Le sang dans ses doigts gourds, comme s’il avait marché des années, des années pour être là. C’est un peu vrai, mais qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire une fois que je dois agresser, pour de vrai, quelqu’un qui a été de mon côté pendant si longtemps ? C’est absurde. Quel est le prix ? Il souffle doucement, mais sa respiration est hachée. Rien à voir avec le Simje d’avant, en dehors de son corps, toujours stressé et tendu, l’anxiété en collier. Se réintéresser à son corps a changé beaucoup de choses et ; comble de tout, il a découvert que ses runes étaient plus puissantes dans le temps, sorte de constante développée avec son acharnement au travail. Un bon élément ; plus vraiment un bon gars.

Les papiers, les runes, les écoutes, toutes les pistes remontent à Berlin ; je ne sais pas qui est le plus influent à Berlin. Il sait par contre où taper et cette pensée l’effraie. Les jeunes. Qui sont corruptibles, qui se cherche, qui a des problèmes d’ego, qui a du mal à jongler entre ce qu’il doit être et devrait être, qui est en opposition avec l’ordre, la famille, l’autorité, les supérieurs.

Les apprentis.

Impossible de se résoudre à cibler Kely, bien entendu. Mais la pupille de Cormag Scrimgeour ? Ce personnage froid et manipulateur, ce destructeur en puissance, cet abruti de première ? Même si ce n’est pas pour la tuer, m’voyez, ça pourrait lui raboter les pieds un peu à la gamine, qu’elle pige comment il peut pas toujours la protéger, qu’elle est en danger. J’avoue instiller la peur c’est un peu bâtard, mais ptet qu’au passage on pourra tuer dans l’oeuf la graine du conservatisme.

Ces chiens.

Il songe à sa louve à lui, Nym, au canons froids posés dans le rose de son oreille quand il a appuyé sur la détente ; cligne des yeux. Il a la gerbe.

Ses sens félins lui rapportent les coeurs avec lui. Green Soul — il l’a voulu, il l’a eu, cette victoire n’est pas négligeable — Anja Von Duisbourg — la cheffe en personne, rien que ça.

Il inspire doucement ; mêlé. Est-ce aujourd’hui le jour où je claque ? C’est chaud. J’ai l’impression que ma vie se résume à des mensonges que je me dois de cacher aux uns & aux autres, n’existant que dans le petit espace restant, recroquevillé au fond. C’est si petit, si étroit désormais. Que reste-t-il de Simje, exactement ?

[i]Si peu.

Il a runé sa troupe. Sa troupe. Incroyable. Il est si confiant dans son tracé, les lettrines et chiffres sans yeux, les oeillets venus d’ailleurs, la calligraphie sino-arabe remontée des siècles précédents. Quand il entre dans l’IBMM, sa carte fonctionne. Il entre seul, il sait qu’il peut compter sur la lévitation de Green Soul, le pouvoir informatique de Mikeal O’Callaghan et j’ai pas eu les coucouilles de demander c’était quoi les doss de Redwan Soul. L’homme le plus flippant de l’existance des choses flippantes. Anja Von Duisbourg fait voler les objets.

Moi, je souffle tout.

Pow.

Je sais de source extrêmement sûre et fiable que Sloane Carver est au sixième étage la plupart de temps, dans les salles psy. J’y suis déjà venu des centaines de fois ; c’est presque la maison ici. Celle que je m’apprête à brûler.

Les noirs doivent passer deux par les sous-sols, deux par les vitres d’en face. Je dois entrer dans une salle, dérouler un filet dont le nylon a été runé au feu, patiemment des semaines durant. Ils pourront léviter jusqu’à nous et entrer. Attraper Carver.

Son ventre se liquéfie, il a peur de ce qu’ils pourront bien lui faire mais il n’a rien dit. C’est leur choix, après ; il veut des informations.

Il espère qu’il n’aura pas de viol dans l’histoire, mais il espère encore plus qu’il crèvera pas.

Il se sent lâche et sale mais si proche, si proche de sa vengeance….

Ma magie comme une mer sur laquelle je navigue et qui s’épuise à force d’être utilisée. J’ai l’impression de comprendre comment elle arrive, comme elle vient : une production sans fin du fin fond de mes tripes, depuis mes organes, directement depuis mes gênes. Si je ne l’utilise pas, elle s’accumule et me noie ; si je la mets à mon service elle s’use, brûle, laisse des cendres que je me dois de balayer.

Je ne le fais jamais.

Je ressors de la salle psy 7, la violette et vert radium, celle pour les enfants. Mes cernes ont des cernes, je le sens. Elle se souvient mal des séances, maintenant, qui lui reviendront par vagues plus tard. Dans son sommeil, quand elle hurlera quelque chose sans s’en souvenir, expiant ce que son corps rejette sans vouloir repasser par son cerveau. Cerveau adolescent qui a bien d’autres choses à traiter : elle s’est fait plaquer par Alice.

Voilà.

Le coeur brisé, les musiques pire tristes dans les oreilles, l’oreiller tout contre le coeur et de gros, très gros sanglots rauques et mouillés. Sanglots rauques et mouillés qu’elle avait séché, soufflé un coup, avant d’aller voir Alec. L’absolu, l’évidence, celui qui est là car il ne peut pas en être autrement.

Alec, Alec, Alec. Tout pour lui. Scindée en deux : mon monde magique & lui contre mon monde adolescent & innocent.

Je sors de la salle ; rerentre en me disant fuck mon coca j’l’y ai laissé et j’vois un petit gars qui jette un truc dehors. Il me dévisage, je lui rends son regard. Il a des yeux sans couleur, délavés. Mon pouvoir râcle un coup son passé mais je n’ai que des détails inutiles ; un homme aux boucles brunes qui lui dit ne part pas, une grotte pleine d’eau. C’est tout.

Je déglutis et subitement je sais que je suis douillée. Je recule, jette un oeil sur la porte mais deux adultes y sont, bloquant le passage. Fuck fuck fuck fuck fuck.

FUCK !

— Non, j’halète.

Elle cherche une issue mais la fenêtre n’en est plus une, la porte non plus. Elle voudrait passer par le plancher, fuir.

J’ai envie de m’excuser ou de supplier mais je sais que ça ne servira à rien. Mes mains se mettent à trembler ; je ne suis pas armée.

Je hurle de toutes mes forces.

— À L’AIDE QUELQU’UN S’IL VOUS PLAÎT À L’AIDE INTRUSION s’il vous plaît.

J’veux pas crever putain j’veux pas crever.
J’veux pas souffrir non plus putain putain putain.

-- CORMAG ! je hurle, parce que je sais qu'il est pas loin, parce que c'est lui sait c'est lui qui sauve, c'est lui qui apprend, qui protège, qui offre un toit, des mots, un conseil. Mon esprit semble se recroqueviller, ma magie nulle et inutile ronfle mais je ne sens plus rien, que ma peur dans mes oreilles. CORMAG ! je hurle encore, terrifiée. Tous ces gens pour moi, pas pour qui je suis mais pour tout ce que je représente, une vengeance dans une guerre que je ne maîtrise pas.

La reine au fond de son trône.

Anja songeait à Dorian Cross, à la posture du souverain dictateur et sanguinaire qu’il avait. Son trône à lui devait être un fauteuil sale dans un bordel depuis lequel il regardait des esclaves danser lascivement avant de se les faire. Alors que son trône à elle était la chaise de son bureau, isolé dans la pénombre.
La vie de la cheffe de Rosenrot était composée de beaucoup de solitude.

La sorcière attrapa une feuille de papier qu’elle posa sur le bureau devant elle. La solitude, elle la comblait par des mots aux absents.

Liebe Elaïa,

Nous sommes en août 2021. L’été, comme tant d’autres ces dernières années, a été horriblement chaud. La chaleur liquéfie tout et de tous les côtés ; contrairement à nous, elle ne fait pas de distinction entre les races. On est tous des petits tas de rien face à sa puissance.
L’été a été long, mais peu de choses se sont vraiment déroulées. J’en viens à penser que cette guerre ne finira jamais, que notre statut de perdant ne deviendra pas officiel. Nous serons simplement ceux qu’on écrase, lentement, mais avec rigueur, pendant tellement d’années. Jusqu’à ce qu’on se relève et qu’on se venge. Quelques années avant qu’Orpheo ne reprenne l’ascension. Encore et encore. Des hauts et des bas. Succession de victoires et de défaites sans réelle fin.
Lassant.

Mais un plan était en marche. Un plan dont je t’ai déjà parlé il y a quelques mois, lors de ma rencontre avec un mêlé, Simje. Un homme capable de créer une onde de choc de son corps, un peu comme ton oncle. Un homme, surtout, capable de trahir Orpheo et de nous aider à entrer dans leurs locaux. À nous infiltrer pour mieux les imploser.
Le cheval de Troie dans le système.
Je me devais d’être présente pour cette mission. Rentrer dans Orpheo, au cœur même de nos pires cauchemars, où chaque individu connaît mon nom, mon visage. Qui pourrait bien imaginer qu’Anja von Duisbourg soit assez folle pour s’infiltrer dans leur propre QG berlinois ?
Mais avais-je le choix ? Je ne fais confiance à plus personne, ou presque. Si tu savais l’équipe que j’ai réunie pour cette mission…
Commençant par le moins surprenant. Mikeal O’Callaghan. Je t’en ai parlé aussi il y a quelques temps. Difficile de le remettre sur les roues celui-ci, mais je sais qu’il ne trahirait pas Rosenrot. Chien galleux, mais fidèle.
Venait ensuite Redwan Soul. Ton oncle avec qui j’ai eu certaines relations… dont il vaut mieux ne pas parler. Disons des relations. Mais si cet homme a bien une qualité, c’est celle d’être fidèle à l’organisation et à sa reine. Je savais qu’il suivrait sans broncher.
Le fameux Simje. Un mêlé. Rien que cela me donne envie de cracher sur lui. Mais un mêlé entraîné ici, à Rosenrot. Et un mêlé puissant, assez malléable pour devenir notre clé d’entrée à Orpheo.
Et puis dans tout ça, il y avait Green. Ton père. Inutile de te dire que cette mission était tout sauf officielle. Comment Allen Soul aurait-il pu autoriser cela avec le fils qui avait trahi ? Et comment moi j’allais pouvoir vivre tout ça avec cet homme qui m’avait abandonnée ?
Même si depuis on s’était revus. Mais encore une fois, il y a des histoires qui n’appartiennent qu’à ceux qui les ont vécues.

On avait été divisé en trois : Simje prenait le chemin classique à l’intérieur du bâtiment. Redwan et Mikeal passaient par les sous-sols. Ce qui laissait Green et moi qui, à l’aide de la lévitation, devions passer par les fenêtres. Impossible de rentrer par la téléportation dans un bâtiment aussi runé que celui d’Orpheo.
Je n’ai rien dit quand ton père est arrivé au point de rendez-vous. Trop concentrée sur la mission, trop concentrée à l’éviter. On a simplement suivi le plan établi, jusqu’à se retrouver en train de flotter devant l’endroit que nous avait indiqué le mêlé. Des fenêtres qui donnaient dans une pièce aux couleurs étranges et dérangeantes.
De l’autre côté de la vitre, on pouvait apercevoir en transparence une jeune fille qui semblait hurler. Mais impossible de l’entendre ; la pièce avait été runée. Pas de chance pour la gamine, elle pourrait crier autant qu’elle voudrait – et elle n’avait pas fini de crier.

Toujours en flottant avec Green à mes côtés, j’ai attendu que l’un de mes alliés viennent nous ouvrir la fenêtre – impossible d’utiliser la magie depuis l’autre côté, merci Orpheo. Sur mes mains, Simje avait tracé des runes compliquées qui devaient me protéger du pouvoir de notre jeune victime.
Jeune victime qui nous mènerait tout droit jusqu’à son maître, le grand Cormag Scrimgeour.

[…]

Son regard absent s’égara un instant sur le contour de ses doigts où peinaient à s’effacer les runes laissées là par leur expédition secrète.

Elle hurle et la vie de moi dans ma tête ça hurle aussi et qu’est-ce que je fais là, comment est-ce que j’en suis arrivé à ce point de nom retour de l’existence, parce que là quand même, ça part totalement en couilles sous mes yeux, elle appelle à l’aide, bien sûr qu’elle appelle à l’aide !

Moi aussi j’ai envie d’appeler à l’aide.

Mais les runes font trop bien leur travail et personne n’est là pour aider Sam, pour la sauver, y’a personne pour la sortir de la situation. Que des gens pour lui appuyer sur la tête jusqu’à ce qu’elle se noie.

Un pavé vole à travers la pièce, fracasse le visage de l’adolescente sans que personne ne fucking bronche, tout le monde trouve que c’est une manière efficace de faire taire les gens. Un flot de sang sort immédiatement de son nez brisé, elle chiale, elle chiale putain et elle avance jusqu’à son visage des mains tremblantes, des tremblements frénétiques alors qu’elle crache au sol. Simje lance un regard noir à Mikeal. C’est complètement abruti — d’un autre côté, les méchants sont des méchants. Et c’est aussi pour ça qu’il font aussi peur, parce que c’est des chiens affamés aux actions totalement random. J’veux plus qu’elle crie ? Paf, solution pour qu’elle la boucle.

Je tire une chaise qui roule dans le sang. Rien ne va dans cette phrase vous voyez, rien, et un frisson coule de sa tête à ses pieds, lui tirant une chair de poule dans tout le dos. Il attrape fermement l’adolescente, l’assied dessus, déjà choqué par les bleus qui soulignent le dessous de ses yeux bleus. Elle sanglote.
Il s’éclaircit la voix j’ai jamais fait ça en fait j’ai jamais mené d’interrogatoire va falloir m’épauler les gugus là hein, parce que je compte pas, pas, pas, frapper quiconque en fait, surtout pas cette petite brindillette qui chiale.

Pourquoi elle chiale purée c’est très incommodant.

— Sloane Carver. Je sais que vous êtes largement engagée dans les activités de Cormag et Elizabeth, que vous êtes de tous les dossiers, de toutes les révélations, de tous les rendez-vous. Je vais vous poser une série de questions et il faudra y répondre la vérité.

Il se râcle la gorge.

— Pour euh.

Il jette un coup d’oeil anxieux aux autres.

— Ben, qu’on vous tue pas quoi.

[i]C’est ça la logique non ? Mh ? Oui je la vouvoie. J'suis poli.

— Et qu’on vous frappe pas, aussi. Enfin c’est comme ça que ça marche quoi, si vous répondez on repart, et tant que vous répondez pas, on reste.

On a l’air archi ridicules, en vrai, à dix mille dans la pièce contre une pauvre petite qui doit pas savoir où elle en est. Ou pire, qui sait exactement où elle en est. L’appréhension est tellement forte dans la pièce que j’en sens l’odeur. Elle pue la peur et l’anxiété, acide, alors que si j’écoute les coeurs des autres, c’est le calme plat — sauf pour Green Soul.

Sauf pour Green Soul.

Je le regarde, mais il ne me regarde pas. C’est quoi son problème à celui là ?

Elle n’a jamais eu aussi peur de sa vie il lui semble, et subitement, son cerveau semble se diviser en deux. Comme si elle n’appartenait plus à la scène et qu’il ne restait qu’un brin de sa conscience qui, laconique, avait tout poussé à distance. Plus vraiment là. Des visages, des figures, du sang. Le vieux goût de ferraille contre ses lèvres qu’elle s’acharnerait plus tard à effacer à coup de lampées de coca. De nuits paresseuse où on a la flemme d’affronter ça et qu’on se coule au milieu d’un anneau de bras qui fera le tour de la douleur pour la mettre à distance.



— Sloane Carver. Je sais que vous êtes largement engagée dans les activités de Cormag et Elizabeth, que vous êtes de tous les dossiers, de toutes les révélations, de tous les rendez-vous. Je vais vous poser une série de questions et il faudra y répondre la vérité.

Largement engagée. Et si j’étais restée avec mes parents — c’est la première fois, toute première fois que je me pose la question — aurais-je eu autant de valeur aux yeux des noirs ?
Ma valeur va-t-elle me tuer ?

Je porte mes mains à mon nez, mes yeux en train de cocarder, de grosses larmes inutiles coulent jusqu’à ma bouche, infusion de salée sur ma langue, contre mon palais. J’veux pas crever putain, pitié, pitié, pitié pitié. Le livre gît par terre, à côté de moi. J’me fait la réflexion que j’me souviens déjà plus me l’être pris dans la tête. Mon crâne pulse ; j’espère que mon coeur en fait autant.

— Pour euh. Ben, qu’on vous tue pas quoi. Et qu’on vous frappe pas, aussi. Enfin c’est comme ça que ça marche quoi, si vous répondez on repart, et tant que vous répondez pas, on reste.

Il me dit ça mais ne conclut pas sa tirade. Une menace sans questions. Je veux bien répondre, j’veux bien répondre à tout, en cet instant, mais je ne sais pas ce qu’ils cherchent. Je regarde du coin de l’oeil un homme sortir un couteau, mais on m’a toujours rien demandé, et j’jouais selon les règles moi, je veux bien parler, on n’a pas parlé de douleur gratuite, j’veux m’arc-bouter contre des questions ou m’en vouloir plus tard pour avoir parlé, p-p-pas juste e-e-etre là elle recule mais l’homme presse la lame contre sa joue. Elle pleure toujours, à deux doigts de se pisser dessus, misérable petite adolescente.

-Tu sais ce qu’on fait. Tu sais qui on est. Tu sais qu’on apprécie ça. Alors s’il te plaît, laisse moi m’amuser et reste silencieuse.

Elle a un haut-le-coeur quand il lèche son sang, mais ne dit rien.

-Tu vas nous raconter les petites affaires de C-
-Ton cher petit papa.

Toujours aucune question pour Sam qui tremble de tout son corps, les jambes en coton, la vision floue.

— Redwan, lâche subitement un des gars d’une voix basse, très basse, qui roule et qui tangue. En deux syllabes, la menace est posée, absolument pas voilà, un avertissement alors qu’il reprend, mais pour elle : le polonais va te poser des questions pendant que les deux chiens s’occuperont des sanctions.

Elle hoche la tête doucement pour signifier qu’elle a compris, mais ce geste la fait se plier en deux, et vomir. Vomi sa peur, vomir sa souffrance, vomir ce qu’elle vient de voir. La sueur colle ses fringues à son dos.

D’accord, d’accord, d’accord, d’accord.

Les runes dessinées sur sa peau faisaient échos aux lettres sur le papier, comme si l’histoire du jour répondait à celle de la nuit, se répandant sur le corps de la reine noire.

[...]

Mikeal a ouvrit la fenêtre, nous laissant entrer dans la salle qui paraissait déjà saturer par la panique de la gamine. Je n’aurais pas aimé être une empathe en ce moment. Rarement, même. Je n’ose pas imaginer ce qu’ils doivent vivre sur un champ de bataille, l’horreur du sang qui se mêle à l’horreur de la souffrance émotionnelle. Il y a des pouvoirs qui sont plus compliqués à appréhender, en particuliers en temps de guerre. Je me demande d’ailleurs quels seront les tiens et si, comme ton père et moi, tu seras capable de léviter. Lorsque je croise Green, il me parle rarement de toi et je n’ose pas remuer la souffrance en moi. Je sais juste que tu vas bien. J’espère que tu es heureuse avec ton père biologique.
Ton père biologique… finalement peut-être qu’être empathe aurait pu m’aider.

Nous sommes entrés dans la pièce, mais à peine la fenêtre refermée qu’un livre a surgit de nul part pour s’écraser sur la figure de la victime son nez se mettant immédiatement à saigner.
Qu’elle sache que nous ne plaisantions pas.
Le mêlé a tiré une chaise pour s’asseoir face à elle, comme s’il se croyait dans une salle d’interrogatoire. Good cop contre le bad cop Mikeal – qui d’autre avait pu projeter un pavé sur le nez notre cible ?

– Sloane Carver. Je sais que vous êtes largement engagée dans les activités de Cormag et Elizabeth, que vous êtes de tous les dossiers, de toutes les révélations, de tous les rendez-vous. Je vais vous poser une série de questions et il faudra y répondre la vérité.

Puis il s’est raclé la gorge. Raclé, la, gorge. Clairement, les quelques mois d’entraînement qu’il avait subi à Rosenrot n’avait pas suffi pour éloigner sa nature de faible mêlé.

– Pour euh.

Il nous a regardé, comme si l’un d’entre nous allait lui faire le plaisir de le sortir de son propre bourbier. Mais je crois qu’on se régalait tous un peu trop pour lui venir en aide. Et puis grâce aux runes posées, on avait le temps. On pensait avoir le temps.

– Ben, qu’on vous tue pas quoi.

La menace du siècle.

– Et qu’on vous frappe pas, aussi. Enfin c’est comme ça que ça marche quoi, si vous répondez on repart, et tant que vous répondez pas, on reste.

Cette fois c’était trop, ça devenait ridicule. J’espère que tu notes Elaïa, tout ce qu’il ne faut pas faire pour menacer quelqu’un. Heureusement ton oncle n’a que peu de patience et s’est décidé à intervenir plus directement et avec une lame pour venir caresser la gorge de la pupille de Cormag – le chef actuel d’Orpheo Berlin. Efficace avec un filet de sang qui a immédiatement perlé sur sa gorge blanche, pendant que la pauvre petite continuait de pleurer et que Redwan et Mikeal se chargeaient de lui imposer leurs questions.
Et puis soudain, un mot lâché comme un grognement.

– Redwan.

Ma mâchoire s’est un peu serrée sur ses syllabes. Je connaissais la tension entre les deux frères pour en avoir été l’origine.

– Le polonais va te poser des questions pendant que les deux chiens s’occuperont des sanctions.

Et sur ces mots, la gamine s’est mise à vomir. Aussitôt l’odeur âcre est montée dans la salle, léchant les murs runés. J’en profitais pour reculer dans un coin de la salle, m’appuyant contre un mur avec les bras croisés, poste de l’observatrice. Chacun prenait sa place naturellement, même si la tension présente dans l’équipe entre Green et Redwan me tendait. Il ne fallait pas que ton père fasse l’erreur de régler ses problèmes personnels en pleine mission. Certes, il avait quitté Rosenrot, mais je ne pouvais pas crois qu’il avait oublié les leçons d’Allen Soul durant toutes ces années.
Si le mêlé n’avait pas insisté pour qu’il fasse partie de l’équipe…

– Je te conseille de répondre tout de suite. Car si leur petit numéro te fait peur, ce n’est rien face à ce que je ferai si je m’en mêle.

Depuis l’autre bout de la salle, j’ai planté mes yeux dans les siens, surmontant l’odeur de vomi qui salissait tout.

– Tu penses connaître la torture avec tes pouvoirs, mais ce n’est rien face à la réalité. Alors concentre toi.

Bienvenue en enfer.

[...]

Un enfer dans lequel Anja traînait depuis assez longtemps pour en connaître chaque contour de flamme, chaque miette de cendre.

Leur numéro continue et j’ai l’impression d’avoir le cirque Pindère en face de noir ; le grand méchant loup dans un coin, tapis dans l’ombre, les chiens de la casse qui claquent des dents, la reine froide et silencieuse. Bientôt il y aura une comédie à base de jongleries et de clown, O’Callaghan aura le rôle du bouffon et Von Duisbourg de l’équilibriste. Peut-être que Green Soul lancera des couteaux sur Redwan Soul attaché en croix à une roue et fera exprès de rater.

Sa mère en short, we’re all fucked up.

J’ai l’impression qu’on joue un show et qu’à la vérité, on pourrait tous laisser tomber là, et arrêter, juste arrêter, dire ok ouais pardon n’importe ouais, je fais n’importe quoi, détacher la petite, laisser tomber la destruction du monde et de l’univers.

Mais comme un rampant vicieux, Hannah au bout du fil qui s’excuse et lui dit qu’elle est morte, que c’est trop tard et qu’elle le sait, umrę Simje, Ja umrę, et elle a l’air résignée, et le canon froid dans l’oreille de Nym et la voix d’Hannah qui sait, au fond, que ça ne sert à rien d’être triste ou en colère, elle est résiliente Hannah, elle sait que c’est trop tard et qu’il n’y a plus rien à changer, que la tempête ne l’épargnera pas et qu’elle en perdra ses os et sa peau.

Je veux celle de Cormag. Il prend une inspiration de traqueur, mesurée, de celle qui ramène l’énergie au centre de soi pour laisser de la place ailleurs, tapisser les murs de rage et de suie. De quoi noircir l’avenir des autres.

— L’opération polonaise, deux ans en arrière, où l’intégralité de l’équipe a été décimée. La Bracken Booper comme ils ont appelé ça, qui passait par.. par l’Autriche. Celle qui passait par l’Autriche.

Les yeux clairs de l’adolescente papillonnent sur moi, je vois qu’elle se dit non non non non non this can’t happen again je ne peux pas me laisser frapper à nouveau ça ne peut pas réarriver non et elle n’est pas du genre à se mordre la langue jusqu’à saigner quand elle a peur, je vois bien qu’on est pareils qu’on voudrait annihiler la souffrance physique tellement elle est insupportable et elle dit :

— Oui.

J’en grince des dents sans savoir pourquoi je suis là, j’vais tirer les vers du nez à l’Anakin de Cormag. Si j’faisais partie du cirque, je serais le pauvre éléphant qui marche sur une boule ; l’homme est quand même un sale fils de chien de s’être dit prenons cet animal en afrique, je suis sûre qu’il pourra marcher des quatre pieds sur une sphère, alors que chaque pied plat porte une demi tonne, détruisons lui les pieds sur des boules, ça fera rire les enfants.

J’attends les applaudissements.

— Des informations ont été leakées et les noirs étaient déjà prévenus et armés. Qui est la taupe ?

Elle baisse les yeux sur le sol, crache de la bile noire et rouge, ferme les paupières. De grosses larmes viennent les soulever.

— Nous.

Le monde se dérobe sous les pieds du polonais et il lui semble alors que lui aussi pourrait dire : umrę.

Je réponds parce que je n’ai plus le choix, il me semble être engagée dans un horrible tunnel, soit je cours, et j’échappe au métro qui me rattrapera, soit je m’arrête et j’ai perdu. Mais pas de reset, j’ai perdu à la vie. Au jeu de la vie. Pas de chance et que de très mauvais lancers de dés. J’vois bien l’impact que j’ai sur le polonais qui devient encore plus livide que ce qu’il l’était et cille, distant, enfermé subitement dans un monde où j’le suivrais pas.

Toujours attachée, les molaires grignottées par l’acide de mon estomac étalé sur ma langue. Est-ce que j’vais vraiment mourir là ? J’ai conscience de chialer à n’en plus finir mais c’est pas de ma faute, je suis trop lâche pour ce moment je, je, je suis trop lâche pour cet instant, et je dis tout. Et il se remet à demander :

— Avez-vous piégé nos équipes pour pouvoir coincer la cavalerie noire ?

[i]Elle se sent très consciente à cet instant donné, sans savoir que plus tard elle aurait quasiment oublié, tout ça. Un véritable black out comme un oreiller qu’on met sur un mourant pour enfin l’achever. Histoire qu’il ne souffre pas trop. Elle renifle, et le sang avec les glaires dans son nez brisé lui arraché un hoquet de douleur et un nouveau flot de larmes.

— Ils - - ils croyaient q-q-que ça ferait une escalade, on envoie des r-renforts, eux aussi, et nous, je, nous, et, nous on envoie l’équipe finale et on a t-t-t-t ou t le monde.

Jamais été aussi misérable. Un pauvre humain.

— Pourquoi est-ce que les renforts ne sont-ils pas venus ?
— Parce que l’armée était énorme ! En face ! Ils étaient des dizaines avec du matériel de l’armée innocente ! Ils seraient tous morts.

Tout est sorti d’un coup. Tout est sorti d’un coup et le polonais vacille en se demandant qui diable a pu être le stratège de merde ; si c’est Cormag alors… il se promet qu’il est mort.

— J’suis désolée, chiale-t-elle, j’suis désolée, j’suis désolée..

Mais visiblement, si la tension est retombée au sein de l’équipe noire (vont-ils crever ou pas) le problème s’est déplacé. Le problème s’est déplacé d’un ego à un autre et les sangs s’échauffent. Une vague de colère et de haine que Sam pourrait percevoir et utiliser à son avantage mais elle n'est encore qu'une enfant qui souffre et elle pendouille au bout de plus aucun espoir à vrai dire, elle nage dans sa misérabilité, véritable mare qui menace à tout moment de la noyer. Mais Green, à côté, n'est pas moins misérable, il lit les yeux de Redwan sur la cheffe et le déshabillé du regard qu'il pourrait être en train de faire. La veine palpite à son cou, à ses tempes et il se promet que s'il a une ouverture, son grand frère traversera les fenêtres pour mieux s'éclater le crâne au sol.

Elle a beau s’excuser, ça ne changera rien. Le brun la regarde platement en essayant de calmer sa respiration et son immense, mais alors immense envie de pleurer. Une boule dans la gorge et les yeux un peu humides, il serre les lèvres. Voilà c’est fini. Je pensais que savoir me ferait aller mieux, mais j’comprends juste le carnage. Ça aide pas à le vivre, le carnage. J’ai tiré les vers du nez à une enfant, es-tu fier de toi Simje ? Es-tu capable de te prendre dans la tête, en te regardant dans le miroir, les coups que tu envoies ?

Hannah est toujours morte, Nym aussi, le reste de l’équipe aussi. Tu es toujours destitué de ta position de directeur car tu l’as quitté tout seul comme un grand, tu as perdu Allen, tu as perdu ta vie parce que tu l’as déchirée toi-même en morceaux. Berlin a commandité de quoi tuer les tiens, et tu es parti du principe que tu étais mort aussi.

Surprise, tu ne l’es pas.

Décevant, n’est-ce pas ?

Un lourd frisson, lent et obèse lui roule dessus ; bras, jambes. La chair de poule lui décoche un clin d’oeil, presque. Il prend une grande inspiration, l’envie de chialer qui ne s’en va pas. Réaction physique totalement inappropriée pour ne rien changer, du grand Simje. Du très grand Simje. Il s’avance un peu vers la gamine, la certitude d’en cauchemarder jusqu’au restant de ses jours chevillée à la cheville. Il garde cette habitude de tout retenir, même quand c’est contre lui. Tant pis.

— Qui a commandité ça ?

Elle lève des yeux rouges et sanguins vers lui, complètement désemparée et perdue, ses lèvres mordues et violacées, son nez de travers. Elle porte son coeur au bout des doigts ; s’il en coupait un, serait-elle encore capable de vivre longtemps après ça ? L’idée sadique le fait sursauter lui même mais il n’a absolument pas besoin de mettre son plan à exécution alors qu’elle baisse la tête, les yeux, les bras.

La défaite est douloureuse à voir pour qui est encore doté d’empathie dans cette pièce.

— Cormag.

Elle ne confirme que ce qu’il savait déjà mais il se met dos à elle et marche vers la fenêtre, sans réellement comprendre comment on peut en arriver là, en temps qu’être humain, et ne pas crever sous les regrets, un oreiller pressé sur le crâne. Pas la même espèce je crois, c’est peut-être un alien, un reptile, quelque chose d’autre mais pas un homme c’est pas possible. Les hommes ne font pas ça, on fait pas ça à ceux qui sont les siens.

Sûrement que nous sommes pas les siens, seulement des pions noirs et blancs sur un damier.

Il regarde le ciel bleu ; il a vraiment envie de chialer. Comment tout perdre et réussir à encore détacher des bouts de soi pour ne plus en finir de se déliter ; l'art de l'auto-destruction poussé à son paroxysme sous un patronyme en deux syllabes : Simje.

Alec consulta les grandes aiguilles qui pendaient dans l'horloge de la cafétéria d'Orpheo Berlin. Étalés devant lui, une tasse de café presque vide, quatre sachets de sucre éventrés et une canette de coca qui avait été fraîche vingt minutes plus tôt, mais qui désormais devait avoir pris la température ambiante. Son téléphone sur la table avait vibré quelques fois depuis qu'il était là, mais toujours des mails du boulot et aucun message de la personne avec qui il avait rendez-vous.
Sam lui posait-elle un lapin ? Ce n'était pourtant pas son genre. Avait-elle décidé de faire ce truc là, de le ghoster, effacé de ses réseaux sociaux, plus aucun message, aucune nouvelle, byebye à jamais ? Mais ça non plus ce n'était pas son genre et il n'avait rien vu venir c'était tout de même étrange… Si elle n'avait pas eu envie de boire un verre avec lui, alors pourquoi lui avait-elle écrit le matin même pour lui dire qu'elle avait vingt minutes de battement entre deux rendez-vous et envie de passer un moment à deux puisqu'il passait la semaine à Berlin.
Étrange… Par acquis de conscience, il consulta tout de même Instagram pour être certain qu'elle ne l'avait pas bloqué. Son sourire et ses yeux bleus s'étalaient sur sa page, rien à signaler, ils se suivaient toujours mutuellement. Ça n'avait pas vraiment de sens.

À moins qu'elle ne l'ait oublié ? Mais non, non, décidément ça ne lui ressemblait pas. Il reposa les divers objets sur le plateau qu'il ramena dans un chariot avant de descendre pour se renseigner sur où il pouvait la trouver. Le guérisseur avait un très mauvais pressentiment.
La femme à l'accueil refusa de lui dire où elle était, sous prétexte que c'était des données confidentielles. Il dut insister un bon moment avant qu'elle ne finisse par lui dire que, selon son emploi du temps, elle avait rendez-vous dans les salles psy d'Orpheo. Elle refusa de lui donner la salle exacte, mais Alec avait déjà filé, prêt à ouvrir toutes les portes de l'étage s'il le fallait ; quelque chose de pas très net se tramait.
Dans l'ascenseur, il essaya de la joindre, aucune réponse. Arrivé à l'étage indiqué sur les plans disposés dans le bâtiment, il fut étourdi par le nombre de portes et réessaya de l'appeler, espérant l'entendre à l'oreille, comme lorsqu'elle égarait son téléphone le matin et qu'elle lui demandait de le faire sonner dans le vie pour le découvrir caché sous les fesses de Gris. Toujours rien. Il tenta de se rassurer ; peut-être avait-elle dû partir en mission en urgence et n'avait pas eu le temps de le prévenir, ou elle était au fond de son lit malade, n'avait pas eu le temps de penser à l'avertir, son téléphone dans une autre pièce et en train de regarder Harry Potter pour passer le temps. C'était sûrement ça.

Il allait abandonner et ressortir du bâtiment pour retourner à l'IBMM de Berlin où il avait un rendez-vous un peu plus tard dans la journée , lorsqu'il entendit enfin une sonnerie de l'autre côté d'une porte.
Sam était donc bien là. Peut-être son rendez-vous s'était-il éternisé ou elle n'avait pas vu le temps passer. Il risquait d'interrompre quelque chose s'il débarquait comme ça. Alec hésita, la main déjà posée sur la poignée, avant de poser son oreille contre la porte. Et ce qu'il y entendit lui tortura le cœur : des sanglots, des sanglots qui ne lui étaient pas inconnus.

Alors il ouvrit la porte et la scène qu'il découvrit lui parut tout droit sortie d'un film d'horreur. Sam avachie sur une chaise, quatre types qui avaient l'air tout sauf sympathique et une femmes aux yeux cruels dans un autre coin de la pièce. Un véritable traquenard. Et lui qui ne savait pas se battre…
Il voulut reculer pour aller chercher de l'aide dans le couloir, mais la femme dans son coin avait levé les mains, un air furieux peint sur ses traits froid, et la porte avait claqué dans son dos. Il comprit que c'était de la télékinésie et qu'il était tombé dans un piège.

– Qu'est-ce que vous avez foutu avec ces runes ?!

Ce visage… Il connaissait cette cruauté, il l'avait même vue en vrai, défigurée par la peur. Anja von Duisbourg en personne, la reine de Rosenrot, l'incarnation du mal, sa personnification la plus perspicace peut-être, à égalité avec Dorian Cross. Ils avaient tous entendu son nom dans le monde magique, les terribles choses qu'elle avait faites. Aux enfants pas sages on leur disait attention ou Anja te retrouvera et te mangera.
Il n'avait aucune chance.

Autour d'elle, une armée. Il reconnut celui à qui il avait un jour sauvé la vie – mais pourquoi s'acharnait-il à sauver des gens, ça finissait toujours pas se retourner contre lui –, deux inconnus avec des têtes de psychopathes et… Simje. Simje. Simje était un allié, Simje n'était pas un méchant, alors que foutait-il ici ? Que foutait-il du même côté que la reine et pas à moitié assommé sur une chaise ?
Et Sam, Sam, Sam… Il voulut se précipiter vers elle, mais les regards braqués sur lui le paralysaient.

– Tuez-le.

L'ordre était tombé, froid et claquant. Désespéré Alec regarda Sam une dernière fois. Comment la sauver alors qu'il n'était même pas capable de se sauver lui-même ? Dernier soubresaut d'espoir, illumination dans le noir, il se détourna d'elle pour regarder Simje.
Simje était un allié, non ? Un type sympa, un mec d'Orpheo, il allait pouvoir l'aider, non ? Sûrement qu'il était une taupe, c'était ça, ça devait être ça.

– Simje.

Ça devait être ça.

Si Simje croit que ça ne dérape qu’à ce moment là, c’est que c’est un abruti. Un abruti qui se cache la tête dans la glace à espérer que tout ça… ça va aller. Mais ça n’ira pas, et il ne s’en rend réellement compte que quand Alec Meyer rentre. Le polonais en entr’ouvre la bouche, l’odeur du médecin se mue rapidement dans une peur sèche qui se loge comme du sable dans ses artères.

Simje arrête de respirer, mais qu’est-ce qu’il fait là putain de ses morts il devrait pas être ici c’est n’importe quoi ça ne faisait pas partie du plan, en théorie il devait.. j’ai les infos quoi alors… en théorie c’est tout bon on plie bagage et on se sauve.

On se sauve.

Mais comment sauver Alec aussi ?

–Qu'est-ce que vous avez foutu avec ces runes ?!

La voix d’Anja comme un rasoir, le fil d’Alec est étiré par les Parques : est-ce qu’il va mourir comme ça ? Simje écarquille grand ses yeux tout ronds, tout étonnés, tout mais c’est mort, c’est mort, ça se passe comme ça je refuse ! Mais il peut refuser autant qu’il veut, l’elfe, ça se passe exactement comme ça quand même.

Et ouais, gros. Et ouais.

– Tuez-le.
— Non !
– Simje.
— Alec !

Mais y-a-t-il seulement quelqu’un pour l’entendre ? Pour les entendre ?

– Que la fête commence !

Et bien visiblement non. Il ne bouge pas d’un pouce, terrifié subitement du potentiel de meurtre des sorciers noirs, et de l’état très, très moribond de Meyer. Ça glisse très vite sous ses pieds, il se sent tout schuss sur des skis alors qu’il n’en a, bien évidemment, jamais fait.

Le polonais dévisage les visages quand subitement il capte le grondement installé dans la gorge du plus jeune frère, celui qui n’a dit qu’une seule phrase depuis le début de la partie de jeu. Il rattrape son frère, l’intégralité de sa posture dit la menace, et pas celle un peu voilée pour faire montrer le bide au plus soumis. Vraiment pas. Simje déglutit, recule, aimerait s’encastrer dans un mur. Disparaître. Il entend les coeurs de tout le monde et subitement se retrouve submergé par ses dons à entendre tout, sentir tout.

Surtout le sang qui dévale le visage de l’adolescent qui siffle, haletante :

— Non !

Il ne peut pas faire les choix qu’il veut et vient derrière elle, pose les mains sur Sloane, Sloane qui lui a tout dit, qui a avoué, Cormag ce sale fils de pute qui va payer, qui paiera, qui paiera ses grands morts, et balance toute sa magie qui deborde dans le nez pété il fait revenir l’os draine l’hématome, comme si milieu du chaos, cet acte pouvait racheter quoi que ce soit. La mort d’Alec, par exemple.

Mais il n’a pas besoin de racheter la mort d’Alec parce que quelqu’un d’autre explose, explose, explose.
Sous les yeux sans couleur de Simje, quelqu'un de vert, très vert laisse éclater les bulles qui lui rongeaient le crâne jusque là.

Il ne dit rien depuis le début. Il n’est que lave et blessures, longues coulées de colère et trainées d’injustice, il toise sa cheffe, sa femme, son ex, son amante, sa pire ennemie finalement, ne revoit plus son menton basculé alors qu’il la prenait sur son bureau, il ne revoit plus le corps contre lequel il se collait au creux de la nuit ; l’instant d’après il ne voit que ça, ses traits s’entremêlent avec ceux de Redwan et il a envie de s’arracher les yeux ; pas tant qu’elle ait couché avec un autre.

Mais plutôt qu’elle ait choisi son frère pour l’atteindre lui au travers du sexe. C’est tellement tordu. Même pour elle.

Alors le brun essaie de museler ce qu’il peut, couché, les chiens de la vengeance, au tapis la violence, tenez, rongez des vieux os de rancoeur, ça devrait vous occuper, non ? La pièce lui semble minuscule et il étouffe, les muscles tendus à l’infini.

Mais quand Alec Meyer rentre, la donne change. Anja ordonne sa mort : n’a-t-elle absolument aucune mémoire ? Il se souvient, lui, des doigts dans son corps et sous sa peau. Il passe un doigt sur son bas, là où se trouvent les fines cicatrices qui lui font mal quand il est trop malheureux.
Il pense à sa fille, à la loyauté qu’il place au dessus du sang et rattrape Redwan à la volée : hors de question. Et alors qu’il croit avoir tout sous contrôle, avoir les épaules pour ça, pour tout garder en dedans, il explose, tout simplement.

D’un geste du doigt, même pas de la main, même pas du bras, il envoie Redwan s’éclater donc le plafond avec toute la violence qu’il peut. Il n’est pas télékinésiste, il lévite. Et faire léviter les fils de chien c’est pas bien dur. Redwan a les traits de leur père qu’il abhorre. Il imagine les os léviter plus que le reste à l’intérieur même de son frère et il colle Anja aussi contre le plafond mais pas aussi fort.

Il voudrait la déchirer de l’intérieur mais quelqu’un d’autre l’a déjà fait, alors bon.
Il roule ses syllabes à l’allemande, incapable de porter tous les masques qu’on lui demande.

— Récupère ta… ça, dit-il avec un coup de menton à Sam. Et déguerpit.

Il serre les dents, mastique ses molaires, essaie de relâcher la pression et la diriger entièrement vers Redwan pour ne pas (trop) broyer ce qui fut sa femme.

— Parce qu’on a une parole.

Il renifle.

— Une loyauté.

Il lui en manque les mots.

— Dire qu’on partage un nom de famille. Tout ça pour que tu ne sois qu’un pied de biche. Un levier pour m’atteindre. Parce que personne ne veut t’atteindre, toi, Redwan. Anja fait ça pour s’écœurer, se faire du mal.

Il force sur sa magie comme un lourd. Il voudrait tout briser.

— T’imagines ? T’es du matériel à humiliation et dégoût. Et toi, Anja…

Mais il n’a jamais eu les mots pour cette femme là. Il lui jette un regard blessé, malheureux, peiné mais surtout, surtout d’incompréhension.
Il relâche net son pouvoir en se détournant.

— Je t’en devais une, lâche-t-il à Alec. Une.

Il sait que si Alec et là, et Alec sort, il va falloir de la chance, et beaucoup de sang pour s’en sortir vivants, mais il est prêt et dit platement à Mike.

— On s’arrache ?

Puis au polonais.

— N’est pas méchant qui veut, ugh ? Demande des cours à d’autres.

Mais il ne se retourne pas pour désigner les traitres.

Sa main broya le stylo dont le plastique se fendilla et l'encre s'étala sur sa main, contre sa force. Le poing d'une reine, le poing d'une mère, le poing d'une femme et de la haine accumulée. Elle eut envie de soulever l'encre renversée et de la faire glisser sur sa feuille, recouvrir les mots et les maux, oubliés les événements qui s'étaient passés.
Son poing se serra un peu plus, le stylo se fendant sur toute sa longueur.
Elle le balança contre un mur ; un esclave se chargerait de nettoyer tout cela. Puis elle en fit venir un nouveau et, dans toute cette haine qui la déchirait de l'intérieur, continua à écrire.

[...]

La gamine n'avait aucune résistance, aucune volonté. Elle a craché des réponses - attendues - avec une facilité presque décevante, les mots crevant la surface avec régularité. Orpheo qui trahissait Orpheo, la colère de Simje d'entendre de qui émanait les ordres, notre satisfaction mesquine de savoir que chez eux régnait la pourriture. À force d'être trop laxiste, ils se retrouvent avec des faiblesses comme cette gamine qui lâche toute information et des lâches qui poignardent dans le dos leur propre camp. Pathétique. Chez nous, ces gens sont tués.
Sauf, évidemment, quand il s'agit des enfants Soul.

On avait plus ou moins les renseignements que nous désirions. Encore quelques questions à régler, et un peu de chair fraîche pour ton oncle s'il le désirait, quand soudain la porte s'est écrasée contre le mur et un homme est entré, contournant les runes posées comme si ça avait été des gribouillages d'enfants. Comment ?
Comprendre les raisons n'avait que peu d'importance. Il fallait surtout réagir, alors d'un geste j'ai refermé la porte derrière lui, me demandant si nous aurions d'autres mauvaises surprise de ce genre bientôt, et appuyant mentalement fort avec mon pouvoir contre la sortie. Avec l'ennemi dans la place, les choses allaient se précipiter ; heureusement l'ennemi semblait surpris et peu susceptible de représenter une menace. Quand il a regardé la gamine, quelque chose dans ses yeux m'a sauté à la gorge et j'ai reconnu en lui l'homme qui avait sauvé ton père quelques mois auparavant.
Ça ne m'a pas empêchée d'ordonner de le tuer. La pagaille s'installe dans la pièce, Mikeal et Redwan ont l'air ravis, les deux victimes terrifiées et Simje ne semble plus savoir où se mettre et se rapproche de la gamine pour la soigner – mais quelle ironie, elle allait mourir de toute façon. Mais un seul comportement m'étonne, une froideur peu avenante et un cinquième sens me fait pressentir la terreur qui va suivre. Green toujours froid semble à peine bouger, un frôlement, une boursouflure dans l'espace temps qui défigure la pièce. Ton père bouge à peine, mais ton oncle lui est projeté au plafond avec violence, avant que je ne le suive, plus doucement, mais avec tout autant de force, comme un étau qui me prend à la gorge.

C'est Green, c'est certain. Ça ne peut pas être le médecin qui ne représente en rien une menace – si ce n'est celle de sonner l'alarme – ou la victime toujours figée par les runes. C'est Green, c'est ton père qui a utilisé son pouvoir pour m'attaquer, c'est le soldat qui s'est retourné contre sa reine.
C'est Rosenrot qui trahit Rosenrot.

– Récupère ta… ça. Et déguerpit.

Le guérisseur ne se fait pas prier et se précipite vers la jeune femme pour l'aider à se relever. Mais quel idiot. Pourquoi ? Pourquoi risquer notre peau pour ces deux-là ? Pour l'honneur ? L'honneur de quoi, de cet inconnu qui une fois l'a sauvé sous la menace du pouvoir de Bleuann ? Mais quel honneur y a-t-il à être crevé par Orpheo ou, pire, enfermé dans leurs geôles froides et humides ?
J'aimerais me libérer du pouvoir de ton père, mais je maintiens surtout le mien plaqué contre la porte de sortie. Hors de question que les victimes s'enfuient.

– Parce qu'on a qu'une parole ?

Mes dents ont crissé dans ma mâchoire, si fort que j'en ai eu mal.

– Une loyauté.

Je me suis notée mentalement que, si nous nous en sortions vivants – et libres –, il faudrait lui faire recracher l'idéologie de Rosenrot. La seule loyauté qui tienne, c'est celle de l'organisation. Pas celle pour nos ennemis.

– Dire qu'on partage un nom de famille. Tout ça pour que tu ne sois qu'un pied de biche. Un levier pour m'atteindre. Parce que personne ne veut t'atteindre, toi, Redwan. Anja fait ça pour s'écœurer, se faire du mal.

La magie de ton père nous a traversé un peu plus fort, un peu plus durement.

– T'imagines ? T'es du matériel à humiliation et dégoût. Et toi, Anja…

Green m'a regardée, Green qui foire une mission, qui vie la reine en plein ciel, qui explose tout ce qu'on lui a toujours inculqué. Green qui souffre et qui, soudain, relâche la pression, la gravité retrouvant son cours alors que j'ai juste le temps de me rattraper avec la lévitation pour ne pas m'écraser sur le sol.
La trahison du chien.

– Je t'en devais une. Une.

Le guérisseur n'avait plus d'importance alors j'ai relâché la porte. La seule chose qui avait de l'importance c'était ton père, celui qui venait de me ridiculiser en public, devant mes soldats, devant nos ennemis, m'écrasant comme il ne l'avait encore jamais fait.

– On s'arrache ?

Pensait-il vraiment que j'allais laisser passer ça ?

– N'est pas méchant qui veut, ugh ? Demande des cours à d'autres.

Vraiment ?

J'avais retenu trop longtemps. Pas seulement ce jour-là, mais depuis des semaines, des mois, des années. Toutes les blessures, la haine, les complications. Peut-on dire que ton père à brisé la reine ? Certainement, et ça s'est passé dans un bureau il y a huit ans déjà, alors qu'on imaginerait pas que tu serais la conséquence de tout cela, la plus belle et la plus terrible, le futur et ce qui nous ancrerait pour toujours dans le passé. Une trace qui nous retiendrait, dont on ne pourrait jamais se détacher.
L'amour pour toi passe aussi par la haine pour ton père.
Alors j'ai fait éclaté mon pouvoir à mon tour, le projetant contre un mur avec ma télékinésie, appuyant contre sa gorge jusqu'à voir le rouge lui monter aux joues, jusqu'à le voir suffoquer devant moi, presque mourir. Oui, j'aurais voulu le voir crever là, devant tout le monde, voir sa tête exploser et frapper le mur, laisser son cadavre en pâture à Orpheo, qu'ils puissent jouer avec son corps autant qu'ils le veuillent, qu'il souffre pour toujours.

Mais il y a toi, Elaïa. Toi qui attends le retour d'un père, toi qui t'es peut-être attachée à lui, toi et j'ignore où tu es.

– Ne t'avise plus jamais de remettre en question mon autorité.

Il y a toi, et puisqu'il y a toi, il y a aussi nous.

– Jamais.

Sans relâcher mon étreinte, j'ai ouvert la fenêtre avant de le faire passer de l'autre côté, le lâchant dans le vide. Il saurait utiliser sa lévitation, et s'il ne savait pas, qu'il se rétame sur le béton pour s'enfoncer des idées dans la tête.

– Dispercez-vous.

À ces mots, je suis passée par la fenêtre à mon tour, sans un regard en arrière. Redwan et Mikeal étaient assez doués pour se gérer tout seul et tous les autres m'importaient peu. J'ai laissé la lévitation m'englober et me porter jusqu'au sol, continuant jusqu'à retomber sur une ville passant, quittant à regret cet état de magie.
Dehors, je n'ai même pas cherché de trace de ton père.

Ich liebe dich Elaïa,

Deine Mutti

Et pourtant, des traces de Green, il y en avait partout dans son cœur, autant de taches d'encres qui la brûlait.