3 Janvier 2011

La nouvelle. Je suis la nouvelle. Etiquetée. L'attraction. Et ça va vite m'emmerder. Après, j'ai plutôt l'impression que y'a … Souvent des nouveaux par ici ? Non ? Je sais pas. Moi j'voulais juste arriver à l'orphelinat, tranquillou pillou, et là on me fait « non mais tu dois aussi suivre les cours des innocents, à l'école du village. » Bah oui. Bien sûr. Toujours plus. Moi j'voulais juste apprendre à utiliser mes pouvoirs pour défoncer ma famille. J'vois pas où est le mal.

Et puis c'est pas un lycée ce truc. Tous les âges sont rassemblés et ya plein de gosses qui courent partout c'est insupportable, invivable, répugnant. Du coup j'ai malencontreusement fait un croche pied à un et il s'est pris les casiers en métal … Se sont des choses qui arrivent non ? Il avait qu'à pas courir dans les couloirs non ?

Ah non, faut être gentil ? Pffff. Je suis gentille, mais après je sais pas combien de mois à passer avec les Cross, j'en oublie un peu comment on est censé se comporter. De manière normale. Et puis je peux même pas utiliser mes pouvoirs vu que c'est lécole des non doués.

Je pouvais pas juste rester à l'orphelinat ?

Bref, les potes du gamins ont rapporté ça, plus le fait que j'étais en retard ce matin, parce que je voulais pas, me voilà collée. J'suis devant la directrice qui fait la tête, qui secoue la tête blablabla, nouvelle et elle fait déjà des bêtises. Elle vient d'arriver et c'est déjà insupportable. Ouais bah. Hm. Faut voir ça avec la directrice de l'orphelinat. Moi ça me va aussi très bien de pas finir mes études vous savez. Pour ce que je vais en faire de ce diplôme inutile …

Bref, me voilà à l'entrée de la salle de retenue, y'a juste une autre personne dans la salle et, bah, allons s'assoir pas loin d'elle ? Ou pas. J'avais dit pas de fréquentations, rien du tout. Rien rien rien nada.

C'est pour ça que je m'assoie à la table d'à côté.


Et la surveillante s'assoit parce qu'apparemment, nous serons les seules en retenue aujourd'hui. J'aurais pu sécher. Encore. Mais j'aurais eu quoi ? Encore plus de retenue ? Non, mieux, une expulsion ! C'est ça qu'il faudrait que je vise en fait. Sauf que ça risquerait de poser problème à l'orphelinat et ça, ça je veux pas perdre.

Et maintenant ? Les devoirs ? Des lignes ? Les retenues comme dans les lycées américain où ils font rien du tout et attendent juste indéfiniment ? Tu parles d'être productif. Je jette un coup d'oeil à Carla, belle blondinette, et décide de sortir un carnet et un crayon pour essayer de tirer son portrait, même si je suis pas très à l'aise à l'idée de faire ça pile devant la personne. J'aurais vraiment dû m'éloigner.

– Mademoiselle Lowett, qu'avez-vous à dire pour votre défense ?

Carla leva les yeux avant de répondre, ses dents grinçant dans son palais.

– Ça ne se dit plus "mademoiselle", Madame. Le féministe, vous n'en avez jamais entendu parler ? Entre femmes, il faut se soutenir.

La directrice, au comble de l'énervement, laissa tomber un lourd dossier sur son bureau.

– C'est exactement ce que je fais en ne vous renvoyant pas alors que votre dossier scolaire est plus épais que le casier judiciaire d'un meurtrier, mademoiselle.

Sourire mesquin, évidemment.

– Sachez que si je fais cela, c'est uniquement par amitié pour votre mère […]

Et blablabla, et blablabla. Carla décrocha le disque et laissa la directrice parler en roue libre, son esprit dérivant vers la cour de récréation. Dire que dehors, Louis était peut-être en train de rouler des patins à Katia pendant qu'elle était enfermée avec un démon à se faire remonter les bretelles pour une malheureuse clope.
Fumée dans l'enceinte du lycée.
Plus précisément dans les toilettes.
Mais il pleuvait aussi, mince !

– […] étant donné que la discipline ne semble pas faire partie de vos bonne résolutions, vous serez collée pour la semaine.

La femme lui tendit un bout de papier que Carla accepta avec habitude. Au moins, ça lui donnait une bonne excuse pour ne pas voir son père, qui s'était encore une fois amusé à jouer du tambour sur elle. Un hématome s'étendait dans son dos alors que la marque de ses doigts s'était incrustée sur son bras ; heureusement l'hiver lui donnait une bonne excuse pour porter un pull.
Ça voulait également dire qu'elle ne pourrait pas traîner avec la bande après les cours. Tant mieux, Louis était capable de ramener Katia et, s'il y avait bien une personne sur Terre que Carla supportait moins que son père, c'était cette meuf avec ses ongles toujours parfait, qui refusait de toucher aux cigarettes car tu comprends, Carla, on a qu'une seule santé et qui n'était jamais, au grand jamais collée. Quel beau petit couple.

La salle de colle avait la même odeur que les autres jours, les mêmes mots crétins écrits sur les tables, les mêmes chewing gum collés au plafond. Classique de chez classique. La même surveillante à la voix perchée également, pas méchante et surtout assez miope pour ne pas voir Carla envoyer des messages depuis le fond de la classe.
La jeune femme s'assit à sa place en se demandant si cette fois elle serait toute seule ou si quelqu'un aurait eu la bonne idée de balancer une bombe à eau sur un prof ou de tricher à un test pour l'accompagner. Elle espérait secrètement que ce soit Ian ou Luka – tous les autres de la bande c'était juste improbable qu'ils finissent en colle – ou à la limite Jenny avec qui elle traînait parfois ou David, son crush du moment – ce qui se résumait à s'embrasser et à se tripoter derrière le lycée en imaginant le visage de Louis à la place du sien.
Toujours très classe dans ses sentiments.

Elle sortit une feuille et quelques livres de cours qu'elle balança sur la table pour se donner un alibi, le téléphone déjà glissé sur ses genoux, prête à envoyer des messages à Luka. Ce fut ce moment que choisit une parfaite inconnue pour débarquer – étrange d'ailleurs que ce soit une inconnue, le village n'était pas si grand et Carla pensait connaître tout le monde à Little Angleton, au moins de vue. Elle attrapa brièvement son nom au vol – Cross –, lui jeta un rapide regard avant de retourner à ses affaires.
Se plaindre vers Luka, donc. Elle pianota rapidement quelques mots sur son téléphone.

Le séjour de Noël en enfer de notre chère principale ne l'a pas apaisée, je suis déjà collée. Dis moi que tu n'as rien cet aprèm et que tu pourras me tenir compagnie par SMS.

Message envoyé. En espérant que son amie ne soit pas déjà de retour à l'orphelinat à jouer avec des enfants ou faire la vaisselle, trop loin de son téléphone pour lui répondre. Sinon le temps risquait de passer lentement…

La surveillante vaque à ses occupations sur son bureau, sans donner de consignes, sans dire quoi faire. Ok, on opte donc pour le rien, définitivement. Elle a l'air d'avoir l'habitude, surtout de Lowett à côté de moi. C'est chiant d'être la nouvelle, aucune accroche, je sais pas qui sont les gens, leur passé... Tout.

Comment on peut aborder les gens sans rien savoir d'eux ? Est-ce que j'ai envie de l'aborder ? Elle sort son téléphone, habitude ancrée apparemment, son sac sur la table masquant parfaitement l'objet interdit. La surveillante est si débile que ça ? Vraiment ? Elle ne sait pas ce qui se trame au fond de cette classe ? Alors que y'a rien qui est demandé ? Juste de l'ennui. Ben voyons.

Rapidement, trop rapidement, je foire mon portrait. C'est pas nouveau, c'est toujours aussi difficile de dessiner les gens. Y'a un air, mais c'est tout. C'est pas elle. Ca pourrait être sa sœur, sa cousine ou que sais-je. Beaucoup trop subtil les traits du visage et moi, bah je manque de subtilité, grosse bourrine que je suis. Je ferme mon carnet avec un soupir. Lowett est toujours sur son téléphone, de temps en temps elle pianote, souvent elle attend, plus ou moins longtemps.

Je toussote.

Ah bah voilà, contact engagé. Abandon mission, abandon mission, abandon mission. On avait dit qu'on n'aborderai pas les gens parce que c'était trop dur ensuite de les quitter. On avait dit non. Non non non. C'est aussi bien de s'ennuyer pendant une heure. Maintenant elle va me répondre et on va parler et quoi ? J'vais avoir une amie ?

Se son est délicieux et réconfortant.

Mais non, on avait dit non, bordel Saku, t'abuses. C'est quoi une heure de ta vie à t'ennuyer ? C'est rien. Rien du tout. T'as passé combien de temps à tourner comme une panthère en cage chez Croix ? T'as essuyé combien de coups chez eux ? Alors une heure, c'est quoi ? Tu pouvais pas juster, fermer ta gueule ? Apparemment pas. Pffff.

Et puis oui, merci, elle doit bien se douter que t'es nouvelle. Elle a l'air d'avoir l'habitude d'être ici. Alors oui, une nouvelle tête qui pope comme ça de nulle part, oui lle sait que t'es nouvelle. Putain Saku. T'es nulle pour tchitchater, tu le sais, fais toi une raison et ferme la.


Eh voilà que je recommence. Je tente même un sourire. Mais, je cherche quoi au juste ? A me désintéresser de mon objectif ? Si t'as des ami.e.s c'est mort Saku, mort, tu voudras pas les quitter et adieu ta quête de vengeance, c'est ça que tu veux ? Tu vas pas les entraîner avec toi, imagine c'est une non douée en plus, tu lui infligerais ça ? Non. Non non non bien sûr que non.

Mais c'est quand même plus sympa de passer le temps ? Avec des gens cools. Non ?

Carla jetait de temps à autre des coups d'œil sur son téléphone, griffonnant des gribouillis entre deux. La réponse de Luka ne se fit pas attendre (même si, en salle de colle, le temps passait toujours plus lentement)

Laisse moi juste le temps de l'énerver aussi.

La jeune femme sourit de cette amitié et se dit qu'elle n'avait vraiment pas une bonne influence sur les gens. Elle décida tout de même de tempérer la chose – la rentrée de janvier venait d'avoir lieu après tout :

Pour aujourd'hui ça va aller, il y a une nouvelle qui est collée aussi en plus. Par contre j'ai pris la semaine, donc si tu as envie de me rejoindre demain je ne retiendrai pas tes pulsions de sacrifice.

Elle reposa son téléphone sur ses genoux et attrapa un stabilo afin de commencer à remplir méthodiquement et selon un code couleur peu inspiré – l'arc-en-ciel - les carreaux d'une feuille A4. Elle aurait pu en profiter pour faire ses devoirs, mais elle les avait déjà fait pendant l'espagnol, sauf évidemment ses devoirs d'espagnol qu'elle ne faisait jamais, par principe – le prof était un vieux sadique qu'elle détestait. Ça lui avait, d'ailleurs, souvent valu de se retrouver entre ces quatre murs… et des sales notes sur son bulletin, qu'elle n'arrivait à sauver qu'en copiant sur Ange qui était vraiment trop doué avec les langues étrangères – et, il fallait l'accorder, bien plus attentif qu'elle en classe. Marrant d'ailleurs que le prof ne se soit jamais demandé pourquoi, alors qu'elle s'asseyait toujours à côté de Luka, elle changeait subitement de place pour les contrôles.
Enfin bon. Mieux valait un sadique idiot qu'un sadique intelligent.

Carla retourna le téléphone, deux messages l'attendaient :

Trop tard… J'ai pris la semaine aussi. Mais là je dois décoller les chewing-gum des gradins du stade. J'ai osé dire que le lycée était crade

L'autre était également de Luka, quelques instants plus tard.

On se voit demain ?

Elle grimaça. La punition des chewing-gum c'était vraiment l'une des pires tortures inventées par les proviseurs. Elle plaignait vraiment son amie et lui répondit rapidement :

T'es folle meuf, mais je te kiff

Elle reprit son stabilo violet pour continuer son œuvre d'art quand un toussotement se fit entendre à côté d'elle ; elle avait complètement oublié la présence de la nouvelle.

– Euh…Salut. Moi c'est Sakura. J'suis euh… Nouvelle ici…

Carla faillit répondre que, vu la taille du village, elle se doutait bien que l'autre n'avait pas vécu tout ce temps en dessous des radars. Mais ça aurait été méchant et la méchanceté n'aidait pas vraiment à passer le temps si elle n'était pas dirigée vers les adultes.

– Le but ici c'est de s'ennuyer jusqu'à la mort, c'est ça ?

Sakura sourit et Carla s'avachit sur sa chaise tout en replaçant une mèche blonde qui s'était échappée de son oreille.

– Tu parles de la colle ou du lycée ? Mais ouais, dans les deux cas c'est un bon résumé.

Des heures à attendre sur des chaises que le soir arrivent enfin, que les weekend soient là pour aller piquer des bouteilles à l'épicerie et faire la fête toute la nuit. Evidemment, en hiver c'était toujours plus compliqué, il fallait trouver un endroit abrité, les champs, les ruines et les falaises ne suffisaient plus. Parfois certains adolescents réussissaient à se débarrasser de leurs parents le temps d'une soirée, mais souvent, les nuits d'hiver étaient longues et peu intéressantes. Heureusement que les étés compensaient ce manque de vie sociale.

– Carla, au fait.

Devant elles, la surveillante semblait plonger dans un livre – un truc romantique, Carla avait constaté avec le temps qu'elle ne lisait que cela – et ne prêtait aucune attention à ce qui se déroulait sous ses yeux. Peut-être par lassitude, peut-être parce qu'elle n'avait pas envie de tester son autorité – elle aurait perdu. Les deux adolescentes auraient pu disparaître d'un claquement de doigt sans que l'autre ne remarque rien.

Les doigts de la blonde caressent les touches méthodiquement et frénétiquement. Au moins, elle a des gens pour lui tenir compagnie n'est-ce pas ? C'est mieux que moi qui... M'ennuie à mourir, juste. J'ai pas de téléphone, et de toutes façons, j'ai pas d'amis, comme ça au moins. Pas besoin de téléphone si t'as personne à qui parler n'est-ce pas ?

J'suis arrivée tout fraîchement en Ecosse et j'me demande toujours si j'en veux, des amis. Tsss.

Elle me sourit et replace une de ses mèches de cheveux avant de me répondre :


Je ris un peu. C'est donc la mort, assurée. Peut être qu'au moins, les cours de magie à l'orphelinat seront un peu plus intéressants qu'ici, sûrement d'ailleurs. Au moins ils seront utiles. J'aurais pas de diplôme, je cherche pas à faire des études donc pourquoi suivre des cours pas vrai ? Au pire, je finirais à Orpheo, ou pas (plutôt pas), j'ai besoin d'un diplôme de non doué pour ça ? Bizarrement, je pense pas.

En vrai je sais pas. On verra bien.

Sinon Croix me reprend de force un jour et je finis, soit morte, soit dans leur rang, en fait. Donc toujours pas besoin de diplôme.

Donc qu'est-ce que je fous là ? Ah oui, c'est la pratique de l'orphelinat. Stupide règles.



Elle jette un coup d'oeil à la surveillante et je suis son regard. Elle a l'air de s'en foutre royalement qu'on soit en train de causer plutôt que de travailler ou de s'ennuyer. J'pourrais même faire de la magie qu'elle s'en rendrai pas compte. Mais Carla n'est peut être pas magique et peut être pas au courant du secret donc je vais éviter de faire trop de vague dès mes premiers jours ici.

Pas de magie, de l'ennui.

Que se soit pendant les temps de colle ou dans la vie, en général, ici, dans ce trou un peu beaucoup paumé, s'entend. Genre c'est quoi les occupations ici ? Ils font quoi les jeunes ici ? Je pense déjà aux tout jeunes enfants de l'orphelinat qui ne se connaissent qu'entre eux et qui sont coincés. Au moins j'ai un passé et j'ai eu une famille qui m'aimait.

Un truc pour s'occuper, là maintenant, elle propose quoi ? Elle a l'habitude, non ? A part envoyer des messages à ses amis. Sauf si elle continue et du coup je vais retourner me murer dans mon coin et peut être tout faire pour ne plus être collée (faible probabilité) ou sécher les heures de colle. Pour me faire renvoyer. Bref. Arrêter l'ennui, pitié.

– Enchantée.

Carla fit un clin d'œil à l'égard de la nouvelle. Enchantée, enchantée… elle allait vite déchanter. Little Angleton était un trou sans fin duquel la jeune femme rêvait de s'échapper. C'était pour cela d'ailleurs, qu'elle s'efforçait de ne pas trop sécher les cours ; il lui fallait passer ses examens le plus rapidement possible afin de pouvoir aller, grâce à son diplôme, n'importe où ailleurs que dans ce village. Avec des notes suffisamment bonnes, elle pourrait même prétendre à une bourse. Alors adieu ses parents, adieu l'absence de boîte, adieu le manque d'ambiance et bonjour Edimbourg et la fête. Avec ses amis, bien entendu. Elle s'imaginait déjà traîner dans des cafés avec eux entre deux cours universitaires, débriefer sur les profs, se marrer sur leurs aventures de jeunes adultes. Bien évidemment, tout cela sans Katia. L'autre pimbêche partirait ailleurs – n'importe où ailleurs, mais ailleurs assez loin –, Louis et elle n'essayerait même pas une relation à distance et Carla serait là pour consoler le cœur brisé – qui se recollerait rapidement. C'était un bon plan, un bon rêve, dommage qu'entre temps se dresse encore un semestre entier de cours, et probablement de colles.

– Tu fais quoi du coup pour passer le temps ici ?

Carla sourit. La liste du fun était longue. Il y avait la falaise ou les crêpes volées au Mystery qu'ils dévoraient dans les champs avec la bande – mais il faisait un peu trop froid pour cela. Les chocolats chauds du Lonely Ghost valaient clairement le détour en hiver. Combien d'heures avait-elle passé à discuter là-bas avec Luka et Hayley, une moustache au-dessus de leur lèvre en gossipant sur les autres jeunes du village ? Ou bien toute seule devant ses devoirs afin de retarder un peu le moment de rentrer chez elle et de retrouver son père et sa violence ? De longues heures et un nombre de boissons indécent ; la moitié de ses économies devaient y passer en hiver, pendant que l'autre moitié allaient dans le tabac.

– On finit bien par trouver une occupation avec un peu d'imagination et les bons potes.

Mais pour le soir même, Carla avait d'autres plans qu'un simple chocolat chaud – même avec supplément chantilly et marshmallow.

– Je sais qu'on est lundi, mais un élève du village organise une fête pour la rentrée. Si tu veux venir, hésite pas. J'ai rendez-vous avec d'autres amis au Lonely Ghost à 19h pour boire un verre avant.

Ce n'était pas encore très clair desquels de ses amis allaient venir – pour l'instant, seule Hay avait dit qu'elle ne voulait pas sortir dès la rentrée –, mais elle savait que ça ne poserait pas de problème de ramener une inconnue avec elle. Et puis, au moins, si Louis avait la bêtise de ramener Katia, elle pourrait traîner avec Sakura plutôt qu'avec les autres pendant la soirée.
Carla renversa sa tête en arrière, ses longs cheveux blonds dégringolant derrière le dossier de la chaise. Puis elle se pencha vers la gauche pour fouiller dans son sac et en sortir du tabac et de quoi rouler une clope. Normalement, la flemme la poussait à acheter des industrielles, mais là c'était la crise ; toutes ces économies étaient passées dans les chocolats chauds et elle avait dû rééquilibrer les budgets. Enfin bon. Il fallait qu'elle se mette à la recherche de un ou deux babysitting pour remonter ses finances.

Le temps s'étire, à l'infini. Un peu comme l'univers. C'est un peu comme regarder la course du soleil et … c'est tout. Rien faire d'autre. Uniquement voir le temps passé, défilé, jusqu'au bout. Et le bout me paraît encore bien loin, malheureusement. Si il n'y avait pas eu Carla, j'aurais fait quoi ? J'me le demande bien. Peut être cherché à connaître les pensées de la surveillante ? Erh, vu le roman qu'elle lit, pas vraiment. Et puis, c'est risqué de moi décrocher une pensée dans les siennes et de me faire griller. Tu es très mauvaise avec tes pouvoirs Saku, très très mauvaise, inexpérimentée et tout alors pitié, ne vas pas chercher le diable, hm ?


Je fais la moue. Parce que c'est bien un de mes soucis ça. J'ai pas de potes. Est-ce que j'en veux. Non, je veux pas. Si, j'en veux. Inlassable adolescente qui ne sait pas ce qu'elle veut.

Que c'est compliqué de se faire une place dans un monde où tout le monde se connaît déjà. Les pires angoisses. Comment on fait son trou, comment on creuse son moule, comment on crée sa place ? Les amitiés sont là, les références parlent, les blagues s'entassent, le passé est présent.

Et toi, t'es là, les bras ballants. A ne pas savoir quoi dire, quoi faire, à bégayer, à ne pas savoir quand parler, si tu peux, si t'as le droit d'interrompre ce moment. Tu écoutes, tu attends, et tu sombres, seule.


Oui ? Non ? Je hoche juste la tête. Je prends connaissance. Et, ensuite ? J'y vais ? J'y vais pas ?

L'heure avance et ma décision reste en suspens.


Toujours pas clair si je reste ou pas. Peut être, ça dépendra des gens, de l'ambiance et de tout ça, I guess. Si ils sont inclusifs, aussi, sûrement. Sinon, j'irais me balader en forêt je suppose. Me dessinant probablement une doudoune pour supporter le froid. Parce que la flemme de rentrer à l'orphelinat pour ressortir de suite après. Surtout si c'est pour voir qu'on m'interdit de ressortir après.

Rentrer après le couvre feu, bref, les bases quoi. J'me ferais engueuler par les surveillants, j'serais peut être punie, rien de nouveau sous le soleil. Et rien de pire que ce que j'ai déjà vécu chez les Cross. Ah, vous êtes bien mignons, ici, en Ecosse. C'est la belle vie.

La surveillante lève la tête de son livre, regarde uniquement l'heure et retourne regarder ses lignes. Oui, on sait, on voit l'heure, merci. On sait tout le temps qu'il reste. Et je vois Carla se rouler une cigarette comme si c'était bientôt la fin. Elle compte faire le mur devant elle ? Fumer dans la salle ? Je juge pas, je m'interroge donc, alors donne un coup de menton, l'air interrogateur. T'as cru c'était fini ou comment ça se passe ?

Le temps s'étire, toujours aussi long. Le temps s'étire, comme l'univers, vers des bords qu'on ne connaît toujours pas.