Encore quelques minutes. Seulement quelques minutes. Je demande pas plus, pas mieux. Ils ne cessent de parler, toujours. Et je m'impatiente de leur départ dans une impolitesse que je ne revendique pas. Il n'est pas question pour moi de fuir encore ou de reprocher quoique ce soit à ces hommes et femmes qui discutent sérieusement de sujets importants, de dossiers en retard, de contentieux délicats... Ils ne font que leur travail, dans mon bureau. Car après tout, c'est une grand part de ma fonction : présider ces réunions entre les exorcistes dépendants de mon siège pour savoir ce qu'il faut mettre en oeuvre, les urgences à gérer, les bourdes à rattraper. Ce n'est pas d'un ennui mortel, c'est même loin d'être le cas. Là, alors que dehors la guerre éclate encore et toujours, plus violemment chaque seconde qui passe, il n'y a pas de quoi se reposer dans une torpeur lasse. Il faut toujours être prêt, sur le qui-vive. Je me crispe. Ils se relancent encore et encore. On ne parvient pas à un consensus correct. Il faut autre chose, encore autre chose. Je n'attends qu'une seule chose : que l'on tombe d'accord.
Mon coeur bat dangereusement fort et lentement, dans un paradoxe de vitalité affaiblie. Je voudrai que ma respiration reflète mon empressement, mais je ne le permets pas. Le souffle est léger, mesuré, inversement à la bouilloire qui me remue. J'ai une attitude détendue et les mains pourtant crispée sur mon bureau. Nerveusement, ma jambe tressaute. Heureusement que l'on ne peut le voir. La fatigue est immense, accablante. Je pourrais tourner de l'oeil, tant la tension qui m'habite est grande. Je sens mon pouvoir sur le point de clignoter lâchement avant de disparaître. Et je tiens, à bout de bras, ce qui semble devoir terminer en catastrophe. J'ai mal. Le prix de la magie est terrible. Mais aujourd'hui, je n'ai eu aucun moment de répit, pas d'instant de grâce où les yeux étrangers ne pouvaient capturer la silhouette fantomatique qui est réellement la mienne. J'ai dû garder le masque jusqu'à l'étouffement que je subis à présent. Je serre les dents, et qu'elles ne grincent est un miracle. Je me sens sur le point de partir, de divaguer, m'évanouir ou que sais-je ? Je vais lâcher. Putain... Je vais pas tenir. Pas une seconde de plus. Et mon subterfuge dévoilé, la faiblesse mise à nue, l'horreur que j'ai vécue... Non ! Merde. Je peux plus. Mais le refus est immédiat, violent.
- Non !
Le cri brusque sort et rompt tous les débats. Ils se retournent vers moi mais je suis ailleurs. Une douce chaleur se répand dans mon corps, comme un regain d'énergie. Mes muscles se relâchent jusqu'au point où je peux sentir mon dos se coller entièrement au fauteuil. Je jette un coup d'oeil nerveux au miroir en face, pour vérifier. Ils me regardent tous. Et je crains le pire. Mais je n'ai pas changé le moins du monde d'il y a quelques secondes. Je suis le même, celui qui triche. Je suis cette surface qui ment. Leurs regards se croisent, se questionnent. Ils ont la même question en tête. Je le sais, parce que je la détecte, dans leur tête, à chacun, tous, en même temps. Et ce alors que je me croyais à bout, alors que je ne parvenais déjà pas à contrôler une seule magie. Je me reprends rapidement. Il le faut. Je souris, comme en réponse à cette négation, pour apaisement.
- Ce que je veux dire, c'est qu'on ne peut pas céder, pas maintenant.
Ils approuvent. Ils approuvent et au bout de quinze minutes encore, trouvent un équilibre. Quelques détours, des poignées de mains, un rire face à une blague, on se salut. Le soulagement est immense. Combien de temps ? Depuis combien de temps je tenais ? Je relâche tout à la seconde où la porte se ferme. Plus aucune information ne me vient, malgré la clarté et la pluralité qu'elles avaient juste un instant auparavant. Plus le Declan ferme et vigoureux, combattif. Il n'y a plus de moi, dans ce trop grand fauteuil, qu'une forme enfantine, légère et fatiguée. On dirait que je disparais au profit du cuir. Le miroir me renvoie un reflet las, flottant, ne portant plus les vêtements qui s'affaissent, comme une tente qui aurait perdu des piquets. Que suis-je devenu ? C'est une ombre devant moi. On toque à la porte. Le miroir a changé. J'ai changé. En un demi quart de seconde. Promptement, comme d'instinct, et plus facilement que si je l'avais réellement demandé.
- Entrez...