Milieu de la nuit. Une jeune fille se débat avec ses draps, une jeune fille se débat avec ses cauchemars. Avec ses rêves. Elle ne sait plus trop, elle est perdue au plein milieu de son sommeil.
Perdu dans le monde mystérieux des rêves.
Merveilleux, affreux, ridicule, intéressant, nostalgique.
Anja se réveille, avale une bouffée d'air, essuie la sueur qui a coulé sur tout son corps. Que se passe-t-il, que se passe-t-il dans sa tête ? D'un bond elle se redresse, saisit un bout de papier, un crayon, et commence à griffonner.

Little Angleton, nuit du 3 au 4 janvier 2012

Liebe Mutti,

Cette nuit... cette nuit... je ne sais qu'en penser. Je ne sais pas si c'est la rencontre avec mon demi-frère ou mon changement de camps qui me perturbe autant, mais mes rêves changent de couleurs. De texture. De ciel. Tout tourne dans ma tête, c'est un fouillis sans nom. Je ne comprends pas, je ne comprends plus. Mais Jack est au centre de tout ça... Jack, mon frère.
Et le pire dans tout ça ?
Le pire c'est que je ne sais pas si mon rêve de cette nuit n'était qu'un simple rêve ou si nous y étions deux âmes à l'inventer. À le décorer. Je soupçonne un lien de s'être créer entre Jack et moi... Tu te souviens maman, je t'en avais déjà parlé quand il m'avait semblé entendre les mots de mon demi-frère dans ma tête. Et... j'espère juste que je me suis trompée. Complètement plantée. Absolument loupée.
Alors pourquoi je doute ?
Maman, maman, maman... tu te souviens quand j'étais toute petite ? Quand je faisais un cauchemar je venais me glisser dans votre lit. Celui de mon père et le tien. Entre vos deux corps. Puis je refermais les yeux en souriant.
Maintenant je n'ai plus personne contre qui me blottir.

Ce rêve, je vais te le raconter. Il y avait une petite fille. À peine 5 ans. Un petit garçon. Tout juste 7 ans. Une petite Anja et un petit Jack. Et un ciel. Un ciel complètement mauve. Mais pour les enfants, c'était juste normal. Pour nous c'était juste normal. C'était notre réalité. Notre réalité en plein rêve.
Et à aucun moment j'ai douté d'être en plein cauchemar.
La petite fille c'est moi.
Je suis la petite fille.
Je m'appelle Anja et j'ai 5 ans.

Je m'appelle Anja et j'ai 5 ans. Je vis avec mon papa et mon grand frère, Jack qui a deux ans de plus que moi. Il est gentil Jack. Un peu bête peut-être, mais gentil. Comme tous les grands frères. Sauf que c'est mon grand frère. Et que je l'aime.
Jack et moi n'avons pas la même maman. Avant mes 3 ans, je ne savais même pas qu'il existait. Un soir, papa est venu me chercher dans mon lit, il m'a pris dans ses bras, a posé un doigt sur ma bouche et m'a dit qu'on devait partir. Vite. Et que maman ne pouvait pas venir avec nous.
Que toi maman tu ne pouvais pas venir avec nous.
J'étais un peu triste pour maman, mais de toute façon je ne la voyais jamais. Jamais. Jamais. Elle était tout le temps loin et je ne sais même pas pourquoi. Papa aussi n'était pas là parfois. Mais après quand il revenait, il m'offrait toujours une glace. Il m'a dit qu'on devait partir pour toujours et que je ne pouvais rien emporter avec moi. Mais j'ai quand même pris mon nounours en peluche, parce que je l'aime vraiment trop. C'est papa qui me l'a offert. Puis papa a dit qu'on devait encore aller chercher quelqu'un. Alors on a été toqué chez une dame. Une dame très jolie et très gentille qui m'a même offert un chocolat chaud. Papa lui a fait un bisou sur les lèvres. C'était un peu berk. Puis la femme a été cherché un petit garçon à l'étage.
Jack. C'était Jack, mais dans mon rêve je ne l'ai pas reconnu.

- Voici Jack, ton grand frère.

Voilà ce que papa a dit. J'ai regardé Jack. Mon frère.

- Salut Jack.

Je vois que la dame a les yeux tout rouge. Elle sert Jack dans ses bras et lui répète qu'elle l'aime. "Je t'aime, je t'aime" ne cesse-t-elle de dire. Puis papa nous prend par la main Jack et moi et nous partons. Sans nous retourner.
Comme si j'aurais pu partir sans me retourner. Sans chercher ton regard, le regard de ma maman, une dernière fois.
Nous sommes arrivés ici. C'est une maison de campagne je ne sais pas trop où. Nous sommes arrivés ici et maintenant j'ai 5 ans. Cinq c'est comme le nombre de mes doigts. Ou de mes doigts de pied. Je suis dehors parce que c'est l'été et Jack est avec moi. Enfin il est plutôt à l'autre bout du jardin à faire le mariole avec son nouveau vélo.
Quel enfant de 5 ans connaît le mot "mariole" ?
Moi je suis avec mon nounours. Je le sers très fort contre moi en regardant mon grand frère. En fait il est doué Jack. Je le regarde, puis je commence à courir. À courir vers lui. J'ai tellement envie de lui faire un câlin...
Un câlin à Jack.
Mais je tombe. Je tombe et mon genou se fait mal. Et mon genou me fait mal. Des larmes me picorent les yeux alors que le sang picote ma blessure. J'ai mal. J'ai mal et je cris. Un seul nom.

- Jack, Jack, Jaaaaack.

Jack mon grand frère.
Que j'aime.
Que je hais.

[...]

La mine de son crayon se casse sous la frustration. Anja ouvre le tiroir de sa table de chevet. Farfouille. En trouve un nouveau. Continue à écrire.



// En bleu c'est le papa de Jack et Anja//

Pourquoi ? Pourquoi cette nuit, pourquoi elle, pourquoi ce rêve ? Le monde des rêves était malin, terriblement malin... Il savait mieux que personne faire tourner Anja en bourrique. Surtout quand cela concernait son frère.
Une goutte de sueur tomba sur ses draps. Ou peut-être une larme ?
Non, pas une larme, ce n'est pas possible. Anja ne pleure pas, Anja est forte.
C'est une grande fille.

[...]

Je le hais. Pour de vrai maman, je le hais. Mais alors pourquoi dans ce rêve cette petite fille semble si attachée à son grand frère ? Je ne comprends pas. Je ne comprends pas que ça puisse être moi.
Moi qui le hais.
Pourquoi ?
Jack, Jack, Jack.
Jack laisse sa bicyclette pour venir regarder ma blessure. Moi, je ne dois pas être très belle à voir avec mes larmes de crocodiles et mes yeux tout rouge. Jack lui il a l'air inquiet. Un petit instant. Puis ensuite il me dit :

- Anja, tu dois faire attention !

Pour peu il ressemblerait presque à mon papa lorsqu'il est en colère. Parce que Jack, et bien il ressemble beaucoup à papa. Le même visage avec la même forme de nez et les même pommettes. Tout pareil. Sauf les yeux. Parce que les yeux, c'est moi qui les ai. De la même couleur.
Des grands yeux remplis de larmes.
Jamais. Je ne pleure jamais.
Mais Jack il est quand même gentil. Il est quand même gentil parce qu'il se penche pour regarder mon genou tout rouge. Un peu gris aussi à cause de la terre et des petits cailloux qui se sont collés à la blessure. Ça fait mal les petits cailloux, ça mords, ça griffe, ça blesse.
Mon genou il est tout rouge et gris.

- Bouge pas je reviens.

Promis je ne bougerai pas. De toute façon, je ne vois pas comment je pourrais bouger avec mon genou là... Si ça se trouve il est cassé. Ou peut-être bien qu'il faudra me couper la jambe... Oh non, je ne veux pas ça ! Je serre mon nounours un peu plus fort contre moi et j'espère de tout mon coeur que mon grand frère ne reviendra pas avec un couteau dans la main.
Ouf ce n'est pas ça ! Juste une bouteille bizarre et du coton.
Une bouteille bizarre... La petite fille du rêve est trop jeune pour se rendre compte que c'est de l'alcool. Elle ignore aussi que plus tard, dans un avenir parallèle, le petit Jack ne portera plus cette bouteille là pour sa soeur, mais pour son gosier. Jack et alcool... Comment à ce moment là du rêve ai-je fais pour ne pas me souvenir de la réalité ?

- Ça va piquer, tu es prête ?

De mes grands yeux de petite fille, je le regarde mettre le liquide transparent sur un bout de coton. Ça va piquer ? Plus que maintenant ? Je ne suis plus sûre de vouloir être soignée en fait...
Mais comme c'est Jack qui me le demande, comme c'est mon grand frère que j'aime...
Que je hais.
... je ne dis rien et je me contente de hocher courageusement la tête en tendant ma jambe vers lui. Je sers aussi nounours très très fort contre moi. Je ferme aussi les yeux, parce que je n'ai pas envie de voir tout ça. Peut-être que si je ferme suffisamment fort les yeux, je ne sentirai rien du tout ?
Ce qu'on peut être bête quand on est gamin.
Je n'ai pas dû fermer les yeux assez fort, parce que ça m'a quand même piquer. Très fort.

- Aïeuh !

Je rouvre les yeux parce que les larmes me piquent trop pour que je puisse les garder fermer. Heureusement Jack a fini et il sort un pansement de sa poche. C'est un joli pansement avec des petits nounours multicolores dessus. Les nounours ressemblent étrangement à celui que je serre tout contre mon coeur.
Quel hasard... Le hasard n'existe pas.
Je le regarde poser le pansement sur ma blessure, mes grands yeux impressionnés par le professionnalisme de mon frère. Je le regarde et je me souviens qu'au début je voulais lui faire un câlin. Alors je me relève, ma blessure étant déjà un lointain souvenir et je m'accroche au cou de mon grand frère.

- Jack je t'aime !

Que chance j'ai d'avoir un frère pareil !
Quel bonheur !
Que malheur...

[...]

Anja passe une main sur sa joue.
Mouillée.
Mais Anja ne pleure pas.
Vraiment pas.
Pas vraiment ?

Cette fois c'est sûr, ce sont des larmes qui coulent. Des larmes de quoi ? Anja ne le sait pas vraiment. De souffrance, de douleurs, de nostalgie, de... de bonheur ? Elle passa une main dans ses cheveux blond sans vraiment savoir.
Sans plus savoir.
N'avait-elle jamais su au fond ?

[...]

Maman... je pleure. Moi, Anja Lily von Duisbourg, je pleure. Comment... pourquoi cette faiblesse ? Pourquoi ça devant mon frère. Je ne comprends plus rien. Le mon s'effondre autour de moi et moi je ne fais que le regarder. Assister à sa déchéance sans même penser à bouger.
Le monde tombe.
Et moi avec.
J'ai mal. J'ai terriblement mal. Qui aurait pu croire qu'un simple rêve puisse me perturber autant ? J'espère au moins que, s'il est partagé, Jack en souffre autant que moi. En attendant j'ai mal. Mais je vais continuer à te raconter ce rêve, à essayer de me débarrasser de ces mots-poisons qui piquent mon coeur. Ce cauchemar...

Quand je lui saute au cou, Jack tombe par terre. Moi ça me fait un peu rire, mais je reste quand même accroché à mon grand frère. Que j'aime j'aime j'aime.
Que je hais.
Puis il fini par me repousser, par me décrocher. C'est dommage, moi j'aurais bien voulu rester... toute la journée avec lui ! C'est mon grand frère, il est tellement grand et tellement fort ! J'attrape mon doudou qui était tombé par terre par une oreille et met mon pouce dans la bouche.

- Tu vas encore te blesser si tu sautes partout.

Je fais semblant de dire oui de la tête, comme si je disais que je pouvais arrêter. Mais lui comme moi on sait très bien que ce n'est pas vrai, n'est-ce pas ? Je vais continuer à sauter partout parce que je suis un petit lapin. C'est comme ça que m'appelle parfois papa ; "mon petit lapin en sucre". Je ne sais pas pourquoi je suis en sucre, peut-être parce que j'aime beaucoup les bonbons ? Et les glaces avec mon papa... Maintenant quand on va manger une glace, on y va aussi avec Jack. Comme on habite au bord du lac, l'été on peut admirer les cygnes et les canards. Il y a aussi un petit rebord au lac, comme une protection pour que les tout petits ne tombent pas dans l'eau. Mais moi je suis grande ! Alors je monte sur le rebord en tenant la main de mon papa et je marche en équilibre. Et, quand on est sage, Jack et moi on a même le droit à un tour de manège. Je prends toujours le même cheval de bois. Parce qu'il est rose.
Cette gamine... elle ne me ressemblait tellement pas...
Voilà. Moi je suis un lapin en sucre. Le lapin en sucre de mon papa. C'est comme ça et puis pas autrement, hein ! Un petit lapin qui saute...
Jack semble croire mon hochement de tête, en tout cas il ne me demande pas de me calmer. Ça c'est papa qui me le demande parfois "calme toi Anja Lily, tu vas me donner mal à la tête...". Papa quand il m'appelle par mon prénom, il y ajoute toujours mon deuxième prénom. Une fois je lui ai demandé pourquoi et il m'a dit que c'était lui qui avait choisi de m'appeler Lily. Il a ajouté qu'en anglais un Lily c'était un lys et que le lys était sa fleur préférée.
Anja. C'était toi maman qui avait choisi Anja. C'était un peu la guerre entre mon père et toi au moment de ma naissance pour décider lequel des deux prénoms serait le principal. Et puis je suis née. Et puis quand mon père m'a vu, quand il a aperçu les larmes dans tes yeux, il t'a dit de choisir. Et tu as choisi. Anja Lily.
Après qu'on soit debout, Jack s'est éloigné de quelques pas. Quatre pour être exacte. J'apprends à compter jusqu'à cent en ce moment alors dès que je peux compter, je compte ! Donc Jack fait quatre pas avant de s'arrêter les bras croisés et de me demander :

- Tu sais faire du vélo ?

Oui, oui, oui ! Je hoche la tête et je cours vers la réserve pour aller chercher mon vélo à moi. C'est un vélo avec les petites roues parce que moi je ne suis pas aussi forte que Jack. Parce que Jack vous savez, et bien c'est le meilleur. Mais c'est normal, c'est parce que c'est mon grand frère.
Je me mets sur la selle de mon vélo et je pédale jusqu'à Jack.

- On va où ?

Je suis prête à le suivre au bout du monde ! On ira... où tu voudras quand tu voudras... et l'on s'aimera encore lorsque l'amour sera mort.
On ira surtout aux portes de l'enfer, où j'y laisserai ton cadavre un sourire aux lèvres...

Après cette scène s'en suit... Une sorte de vide. Flou. Qui passe à toute vitesse. Je vois des souvenirs s'écouler les uns après les autres devant moi. Des vies s'écrouler. Je vois le temps couler...
Stop.
J'ai 12 ans. Jack quant à lui vient d'avoir 15 ans. En avril. Mon anniversaire à moi est en mai et je n'en peux plus d'attendre ! 13 ans c'est l'âge des grands. Des adolescents et de tout ça. Mon papa dit parfois en rigolant que moi je n'aurais pas eu besoin d'attendre mes 13 ans pour commencer ma crise d'adolescence. Mais moi d'abord je ne sais même pas ce que c'est une crise d'adolescence. Et quand je le demande à Jack il ne veut pas me répondre. Il me dit "tu m'embêtes avec tes questions" et il repart s'enfermer dans sa chambre. Finie l'époque où on faisait du vélo à deux...
Comme si cette époque avait existé...
C'est sûr, il est vraiment très bizarre Jack depuis quelque temps. Et comme nous sommes dans le même collège, j'ai un peu fait mon enquête avec mes amies Macha et Léonie. Enfin Macha c'est vraiment mon amie. Léonie un peu moins parce qu'elle est hypocrite. Mais je la garde quand même dans ma bande parce que c'est son papa qui tient l'endroit où il y a tout les bonbons. Et mon papa à moi il dit que c'est toujours bien d'avoir de bons contacts dans ses amis.
Toujours est-il que cette fois Léonie nous a beaucoup aidé. Je crois que c'est parce qu'elle est un peu amoureuse de mon frère. Alors quand elle a appris que mon frère avait une copine... elle n'était vraiment pas contente ! Mais pas autant que moi. Moi j'étais très fâchée parce que personne n'a le droit de me voler mon frère. Et encore moins une fille comme sa prétendue petite amie. Déjà elle est moche. Quel idiot ce Jack... il aurait pu mieux choisir quand même !
Ça je pense que c'est vrai... Jack a visiblement été amputé de la possibilité de choisir ses conquêtes. Pour peur qu'elles soient des femmes, il les veut toutes dans son lit. Et encore. Je me demande si, suivant ce qu'il a bu avant, il ne prendrait pas aussi des hommes...
Macha, Léonie et moi on a appris qu'il voulait l'inviter à la maison. Alors un jour où papa n'était pas là, moi j'ai dis que j'allais chez une de mes deux copines. Sauf que c'était un mensonge, en fait elles venaient toutes les deux à la maison. Et comme on finissait les cours une heure avant mon frère, on a pu vite tout préparer.
Maintenant il faut se taire... J'entends la porte qui grince... Du haut de l'escalier je peux voir mon frère et sa copine...
POUAH ! Elle est encore plus moche que moche !
Et là... et là... Oh non ils sont en train de s'embrasser ! Je lève le bras ; c'est le signal qu'on a convenu avec les filles pour lancer les pièges. Aussitôt Macha tire sur la ficelle qui renverse le seau d'eau judicieusement placé à l'entrée. Un seau d'eau avec de la grenadine dedans. Parce que la grenadine ça colle et c'est rouge. Ça fait un peu sang.
En fait la gamine de mon rêve n'était peut-être pas si bête...
Jack et la bécasse se retrouvent asperger du liquide rouge de la tête au pied. Aussitôt avec Léonie en lance des plumes depuis le haut de l'escalier. Des plumes blanches qui viennent se coller aux deux tourtereaux... ou aux deux tourtes je ne sais pas quel mot convient le mieux ! Puis on éclate de rire. La scène est juste tordante.
J'avoue maman... même maintenant j'en ris encore.
Sauf que Jack lui il a pas l'air de trouver ça très drôle... Mes deux copines s'en sont aperçu et elles décident de me lâcher. D'un côté je me dis que ce n'est pas plus mal parce que papa a interdit qu'on amène des gens du dehors dans la maison. Alors je leur montre ma cachette pour sortir sans que personne ne le sache et qui se trouve dans ma chambre, puis je descends voir où en est mon grand frère et son imbécile de copine.
On dirait deux poules.

- Salut Jack. Salut la pétasse. Vous allez bien ?

Je me reconnais déjà mieux ainsi...
Personne n'a le droit de me voler mon frère, d'accord ? Personne !
Oublie ce que j'ai dis. En fait je ne me reconnais pas vraiment...

[...]

Cette enfance... cette enfance qu'elle n'avait jamais eu la chance de vivre... Anja pensait que ça ne lui manquait pas. Qu'elle n'en avait pas besoin et qu'elle se satisfaisait très bien de sa vie d'à présent.
Mais peut-être qu'elle avait tort.
Peut-être que cette enfance pas vécue lui manquait en fait...

Cette fois ce sont des sanglots. Des sanglots qui entrecoupent son écriture, son histoire, les souvenirs de son rêves. Des sanglots idiots, comme ceux d'un tout petit bébé.
Après tout, Anja n'a que 19 ans. Ce n'est pas grand chose 19 ans quand on a plus de 100 ans à vivre encore devant soit. C'est même rien, rien du tout. Presque enfantin. Anja est une gamine. Une petite fille.
Mais elle ne peut pas.
Parce qu'elle n'a pas de maman pour la prendre dans ses bras, pas de papa pour effacer ses cauchemars, pas de grand frère avec qui se battre pour mieux se réconcilier.
Enfin si. Elle a Jack.
Son grand frère.
Le fils de son père. Papa...

[...]

Non. Je ne me reconnais pas. Pas du tout. Ni dans ce rêve, ni dans cette réalité. C'est comme ci... comme ci Jack avait de l'importance dans mon coeur. Comme si cet alcoolique voulait se faire une place dans ma vie, dans mon coeur. Pourquoi maman ? Je le hais, non ? Et lui aussi, c'est ce qui est normal. C'est comme ça que doit aller la vie, parce que lui il veut venger la mort de notre père. Notre père que tu as tué. Moi je ne veux pas salir ta mémoire. Alors je ferais tout ce qui est en mon possible pour empêcher Jack de savoir.
Sauf que Jack commence à prendre trop d'importance dans ma vie.
Il n'y a qu'à voir ce rêve.

La pétasse était pas très contente. Elle a claqué du pied en criant des bêtises que je n'ai même pas écouter. Moi je regardais mon frère, un sourire fier sur les lèvres. Oui j'étais fière et tant pis si Jack me détestait. Maintenant il savait. Et l'autre fausse blonde aussi. Mon frère. À moi.
En tout cas le message avec sa copine - son ex grâce à moi - a bien été compris, comme le prouve la gifle magistrale qu'elle flanque à Jack. Une gifle. Une rupture. Et une petite pique méchante "en plus tu embrasses mal". Que demandez de plus ? Je crois qu'il a compris. Je crois aussi qu'il est en colère.
Je n'ai toujours pas compris pourquoi la petite Anja n'a pas fuit à ce moment là. La colère de son frère allait lui retomber sur la tête. Mais je crois juste qu'elle était trop fière de son coup. Que j'étais trop fière.
Les plumes volent encore dans la pièce alors que le silence s'installent comme une chape de plomb sur Tchernobyl. Si un regard pouvait tuer, je serais déjà morte. Dix fois. Mais je suis là, face à mon frère, un sourire insolent aux lèvres et une envie de rire aux tripes.
Puis soudain le silence éclate. La chape de plomb se prend une bombe nucléaire en pleine face.

- NON MAIS T'AS VU CE QUE T'AS FAIT ?! C'est QUOI ton problème !

Mais ça n'ébranle pas mon sourire, ni ma fierté. Ce que j'ai fais ? Je l'ai éloigné de cette pétasse. Mon problème ? Elle, évidemment. Et toutes les filles qui pourraient tourner autour de lui.
Si l'Anja plus jeune savait à quel point la situation actuelle était désespérante. Jack devait changer de lits autant que de chaussettes. Et si vous voulez tout savoir il n'y a jamais que son pied dans ses chaussettes.

- Tu le sais très bien. Cette fille était bête comme ses pieds.

Soudain le poing se dresse dans les airs, le regard se rempli de haine et je réalise que je suis peut-être allée très loin. Beaucoup trop loin. Et soudain la peur s'installe en moi comme une araignée qui tisse sa toile. Comme une habitante inattendue qu'on ne veut pas vraiment. Elle me prend à la gorge et me mord le coeur. Soudain j'ai peur. Peur que son poing s'abattent, qu'il me haïsse, qu'il me renie.
Jack est un peu mon meilleur ami.
Connerie
Mon seul ami.
Le poing passe à côté de moi sans même m'effleurer.

- Nettoie ton bordel.

Jack se dirige déjà vers la salle de bain alors que je m'écroule par terre, tremblant de tout mon être. Les premières larmes coulent.
Je viens de réaliser que je peux perdre mon frère.
Pour de vrai.

Je ressens encore la peur de cette adolescente, qui d'un côté est tellement différente de moi et de l'autre... c'est moi. Juste moi. Et sa peine me semblait tellement vrai, tellement bouleversante.
Tu vois maman, je pleure.
Mais dans le rêve je n'ai pas le temps de nettoyer, déjà je me retrouve un souvenir plus loin. Enfin souvenir... Des souvenirs qui n'ont jamais existé autre part que dans mon rêve. Dans un Univers parallèle.
Même si ça ne les rend déjà que trop réel.
Ça ne devait pas être longtemps après. Environ un mois. Un mois durant lequel Jack n'avait plus parlé à Anja. Un mois durant lequel il ne m'avait plus parlé.

Les cornflakes se sont noyés dans mon bol alors que je les remue faiblement depuis une heure. Je n'ose pas relever la tête parce que je sais que j'y trouverai le regard de Jack. Me foudroyant.
Je crois qu'il me hait et ça fait mal.
Moi tout ce que je voulais c'est l'avoir pour moi toute seule et j'ai juste réussis à le perdre. Et à me perdre avec. Depuis j'ai changé, enfin c'est ce que dise mes amies... mes anciennes amies. Elles ne veulent plus trop traîner avec moi parce que je suis trop maussade.
Je suis vraiment toute seule cette fois. J'ai 13 ans - mon anniversaire la semaine dernière était un désastre - et je n'ai qu'une envie, voir ma vie se finir.
Elle dit ça mais en réalité la Anja du rêve a bien trop peur pour se donner la mort.
Jack finit par partir et j'attends dix minutes avant de saisir mon sac et d'y aller aussi. On va dans le même collège alors on prend le même chemin. Chemin sur lequel Jack m'évite consciencieusement, c'est pour ça que je préfère encore y aller bien après lui plutôt que de sentir son regard noir.
Son regard déçu.
J'arrive à temps pour la sonnerie et s'enchaîne la monotonie de ma journée. Les cours se passe, j'essaie de suivre mais je trébuche à chaque fois. M'enfonce dans mes pensées si loin, tellement loin de la voix de mes profs. Heureusement que j'arrive encore à maintenir mon niveau lors des tests, je ne sais par quel miracle. Sinon il est sûr que je me ferai taper sur les doigts !
La cloche sonne la récré et je me glisse dehors, me laissant sur un banc un peu perdu loin du brouhaha des jeunes de mon école. Toute seule je sors un livre tentant d'empêcher les larmes de me brouiller les yeux. Puis je me laisse tomber dans la mélancolie des mots.
C'est pour ça que je ne les vois pas venir. Trois garçon. Grands. Ils sont en troisième, mais je crois que leur chef a redoublé au moins deux fois. Il est tellement immense.

- Alors la gamine, on est toute seule sans sa maman.

La blague n'est pas drôle. Ça n'en est même pas une d'ailleurs. Mais lui il commence à rigoler et ses deux acolyte l'accompagnent. Puis soudain il s'arrête. Le silence est pire que son rire. Et sa grosse main vient gifler ma main, m'obligeant à lâcher mon livre.
J'avais peur. Et pourtant, réflexe venu de nul part, je me suis levée, comme pour leur faire face. Il suffisait que je me lève, que je leur tienne tête et que...
À ce moment là du rêve je me suis reconnue. C'était moi ça, c'était la vraie Anja. Je m'étais levée, j'allais les frapper, me défendre, les laisser là agonisant et jamais plus ils ne m'approcherai. J'allais...
Je me suis rassise, les joues rouges. Je ne pourrais rien faire contre eux. Et les larmes coulaient déjà...

Les larmes ne coulent pas seulement dans mon rêve. Mais maintenant aussi. Partout. Sur mes joues, sur le papier, dans mon lit, contre le coussin, à l'intérieur de ma tête. Et je deviens folle.

[...]

Et si elle s'était trompée ?
Depuis le début, depuis ce jour où sa mère était morte, où elle s'était retrouvée toute seule. Elle pensait qu'elle pouvait faire face, se battre, continuer toute seule.
Mais au fond elle avait peut-être tout faux.
Anja n'était plus sûre de vouloir rester seule.
Et si elle avait besoin de Jack ?

Puis soudain la main d'Anja se crispe sur le stylo alors que la rage vient remplacer les questions. Et les certitudes se balancent dans sa tête. Non, elle n'a besoin de personne. Plutôt crever que d'avoir besoin de Jack. Ce rêve là n'était qu'un rêve. Et puis de toute façon, dans la vie réelle, son demi frère ne bougerait sans doute pas le moindre petit ongle du petit orteil gauche pour venir l'aider. Egoïste comme il est... Et puis même s'il l'aidait, la jeune femme blonde pouvait être sûre qu'après il ancrerait bien profondément dans la tête de sa petite soeur qu'elle lui en doit une. Imbécile. En plus, il en profiterait pour s'en vanter durant 120 ans.
Non, décidément, Anja n'avait besoin de personne.

[...]

Je dois dépasser la folie qu'entraîne ce rêve maman, je le dois. Sinon je vais me perdre et je n'arriverai plus à coucher les mots sur le papier. Mais je n'ai pas envie de lâcher cette lettre, pas encore. Il faut que je finisse mon rêve, que je te raconte tout. Tu dois comprendre. Je dois comprendre.
Peut-être que sur le papier ça fera moins mal ?
Je ne sais pas. Je verrai ça... Mais je dois écrire. Il le faut je te l'ai promis maman. Alors je vais finir cette lettre, finir de raconter ce rêve. Ou ce cauchemar. Je n'en suis pas vraiment sûre en fait...

Mon coeur bat du tambour dans ma poitrine. J'ai peur de ce que pourrait bien me faire ces gars là... Ils n'ont pas la réputation d'être très tendre avec leur victime et je ne vois aucun pion dans les parages. J'espère juste que tout ce qu'ils veulent c'est faire pleurer une petite fille et ne pas aller plus loin. Mais je doute. Je crois bien qu'ils veulent me faire du mal. Je suis une victime plutôt facile, isolée et pas très grande... Qu'est-ce que je peux faire toute seule contre des géants ?

- Laissez moi !

Ma voix est loin d'avoir l'intonation que je voudrais lui donner. Au contraire elle est fluette et semble désuète face à la puissance des trois grands devant moi. Quand à eux, ils rigolent de ma tentative si faible de me débattre. Je ne suis même pas capable de crier, comme les frapper ?
Pathétique.
Cette gamine est pathétique, je n'arrive pas à croire que c'est moi. Et pourtant... pourtant il faut se rendre à l'évidence. Je vais me faire rouer de coups. À moins que quelqu'un d'autre intervienne. Je te laisse deviner qui maman. Et je te laisse deviner à quel point ça me met les nerfs à vif de revivre cette scène...
Soudain, je le vois avancer du coin de l'oeil, un air renfrogné et déterminé sur le visage. Jack, mon héros. Il s'approche de celui qui m'a frappé pour lui mettre un coup dans la face. Aïe, ça doit faire mal. Mais à moi, ça me fait tellement du bien...

- Non mais t'es pas malade toi ?! Regarde ce que tu lui as fait !

Je me mords la lèvre ; ils sont plusieurs et mon frère est tout seul. Que pourra-t-il bien leur répondre ? Que pourra-t-il bien faire ? J'ai peur pour lui, je n'ai pas envie qu'un de ces imbéciles n'abîme mon frère.

- Tu crois que je ne le vois pas, crétin ? Par contre toi tu ne vois pas que vous faites pleurer une fille qui ne vous a rien fait en plus ? Ou peut être que t'es miro, ça expliquerait probablement ton apparence.

Je sens une bouffée de fierté m'envahir et je sais d'avance que Jack ne se laissera pas faire par ces brutes. C'est le plus fort de tous. C'est mon grand frère. Mon grand frère à moi que j'aime.
Et la bagarre est inévitable. De tous les quatre, mon frère à moi est sans aucun doute le plus fort. Mais il est seul. Seul contre trois, ce n'est pas grand chose. Et autour d'eux les élèves commencent à se masser, prenant des paris sur les vainqueurs, encourageant de loin, sans qu'aucun n'aient l'idée de se lancer à l'aide de Jack.
M'en fiche. Mon frère c'est le plus fort.
Le pire dans tout ça ? C'est qu'il est vrai que Jack n'est pas si mauvais. Comme s'il avait un don pour se battre, un gène bagarreur. Dommage que ses capacités se dissolvent dans l'alcool. Alcoolique. Je suis sûre qu'en ce moment même il lui reste encore quelques grammes dans le sang. Ça doit lui rester en permanence d'ailleurs. Certains vivent d'amour et d'eau fraîche ; pour Jack c'est sexe et alcool. À se demander même s'il pense à manger.
Malheureusement - heureusement ? -, des professeurs arrivent pour séparer les bagarreurs et les traîner jusqu'au bureau du directeur. J'ai envie de les accompagner, mais on me repousse et je suis obligée de retourner en classe. Quelque part je me sens mal parce que je me dis que c'est un peu de ma faute si Jack va être punis. Et papa ne va pas aimer ça. Pas du tout même...
Au moins notre père reste le même. De la vieille école. Un peu lunatique. Capable d'être tendre et généreux, comme de changer du tout au tout à la seconde d'après et de nous engueuler. Jack va se faire engueuler. Bien fait. Du moins, ça c'est ce que je pense moi. La petite Anja elle, c'est tout autre chose...
Je me sens vraiment coupable... Et quand je sors de ma classe à la sonnerie et que je me précipite vers la classe de mon grand frère, un de ses camarades m'avertit qu'ils n'ont pas revu aucun des quatre bagarreurs de la récréation. Je pense que le directeur a appelé les parents. Donc papa.
Oups.
Je me précipite à la maison et là ça ne manque pas. Papa est là, l'air en colère comme jamais. Timidement, je lui demande où est Jack ce à quoi il répond avec un regard noir.

- Dans sa chambre. N'espère pas pouvoir le voir, il est punis. Et en plus, il refuse de dire pourquoi il s'est battu.

Si notre père avait su que c'était pour moi, il aurait été plus clément. Mais Jack n'a rien balancé, l'imbécile. Me couvrir moi... Le truc que je n'aurais jamais fait pour lui. En tout cas la moi de maintenant. La petite Anja... La petite Anja sans doute aussi. Après tout, dans le rêve elle n'a pas avoué son crime.
Je luis dis, je ne lui dis pas ? Si je lui dis, je vais me faire gronder aussi et au final ça ne va faire qu'aggraver la situation. Alors je ne dis rien de ce que je sais et je me contente de manger mon goûter en silence. Puis je fais mes devoirs, je joue un peu et on dîne. J'espère voir Jack au dîner, mais papa lui apporte sa soupe directement dans sa chambre... loupé.
Alors après le repas, je fais semblant d'être fatiguée pour aller me coucher. En vrai, je me pose contre la porte de ma chambre et écoute le moindre bruit. Il me faut attendre que la voie soit entièrement libre pour pouvoir exécuter mon plan...
Deux heures d'attente. Deux heures et enfin le silence est assez grand pour que je me glisse hors de ma chambre pour pouvoir rejoindre celle de Jack à pas de loup. Je toque trois petits coups discrets sur sa chambre avant d'entrer. Mon frère est là, allongé sur le lit à regarder le plafond.

- Jack... je suis désolée.

Je referme la porte et marche jusqu'à son lit avant de me glisser sous sa couette avec lui, joignant mon regard au sien pour observer le plafond.
Quelle scène si pitoyablement touchante...
Je suis désolée... Pas seulement pour aujourd'hui. Mais pour sa copine aussi. Pour pleins de trucs. Je m'en veux tellement.

- J'aurais pas dû les plumes et la grenadine. C'était stupide. Même s'il faut avouer que c'était drôle.

Quelque part, c'était même hilarant. Tellement hilarant qu'Anja ne peut s'empêcher de pouffer en repensant à la scène. On aurait dit deux poules mouillées. Drôlement comique.
Même moi maman. J'avoue, c'était drôle
J'espère qu'il ne va pas trop m'en vouloir. Pour ça. Pour aujourd'hui. Pour tout le reste. Je me rends bien compte que je ne suis peut-être pas la meilleure des petites soeurs. Je crois que j'aimerai pas m'avoir comme soeur d'ailleurs. Jack est très fort de ne pas avoir pété un câble plus tôt.

- T'es le meilleur des grands frères.

Et moi la plus pourrie des petites soeurs.
Au moins un point sur lequel on s'accorde la petite Anja et moi. Je suis nulle comme petite soeur. Tellement nulle que Jack devrait rompre tout lien avec moi. Mais ça serait tellement simple si on pouvait faire ça... si la famille c'était comme les amours. Quand on en a marre, on rompt. Si on se rend compte qu'on a fait une erreur en rompant, on supplie et parfois l'autre nous reprend. Parfois pas. Alors on en trouve un autre.
Un petit ami c'est remplaçable. Pas un grand frère.

Mais... qu'est-ce qu'il me prend de dire ça ? J'en ai rien à foutre moi de mon grand frère.

[...]

Menteuse.

Anja n'a tout de même pas de chance, sur tous les frères de la Terre, il fallait qu'elle tombe sur le plus débile. Le plus alcoolique. Le plus stupide. Et le pire dans tout ça, c'est que Jack Weiss n'est même pas totalement sorcier... Oh non voyez-vous, monsieur a un arrière-grand-père ou une arrière-grand-mère humain. Il fallait vraiment que son père aille s'enticher d'une fichue mêlé ou quoi ? Il y a tant d'autres femmes sur Terre alors pourquoi précisément celle là ? C'est une raison de plus de haïr Jack ça ; le sang humain qui coule un peu dans ses veines. Et même si ce n'est qu'un peu et que ça remonte à plusieurs générations, c'est tout de même une raison de plus de haïr son frère.
Et quand elle réalise tout ça, la sorcière blonde est soulagée. Si elle hait Jack, c'est normal. C'est la direction de la vie, c'est un signe que tout va bien et qu'elle n'est pas encore folle. Si elle l'a trouvé attendrissant à un moment ce n'était qu'un pur moment d'égarement et de faiblesse. Cette période là est révolue, Anja hait belle et bien son frère. Son demi frère. Ce qui n'est pas la même chose.
Sa rage se calme alors et c'est avec beaucoup plus de sérénité et de calme qu'Anja continue sa lettre. Elle le hait, tout va bien.

[...]

On fait tous des cauchemars, non ? Et bien moi aussi. C'est normal, n'est-ce pas maman ? J'en ai fais des cauchemars quand j'étais petite... Toi tu n'étais pas là, mon père était mort et Diego voulait "m'élever à la dure". Alors quand je criais dans mon lit, personne n'était là pour me border. Encore aujourd'hui, il n'y a personne pour me border. Et c'est bien mieux comme ça.
Tu sais ce qui me fait rire maman ? C'est Diego. C'est drôle parce que toute sa vie il a voulu créer une petite fille qui obéirait au doigt et à l'oeil à la Croix et qui serait un véritable exemple de droiture et de perfection, le meilleur soldat que l'on puisse trouver. Et malgré tout, il n'a jamais réussit à me faire perdre mon innocence et mon enfance. Sauf quand il est mort. Ce jour là, il a réveillé la fureur en moi. Fureur que ta mort à toi maman a remplacé pour laisser place à la détermination. Diego aura essayé toute sa vie de me faire changer pour que ce soit finalement sa mort et la tienne qui réussisse cela... Le destin fait des blagues parois cruelles, ne trouves-tu pas ?
Mais revenons à ce rêve, que cette histoire se finisse enfin...

- C'était drôle pour toi.

Son ton est un peu sec, mais je sais qu'au fond de lui il ne m'en veut plus vraiment. Je suis sa petite soeur et je sais reconnaître quand mon grand frère cache ses sentiments sous un ton pas très gentil quand même ! Et je sais bien qu'au fond, il m'aime. Même s'il ne me le dit pas. Ça se sent. C'est un truc de frère et soeur.
Jack m'aime et moi j'aime Jack.
Dans tes rêves ma petite.

- Comment t'as eu cette idée de toute façon ?

À ça je réponds juste un sourire. Je ne sais plus vraiment comment j'ai eu l'idée, mais c'était une bonne idée.
Reconnaît le Jack, ça t'a fait plaisir de te transformer en poule mouillée et collante, non ? De toute façon ce n'est que ce que tu méritais.
Il faut croire que je suis allée à bonne école. Avec un frère comme le mien aussi... On en a souvent fait des blagues quand on était petits. Pas à papa parce qu'il aurait pu crier. Mais au voisin, à nos amis ou bien aux professeurs. C'est un peu mon aîné qui m'a tout appris de ce côté là. Alors c'est aussi un petit peu sa faute s'il s'est retrouvé couvert de plumes et de grenadines, non ? Et puis il n'avait qu'à pas sortir avec cette moche là ! En plus une semaine plus tard elle avait déjà un autre amoureux. La preuve que c'était une moche et bête. D'ailleurs il paraît qu'elle et son nouveau petit copain ont eu coup de malchance sur coup de malchance. Du poivre dans leur popcorn au cinéma, un seau d'eau sale qui leur est tombé dessus alors qu'ils se baladaient main dans la main et pleins d'autres choses... Ils ne sont pas restés ensemble longtemps ces deux là. Et mon intuition me dit que Jack y est un peu pour quelque chose...
Comme on dit ; les chiens ne font pas des chats. Notre - qu'il est bizarre de dire notre - père a mis au monde deux petits farceur. Je dois reconnaître au passage que les blagues de mon frère était tordante. Du poivre dans les popcorns, c'est plutôt rigolo. Preuve que mon frère n'est pas si nul que ça. Il sait se battre et faire des blagues. Il ira loin dans la vie !
Ironie, ironie, un jour tu me tueras...

Je crois que Jack m'a définitivement pardonné pour le coup des plumes. J'espère. Parce que la vie sans lui, c'est vraiment pas drôle.
La vie avec lui n'est pas drôle.
Du coup je me roule un peu plus dans la couette de Jack, tout près de mon frère et je commence à fermer les yeux. Mes paupières sont lourdes et moi je suis vraiment très fatiguée... Mais juste avant de m'endormir à côté de l'être le plus fort du monde, je crois entendre murmurer :

- Et toi t'es franchement atta-chiante.

Je souris.


Quand je rouvre les yeux, je suis dans mon lit et nous sommes six mois plus tard. L'histoire des plumes est enterrée depuis longtemps et aujourd'hui c'est le grand jour. Mon grand jour. Je dois sortir avec Oliver et, qui sait, peut-être même échanger mon premier baiser.
Il s'en est passé des choses en six mois ! Déjà, je suis devenue une femme. Une vraie femme. C'est arrivé dans les toilettes de l'école et j'ai vraiment paniqué. Je ne comprenait pas pourquoi je saignais dans ma culotte. Est-ce que j'étais blessée ? Je n'avais pas mal pourtant... Heureusement Clothilde, une fille de ma classe, était aussi dans les toilettes à ce moment là. Elle m'a donné une serviette et elle m'a proposé de venir chez elle après les cours parce que sa maman est infirmière et qu'elle peut m'expliquer les "trucs de femmes". Moi évidemment je n'en ai jamais entendu parlé de ça parce qu'il n'y a que des hommes chez moi. À ce moment là ma maman m'a un peu manqué, mais je n'ai rien dit. Je devais rester forte. Alors j'ai sourit à Clothilde et j'ai accepté sa proposition.
C'est marrant cette histoire... Tu sais maman, lorsque moi je suis devenue "une femme" dans la vraie vie, moi non plus je n'ai pas osé aller en parler avec la seule personne qui s'occupait de moi, Diego. La différence c'est que pour moi il n'y a pas eu de Clothilde et que j'ai dû me débrouiller toute seule... Pourtant j'aurais bien voulu avoir une Clothilde moi.
Qu'est-ce que je dis ? N'importe quoi ! Je n'ai besoin de personne moi !
La maman de Clothilde m'a tout bien expliqué et m'a donné pleins de trucs. Elle m'a dit que si j'osais pas en parler avec papa parce que ça me gênait trop, je pouvais revenir vers elle. Elle est vraiment très gentille la maman de Clothilde. Et Clothilde aussi est gentille. Après les explications, on a été jouer dans la chambre de ma nouvelle amie. Puis je suis rentrée à la maison.
Le soir au dîner, j'étais un peu fière. J'étais une vraie femme aujourd'hui et, quand papa nous a demandé ce qu'on avait fait de notre journée, moi j'ai répondu que j'étais devenue une femme. Jack et papa m'ont regardé un peu bizarrement, mais ce n'est pas grave. Je suis fière de mon secret de grande.
Si la petite Anja savait qu'elle allait devoir se coltiner ce "secret" une fois par mois durant le reste de sa vie, avec douleur au ventre en plus, elle serait beaucoup moins fière.
Les jours suivant je suis retournée jouer chez Clothilde qui est un peu devenue ma meilleure amie. Et c'est comme ça que j'ai rencontré Oliver. C'était son grand frère et il avait le même âge que Jack. On a joué Clothilde, lui et moi durant toutes les vacances d'été. Et moi je suis tombée amoureuse. Totalement amoureuse. J'étais fascinée par tout ce qu'il faisait.
Amourette de gamine. Que c'est pathétique.
Après les vacances, Jack et Oliver sont passés au lycée, dans la même classe. La coïncidence m'a fait rire, mais j'ai fais promettre à Oliver de ne pas dire à Jack qu'on se connaissait. Je ne sais pas pourquoi j'ai voulu cacher ça à mon grand frère, mais c'était comme ça.
Et puis le temps a passé et moi je continuais à aller chez Clothilde après les cours. Je croyais qu'Oliver ne me voyait pas comme autre chose que comme la meilleure amie de sa petite soeur. J'en étais persuadée et ça me rendait très triste. Jusqu'au jour où...
C'était jeudi passé. On était dans le jardin avec Clothilde et Oliver quand soudain ma meilleure amie a dû allé au toilette et on s'est retrouvé tout seuls son frère et moi. D'habitude on a pas de peine à parler de pleins de choses quand on est juste tout les deux, mais ce jour là c'était différent. Comme s'il y avait une sorte de tension entre nous. C'était vraiment trop bizarre. Et puis, au bout d'un moment, il s'est tourné vers moi.

- Anja, je... tu... est-ce que tu voudrais bien venir au cinéma avec moi samedi ? Juste tout les deux je veux dire, sans Clothilde.

Je me suis tournée vers lui un peu surprise, mais diablement heureuse. Bien sûr que je voulais ! J'ai hoché la tête avec un grand sourire. J'étais la plus heureuse du monde !

Et aujourd'hui c'était le grand jour. Un jour très important qui allait peut-être me faire devenir encore plus femme qu'avant. J'ai un peu peur. Mais surtout, il faut que je trouve la bonne tenue ! J'hésite beaucoup entre un jean et une jupe, un top ou un tshirt, une jackette ou un pull. Finalement je mets une robe qui ne fait pas trop habillée, mais pas trop simple non plus, des collants noir et ma jolie veste en cuir. Je mets un petit peu de mascara et un peu de rouge sur mes joues. Puis je descends à la cuisine, toute contente du résultat. Jack et Papa sont déjà en train de déjeuner.

- Bonjour papa, bonjour Jack ! Vous trouvez que je suis jolie ?

Je pose un bisou sur leur joue en sautillant dans la cuisine. Je suis toute excitée d'arriver enfin au grand moment ! Oliver a dit que le film commençait à 14h00 alors qu'il fallait être à 13h30 devant le cinéma. Je jette un coup d'oeil à l'horloge ; il est 10h30. Plus que trois heures à attendre ! C'est trop long...
L'excitation de cette mini moi me fait vraiment pitié... Si elle savait ce qu'était vraiment les hommes elle ne serait pas aussi impatiente...
Je finis par m'asseoir à la table et je beurre une tartine pendant que papa me verse un verre de jus d'orange. Puis je lui demande :

- Au fait papa, t'as pas oublié que cet après-midi je serai avec Clothilde, hein ?

Ce n'est qu'un demi-mensonge puisque je serai avec son frère. Mais j'ai pas envie que papa et Jack sachent que je suis avec un garçon. Papa parce qu'il veut pense que je suis encore une petite fille et qu'il ne veut pas que j'aie de copain avant au moins mes 18 ans ! Et Jack parce que j'aurais trop peur que, même si l'histoire des plumes est de la grenadine est enterrée depuis longtemps, il cherche à se venger...
Ça m'énerve l'excitation de cette gamine. Ça m'énerve d'autant plus qu'elle et moi. Je m'énerve toute seule. Ce rêve m'énerve.
J'en ai marre.

[...]

Alors Anja relâche sa lettre un instant, le temps de fouiller dans sa table de nuit à la recherche d'une cigarette et d'un briquet. Une fois les objets trouvés, elle porte la clope à sa bouche, l'allume et tire dessus de toute ses forces, s'étranglant à moitié. Bordel ce que ça fait du bien.

Anja regarde sa cigarette se consumer avec un petit sourire aux lèvres. Elle en avait bien besoin de celle là. Par contre il va falloir faire attention de ne pas tomber dans la dépendance... Car s'il y a bien une chose que la jolie blonde n'est pas, c'est être accro à quelque chose... Ou à quelqu'un.
Au moins est-elle sûre de ne jamais être dépendante de son frère. De son absence par contre, oui, ça elle s'autorise. D'ailleurs, s'il pouvait même se casser de ses rêves...

La cigarette échoue au fond d'un cendrier alors qu'Anja n'a tiré que quatre ou cinq bouffées. Mais l'envie d'écrire est trop forte et se fait pesante, envahissante. Ça aussi elle y est accro ; les lettres à sa mère... Il faudrait qu'elle arrête, ce n'est pas bien de conserver toute sa vie sur papier, ça pourrait tomber entre de mauvaises mains... Mais c'est pire qu'une drogue, la sorcière noire a besoin de ça pour survivre, coucher sa vie sur papier, l'ancrer sur l'albâtre, violer de ses mots la feuille vierge...

[...]

Je ne sais même pas si je suis sensée avoir mal. Je sens juste un doute terrible en moi, qui torture mes sentiments, qui me bouffe les entrailles. J'ai envie de déchirer toute cette lettre, d'oublier cette histoire, d'enterrer ce cauchemar.
Cauchemar ?
Ou rêve ?
Une part, une toute petite part de moi ne peut pas s'empêcher de s'arranger. Et si... Si ça avait été la réalité ? La petite Anja semble beaucoup plus heureuse que je ne l'ai jamais été. Elle ne sait pas. Pour Croix. Elle ignore la trahison de son père, que les humains sont des êtres si abjectes.
Et si, au final, c'était mieux comme ça ?
Pourquoi toujours chercher à tuer, démolir ? Anja est amie avec des humains, Anja est heureuse. Heureuse... je ne suis même pas sûre de connaître la définition de ce mot là...

Arrête.

Je ne dois pas sombrer dans cette folie là. Je sais que les humains sont dégueulasses. Ils nous traitent de monstres. Ils nous ont brûlés. Ils ont peur de nous alors ils essaient de nous démolir. Ils ne comprennent pas que leur temps à eux est passé et qu'à présent c'est nous qui devons prendre la contrôle du monde. Sans eux.
Crevez ordure.
Pourquoi ai-je tant de peine à me persuader ? L'explication réside peut-être dans mon rê... cauchemar.
Crevez ordure...

Jack me regarde bizarrement. Bah quoi ? J'ai un truc coincé entre les dents ? Il est un peu bizarre ces temps Jack... L'autre jour je parlais avec Fred, un ami de ma classe juste devant le collège. Mon frère passait devant avec une bande d'amis et en me voyant il les a immédiatement lâché pour venir vers moi, passer un bras autour de mes épaules et jeter un regard noir à Fred.
Vraiment bizarre.
C'est pour ça qu'il ne faut vraiment pas qu'il apprenne pour Oliver ou ça risquerait bien d'être la catastrophe. Enfin bon, il ne faut pas que je stresse, je ne vois vraiment pas comment il pourrait l'apprendre...
Tu oublies un détail gamine. Jack est peut-être con, mais malin.


- Pourquoi aujourd'hui plus qu'un autre jour ?

Je lève les yeux aux ciel. Qu'est-ce que mon frère peut-être bête des fois. Heureusement papa lui donne une claque sur la tête et là il fait moins le malin. Bien fait Jack !

- Allons Jack ! Sois gentil avec ta soeur. Tu es très jolie Anja.

Le compliment de mon papa me fait vraiment très plaisir. Lui au moins il est gentil - contrairement à l'autre là dont je ne prononcerai pas le nom. Mais j'espère surtout que Oliver va me trouver jolie. Lui est tellement beau... Beau, grand, intelligent... Il est vraiment parfait.
Comment un humain peut-être parfait ?

Les heures passent vraiment trop lentement. Je n'en peux plus de sautiller dans tout l'appartement en attendant mon rendez-vous. Mon premier rendez-vous. Et s'il essaie de m'embrasser ? Je n'ai jamais embrassé personne moi, je ne sais pas du tout comment faire.
Et si je demandais à Jack ?
Non, ce n'est pas une bonne idée. S'il apprend que j'ai un rendez-vous avec un garçon il voudra jamais me laisser y aller. Encore moins en sachant que c'est un garçon qui est dans sa classe et qui a donc le même âge que lui, soit... Presque deux ans de plus ! En Suisse il a déjà le droit de boire de l'alcool et de fumer. Aux Etat-Unis il peut déjà conduire. Dans la plupart des pays il a déjà sa majorité sexuelle.
Oups.
Voilà que je me fais rougir toute seule. Sexuelle. C'est pas quelque chose dont j'ai l'habitude de parler avec les gens ça. Je suis trop jeune pour ça... J'espère qu'Oliver ne voudra pas ça avec moi...
Mais quelle conne. Qu'est-ce qu'un homme pourrait vouloir d'autre ?
Je me demande s'il est amoureux de moi. Moi je crois que je suis amoureuse de lui, mais je l'ai dis à personne. Même pas à Clothilde. Surtout pas à Clothilde ! C'est sa petite soeur, elle pourrait tout lui répéter.

Enfin l'heure de partir arrive. Je me dépêche d'enfiler mes sandales - j'aurais bien aimé pouvoir mettre des talons, mais papa refuse de m'en acheter sous prétexte que je suis trop jeune - et file dehors. Je cours presque sur le chemin tellement je me réjouis. Puis cinq cents mètres avant le cinéma, je m'arrête et je fixe ma montre en attendant un petit moment. C'est Coralie une amie qui m'a appris ça ; toujours avoir trois minutes de retard.
13h33, je me remets en marche. La même amie m'a aussi dit qu'il fallait avoir l'air détendue. Détendue. Comment est-ce possible avec le coeur qui bat à 1000 à l'heure. 2000 quand il aperçoit Oliver.
Ohlala ce qu'il est beau...
Le pire dans cette histoire maman, c'est que le Oliver en question n'était même pas beau. Juste un ado boutonneux comme il y en a tant d'autres, qui essaie de se donner un petit genre en tournant sa casquette à l'envers et le skate sous le bras. Au moins la petite Anja a de la chance que cette panoplie du parfait petit ado ne soit pas complétée par un appareil dentaire...

- Sa... Salut Oli ! Ça va ?

Oliver se penche vers moi pour me poser un bisou sur la joue et je sens mon coeur jouer au trampoline dans mon estomac. Il m'offre la place de cinéma et nous entrons pour aller voir "Les zombies attaquent".
C'est lui qui a choisi ce film. Je crois que c'est parce qu'il espère que j'aie peur et que je m'accroche à lui. En tout cas c'est ce que m'a dit Coralie "Tu verras, il choisira sûrement un film d'horreur pour que tu te blottisses dans ses bras". Ce qui est drôle c'est que moi les films d'horreur ça me fait pas du tout peur. Mais je veux bien faire semblant quand même parce que les bras d'Oliver ont l'air vraiment confortable.
En attendant qu'Oli aille acheter du popcorn, je me marre en imaginant si Jack était ici. Lui il déteste les films d'horreur. Il fait la brute devant ses amis, mais la dernière fois qu'on a regardé un film d'horreur ensemble alors que papa était absent, il a fermé les yeux pendant presque tout le film et après il est venu dormir dans mon lit. "Pour pas que tu fasses de cauchemars Anja" qu'il a dit. Mais bien sûr ! Je crois que c'est plutôt pour que LUI ne fasse pas de cauchemars.
Un sorcier qui a peur des films d'horreur ? Absolument ridicule. De toute façon le ridicule transpire de Jack, presque autant que l'alcool.
Moi bien sûr je n'ai rien dit parce je sais qu'il veut passer pour un grand frère protecteur avec moi. Et je lui ai permis de dormir avec moi.
Et puis de toute façon j'aime bien dormir avec Jack. Parce que c'est mon frère et que je...
le hais
... l'aime.

La salle du cinéma est plongée dans la pénombre et il n'y a pas beaucoup de gens. Tant mieux, comme ça on ne pourra pas croiser des gens du lycée ou du collège qui iraient tout rapporter à Jack !
On se glisse dans un rang à peu près au milieu et on commence à manger le popcorn en papotant. C'est quelque chose que j'aime beaucoup chez Oliver ; il a toujours des choses intéressantes à raconter. On parle de l'école, de Clothilde, des vacances, du cirque qui va bientôt s'installer dans la région. On parle aussi un peu de football parce qu'Oliver en fait. Moi je préfère le hockey, mais c'est pas grave. De toute façon l'idée est toujours la même ; mettre la balle/palet/ballon dans le goal.
À un moment il se penche vers moi et me dit que je suis vraiment très jolie. J'ai bien cru qu'il allait en profiter pour m'embrasser, mais le film a commencé à ce moment là et il a relevé la tête pour le regarder.

Les zombies surgissent de l'écran un peu partout. Des gens crient, du sang partout et il y en a même qui mangent des cerveaux humains. Moi ça me fait presque rire, mais je peux pas parce qu'il faut qu'Oli pense que j'ai peur. Alors je fais semblant de sursauter, je fais des "AAAAAH !" et des "OOOOH !" et je cache mes yeux derrière mes mains.

- Viens par là, finit-il enfin par me dire. Tu auras moins peur.

Et me voilà tout contre Oliver, ses bras autour de moi et ma tête contre son torse. Tout à coup je n'ai plus du tout envie de regarder le film, mais juste de fermer les yeux et d'écouter la respiration douce du jeune homme contre moi.
Et tout s'enchaîne parfaitement alors qu'à l'écran une jeune femme se fait déchiqueter par une bande de zombies-cochons. Oli passe une main contre ma joue, me regarde avec un grand sourire, ferme les yeux et rapproche doucement sa bouche de la mienne. Un poil paniquée, je décide de faire comme lui et je ferme les yeux en attendant de voir ce qu'il arrivera.
Et c'est un feu d'artifice.
Au début ce n'est qu'un simple bisou sur la bouche. Puis je sens sa langue buter contre mes lèvres et je les entrouvre un peu pour que commence "la danse des langues". C'est comme ça que l'appelle Coralie en tout cas.

C'est rigolo parce que moi j'ai toujours trouvé ça dégueulasse les gens qui s'embrassaient dans la rue, surtout avec la langue. Ça met de la salive partout et je pensais que ça ne devait pas être agréable du tout.
Mais en cet instant précis, je me rends compte à quel point j'avais faux. C'est juste incroyable...

Incroyable... Ce qui est surtout incroyable c'est que se fasse embobiner comme ça. Cette petite ne peut pas être moi. Elle ne peut pas tomber amoureuse d'un humain, malgré l'excuse de son jeune âge.
Quelle idiote !

[...]

La plume n'en peux plus d'écrire, de brûler son encre, de s'épuiser sur le papier. Il faut qu'elle aille jusqu'au bout maintenant pour éliminer tous ces fichus doutes. Il faut qu'elle raconte ce cauchemar, son cauchemar.
Il faut qu'elle se rende compte à quel point les humains et Jack ne sont que des vermines à côté d'elle.

Qu’est-ce qu’il s’est passé pour que petit Jack devienne grand Jack, et que petite Anja devienne grande Anja et qu’Amour, dont tous les enfants sont capables, devienne Haine. La mort du père, oui. Mais encore. Qu’est-ce qui, dans leurs parcours respectifs, a pu les faire passer d’êtres capables d’aimer à boîte hermétique. Jack est devenu une éponge à alcool, qui accomplit quelques missions entre deux bouteilles et cherche à accomplir sa vengeance, un humain tout cassé et qui ne fait que se dégrader. Une consommation excessive d’alcool n’est jamais sans conséquence. Même avec l’organisme d’un sorcier. Viendra un jour où il le paiera cher. Et Anja est devenue un lama avec une pomme pourrie à la place du cœur.

Quelle idée a eu petit Jack d’aller voir un film d’horreur. Il flippe, se recroqueville sur son siège en jetant des coups d’œil autour de lui régulièrement pour vérifier qu’on ne le voit pas faire et, bien sûr, surveille sa sœur. Tout à son angoisse, c’est ce moment que choisissent sa sœur et son gueux pour s’embrasser. Quiconque aurait vu la grimace de dégoût sur le visage de Jack aurait ri.

Et la tête qu’il tire en vrai à ce souvenir de rêve n’est pas beaucoup mieux. Quand il y repense, quel besoin avait-il, dans son rêve, de considérer que sa sœur ne devait pas être approchée par un mâle. Petit-Jack-du-rêve est stupide. Qu’elle parte donc, la frangine ! Et bon débarra.

Mais petit Jack n’est pas décidé à laisser sa sœur partir. Encore moins avec un garçon. Il est lui-même un garçon – un homme dirait-il – et il sait comment se comportent certains de ses amis. Hors de question que quelqu’un fasse du mal à sa petite sœur. Même si c’est une fille – gare à toi Clothilde – c’est hors de question. Alors, petit Jack se lève et va se poster dans l’allée entre les sièges. Celle qui permet de sortir. De là, il ramasse une bouteille qui traine par terre et la lance de toutes ses forces sur la tête du garçon avec lequel sa sœur est.

- Tu touches pas ma sœur !

Son dérange évidemment les spectateurs. Et, alors qu’il profère des menaces à l’encontre du copain de sa sœur, des vigiles du cinéma entrent dans la salle et l’escortent manu-militari hors du cinéma.
Devant tout le monde.
Cette honte.

Jack grogne et soupire. Pourquoi est-ce qu’il se souvient aussi bien de ce fichu rêve. Et son cerveau est parti pour penser jusqu’au matin. Alors, il est grand temps de le noyer. Il ressort la bouteille de whisky et boit au goulot, grimaçant quand le liquide puissant passe dans sa gorge à grandes lampées. La tête lui tourne légèrement quand il arrête et il remet la bouteille à sa place avant d’aller s’écraser sur son canapé. Le lit est son ennemi, alors le lit restera seul.
Tout comme Anja. Avec son sale caractère, aucune chance qu’elle se trouve un copain. Petit Jack du rêve n’avait pas à s’en faire pour cette harpie. Le sorcier ferme les yeux sur son canapé, sachant qu’avec ce qu’il vient de prendre, le sommeil ne devrait pas trop tarder. Tout comme le mal de crâne au réveil, mais il s’en fiche. Tout est bon pour se débarrasser d’Anja. Ce rêve n’est qu’une stupidité, jamais ils n’auraient pu s’aimer. Jamais, jamais, jamais. Comment des petits enfants plein d’amour ont le potentiel pour devenir une épave et une boule de haine ? Ils ne l’ont pas. Parce qu’Anja et Jack n’étaient pas de petits enfants plein d’amour. Petit Jack n’a aimé que ses parents, dont l’un est mort. C’est tout. Son quota d’amour pour la vie est épuisé, tout le reste ne vaut rien, même pas la haine. Sauf les meurtriers de son papa. Et si Anja se révèle être l’une d’eux, alors elle mourra comme tous les autres. Tuée par Jack Weiss.
Ce frère qu’elle n’a jamais eu l’occasion d’aimer.

La plume gratte alors que le papier vierge disparaît sous l'encre rouge, toujours plus rouge. Rouge comme la haine qui hante le coeur d'Anja actuellement. Ce cauchemar... ce cauchemar ne lui ressemble pas ! La sorcière déteste son inconscient d'imaginer des choses pareilles.
Des choses qui ont l'air aussi réelles.

[...]

Quelle idiote, mais quelle idiote ! Je m'en veux pour tout dans ce rêve. Pour ce lien si... horriblement fraternel avec Jack. Pour l'amour que je porte à mon père dans ce rêve. Et surtout pour ce comportement de petite idiote adolescente qui va au cinéma avec un humain boutonneux et imbu de lui-même.
ET QUI L'EMBRASSE !
Baiser atroce. Baiser à un crapaud. Baiser mouillé.

Baiser merveilleux. Baiser à un prince. Baiser passionné.
J'ai envie que ce baiser là dure pour toujours, que jamais plus les lumières du cinéma ne se rallume et de pouvoir être là avec Oliver pour l'éternité. Cette fois ça y est, j'en suis plus que certaine, je suis folle amoureuse de ce garçon. Je ne sais pas encore comment je vais l'annoncer à Clothilde ou, pire, à Jack et à mon père. Je pense d'ailleurs qu'il vaut mieux ne pas le dire. Ils se considèrent comme les deux hommes de ma vie et je doute qu'ils soient prêts à accepter un étranger en plus. Mais Clothilde il faudra quand même qu'on lui annonce. Je suis sûre qu'elle sera compréhensive et contente pour nous. Elle adore son grand frère et c'est ma meilleure amie. Et puis ce n'est pas parce que nous sortons ensemble que ça nous empêchera de passer du bon temps comme avant ! Je promets de ne pas être une de ces filles chiantes qui ne fait que parler de son copain à longueur de journée.
Son copain... Mon copain ! Je n'arrive pas à croire que j'ai un copain ! C'est complètement fou !

Complètement ridicule. Comme si la Anja de ce rêve appartenait à cet Oliver... Et ce baiser qui n'en finissait pas. Maintenant encore j'en frissonne d'angoisse. J'avais l'impression que ça durait une éternité maman. Le film d'horreur n'était pas sur l'écran, mais bel et bien entre cet imbécile et moi sur ces sièges ridicules !

Je prenais de plus en plus plaisir à ce baiser quand, soudain, un bruit vint nous interrompre. Une bouteille était tombée du ciel sur la tête d'Oliver.

- Tu touches pas ma sœur !

Non... pas du ciel... Que faisait mon crétin de frère dans cette salle de cinéma ?!

Pour une fois que ce crétin est utile... Au moins a-t-il interrompu cette galoche baveuse beaucoup trop indécente et dégoûtante. Pour une fois qu'il se rend un minimum utile. Ça doit bien être la seule chose bien qu'il ait fait dans sa vie... Enfin vie... entre guillemet. Vu que tout ça n'est qu'un rêve. Mon rêve. Je n'ose pas imaginer ce qu'en penserait Jack s'il découvrait un jour ce faux.semblant de vie. Sans doute se moquerait-il de moi. Ou peut-être frissonnerait-il tout comme moi.
J'ai tellement envie de vomir ce cauchemar.

Furibonde je me retourne d'un bond en direction de mon imbécile de frangin. J'ai envie de lui hurler à la figure que ce n'est pas responsable de balancer ainsi des objets sur les gens, que c'est super dangereux et que si la bouteille avait été en verre et pas en PET il aurait pu blesser Oliver, voir même l'assommer, voir même le TUER !

Ça n'aurait pas été une grande perte pour l'humanité

Mais Jack ne m'en laisse pas en placer une, nous insultant copieusement Oliver et moi avec les pires insultes qu'il connaisse. Si papa était là il aurait été furieux d'entendre des mots comme ça sortir de la bouche de mon frère. Bon. Il m'aurait aussi sans doute assassinée pour lui avoir menti sur mon après-midi ainsi que ma relation toute nouvelle.
En attendant, au fur et à mesure des insultes de mon frère, je meurs sous la colère et la honte.
La colère contre cet imbécile, évidemment, mais également la honte de devoir subir tout ça devant Oliver. Et tous les autres spectateurs. Ça me paraît durer une éternité, bien plus longtemps que mon baiser avec Oliver, alors qu'en fait ça ne doit pas être le cas.
Heureusement des vigiles pénètrent dans la salle afin de tirer Jack de la salle.

- Ce n'est plus mon frère, je grommelle, énervée.

Heureusement Oliver n'a pas l'air de m'en vouloir puisqu'il me prend la main. Nous finissons alors le film pendant que je continue à fulminer contre Jack dans ma tête.

Heureusement cette catastrophe cauchemardesque a pris fin à la fin du film en même temps que le générique défilait sur l'écran.
Quelle horreur.
Mais bon. J'en tire au moins une chose. Même dans cette horrible vie parallèle dans laquelle j'aurais été forcé de vivre avec les deux sorciers que je hais certainement le plus au monde, la fin reste la même qu'actuellement.
Je refuse de considérer Jack comme mon frère.
Et, même si ce n'est pas pour les mêmes raisons dans les deux cas, ça me console un peu...

Ich liebe dich.
Anja

Brusquement, la jeune femme blonde plie la lettre avant de la cacheter avec un bout de cire traînant sur son bureau puis de l'enfermer dans une boîte contenant des centaines d'autres lettres.
Elle se sent un peu plus libre, presque débarrassée de ce cauchemar. Comme si les mots, en se laissant tordre sur le papier, quittaient son esprit embué.
Maintenant, elle peut se rendormir en paix.