Tu sers fermement la tasse brûlante entre tes mains alors que ton esprit vagabonde à des années lumières du petit café dans lequel tu as échoué pour éviter la pluie. Sur la table devant toi, une vie est étalée. Des photos, des notes griffonnées au dos d’une serviette, sur le bout d’un set de table ou d’un ticket de cinéma. L’histoire d’un sorcier noir ayant quitté Rosenrot pour rejoindre Orpheo, une myriade de renseignement dans son sillage.
« Quitter Rosenrot ». L’expression t’aurait fait sourire, encore quelques mois auparavant. Il est impossible de partir de l’organisation noire, Anja s’en assure. Tourner le dos à ce monde c’est offrir son corps aux armes des pires assassins du monde magique, des pires tortures que les plus grands méchants puissent imaginer. Que ce soit pour une vie solitaire, une vie d’humain, une vie dans l’autre camps. Trahir le sang c’est s’exposer à une mort certaine. « Quitter » et « Rosenrot » ne sont pas deux mots pour la même phrase s’ils ne sont pas accompagner d’une négation.

Un rictus dégoûté s’exprime sur tes lèvres. Pendant toute ta jeunesse, on t’a appris à ne pas trahir. Que partir c’est mal, que laisser c’est mourir, qu’oublier sa famille c’est souffrir. Tes frères ont été retrouvé, torturé pour ça. Tu ne comprenais pas pourquoi, comment. Putain, comment pouvaient-ils abandonner vos parents, vos frères et toi ?
Et puis il y a eu Ange. Tombé du ciel, tombé d’Orpheo, surtout. Ennemi personnel d’Anja, blessure dans le cœur de la reine, brûlure passionnée dans le tien. Marque au fer rouge dans ta chair qui te donnait envie, toi aussi, de crier à la fuite, à la fugue. Partir loin, sur la Lune s’il le fallait, tout abandonner pour cet homme. Par amour.
Mais même la Lune ne serait pas assez loin. Et, comme un avertissement trébuchant sur ta personne, une mission t’était tombée dessus. Un sorcier noir ayant fuit Rosenrot et pensant être en sécurité auprès d’Orpheo. Illusion. Tu étais chargée de le tuer, de l’éviscérer, de laisser sa tête pourrir sur une pique au quartier de Rosenrot pour que, en ces temps de tensions, personne ne songe à faire pareil. À trahir. Pour le pouvoir, pour le calme, pour l’amour.
Avant cela, tu devait cependant le suivre dans ses habitudes, te glisser dans sa vie comme dans un chausson. Noter son emploi du temps, les détails de son quotidien. Tenter de l’approcher pour apprendre ce qu’il avait révéler - ou non - à vos ennemis. T’immerger entièrement et laisser ses sentiments envahir ton don pour comprendre, appréhender, te laisser aller.

Tu avais vite compris qu’il n’était pas seul. Il y avait un homme sous tout cela. Un homme bas placé chez Orpheo, mais chez Orpheo quand même. Putain de reflet de ta propre histoire d’amour. À croire que baiser avec l’ennemi était devenu commun.
Alors tu les avais suivi. Dans des cafés tamisés, des cinémas sombres, sous les fenêtres de leur lit. Tu avais défié leur méfiance avec tes airs de gentille fille et ta petite bouille. Tu avais écouté le vent te porter leurs paroles. Tu avais laissé ton cœur s’ouvrir à leur amour, accueillir le bonheur. Et tu avais compris que ce meurtre serait un double meurtre.
Si le sorcier noir n’avait pas encore tout confié à Orpheo, son compagnon lui savait tout. Des confidences éparpillées sur l’oreiller en un immense puzzle. Immense puzzle que l’autre reconstituerait vite en cas de décès.
Alors il te fallait étouffer le poussin dans l’œuf. Coup de polochon sur l’amour.

Avec un soupir tu rassembles tes notes. Tu aurais aimé être plus organisée, avec un cahier soigneusement annoté comme Bianco en est capable. Tu perds tellement de temps à comprendre tes propres notes. Pourtant, tu est bien incapable de ça. Le mot tourne un instant dans ta tête.
Incapable, incapable, incapable.
Ton père te l’a tellement répété ce mot. Ton père capable de traquer Green et Silver pour leur ôter leur raison de vivre. Ton père capable de frapper tes frères pour la forcer à se plier devant lui. Ton père incapable de s’intéresser à toi. Et si tu partais, prendrait-il au moins la peine de se déplacer pour venir te chercher ?
Ne te cache pas la vérité. Tu sais très bien. Il laisserait un soldat de Rosenrot te suivre dans des cafés tamisés, des cinémas sombres, sous les fenêtres de ton lit. Puis te buter, lentement, douloureusement, et laisser ton cadavre choir à côté de celui d’Ange.

Nouveau soupir. Gorgée de thé. Coup d’œil sur l’extérieur. Avec des gestes lents, tu ranges les notes, les photos, les bout de papier dans ton sac en cuir végétal. Depuis quelques temps tu t’es mise au végétarisme. Tuer des humains, d’accord. Des animaux, non.
Ne vois-tu pas ton propre paradoxe ?
Complexe d’Œdipe mal digéré.
La chaleur du liquide te brûle la gorge, mais tu te force à boire, espérant ainsi anesthésier ton gosier, ton cerveau, ton cœur. Tu te dis que tout serait plus simple si tu étais quelqu’un d’autre. Un autre Soul. Pas Green, il souffre trop de son côté. Pas Silver, il est bien trop torturé par ses propres démons. Bianco a un balais enfoncé trop loin dans le cul, pas vraiment intéressant. Red est fou. Il reste les jumeaux. Oui, tu te verrais bien dans la peau d’Olive ou de...

Cyan ?
Ton regard a été attiré par une silhouette que tu aurais pu identifier n’importe où. Une démarche précise, des longs cheveux mouillés, un air de « je m’en fous du monde » plus qu’identifiable. Tu te rappelles que, petits, tes parents et le personnel confondaient les jumeaux. Mais pas toi, toi tu n’as jamais fait cette erreur, tu les connaissais trop bien. Les différencier était un vrai jeu d’enfant.
En balançant quelques pièces sur la table du café, tu songes que tes parents seraient sans doute toujours aussi incapable de différencier leurs fils s’ils n’abordaient pas des coupes de cheveux si différentes. La pensée reste cependant dans le café alors que tu sors sous la pluie pour courir après ton aîné.

- Cyan ?!

Tu n’as ni capuchon, ni parapluie et l’eau vient immédiatement se coller à tes mèches, à ton visage, à tes cils. Tu n’y prêtes pourtant pas attention alors que tu cours en direction de l’âme cyan.

- Hey bro ! Hey... qu’est-ce que tu fais là ?

Tu réalises alors que tu ignores que dire à ton frère. « Qu’est-ce que tu deviens ? Comment ça va ? ». Seules des questions banales te viennent en tête, comme s’il s’agissait d’une vieille connaissance, d’un pote des bancs d’école croisé des années plus tard sur les routes de la vie, chacun ayant pris son propre chemin.
Où est l’armée arc-en-ciel ?
Tu essaies, pourtant. C’est ton frère, après tout. Celui qui t’a bercée, consolée, aimée. Un de ceux pour qui tu as dis à Ange « Je ne peux pas partir, je les aime trop ». Malgré la distance, malgré les absences, malgré l’impression d’être seule. Tu les aimes tes frères.

- Je buvais un thé. Tu as du temps ? Là, tout de suite ?

Un sourire échancre tes lèvres alors que tu observes ton frère. Il a perdu les rondeurs de l’enfance, la douceur de l’innocence. Il est devenu beau, ton aîné. Comme les autres d’ailleurs. Une brochette de canons. Ta brochette de boulets.

C’est un sale temps. Un temps à faire pleurer des chèvres et ronfler des cactus. Un ciel bleu bien étouffé sous une densité oppressant de nuages gris sale. Le temps de Berlin, de cette Allemagne qui est toujours un formidable retour aux sources, lassant sans être forcé. J’ai fait un tour ce matin au manoir familial, histoire d’aller revoir les parents, lâcher un p’tit « bonjour » bien cadré dans la hiérarchie. On ne peut pas dire que je sois le plus obéissant des Soul, mais en tant que presque aîné c’est malgré tout un poids qu’il me faut porter.
Un regard, deux mots échangés et je suis reparti, des affaires sous le bras, quelques armes commandées dans l’un des endroits les plus sécurisés d’Allemagne. Qu’importe.

Olive est reparti en mission ce matin, quelques heures après mon retour. Les retrouvailles se sont soldées par une pizza et deux heures sur la console, puis j’me suis retrouvé là, tout seul, avachi sur le canapé et la clope d’Olive entre mes lèvres. Journée off est souvent synonyme d’ennui mortel lorsque la moitié n’est pas là.
C’est à ce moment que jugé intéressant d’appeler Rhyan. De nous arranger un rendez-vous, peu importe où, juste comme ça dans un endroit discret de Berlin, à pouvoir cesser de jouer un rôle à cause de nos métiers. J’crois qu’elle a dit oui, qu’elle était plutôt disponible dans son dialecte et ça m’a arraché un sourire.

Puis il s’est mis à flotter comme jamais.
Comme ja-mais.

Et pourtant je suis sorti, j’ai pris mon sweat et un imper’, des chaussures hautes et j’ai foutu tout ça par-dessus mes vêtements dans l’ascenseur. Et quel temps, mais quel temps de merde c’était une fois dehors. Pas de possibilité de tenir un portable dans sa main sans voir son écran tâché d’une pluie violente. Chiant chiant chiant.

Il faut dire que même en appréciant se balader dans les rues, cette fois je ne fais pas la fine bouche. Je trace droit mon chemin, j’évite le peu de passants assez fous ou forcés pour sortir. Heureusement, la pluie se calme plus ou moins lorsque, aux abords d’un café, j’entends prononcé :

- Cyan ?!

Y’a moins de 0,1% de chances que mon voisinage déjà rare s’appelle ainsi. Mais c’est Berlin ici, y’a autant de satanés exorcistes que de sorciers noirs. Cela dit, aucune erreur sur le prénom ce qui est, ma foi, chose rare sinon exceptionnelle. Je me retourne doucement face à l’exclamation, dégageant quelques mèches de cheveux récalcitrantes. Elle coure vers moi et je papillonne un instant avec l’impression de voir surgir un fantôme.
Bleu ?

- Hey bro ! Hey... qu’est-ce que tu fais là ?

Elle est toute mouillée, sérieusement. Ne peut-elle donc pas faire attention. Ce que je fais là ? Durant un laps de temps, mon attention se porte sur celle qui m’attend. Puisque le lieu de rendez-vous n’est pas loin de chez elle, je suppose que Rhyan n’est pas encore sortie. Je sais pas en vérité, c’est davantage une espérance qu’une certitude. Ce que je fais là ? Je marche dans la rue, je suis en congé et… et tu ne veux pas savoir ce que je vais faire.
Oh que non.

- Je buvais un thé. Tu as du temps ? Là, tout de suite ?

Je lâche un soupir et retire mon imperméable pour le lui mettre sur les épaules, rabattre la capuche, la faire tourner sur elle-même et la pousser en nous dirigeant vers le café qu’elle vient de quitter. Ce n’est qu’une fois sous le porche, la pluie battante sur la tente rabattue que je récupère le manteau et vient tracer le contour de son visage de mes index pour décaler l’immensité de cheveux venus se coller dessus.
D’un air un peu sévère, je lui réponds :

-Ne crie pas mon prénom en plein centre-ville de Berlin, j’aimerais qu’il ne nous arrive aucun malheur.

Si je m’étais appelé Alfred ou Martin, jamais je n’aurais fait cette remarque. Malheureusement, les parents ont rivalisé d’ingéniosité et il est fort probable que personne n’arbore mon prénom à des centaines de kilomètres à la ronde. Enfin bon, passé cette légère attitude de grand-frère prévenant, je pince gentiment sa joue et lui offre mon sourire le plus rayonnant.
Bleu, ma plus chère âme colorée, l’innocence de notre famille torturée, la seule avec qui je pourrais continuellement arborer ce sourire doucereux.

-Content de te revoir, Bleu. J’ai tout le temps du monde pour toi.

Ou presque. Je m’empresse de prévenir par SMS Rhyan de mon retard considérable en la priant de rester chez elle si elle s’apprêtais à sortir et en expliquant brièvement que j’ai croisé ma sœur. Qu’elle n’ait pas à se poser des questions étranges sur la raison de mon retard. Bah, on aura tout le temps de se foutre sur la figure si elle juge que je suis le mec le plus égoïste du monde. C’est toujours assez compliqué de la croiser la famille, chez nous. Je me recentre sur Bleu. Toujours aussi mignonne, elle doit bien avoir un copain maintenant non ? Ce serait dommage dans le cas contraire. Par contre, je le souhaite bien du courage de passer le test de 6 frères complètement dérangés.

-Comment va ma petite sœurette ? Je ne te vois pas souvent par ici.

A vrai dire, même si la demeure familiale réside en Allemagne, il est rare d’une part que nous nous retrouvions en même temps là-bas et d’autre part de se croiser dans le coin. J’ignore même totalement les lieux de résidences des membres de ma fratrie. J’invite Bleu à rentrer de nouveau dans le bar et je m’installe confortablement sur un des canapés, non sans avoir sondé du regard l’éventuelle présence de visage familiers. J’ai tendance à devenir un peu plus attentif et susceptible quand la famille est dans les parages et cette sensation grandit à mesure que l’individu en question compte pour moi.
Autant éviter de venir me parler pour me prendre la tête aujourd’hui.

Ton frère retire son imperméable pour le poser sur tes épaules ce qui a l’art de te faire lever les yeux au ciel. Cyan a-t-il seulement réalisé que tu n’as plus cinq ans et que ta constitution de sorcière te permet de ne pas tomber malade au moins coup de vent, contrairement aux humains. Pourtant tu ne dis rien et tu laisses ton aînés te pousser jusque vers le café que tu viens de quitter avant de reprendre son manteau et de te réprimender :

- Ne crie pas mon pérnom en plein centre-vile de Berlin, j’aimerais qui ne nous arrive aucun malheur.

Ah les grands frères... Ta bouche reste close, mais ta bouille tourne en une moue boudeuse. Tu avais oublié à quel point Cyan pouvait être... raisonnable. Cela en était limite agaçant. Les plus grands de la fratrie Soul ne faisaient-ils jamais d’erreurs ? Red, Cyan, Olive, Bianco. Les parfaits petits enfants dont votre père avait toujours rêvé. À croire qu’il avait dû arriver un incident après la naissance de Bianco, comme si ce dernier avait tout cassé, laissant déjà parler son ambition et cherchant à supprimer la concurrence. En avaient découlés Silver, Green et Bleuann. Deux garçons qui avaient fauté et une fille... Juste une fille. Ton sexe était déjà un tort chez les Soul.

- Content de te revoir, Bleu. J’ai tout le temps du monde pour toi.

La voix de ton frère s’était radoucie et tu lui pardonnes immédiatement les réprimandes qui avaient précédées. De toute façon, devant tes frères tu ne pouvais que fondre, te rappelant vos bons souvenirs. Enfin, sauf pour Green. Green le poison, Green qui avait tout chié, Green qui pourtant gardait une place si particulière dans ton âme.
Petit con.
Tu souris à ton aîné, ton pouvoir sondant automatiquement ses émotions. Tu remarques une certaine appréhension - d’avoir hurlé son prénom en pleine rue berlinois ? -, une impatience, mais également un autre sentiment que tu ne parviens pas bien à identifier. Étrange. C’est comme s’il n’avait pas vraiment tout le temps du monde pour toi. Comme s’il y avait autre chose.
Tu repousses cette idée. Seule deux choses comptent aux yeux de Cyan : Olive et Rosenrot. Or Olive est actuellement en mission et Cyan n’aurait pas pris le temps de s’arrêter si tel avait été son cas.Tu repousses ton pouvoir, mâchouilles une de tes mèches mouillées et observe ton aîné.

- Comment va ma petite soeurette ? Je ne te vois pas souvent par ici.

Tu ne réponds pas toute de suite à la question et entre dans le café. Un couple a pris place à la table que tu as délaissé quelques secondes plus tôt et tu hausses les épaules en te dirigeant vers une autre place, plus éloignée des fenêtres. Au moins Cyan sera heureux : un exorciste ne pourra pas passer devant le café et les apercevoir depuis cette place. Tu te débarrasses ensuite de la veste de ton frère et attrapes la carte, hésitant entre reprendre un chocolat chaud ou carrément craquer pour un moelleux au chocolat avec une boule de glace vanille. Tout en inspectant le menu, tu réponds :

- Ça va. Pas grand chose de neuf. J’essaie de pas trop traîner à la maison et de toute façon vous venez jamais...

Une pointe de reproche dans ta voix. Étant la plus jeune, tu n’as pas encore quitté le nid familial et, lorsque tu résides dans la même demeure que tes parents, l’étiquette et ton éducation t’obligent à te présenter aux repas. Douloureux repas, muet, rythmé par le regard ignorant de ton père. Tes seules échappées sont lorsque tu pars en mission - moment bénis où tu peux t’échapper pour rejoindre Ange - ou quand un de tes frères t’invitent. Autrement tu es contrainte de rester, trop faible pour tenir tête à tes parents et partir. Alors tu préfères te noyer dans les missions, prouvant du même mouvement ton appartenance à Rosenrot pour ne pas remettre en question l’idéologie noire à laquelle s’oppose ton amant.
Tu as parfois envie de te taper la tête contre les murs tellement ta vie te semble problématique.

- Comment va ton jumeau?

Lui non plus tu ne l’as pas beaucoup revu depuis votre virée dans le grand froid. Tu repenses aux bons moment avec ton aîné, à griller des marshmallows et à glisser sur la neige, tirés par des husky. Le grand vide, le silence, la neige et le vent. Des journées l’un à côté de l’autre à courir après... rien. La mission avait été un flop. Enfin presque. Grâce à elle tu avais appris quelque chose, mais pas vraiment sur le pôle nord. Plutôt sur ton pôle à toi.

- Et sérieux. Tu penses quoi de ce mariage toi ??

Tu n’en reviens toujours pas vraiment. Green, le fou, le soldat aliéné, ton frère perdu. Green et Anja, la reine, noire, froide, pas un seul faux pas. Elle t’apparaissait tellement parfaite enveloppée dans son impassivité. Tellement belle.
Comment ce petit con avait-il pu chopper la cheffe ?

Il faut franchement avouer qu’on n’est pas la famille de rêve, celle qui passe sur les réseaux sociaux parce qu’elle sue le respect et la joie par tous les pores de la peau. Cependant, je n’irais pas jusqu’à dire qu’on est la pire. Il est difficile, pour sept enfants, de tenir sur la durée la même longueur d’onde. Pour moi, tout ce qui est arrivé jusqu’à présent, c’est normal. Il en fallait bien un pour briser la spirale infernale des Soul, aller un peu plus loin que sa fratrie. Avec Red et Olive, on a fait notre travail. On a reproduit le travail de aînés : présents mais pas trop, amusants mais sérieux, volontaires et conseillers. Lorsque Silver a plongé dans les drogues, on l’a montré du doigt parce que c’était notre boulot, avant tout, de garder les piliers familiaux debout. Et puis Green.

Et maintenant Rhyan.
C’est dingue de savoir qu’une seule personne peut vous faire vous retourner contre votre famille entière. Que la personne en qui vous avez la plus entière confiance vous fait déposer vos doutes sur la table. Pourra-t-on seulement avoir cette conversation avec Olive, un jour, sans qu’il n’aille donner l’alarme à papa Soul ? Je ne pense pas. Je la retrouverais simplement quelques jours plus tard au fond d’un lac ou derrière une ruelle, morte, avec Olive sur mes talons qui hausse les épaules et me dit « C’était qu’un gros mensonge tout ça, tu t’en remettras. »
C’est ce que j’aurais fait à sa place, en tout cas.

Mon dos rencontre la surface du bois et je stoppe instantanément mon fil de pensées.

- Ça va. Pas grand chose de neuf. J’essaie de pas trop traîner à la maison et de toute façon vous venez jamais...

Je passe ma main derrière le dossier de la chaise et sourit faiblement. Un sourire qu’elle ne percevra pas, concentrée qu’elle l’est sur la carte des boissons. C’est vrai, tout le monde est majeur à présent. Les enfants vivent leurs vies, dispersés à travers le monde. La majorité préfèrent même se casser la jambe que de rentrer au manoir, bien que je ne sois pas de ceux-là. C’est davantage des retrouvailles de convenance, parce qu’il le faut. Sans émotion ni obligation, rien de plus que des regards échangés et un départ monotone. J’incline légèrement la tête sur le côté et paraît quelques années de moins – ou tout du moins, moins que les années que l’on me donne déjà.

-Pardon Bleu. C’est vrai, on devrait passer plus souvent avec Olive. Tiens, la prochaine fois je te préviendrai et on ira faire du cheval au domaine, ça te dit ? On fera une course mais interdiction d’utiliser ton pouvoir pour nous ralentir cette fois.

Je ronchonne un peu sur la fin. Bah, l’équitation ça a toujours été fun. On pourrait croire que la raison de tels cours soit un excès de zèle, parce que les riches font du cheval. Ben non. On doit simplement être parés à toute éventualité. Qu’une situation, la plus désastreuse possible, nous laisse constamment une porte de sortie. Comme d’être perdu en plein désert, ou seul dans un pays pas forcément familier des automobiles, d’être trop amochés pour pouvoir marcher, trop faible pour appeler de l’aide.
Ça ne néglige rien, l’entraînement Soul.
Heureusement, les chevaux sont sympa et complètement vaccinés contre les phénomènes surnaturels avec les idées farfelues de la fratrie, donc de temps en temps c’est pas plus mal de les utiliser pour autre chose que des exercices. Surtout qu’une fois que tu sais monter et qu’on t’as bien fait comprendre comment fonctionnait ce machin, t’as globalement fait le tour.

Je me saisis du deuxième menu et regarde un peu la liste. Vu le temps à l’extérieur, autant prendre quelque chose de bien chaud. Vu la dose homéopathique qu’on sert pour un café, autant se diriger directement vers le chocolat au lait. Tant pis si mon ventre me claque à la figure pour me rappeler que je suis sevré depuis des dizaines d’années.

- Comment va ton jumeau ?

Le jumeau. Eh bien le jumeau… Mon index joue l’essuie-glace dans l’air, appuyé par ma réponse :

-Il est rentré hier soir. Est reparti ce matin. Revient ce soir et repart quelques heures plus tard. Je le rejoins le lendemain. Disons que c’est Olive, il est tout le temps en forme, surtout quand ça cause de taper sur de la chair.

Je pourrais bien épiloguer sur Olive, mais c’est pas vraiment l’intérêt. De toute façon, personne ne pourrait vraiment comprendre à moins de posséder lui-même un jumeau. Ce n’est pas quelque chose que l’on peut simplement expliquer, c’est plus profond. A fortiori lorsque les deux sont sorciers et capable de discuter à l’autre bout de la planète sans un quelconque problème de réseau.

- Et sérieux. Tu penses quoi de ce mariage toi ??

Je papillonne des yeux puis remonte les yeux jusqu’au serveur parvenu jusqu’à notre table. Je lui balance rapidement ma commande et attend que Bleu ait fait de même avant de le voir repartir l’air de rien. Un peu plus sérieux, je repose la carte à son emplacement d’origine et passe mon doigt sur les trous de la salière devant moi. Ce que j’en pense. J’en pense que, d’une part, avant cette révélation, pendant et après, avec Green on a eu la discussion la plus profonde et la plus out of character qui soit. On a complètement craqué l’un et l’autre d’être bloqué entre quatre murs et quelque part, ça a explosé sur la famille parce que c’est tout ce qu’on a en commun. J’arrive toujours pas à comprendre ce qu’il s’est passé ce jour-là, si ça a fait évoluer quelque chose entre nous ou si, la tension redescendue, on est simplement redevenu des étrangers. Je saurais même pas dire comment je me sens. Alors cette révélation ? Je lève la tête vers le ciel et soupire profondément avant de la rediriger vers Bleu, amusé.

-Je pense que je me porterai volontaire pour la première expédition sur Mars.

Aussi loin que possible des influences de Rosenrot. Là où sa main ne pourra jamais m’attraper. Ce mariage, c’est un peu comme mettre la bague au doigt d’un caïman et d’un lapin. Y’en a un qui finira par manger l’autre. J’espère juste que ça n’entraînera rien sur son passage. J’étais plutôt ok pour Red. Red et Anja, ça sonne mieux. Ça sonne juste. Mais Green. Il déteste la famille et en portera comme jamais le nom.

-Père est au courant ? Il réagit comment ?

Impossible de connaître sa réaction à l’avance, cet homme semble tirer profit de n’importe quelle situation. Peut-être que celle-ci va trop loin néanmoins.

-Et toi ?

Personnellement, il est hors de question que Green se mette subitement à me dire quoi faire, quand et comment. Rosenrot et notre père sont déjà assez ennuyeux comme ça, inutile de rajouter une épine aussi piquante à cette équation.

- Pardon Bleu. C’est vrai, on devrait passer plus souvent avec Olive. Tiens, la prochaine fois je te préviendrai et on ira faire du cheval au domaine, ça te dit ? On fera une course mais interdiction d’utiliser ton pouvoir pour nous ralentir cette fois.

Tu lèves les yeux au ciel avant d’afficher la mine la plus innocente que tu connaisses. Comme si tu trichais en utilisant ton pouvoir. Bon, bien évidemment que tu triches, tu as toujours triché. Petite déjà à cache-cache tu sondais les murs avec ton don pour débusquer tes aînés grâce à leurs émotions. Faut dire qu’ils n’étaient pas en reste. Red utilisait toujours la téléportation et Olive et Cyan se créait un véritable petit réseau télépathique pour se mettre à deux contre toi. Alors tu as appris à tricher aussi pour gagner. Ça a toujours été ainsi chez les Soul. Triompher ou perdre sa dignité. Tous les moyens sont bon pour gagner et ce n’étaient pas vos parents qui allaient dire le contraire.
Alors maintenant encore, quand vous allez faire du cheval, tu abuses de ton pouvoir. Pour commencer, tu manipules tes frères pour qu’ils te laissent le plus rapide, une petite jument relativement nerveuse, mais qui file comme le vent. Cependant, cela ne suffit pas. Ils ont plus de technique et d’équilibre. Tu demandes donc un petit coup de main au vent pour agacer leurs chevaux ou carrément leur balancer des bouts de bois sur le passage.
Ça a le mérite de fonctionner.
Et c’est sûr que tu recommenceras. Tant pis pour Cyan et Olive.

En parlant d’Olive, tu réalises en voyant son jumeau, que ton aîné te manque. Ces quelques jours passés avec lui t’ont vraiment fait du bien, comme si ça vous avait rapproché. Tu es nostalgique de tous ces moments passés ensemble, lorsuqe vous étiez plus jeunes, à courir dans les immenses jardins des propriétés Soul. Tes frères étaient le rayon de soleil de ta vie. Ils le sont toujours, sauf qu’ils sont désormais cachés par des nuages bien sombres.

- Il est rentré hier soir. Est reparti ce matin. Revient ce soir et repart quelques heures plus tard. Je le rejoins le lendemain. Disons que c’est Olive, il est tout le temps en forme, surtout quand ça cause de taper sur de la chair.

Tu souris, d’un sourire un peu triste. C’est vrai que les plus grands de la fratrie ont en commun ce goût du sang. Toi tu n’aimes pas ça. Tu n’aimes pas tuer, frapper torturer. Tu le fais parce que c’est nécessaire, parce que c’est dans ton éducation et que tu espères sottement qu’ainsi ton père sera fier de toi. Ce qui ne marche, bien évidemment, jamais.

Le serveur s’approche de vous et tu laisses ton frère commander, tes yeux vagabondent sur le menu, toujours dans la même hésitation. Puis, au moment où le serveur se tourne vers toi, ne voulant pas passer pour une idiote, tu demandes un thé - ce qui est idiot, ça ne comblera pas ton envie de chocolat. Réalisant cela, tu te ravises, puis rajoutes à ta commande un moelleux au chocolat. Avant de supprimer le thé et de demander, à la place, un grand verre d’eau.
Le serveur doit te maudire.

Enfin satisfaite par ta propre commande, tu te reconcentres sur la conversation et sur le sujet qui te taraudes depuis quelques mois. Le mariage.

- Je pense que je me porterai volontaire pour la première espédition sur Mars.

Tu rigoles, bien consciente que ce n’est qu’à moitié une blague. Cyan a l’air de se méfier de ce mariage, ce qui ne fait que renforcer ton propre avis sur la question : c’est une énorme bêtise.

- Père est au courant ? Il réagit comment ?

Cette fois-ci tu soupires. Oui, père est au courant, il était même le premier à l’être. C’était son idée tout ça, à se demander même s’il ne l’avait pas prévu depuis la naissance de Green. Ou plutôt la tienne, en réalisant que tu n’étais qu’une pauvre femme et qu’il devait rebalancer tous ses espoirs dans la couleur verte.
La couleur verte qui a pourtant trahi.

- Ouais. Paraît que c’est lui qui a décidé ça. Un super repas où, devine quoi, je n’étais pas invitée.

Après ce qu’il en pense vraiment... Tu n’en sais rien. Allen est trop froid, calculateur et manipulateur pour que ton pouvoir puisse comprendre les sentiments qui l’animent. Bianco est un peu pareil. Indéchiffrables. C’est à la fois triste et fascinant.

- Et toi ?

Le serveur choisi ce moment là pour revenir avec votre commande sur un plateau. Rapide celui-là. Tu te promets de lui laisser un pourboire et attend qu’il ait déposé vos boissons et ton moelleux sur la table pour reprendre.

- Si tu veux mon avis, c’est une belle connerie. Ils ne sont pas du tout fait l’un pour l’autre.

Tu dis ça avec une pointe de jalousie dans la voix. Green a toujours été le frère dont tu étais le plus proche. Bien sûr, tu les aimes tous, mais tes sentiments envers celui qui t’est le plus proche en âge, sont particuliers. C’est pas n’importe qui dans ta vie. Et malgré toutes ses conneries, tu continues à l’aimer autant. Alors forcément, quand une fille s’approche d’un peu trop près... tu montres les crocs. Tu as toujours détesté Chloé. Evidemment, Anja c’est autre chose. Ta cheffe et tu l’admires pour la manière dont elle tient Rosenrot d’une main de fer. C’est grâce à elle si les sorciers noirs ont autant inquiété Orpheo. Et personne d’autre. Une femme tellement inspirante... Tu ne peux donc décemment pas la détester. Par contre tu peux cracher sur leur relation.
Et tu craches.
C’est pas vraiment de l’inceste, tu sais bien qu’il n’arrivera jamais rien avec ton aîné. C’est juste que tu n’aimes pas partager. Pas Green.
Il n’y a pas à dire, ce mariage est une très mauvaise idée. Encore une fois, merci papa.

Y’a des choses sur lesquelles j’aimerais ne pas avoir à me poser des questions. Et une personne surtout. Ses faits et gestes ne m’intéressent pas et je prie simplement pour que sa vie n’empiète pas, voir jamais, sur la mienne. C’est vrai, la dernière fois qu’on s’est rencontrés, j’ai eu l’air de m’être assagi, de lui avoir offert le bénéfice du doute, de lui avoir pardonné. Mais c’était rien qu’une manœuvre comme une autre, une pièce de théâtre qu’on aimerait jouer qu’une seule fois. Y’a eu des accros, y’a eu des développements non voulus et même si j’avoue avoir quelque peu changé à son sujet, la base reste sensiblement la même : Fais ta vie pendant que je fais la mienne.
On est frères par le sang, pas par le cœur.

Bleu, c’est autre chose. C’est la petite sœur, celle que je ne cesserais de voir comme une enfant à protéger, un rôle qui me colle à la peau et me collera jusqu’à la fin de mes jours. Mais avant tout ça, il y a Olive. Et puis… Et puis quelque part Rhyan. Je secoue légèrement la tête. Sérieusement, c’est pas le moment.
Je m’empresse de demander l’état de père suite à cette annonce.

- Ouais. Paraît que c’est lui qui a décidé ça. Un super repas où, devine quoi, je n’étais pas invitée.

Je grince les dents. Qu’est-ce qui lui est passé par la tête ? il est impensable de croire au pardon de cet homme. Par ailleurs, il est vrai que la naissance de Bleu l’ait mis dans un état particulier et qu’i se soit en conséquence rabattu sur Green. Mais tout de même. Lui, qui est à l’origine de l’éloignement rapide de la fratrie, se retrouve dans un futur certain en tête, porteur le plus connu du nom. Il va lui falloir se renforcer un peu, sinon je risque de lui rouler dessus sans vergogne. Après tout, c’est un peu le travail des grands frères de maintenir les plus jeunes à niveau.
Enfin. SI je m’exile sur Mars, cette discussion n’a plus lieu d’être.

Je soupire faiblement en posant ma main en appui-tête, cette dernière perdue dans ses réflexions. Des grands projets, père en a toujours eu pour nous. Les plus âgés ont ramassés les plâtres et les plus jeunes n’ont pas eu le temps de vivre pleinement leur jeunesse. On a tous une histoire à raconter, personnelle et collective. Mais je ne suis pas à plaindre, on m’a façonné et je suis ressorti tel qu’on voulait que je sois. Il n’y a pas de remords à avoir lorsqu’on a toujours vécu la même chose. Et Green dans tout ça, est-ce qu’il en a des remords ? Il avait l’air de plutôt bien le vivre aux dernières nouvelles. Ce nouveau pouvoir lui donnera-t-il un nouveau souffle ? Espérons qu’il ne chute pas, afin qu’il ne nous entraîne pas non plus.

-Les magouilles de père ne sont pas près de s’arrêter à ce que je vois.

Il n’y a pas de ton particulier dans ma voix. Seulement une constatation. On ne va pas s’apitoyer, la situation ne changerait pas pour autant. Tant qu’il respirera, tant que nos âmes seront liées à la sienne, nous serons, d’une manière ou d’une autre, forcé de lui obéir. A-t-il seulement conscience du pouvoir qu’il laisse entre les mains de Green ? Il n’est pas Bianco, il n’a pas les épaules solides, la volonté de diriger, de grimper, de suivre la voix qu’empreinte systématiquement ses aïeux. Peut-être que j’ai peur, quelque part, qu’il transforme tout. Qu’il passe un immense coup de balais d’un air hargneux dans notre maison certes abandonnée mais toujours confortable.

Le serveur fait éclater la bulle en ramenant nos commandes.

- Si tu veux mon avis, c’est une belle connerie. Ils ne sont pas du tout fait l’un pour l’autre.

Je laisse échapper un sourire à peine dissimulé. Bleu, ma belle Bleu. Petite fleur bleue. Je comprends à cet instant précis que nos frayeurs, nos intérêts sont radicalement différents. Je crains la chute des Soul, leur renommée, mais elle se fiche de tout ça. Elle m’annonce seulement qu’ils ne vont pas ensemble. Je lui donne une pichenette sur le front et plisse les yeux d’amusement en m’installant un peu plus confortablement. Pas faits l’un pour l’autre hein.

-On peut être surpris. Parfois, les opposés s’attirent…

J’ai un peu chaud en me rendant compte de l’analogie faite malgré moi. Sortez-moi cette femme de la tête, par pitié. Je m’empresse d’ajouter :

-Mais Green et Anja ? Elle risque de le mener par le bout du nez. Je ne veux pas faire passer les Soul pour des gens fragiles.

De toute façon, c’est pas comme si on avait le choix d’approuver ou non. On doit juste s’adapter. Je suis pas du genre à rentrer subitement dans le rang pour obtenir des faveurs, un père persécuteur me suffit largement. Et plier devant Green, encore moins.
J’aimerais me sortir sa tête de la mienne si possible.

-Tu as des nouvelles de la fratrie ? Bianco, Red. Silver est encore vivant ?

Ma dernière phrase est presque ironique. Presque. On sait jamais ce qui lui passe par la tête à celui-là. J’ai plus aucune de Bianco, mais vu son ambition, je suppose qu’il passe de temps en temps dire bonjour à papa Soul. Il doit être furax à l’idée de se faire siffler la place de marié sous le nez par Green. Bon, pas qu’elle lui était prédestinée, mais tout de même. Le pauvre doit se sentir non récompensé pour ses efforts. Bah, qu’il tente de s’attaquer à d’autres organisations. Sauf Croix. Qu’on nous laisse loin de Croix autant que possible, Rosenrot est suffisamment compliquée comme ça.

- Les magouilles de père ne sont pas près de s’arrêter à ce que je vois.

Tu songes un instant que cela doit être fatigant d’être Allen Soul. Toujours à réfléchir, manipuler, calculer et le tout froidement. Pas un moment de repos. Comment était l’enfance de ton père ? Probablement pas moins pire que la tienne. Tu n’as pas connu ton grand-père, mais les histoires sur son compte ne sont pas reluisantes. Il battait ses gosses, les enfermaient dans le noir et les humiliaient. Réminiscence de ta propre enfance. Allen était le septième enfant également, le septième fils. La responsabilité de sa famille devait peser sur ses épaules comme il essaie de la faire peser sur Green. Sauf qu'Allen n’a pas plié. Allen est rentré dans le rang et est devenu le reflet de son propre père.
Un père de merde pour une famille désormais désunie.

Le serveur apporte vos assiettes et l’odeur de chocolat de ton moelleux te tire de ta rêverie. Tu te forces à penser qu’il y a toujours pire. Tu aurais pu être orpheline et grandir au Mystery Orphanage... Ton esprit n’est pourtant pas dupe. Si c’est une menace dans le monde noir, ton cœur souhaite pourtant que ton enfance ait pu se dérouler là-bas. Il n’y a qu’à voir Ange. Il adore cet endroit.

- On peut être surpris. Parfois, les opposés s’attirent...

Tu te mordilles la lèvre, l’image nette de ton amant s’imposant en toi. Le sentiment écarlate qui t’envahit est boursouflé par une étrange chaleur émanant de ton aîné. Tu n’as cependant pas le temps de te poser de questions que déjà, il enchaîne :

- Mais Green et Anja ? Elle risque de le mener par le bout du nez. Je ne veux pas faire passer les Soul pour des gens fragiles.

Tu hausses les épaules, la réputation de votre famille t’importe peu au final. Et puis, quelle réputation ? Green est instable, Silver est défoncé en permanence, tu es trop faible et même Red effraie avec son amour incontrôlé pour le sang. Il n’y a que les jumeaux et Bianco qui tiennent encore le coup. Peut-être qu’un jour eux aussi dévieront ? Pas Bianco. Bianco est trop droit, fier, le chien de votre père. Mais les jumeaux. Si quelqu’un touche à l’un d’entre eux. Ou s’immisce entre eux. Est-ce seulement possible ?

- Tu as des nouvelles de la fratrie ? Bianco, Red. Silver est encore vivant ?

Vous êtes au XXIe siècle, il suffirait d’un sms pour se tenir au courant les uns les autres. Vous pourriez même créer un groupe whatsapp pour rester en contact, faire des blagues, envoyer des photos et des memes. Vous l’auriez sûrement fait, si vous n’aviez pas été des Soul. Des armes, des coquilles comblées seulement par leur propre sentiment d’infériorité alimenté par votre père. Mais non, vous n’avez pas contact avec les autres, guère quelques lettres qui s’égarent. Faut toujours se voir en face pour avoir des nouvelles. Et en face, vous ne vous voyez pas souvent. Débordés.

- Bianco vit quasiment à la maison. Je ne sais pas pourquoi il paie un appartement, il aurait mieux fait de me refiler les clés. Il aboie très bien et donne la patte avec élégance. Je pensais qu’il aurait tiquer à l’annonce du mariage de Green, mais même pas. Pas un soubresaut de jalousie ou d’incompréhension. Il a une confiance aveugle en Allen.

Ton frère est devenu plat. Tu te demandes bien quelles croquettes Allen a pu lui donner à bouffer pour qu’il se laisse autant marcher dessus. Mais au final, n’es-tu pas pire ? Tu te laisses aussi écraser, alors que ton ressenti envers ton père ne fait que gonfler, presque aussi gros que ton besoin de reconnaissance. Mais tu es trop lâche pour te dresser contre Allen.
Une pensée fugace se glisse dans ton esprit. Peut-être que si tu te rebelles ton père, pour la première fois de ta vie, serait un peu fier ?
Peut-être aussi qu’il dirait d’un ton méprisant que ton comportement ne l’étonne pas.

- Red passe la moitié de sa vie à l’orphelinat à maltraiter des esclaves.

Tu as une rapide pensée pour Myaw, la fille de Chloé, ainsi que pour les amis que Ange possède encore sûrement à l’orphelinat. Tu effaces tout, refusant de te laisser sombrer dans ta culpabilité, consciente que ça serait trop douloureux. Il vaut mieux ignorer. Avancer en aveugle.

- Et Silver... j’en sais rien. Ça fait trop longtemps que je ne l’ai pas vu.

Tu repenses à votre dernière rencontre dans le pré. Il était bien, à ce moment là, pas trop défoncé. Elle est chouette, l’âme argentée, quand elle n’a rien pris. Sinon c’est juste un déchet. Et une déception de plus pour la famille.
Alors sérieusement, de quelle réputation peut bien parler Cyan ?

La famille. Dans les livres que tu lis parfois, seul moyen de t'échapper un peu – ou au moins de laisser échapper ton esprit – du manoir Soul, tu trouves de belles et grandes définitions de la famille. Des parents qui aiment leurs enfants, qui seraient prêt à sacrifier leur vie pour eux – plus grande blague de l'année pour les parents Soul ça, eux ne seraient même pas capable de lever un petit doigt pour vous – et des histoires magiques de frères et sœurs qui viennent se rendre visite à l'autre bout du monde pour se réchauffer le cœur. Même les orphelins se recréent une famille, avec leurs amis, plus forts que jamais.

Toi tu n'as jamais eu cette force.

Dans ta vie il n'y a que tes parents qui te haïssent, tes frères qui sont bien trop occupés pour penser à toi, des vagues connaissances de Rosenrot qui son cordiaux avec toi à cause de ton nom, mais sans plus.

Et puis dans tout ce brouillard, il y a une petite étincelle munie de deux ailes.

Ange.

– On a beau tous êtes nés des mêmes parents, y'en a pas un pour rattraper l'autre. Sauf peut-être toi Bleu.

Tu hausses un sourcil, peu convaincue par cette réflexion. Tu as perdu depuis longtemps ta joie d'enfant qui te rendait capable de déplacer des montagnes et, surtout, de réunir tous tes grands frères. Tes aînés se sont perdus, mais tu n'as pas vraiment cherché à les retenir.

– Comment c'était, la mission avec Olive ? Son hyperoveractivité ne t'as pas trop gênée ?

À l'évocation du second jumeau, ton esprit s'éloigne pour les grandes pleine froides du bout du monde. Tu repenses à votre mission en Antarctique, la neige qui virevolte, le froid tel un étau, mais malgré tout vos confidences joyeuses et vos moments naïfs ensemble.

– Non, c'était super !

Pendant l'enfance, tu n'as vu les jumeaux qu'ensemble. Tout le temps collés l'un à l'autre, ils trouvaient ainsi leur balance, leur équilibre. En devenant adulte, ils se sont un peu éloignés, comme vous tous, même s'ils restent encore bien proche, tu le sais, liés comme ils sont par leur télépathie si particulière. Mais ils ont du réapprendre à se comporter. Olive a dû apprendre à se refroidir tout seul, lui la tête brûlée de leur petit duo.

Alors bien sûr, il est toujours explosif, incontrôlable, prêt à foncer dans le tas. Et tu n'aimerais pas de lui dans une mission de discrétion ou d'infiltration. Mais lorsqu'il s'agit de courir pendant des jours à des températures ingrates, la présence de cet électron libre ne peut que te réchauffer le cœur. En partant avec Olive, tu as eu l'impression de retrouver une partie de ton enfance, une certaine insouciance, comme si votre excursion était un jeu.

La vie devait être un jeu aux yeux d'Olive. Et c'était son plus gros défaut comme sa plus belle qualité.

Tu regardes Cyan. Si, physiquement, les jumeaux se ressemblent beaucoup – petits, vos parents étaient incapables de les discerner, et ça serait sans doute toujours le cas dans leur folie capillaire – lorsque l'on creuse un peu, tu les trouves bien différents. Cyan est plus calme, posé. Tu te fais d'ailleurs la réflexion qu'il a l'air encore plus apaisé que dans tes souvenirs.

– Et toi ? Tu as survécu à la présence de Green ?

Ton ton détaché ne peut cacher une nuance de tristesse à l'évocation de ce prénom. L'âme verte. Si proche et si loin de toi. Tu te demandes dans un élan de tristesse ce qu'il est devenu désormais. Et si toi aussi, parfois, tu lui manques.

Voilà qu’en regardant la fenêtre, je songe subitement au vacarme de l’extérieur, aux vies de ces autres êtres vivants, à ceux qui ne supposent pas même l’existence de notre monde et qui vivent pourtant parmi nous. Les yeux grands ouverts et pourtant fermés sur cet inconnu qui est notre quotidien. Je soupire à moitié. Que serait ma vie sans ces pouvoirs, sans ces querelles familiales, sans l’autre bout de cellule qu’est devenue Olive. Rares sont les fois où l’intérêt – ou l’ennui, ou les deux – me pousse suffisamment loin pour m’intéresser aux non-sorciers.

Bleu, si t’avais eu le choix de pousser ton soupir avec nous ou dans une autre famille, est-ce que t’aurais préféré la facilité ?

– Non, c'était super !

Son petit torrent de joie me sort de ma bulle de concentration et je ressens un instant l’air froid des steppes gelées passer sur mes avant-bras. Je souris légèrement, conquis par cette réponse sincère. Olive n’est pas tous les jours une partie de plaisir, aussi entendre de la bouche de quelqu’un d’autre quelques petits mots satisfaits me libère d’un petit poids.
Sauf qu’immédiatement, la petite sœur embraye sur un sujet bien moins joyeux :

– Et toi ? Tu as survécu à la présence de Green ?

Green. Ah, Green. Lorsque je repense à cette ô combien gênante mission, j’en ai les yeux qui se révulsent. J’aurais aimé croire que cette journée n’ait été qu’une immense blague, un rêve – ou plut un cauchemar – entre deux cycles de sommeil mais non. Tout s’est déroulé dans la normalité Soul la plus absolue. Avec des tentatives ratées et des réponses qui se sont faites désirées. Une incompréhension dans les deux camps et un désir de « plus jamais ». S’être subitement senti investi du besoin d’appeler Green petit frère et de la virulence des échanges suivants.
Dans cette famille, il n’y en a pas un pour rattraper l’autre.

Je cherche mes mots en faisant tourner la cuillère dans mon chocolat. La tournure de la question arbore déjà la moitié de la réponse. Je soupire d’un air à fendre l’âme avant de finalement me lancer :

« C’était… compliqué. Comme ça l’a toujours été. Quand le Soul face à moi n’est pas Olive, Red ou toi, de toute manière je ne m’attends pas à un miracle de socialisation. »

Silver a toujours été complètement défoncé ou juste absent, Bianco n’en parlons pas. Quant à Green, c’est une animosité latente, inconsciemment poussé par la haine viscérale que mon jumeau entretient à son égard. Les explications logiques ne suffiraient pas à justifier cette étrange sensation, elle s’agite simplement comme une vérité générale au-dessus de certains membres de la famille.
Comme la répulsion que l’on aurait face à des pattes d’araignées.

Je relève doucement la tête, en repensant aux secondes qui passent et à la dispute qui se profile de plus en plus si je continue de laisser filer le temps. Espérons que Rhyan ait bien reçu mon message et n’attende pas comme une idiote sous la pluie. Je me mords légèrement la lèvre mais agrippe malgré tout quelques minutes supplémentaires. Retrouver sa fratrie au hasard n’est pas chose si commune.

« D’ailleurs, qu’est-ce que tu es venue faire à Berlin ? J’espère que l’on ne te donne pas de missions trop dangereuses. »

Dangereuse étant un doux euphémisme, bien entendu. Risquer sa vie en mission pour Rosenrot est aussi banal qu’acheter des pâtes au supermarché.

Tu observes la pluie qui tombe toujours aussi fort à l'extérieur, peut-être même plus encore. Elle martèle les vitres pour s'échouer sur les pavés, roulant le long des rues, petits torrents improvisés. Tu aimerais rester dans ce café avec ton frère pour toujours. Et pas seulement parce que tu apprécies la douce chaleur de l'endroit et le fait d'être au sec, mais surtout pour le sourire de Cyan que tu aperçois parfois au détour des mots, pour cet air d'enfants qui revient lorsqu'il parle d'Olive, pour les souvenirs qui renaissent dans ses histoires.

– C'était… compliqué. Comme ça l'a toujours été. Quand le Soul face à moi n'est pas Olive, Red ou toi, de toute manière je n'attends pas à un miracle de socialisation.

Tu grimaces en imaginant l'angoisse que cela doit être de partir en mission avec Bianco. Heureusement, ça ne t'est jamais arrivé, mais l'âme blanche de la famille est probablement encore plus ennuyant quand il est concentré sur son travail que pendant les repas de famille. Depuis tout petit, déjà , il était un peu à part. Il jouait avec vous, construisait des châteaux avec vos matelas et grimpaient dans vos cabanes, mais toujours avec cet air un peu supérieur qui voulait dire je suis le meilleur d'entre nous tous. Et sans doute l'était-il, sans doute l'est-il toujours. Prêt à se plier dans le rang comme ni toi ni tes frères êtes capables de faire, suivre les ordres sans discuter, vivre, respirer, aimer Rosenrot. Tu te demandes parfois s'il en veut à votre père de toujours faire passer Green en premier, malgré toutes ses erreurs. Bianco serait un bien plus digne héritier de la famille Soul, mais Allen préfère jouer les conservateurs et glisser tout le pouvoir entre les mains fuyantes du dernier des frères… qui préfèrerait sans doute oublier sans nom que d'accepter cela. Comme si vous pouviez avoir le choix sous la pression du patriarche.

– D'ailleurs, qu'est-ce que tu es venue faire à Berlin ? J'espère qu'on ne te donne pas de missions trop dangereuses.

Tu fronces les sourcils, un peu vexée.

– Hey ! Je ne suis plus une enfant !

Tu apprécies être la princesse de tes frères, la petite dernière qui n'a qu'à sourire pour réclamer une faveur, mais tu ne veux pas non plus que tes capacités soient dévalorisées.

– Tu le saurais si tu passais plus souvent au manoir ; je te mets une raclée quand tu veux.

C'est ton jeu préféré : menacer tes frères de pouvoir les battre. Tu le pratiques depuis que tu es haute comme trois pommes et tes aînés ne t'ont jamais épargnée. Le plus souvent, tu perds – surtout quand tu n'avais que dix ans et que tu te retrouvais face à Red qui devait mesurer le double de ta taille –, mais parfois aussi, tu gagnes. Ou peut-être qu'ils te laissent gagner car ils savent bien à quel point cela te fait plaisir.
Tu reviens au sujet de sa question.

– Anja, notre futur chère belle-soeur – tu dois te retenir de ne pas pouffer en disant cela – m'a demandé de m'occuper du cas d'un sorcier qui a fuit Rosenrot.

Par occuper, tu entends bien sûr tuer. Mais nul besoin de préciser cela à ton frère, les règles de votre organisation sont assez claires pour qu'il ait saisi.

– Il est tombé amoureux d'un type d'Orpheo et…

… et quoi ? Il avait décidé de tout quitter par amour ? Ne supportait plus le sang sur les mains en rentrant le soir pour baiser son amant ? Tu laisses ta phrase en suspens dans une grimace. L'amour, toujours l'amour. Tu ne fais que le découvrir et pourtant tu vois déjà à quel point il est compliqué ; et tu as eu des dizaines d'exemples d'histoires d'amour foireuses autour de toi. Rien que parmi tes frères.

– Heureusement que ce n'est pas l'un de nous, père ferait une syncope !

Tu dis ça sur le ton de la plaisanterie pour masquer ton malaise. Forcément tu penses à Ange, tu te demandes si un jour tu quitteras tout pour lui, si tu oseras trahir Anja, Allen, tes frères. Mais combien de ton avant que papa Soul ne débarque pour tout détruire et t'écorcher vive ?
Tu forces un rire et te demandes sur quel terrain glissant tu t'es encore engagée.

La famille, les alliances, les rivalités, la complexité générale des Soul. Je ne suis pas même certain de désirer voir toute la famille autour d’une table, à discuter de la pluie et du beau temps, des enfants, des travaux d’untel, de l’entreprise de l’autre, de la passion du plus jeune et de la retraite du plus vieux. Ce futur n’existe pas. Personne ne tolère toute la famille. Sauf peut-être Bleu ? Sauf peut-être elle, oui.

Elle me ramène aux souvenirs avec Green. A la complexité, une fois encore, de nos relations, au début comme à la fin. J’ai longtemps vécu par procuration la haine viscérale envers Green, à travers Olive, sans vraiment comprendre les tenants et les aboutissants de ma frustration. Green m’a mis face à ces questionnements et l’on s’est engueulé. Nul doute que les choses se seraient d’autant moins bien passées avec Olive.
Je m’empresse de déplacer cette conversation dans un coin de mon cerveau et détourne le fil vers ses occupations. Venir à Berlin, à Londres, dans les grandes villes d’Orpheo, cela suppose toujours une mission dangereuse. Mais ses futures paroles ne répondent pas à ma question.

– Hey ! Je ne suis plus une enfant !

Je souris de toutes mes dents, pour ma part retourné en enfance et farfouille dans les cheveux adverses, sans aucune pitié pour sa coupe, avant d’asséner oralement cette fois-ci :

-C’est la peine capitale d’être la petite dernière de la famille. Tu seras toujours une enfant pour moi.

Mais elle continue.

– Tu le saurais si tu passais plus souvent au manoir ; je te mets une raclée quand tu veux.

Et le sourire qui se transforme en défi. Je rabats ma main et la fait passer sous mon menton, curieux, avant d’acquiescer. Pourquoi pas, cela fait effectivement plusieurs mois que je ne suis pas retourné au domicile familial. Il serait plus sécuritaire pour moi de ne pas croiser père, mais peu importe. Pour revoir la petite dernière, tout me paraît possible. A plus forte raison s’il y a une bataille à la clé.

-Très bien, je passerai cet été. Fin août. On se l’organisera, ce petit combat. J’ai hâte de voir tes progrès.

La dévalorisation n’en est pas véritablement une. Je sais que Bleu a grandi, qu’elle est plus que capable de mener des missions à bien et haut la main. Après tout, c’est une Soul, elle aussi. Mais quel frère serai-je si je n’osais taquiner les plus jeunes ? Et surtout Bleu. Grande fleur bleue.

– Anja, notre futur chère belle-soeur m'a demandé de m'occuper du cas d'un sorcier qui a fuit Rosenrot. Il est tombé amoureux d'un type d'Orpheo et…

Elle se tait et durant un instant, j’ai peur de m’être trahi. Qu’une grimace ait décidé de faire irruption sur le bord de mes lèvres, que mon teint soit devenu livide. Un sorcier qui fuit Rosenrot pour rejoindre la personne qu’il aime. A Orpheo. Pourquoi l’histoire me semble-t-elle trop proche de la mienne ? De la nôtre, à Rhyan et moi ? Non.
Pas tout à fait. Je ne ferai jamais l’erreur de quitter Rosenrot, par logique mais aussi par envie. Sans doute est-ce dû à mon formatage, mais jamais ne me verrais-je autre part que chez les sorciers noirs. Rosenrot en premier lieu. Alors tout lâcher ? Mais pour aller où ? Tout en sachant, au final, que l’organisation chercherait à m’éliminer, Soul ou non. On enverrait peut-être même Olive, tiens, par facilité. Sa vie contre la mienne. Ou mieux, la vie de Rhyan contre la mienne. Ou même, la vie de Rhyan et c’est tout.

– Heureusement que ce n'est pas l'un de nous, père ferait une syncope !

Mon index vient gratter le bout de mon nez et je pense qu’à travers nos gênes respectives, personne ne décèle quoi que ce soit. Comble du hasard, mon téléphone se met à sonner et le nom qui s’affiche est alors celui de Rhyan. Ah oui. C’est vrai que ça doit déjà faire pas mal de temps qu’elle doit m’attendre. A ce train-là, on va juste finir par se retrouver et s’engueuler. D’autant que je ne vais pas pouvoir décrocher. Je raccroche immédiatement.

-N’est-ce pas hein ? Je n’ose imaginer ce qu’il arriverait.

Le téléphone sonne de nouveau. Rhyaaaan. Je raccroche. Et il pleut toujours.

-Bon courage sœurette. Je suis sûr que tu vas gérer du tonnerre, mais fais attention à toi quand même. Et oublie pas pour août. Je suis désolé, il va falloir que j’y aille, quelqu’un m’attend. Je paye pour nous deux, petit cadeau.

Et je crains pour ma vie si j’ose attendre davantage. Je lui mets une petite pichenette sur le front avant de sourire dans un clin d’œil.

La main de ton aîné vient se perdre dans tes cheveux et te décoiffer. Par fierté tu grognes en le repoussant et en tâchant de démêler tes mèches, mais dans le fond ce geste te réchauffe le coeur. Tu as l'impression d'avoir cinq ans à nouveau et une famille.

- C'est la peine capitale d'être la petite dernière de la famille. Tu seras toujours une enfant pour moi.

Si ton aîné savait que tu te faisais sauter en douce par un agent - mêlé - d'Orpheo, son image de toi se modifierait peut-être un peu. Mais tu rattrapes ta langue avant qu'elle ne dise des bêtises. Tu n'as pas envie qu'il sente la gêne que te crée ta mission, là où ton empathie s'ancre un peu plus profondément. Tu ne ressens plus simplement l'autre, tu as l'impression de le devenir. Tu es ce sorcier noir, tu es n'importe quel sorcier noir qui tombe amoureux. Comment font les autres, hein ? Comment font tes frères pour rester froid, pour ne pas se noyer sous leur sentiments. Enfin, à part Silver, bien sûr. Mais même Green qui était tombé amoureux d'une humaine innocente flirte maintenant avec la reine. Comment arrive-t-il à réduire ainsi ses sentiments, à les tordre assez pour qu'ils tombent juste dans les plans d'Allen.
Enfin bon, au moins l'avantage d'être une moins que rien pour ton père, c'est qu'il ne pense pas à faire des plans pour toi. Tu espères... et s'il venait au patriarche l'idée saugrenue de marier sa fille pour rassembler une quelconque alliance ? Rattraper les liens qui se délitent avec Croix...
Tu avales de travers, heureusement Cyan ne semble pas le remarquer.

- Très bien, je passerai cet été. Fin août. On se l'organisera, ce petit combat. J'ai hâte de voir tes progrès.

Tu te notes mentalement de redoubler tes entraînements. Tu ne comptes pas passer à côté de la chance d'humilier ton aîné. Et peut-être, qui sait, d'attirer l'attention de ton père ? Tout revient toujours à lui, de toute façon. Tu cherches tes aînés parce que tu veux lui montrer que tu es aussi forte qu'eux. Tu restes à Rosenrot parce que tu veux lui montrer que tu n'es pas une lâches. Tu vas jusqu'au bout de tes missions avec détermination parce que tu veux lui montrer que, toi aussi tu en as dans la culotte.
Une culotte mouillée quand tu penses à Ange. Oups. Tes pensées s'égarent encore, tu vois son image qui s'impose à toi, son visage quand il se réveille le matin, encore froissé par l'étreinte de l'oreiller. Des lèvres que tu as envie d'embrasser tout le temps. Il te fait rêver, Ange. Comme personne avant lui.
Sauf que ça, aucun Soul ne doit le savoir. Même pas Green. Surtout pas Green d'ailleurs, pas maintenant qu'il est pratiquemment marié à Anja !

Le téléphone de Cyan sonne et il appuie sur raccrocher avant que tu aies eu le temps de voir un nom s'afficher.

- N'est-ce pas hein ? Je n'ose imaginer ce qu'il arriverait.

Sans doute qu'ils vous écorcherait vif. Après avoir tuer Ange sous tes yeux.
Le téléphone sonne à nouveau ; certainement Olive, il n'y a que lui pour autant harceler son jumeau. Tu te demandes d'ailleurs pourquoi ils utilisent un téléphone alors qu'ils ont leur ligne personnelle dans la tête. À tous les coups Olive est d'ailleurs certainement en train de l'engueuler mentalement, même si Cyan n'en laisse rien paraître. L'habitude, sans doute.

- Bon courage soeurette. Je suis sûr que tu vas gérer du tonnerre, mais fais attention à toi quand même. Et oublie pas pour août. Je suis désolé, il va falloir que j'y aille, quelqu'un m'attend. Je paye pour nous deux, petit cadeau.

Tu soupires, ça dit que ça a tout le temps du monde et, au final, ça part bien trop vite et ça te laisse seule. Un classique Soul ça.

- Encore heureuse ! Je plains ta future copine si tu estimes que m'offrir un moelleux au chocolat ça compte comme un cadeau.

Tu lui tires la langue puis te mets à pouffer. Tu as de la peine à imaginer ton frère avec une copine. Ou un copain, d'ailleurs.
Mais bon, tu as aussi de la peine à imaginer Green avec Anja. Sans doute qu'Allen finira par lui trouver une femme aussi, une sorcière noire de Rosenrot ou de Croix. Ils partageront un lit sans réel amour, tout comme vos parents, et l'histoire familiale se répétera encore et encore, sur des générations avec le même but, celui que le septième fils fasse un septième fils.
Et pas une fille toute naze.

Tu grognes encore à la pichenette qu'il te fait avant de lui adresser un geste de la main.

- Fais un bisou à Olive de ma part !

Tu n'es pas dupe, il n'y a que lui qui est une raison suffisante pour que Cyan t'abandonne. Tu es sa princesse, tout de même.
Puis, lorsque tu es certaines qu'il est assez loin pour ne pas te voir, tu sors ton téléphone et adresse quelques mots à Ange : "Hey, tu es dispo ce soir ?"

Dans un soupir, tu termines ton verre d'eau avant de te lever. Tu as une mission à terminer avant de rejoindre ton amant du camp opposé.