y avait plus de règle depuis longtemps.
Et pourtant l'enjeu était plus élevé que jamais. Anja pouvait tout perdre d'un claquement de doigt. Et qu'y avait-il vraiment à gagner ? Absolument rien.
Juste épancher, l'espace d'un instance, le désir qui brûlait ses entrailles. Mais à quoi bon se voiler la face ? La sorcière savait que, sitôt le désir combler, il recommencerait à vriller dans son corps de femme. À la défoncer. Jamais elle ne pourrait être vraiment comblée.
Perdante sur tous les tableaux.
Il aurait été tellement plus facile de dire non à un jeu...

- Ça aurait été plus facile...

Trop facile.
La puissance du jeune homme la poussa contre un mur, le dos de la chef de Rosenrot percutant violemment les runes qu'ils ne comprenaient pas. Et elle s'en fichait. Elle se fichait de savoir ce que voulait dire ces signes sur les murs. Elle se fichait de rester enfermée ici pour toujours. Elle se fichait de la douleur qui déjà vrillait dans son dos en réponse au geste brusque de Green.
Fais moi mal. Brise moi, déchire moi, explose moi. Pour rester en vie. Pour ressentir vraiment le mal sur ma peau et pas seulement le brasier dans mes entrailles.
Les lèvres de Green dans son coup, son souffle qui caresse sa peau, sa main contre son désir. Et sa propre main qui, comme muée d'une conscience propre, descend entre les jambes du jeune homme.
Quatre ans et pourtant elle n'avait pas oublié.
Un bouton saute, aussitôt la main glisse, rejoignant la virilité tendue du sorcier. Cette fois-ci, elle en était certaine, il n'y aurait pas le goût amer de la première fois pour faire monter la douleur. Non, il faudrait faire monter la douleur autrement.
Prise dans sa folie, Anja mord Green. Presque jusqu'au sang. Comme un animal.
Et le désir éclate, se teintant sous la brusque lumière du jour.


Ferjanč Govšič était un homme solide de 60 ans. Ancien notable, il avait un jour sacrifié toutes ses économies pour acheter une petite maison à l'orée de la forêt. À présent, il vivait en se contentant de peu, le reste de ses économies lui servant à se procurer le minimum dans la ville voisine. En dehors de cet aller retour mensuel à la civilisation, il partageait son temps entre les deux grandes passions de sa vie.
Son chien et la chasse.
Depuis enfant, il avait toujours aimé chasser. Il se rappelait de son père le prenant sur son cheval pour aller tuer les perdrix et les sangliers. Il aimait ces moments de silence pour ne pas faire fuir l'animal et la pression sur la détente qui déchirait tout. Il savait qu'il n'y avait qu'une seule chance. Un seul coup.
S'il le loupait l'animal averti s'enfuyait.
Mais plus que tout, plus que le sang, la victoire ou le fait de ramener un trophée, Ferjanč Govšič aimait la traque. L'homme pouvait passer des heures sur les traces d'un animal et ne rentrer que lorsque le soleil était trop bas pour qu'il puisse continuer à voir, éreinté mais heureux. Même sans victoire il se contentait de ce moment à suivre les animaux, à s'insérer dans leur conscience pour réfléchir comme eux, acquérir leurs réflexes.
Ça le passionnait.

En ce mois de mai, Ferjanč Govšič était justement sur les traces d'un gros animal. Un cerf ! Rarement vu dans ces bois, jamais attrapé. Le cervidé était bien plus malin que la plupart des animaux qui vivaient dans la forêt et, les rares fois où le chasseur en avait croisé un, il n'avait pas eu le temps de viser que le cerf, après un regard profond et avec l'air de le narguer, s'était enfui.
Ces rencontres étaient toujours bouleversante.
Aussi, le chasseur n'espérait pas vraiment tuer la bête. Mais surtout pouvoir, une fois de plus, vivre ce moment si particulier qui bousculait son coeur et remplissait sa mémoire. Ferjanč Govšič était donc parfaitement concentré sur tous ce qui pouvait l'entourer. Aucune brindille ne lui échappait. Le majestueux animal avait-il bousculer ce buisson ? Un de ces bois avait-il arraché une feuille à cette branche trop basse ? Le moindre détail comptait.
C'est ainsi que, l'observateur attentif qu'il était repéra quelque chose d'étrange. Surpris, l'homme s'approcha, oubliant déjà sa quête un instant pour rencontrer cette imperfection de la forêt.
Ferjanč Govšič n'était pas un sorcier, ni même un humain mêlé. Il n'avait jamais entendu parler du monde magique ailleurs que dans les livres pour enfant et, pour lui, les runes n'étaient rien d'autres que des signes étranges et inefficaces. Mais Ferjanč Govšič était un chasseur expérimenté. Et il savait reconnaître un piège refermé quand il en voyait un.
Intrigué, il tira sur le savant mécanisme afin de soulever la planche qui fermait le piège - les êtres qui l'avaient créés avaient trouvés bon de cribler l'intérieur de runes, mais l'extérieurs leur avait semblé sauf et inutile à protéger. Aussitôt la lumière filtra dans l'antre sombre et le chasseur passa la tête dans l'ouverture pour découvrir deux jeunes à moitié nus.


Et le désir éclate, se teintant sous la brusque lumière du jour.
Lorsque l'on se retrouve enfermé dans le noir trop longtemps, la lumière fait d'abord si mal qu'on préférerait être aveugle. Si bien qu'il fallu quelques instant à Anja pour retrouver le sens du réel et finir par apercevoir la tête qui perçait par une planche soulevée.
Aussitôt, elle repoussa Green et se précipita instinctivement sur le haut qu'il avait arraché quelques instants plus tôt. L'inconnu qui venait de les libérer - et, heureusement pour eux, qui ne ressemblait en rien aux ennemis qu'ils fuyaient - leur jeta quelques mots en slovène que la jeune femme ne saisit pas. S'inquiétait-il pour eux ? Ou se moquait-il gentiment en pensant avoir découvert la cache d'amoureux passionné ?
Anja ne désirait pas le savoir. En enfilant son habit, elle balança quelques sons maladroits : "Hvala"; l'un des seuls mots slovènes qu'elle connaissait et qui lui permettait de remercier l'homme. Puis, à la force de ses avants bras elle se hissa par l'ouverture afin de rejoindre la forêt.
Une forêt qui lui rappelait étrangement celle dans laquelle Green l'avait abandonnée quatre ans auparavant.

- Dès qu'il sera parti, téléporte nous à l'aéroport.

Le moment avait été brisé par le rai de lumière et la reine avait retrouvé sa place, son trône. En dehors de ce trou elle ne pouvait pas laisser éclater son désir.
Aussi, son ordre avait claqué, sèchement. Elle espérait que le soldat ne l'évite pas et qu'il saurait assez maîtrisé son pouvoir second pour les amener là où elle le lui demandait.
Tout était terminé.
Brisé.
Déchiré.
Et cependant la reine n'osait plus affronter le regard de son sujet.

« tu as le regard de courses que l'on perd
comme tant d'autres que toi
amis révolutionnaires!
est-ce que le fou est devenu roi »

Il ne vivait pas son rêve, il ne rêvait pas non plus, il était au milieu de nulle part par le bon vouloir de sorciers déloyaux, mauvais et stupides. Stupides parce qu'Anja n'était pas un rocher qu'on enterrait aussi facilement que ça. C'était évident et ça se voyait au premier coup d'œil, Anja était une graine. On avait beau l'enterrer elle pousserait de plus belle.
Ronce ou rose, telle était la question.

- Ça aurait été plus facile...

Plus facile ? Est-ce qu'on jouait vraiment à aller vers le plus simple ? Le plus simple, pour commencer, ç'aurait été de tuer Elaïa, de l'avorter et si cela se révélait impossible, la tuer de sang-froid.
La facilité, c'était ça.
La facilité, ce n'était pas la vie et sûrement pas les émotions, les sentiments, les corps compliqués et complexes qui se retrouvaient bouillonnants, impossibles à contrôler, si durs à gérer, à contraindre, à pousser au maximum.

« tu as le sourire de sangles que l'on serre
de cette âme qu'on nettoie
au fond qu'est-ce que l'on espère
que sous l'immonde on ait de quoi »

Les deux restaient collés, presque enivrés l'un de l'autre, collés comme des mouches à du miel. Qui suintait le sucre, qui avait l'intelligence d'un insecte ?
Il avait envie d'être en elle, tout entier, de se plonger, il avait envie d'avoir son souffle dans son oreille et de l'entende gémir sous son assaut. La main d'Anja descendit dans ses sous-vêtements et il sursauta, comme incapable de s'ancrer dans la réalité - c'était vraiment en train d'arriver - et puis sa main était glacée. La main de la reine de glace.

« entre tes mains
l'espèce humaine
voudrait briller sous d'autres peaux
elle s'insurge puis vocifère
viens voir fleurir ce tombeau
où l'on crie libre mais solitaire
à la faveur de l'étau »

La lumière explose dans la pièce. Green se recule, comme brûlé par l'éclairage gris et morne de Slovénie. Il se recroqueville un peu pour prendre moins de place, torse nu il se sent gêné, trop proche et trop vulnérable d'un ennemi. Un homme les regarde, son fusil sur l'épaule, ostensiblement non magique. Il a un air sympathique, pas vraiment agressif, presque amusé de découvrir des jeunes gens dans un tel endroit. Enfin, amusé ou inquiet.
Le jeune homme ramasse son t-shirt qui gisait sur le sol avant de juger bon de ne pas le remettre. Personne ne se trimballe avec un haut imbibé de sang.

« j'ai crié ce silence d'insoumis
sous le feu de sabbat(sous les banquets de sabbat)
on est à genoux devant l'oubli
mais debout devant les rois »

Anja dit quelque chose en Slovène en se rhabillant, Green répète la même chose en tendant la lame qu'il garde dans son dos. Une lame joliment gravée mais nullement magique, aucun attachement sentimental. Il répète "merci" et présentant l'arme à plat dans ses mains. L'homme en face n'a pas l'air spécialement de comprendre le pourquoi du comment mais le cadeau coupe court aux négociations et aux questions.

- Dès qu'il sera parti, téléporte nous à l'aéroport. lâche la blonde.

Green offre un sourire à l'inconnu avant d'enlacer ses doigts dans ceux d'Anja pour éviter de laisser planer le doute. Adultes consentants, pas viol chelou dans une cave encore plus cheloue. Il n'hésite pas à serrer les doigts de sa supérieure pour pas qu'elle ne retire sa main.
Il s'avance donc dans la forêt, au hasard, juste pour mettre de la distance entre toute action magique et l'homme qui s'éloigne de toute façon, sifflant son chien à intervalles régulier. Il raconterait sûrement l'histoire à d'autres personnes de son entourage, pas besoin de rajouter de l'exceptionnel pour aujourd'hui.

- L'aéroport est trop loin, siffle Green.

Il continue de marcher à grandes enjambées sans savoir pourquoi il est subitement en colère. Comme si en pleine lumière ce qu'ils faisaient n'avaient pas lieu d'être, comme s'ils étaient sales et qu'il leur été nécessaire de se cacher, à l'ombre des regards et loin de leur monde, à loin de leur obligations et même de la magie.
Complètement à l'écart de leurs vies.

- J'me rappelle de la station service, on pourra prendre une voiture. Je conduirai.

Pourquoi ne pas continuer ? Pourquoi ne pas dire à Anja que tout restait réel, en-bas ou à la surface. Rien ne changeait ?
Tout était si différent

« j'ai rêvé de frontières endormies
moi ce chien qu'on abat
on me vends du rêve et de la pluie
de la mort et du visa »

C'était frustrant. C'était frustrant, les mots qu'il aurait voulu dire restaient en travers de sa gorge. Il était incapable de s'exprimer, les mots comme des gouttes d'acide qui le rongeaient. Il se retrouvait pratique, calculateur, prévoyant. Il reprenait sans aucun plaisir la place du soldat avec pour priorité : protéger Anja.
Il se retourna finalement dans la forêt pour lui faire face. Il fallait bien qu'il la touche pour se téléporter, pourquoi ne pas en profiter pour la serrer ?
Parce que désormais, c'était déplacé, impossible, impensé.
Bienvenue dans la réalité, Greeni.
Il ne pu s'empêcher de l'attraper pour autant, il enroula ses bras contre elle et pensa à cette station toujours déserte qui vendait quelques voitures pour dépanner, conscient de l'effort que ça lui demanderait.
La seconde après ils arrivaient derrière le bâtiment alors qu'il lâchait Anja, à contrecœur, comme on quitte une douleur qui nous est familière.

« tu as le regard de courses que l'on perd
de l'argent qui nettoie
amis révolutionnaires!
le fou est devenu roi »[/i]*



* Luke - l'espèce humaine

En un instant, tout s'était brisé. Tout avait lâché. Un rai de lumière avait suffit à fustiger ce qu'ils avait mis tant de temps à vivre et, à présent, Anja ne voulait plus de Green.
La reine était redevenue reine.
Et le fou n'était plus rien.
La sorcière n'avait même plus envie de le regarder. Elle fuyait son regard, mais également son corps tout entier. Pour ne pas retomber. Rechuter. Aujourd'hui ils s'étaient retrouvés enfermés dans un piège macabre, mais la jeune femme savait que le véritable piège n'était pas l'antre sombre dans laquelle ils étaient tombés. C'était sa relation avec son soldat.

Soudain, le jeune homme attrapa la main de la jolie blonde. D'abord surprise par ce contact imprévu, son premier réflex fut de vouloir retirer ses doigts entrelacés avec ceux de Green. Mais la chef de Rosenrot retint sa respiration afin de garder son sang froid. Le soldat ne faisait pas ça pour retenir un moment qui n'aurait jamais dû arriver, mais plutôt pour valider une histoire dans l'imagination du chasseur qui les avait sortis de là. Afin que celui-ci ne se doute de rien.
Aussi ne tenta-t-elle pas de se séparer.
Puis lâcha la main de Green aussitôt que l'homme siffla son chien et retourna tuer des bêtes dans la forêt.

- L'aéroport est trop loin.

Evidemment. Alors quoi ? Ils allaient traîner dans cette maudite forêt qui lui rappelait sordidement leur dernière rencontre ? Devoir retourner en ville où les membres d'Orpheo les attendaient peut-être ? Anja savait qu'elle aurait dû venir ici avec un autre soldat.
Mais cette histoire de téléportation n'était qu'un prétexte. La sorcière noire était énervée contre Green et contre elle-même à cause de ce qui s'était passé quelques instants plus tôt. Ce qui avait failli se passer. Et qui finalement n'était pas arrivé.
N'arrivera jamais.

- J'me rappelle de la station service, on pourra prendre une voiture. Je conduirai.

Anja était folle de rage. Elle n'aurait jamais dû craquer à ce point, pas après ce qui c'était passé, pas après Elaïa, pas après ce qui était arrivé quatre ans auparavant. Pourquoi était-elle éternellement attirée par cet homme ? Qu'est-ce qui faisait qu'elle ne réussissait pas à le suivre ?
Alors qu'elle haïssait avec tant de ferveur tous les autres.
La jeune femme avait envie de fuir, de se terrer, de ne plus jamais revoir Green. Elle aurait voulu lui sauter à la gorge, le décapiter, l'assassiner de sang froid. Tout son corps lui criait de tailler ses propres veines, de balancer ce sang à la figure de son soldat puis d'enfoncer son poing dans sa tête.
Mais surtout, et c'était finalement ça, l'envie la plus forte, elle aurait voulu se blottir dans ses bras, contre son âme.
Green Soul.
L'âme verte.

Et puis soudain, sans que la jeune femme ne l'ait vu venir, il la saisit dans ses bras. Un instant plus tard ils se retrouvaient à la station service.
Ne me lâche pas.
Les mots refusent de sortir et les deux jeunes gens se séparèrent, presque à regret. Parce qu'aucun des deux n'ignoraient que ce genre de situation ne se reproduirait pas de sitôt. Ne pourrait pas se reproduire. Plus de baiser sauvage, de frisson contre chaleur ou de râle de plaisir.
Comme un adieu.

Alors Green vola une voiture. Sans rien dire, Anja s'installa à la place passager, la place du mort. Roulé en boule. D'habitude, elle n'aimait pas se laisser conduire ainsi, considérant que le conducteur était celui qui avait le pouvoir. Et qu'ainsi elle mettait un peu sa vie entre les mains d'un autre en qui elle ne pouvait pas avoir confiance.
Mais là elle s'en fichait, tout lui était égal.
Roulé en boule dans son coin, elle n'attendait que l'aéroport. L'avion. Le retour au QG et dans son bureau.
Afin de sortir un morceau de papier. De laisser glisser l'encre sur le papier.

Quatre ans après, elle retrouvait ce besoin fustigeant d'écrire, de raconter. Mais pas à sa mère.
À Elaïa.

Liebe Elaïa,

Aujourd'hui je dois te raconter une histoire. L'histoire de ton père et de ta mère...