Varsovie.
Ça semblait être une bonne idée à la base. Une super idée, même. Les photos sur internet étaient jolies, Nérys et Jonathan avaient accepté de garder les enfants - les jumeaux avaient été surexcités d’apprendre qu’ils passeraient la semaine avec Salim et Jun, devant l’engouement de ses aînés, avait bien évidemment suivi le mouvement - et ça faisait un moment qu’on ne s’était plus retrouvé juste tous les deux en amoureux. Entre les missions de Taki - la guerre n’aide pas -, mon nouveau job en tant que prof dans un lycée d’innocents et notre métier de parents, on est légérement débordés en ce moment.
Bref. Un voyage romantique et bien mérité, loin de la guerre, d’Orpheo et du quotidien. On avait tout prévu pour que notre séjour soit idyllique. Une belle chambre d’hôtel avec un GRAND lit, un implant dans mon bras, une rune sur mon ventre. Ah oui, on avait aussi prévu quelques excursions.
Le rêve.

Et ça a été le rêve. Pendant trois jours. J’avoue qu’on est pas beaucoup sortis de la chambre d’hôtel, rapport au fait que la télé était très grande - comment ça cette excuse n’est pas crédible étant donné que je ne parle pas un mot de polonais ? c’est le principe de la télé ça, il y a aussi des IMAGES.
Tout parfait donc. Jusqu’au jour où on a eu la superbe idée d’aller visiter le château de Ogrodzieniec, en pleine nuit. Pour éviter les touristes vous voyez ? De toute façon avec la téléportation de Taki c’était facile.
Bon, vous le voyez venir le film d’horreur là ?
Pour vous la faire courte, on est tombé nez à nez avec un nid de sorciers noirs. Moi non plus, je comprends pas le principe de faire des réunions de nuit dans un château glauque quand on est sans doute pété de thune parce que tout le monde sait que les sorciers noirs sont pétés de thune. Et là je sais que vous allez me dire « Ah bah c’est sûr que se promener dans un château glauque en pleine nuit, c’est mieux ? ». Et bien oui c’est mieux. Eux ils répondent juste à des clichés vieux comme le monde. Les sorciers noirs sont des clichés ambulants. La honte.

Je vous épargne la bataille. Premièrement parce que ce n’est pas marrant. Deuxièmement parce que ça a été très difficile pour moi. La dernière fois que nous nous sommes battus ensemble avec Taki...
Je préfère ne pas y penser. Me raccrocher aux étoiles dans ma vie. Hana, Jace, Jun. Petit ange quelque part.
Ailleurs.
Ailleurs et ça fait mal.

Enfin... enfin après quelques minutes, Taki a réussi à m’attraper pour que nous nous téléportions. Mon bras gauche était ouvert sur une vingtaine de centimètres et mon épaule droite brûlée par une boule de feu. Ouais. Je vieillis. Surtout, j’ai arrêté de m’entraîner depuis que j’ai quitté Orpheo. Heureusement que Riri ne m’a pas vue dans cette situation.
Du coup, Taki qui, lui, n’était pas du tout blessé, m’a amenée dans un IBMM et a réussi à négocier pour que je me fasse soigner dans la partie réservée aux agents d’Orpheo. J’étais pas d’accord au début. Je ne veux plus rien à voir à faire avec ces gens-là. Mais mon mari a insisté, d’autant plus qu’il ne pouvait pas rester car il devait partir au plus vite au QG le plus proche pour faire son rapport. Il m’a dit qu’il voulait le meilleur pour moi. Et le meilleur c’est Orpheo. Bien sûr, ils sont tellement égoïstes qu’ils gardent les meilleurs soigneurs pour eux.
J’avoue, je suis un peu de mauvaise foi quand même. Je sais que les pires blessures aparaissent souvent en mission. Ils ne gardent pas les meilleurs, ils en ont besoin. J’ai été l’une d’entre eux. J’ai subi les blessures, la douleur. Les échecs aussi. C’est pour ça que j’ai accepté. Parce que j’ai lu l’inquiétude dans les yeux de Taki et que je ne voulais pas l’inquiéter plus. Pas après tout ce qu’on a vécu.

C’est donc comme ça que je me suis retrouvée dans une chambre de la partie Orpheo de l’IBMM de Varsovie. Une infirmière a rapidement désinfecté mes blessures avant de me dire qu’un soigneur arrivait pour me soigner.
Puis, elle m’a abandonnée.
Seule avec mes pensées, j’ai alors réalisé que je n’étais plus retournée à l’hôpital depuis le jour où... enfin ce jour-là. Même lorsque Hana s’est ouvert l’arcade en jouant au foot, c’est Taki qui l’a amené aux urgences. De retour à l’hôpital, toute seule. Au moins ça ; je ne pouvais tuer personne cette fois.

Pour tromper mes idées sombres, j’ai commencé à jouer avec mes illusions. Des fleurs sur les murs. Des fleurs invincibles qui ne se fânent pas. Des fleurs par millier.
L’envie pourtant, encore présente, de disparaître.
Je suis pas à ma place ici.
À un moment j’ai hésité à devenir invisible et à me casser. Je pouvais aller dans un hôpital normal aussi. Me faire recoudre. Tant pis pour la cicatrice. Je sais que la brûlure mettrait longtemps à se soigner - le feu des élémentaires feu est toujours plus difficile à guérir qu’un feu normal -, mais qu’importe ? Ça finirait bien par se refermer, non ?

C’est à ce moment qu’un homme est rentrée.
Et nous voilà désormais face à face, lui plissant légérement les yeux, comme aveuglés.

- Bonjours, je suis monsieur Simje Voniestosiwjki, guérisseur.

J’efface les fleurs sur le mur.

- Je suis là pour vous, ce matin. Vous êtes ?

Je reste muette un instant, alors que lui semble aveugle, toujours à cligner des yeux. J’en profite pour l’observer. Il est jeune et ne porte pas de blouse blanche. On dirait pas un médecin.
Bizarre.
J’espère qu’Orpheo ne s’amuse pas à m’envoyer des exorcistes pour m’interroger. Il ne manquerait plus que ça.
Taki me manque. Les enfants aussi.

- Shybaï Kido Artissa.

Je ne dis rien de plus, préférant laisser le silence faire son affaire. À la place, je tends mon bras blessé devant moi, impatiente d’en finir. De me casser de cet endroit. De retrouver Taki pour pouvoir rentrer et revoir les enfants.
Do widzenia Warszawa. Plus jamais.

Les mains du soigneurs effleurent à peine ma blessure, comme s’il ne savait pas vraiment ce qu’il faisait. J’espère qu’ils ne m’ont pas envoyé un nouveau. J’ai juste envie que la douleur physiques disparaisse et que je puisse rentrer à l’hôtel, retrouver Taki.
Mais je me doute que ça ne se passera sans doute pas comme ça. Ça ne se passe jamais ainsi avec Orpheo. Taki est en vacances, mais vu l’événement de cette nuit, on peut être à peu près certain que le congé est terminé. Il va être envoyé en mission, je vais flipper... L’éternel recommencement quoi.
Putain de sorciers noirs. Putain d’Orpheo. Ils m’ont déjà tellement pris, ils peuvent pas juste me laisser tranquille partir en vacances ?

- Vous avez du plomb dans l’estomac.

Je lève un sourcil, dubitative. Je ne comprends pas bien ce qu’il veut dire par là.
J’ai du plomb dans l’estomac parce que je me pointe dans la partie réservée aux agents d’Orpheo tout en n’étant plus du toute agente d’Orpheo ? Ou parce que je me pointe dans des nids de sorciers noirs ?

- J’aurais plutôt tendance à dire malchanceuse.

Non mais sérieusement ? Quelle est la probabilité de tomber sur une réunion de sorcier noir ? On dirait le début d’un Harry Potter, quand le vieux jardinier débarque en pleine réunion avec Voldemort. Et après il se fait tuer.
Bon, heureusement nous on est pas mort. Ça aurait été malin ça quand même. On a survécu à tellement de choses. Quel est le potentiel d’ironie de crever pendant nos vacances ?

- Est-ce que peut être que je pourrais poser mes mains juste à côté de là où vos côtes s’ouvrent, avant de voir votre bras, c’est important je crois.

Je reste coite un instant. Mes côtes. Mes côtes sont juste à côté de mon estomac, là où... là où la dernière fois... Enfin je suis pas sûre d’avoir envie de soulever mon T-shirt et que cet inconnu - tout soigneur qu’il puisse être - voie la cicatrice sur mon ventre et les vergetures de mes grossesse dont j’aurais pu être fière si elle ne me rappelait pas à chaque instant ma fausse couche.
J’hésite donc un instant, je comprends pas vraiment ce que veut cet homme. Pourquoi mes côtes ? Je me rappelle qu’après l’hospitalisation, qu’après ma fuite et mon passage chez les humains noirs, mon retour à la maison, j’avais attendu des mois avant d’arriver à ôter mon haut devant Taki. Je le gardais quand on faisait l’amour. Je refusais de prendre des douches avec lui. Je ne voulais pas qu’il me touche à cet endroit-là. Aujourd’hui encore je mets des maillots de bain une pièce lorsque je vais à la piscine.
Tout est différent. Je peux pas faire semblant avec ces marques de vie et de mort.

Après une courte bataille interne, je finis cependant par me fier à l’instant du guérisseur. Je connais assez bien le monde magique pour savoir qu’il faut faire confiance aux pouvoirs. Si son don - quel qu’il soit - lui dit que c’est important... alors c’est peut-être vrai.
Les doigts de mon bras qui n’est pas blessé glissent donc sous le tissu pour le relever en dévoilant mes côtes. Et la longue cicatrices blanches qui court sur mon épiderme. Je regarde pas ma peau. Je ne parle pas. Je me contente de ce geste qui signe mon accord et de regarder l’homme en face de moi. Il peut pas louper les traces sur mon corps. Mais comment réagira-t-il ?
J’aimerais qu’il se dépêche. Qu’il dise que mes côtes c’est ok. Qu’il soigne la blessure de mon bras et la brûlure sur mon épaule. Que je puisse partir, aller dormir dans mon grand lit et dans les bras de Taki. Tout oublier.

Je sais la déchirure sur la peau blafarde, la craquelure qui a vu naître la mort. Je me souviens encore des coups des ennemis contre mon estomac, de la marbrure sur mon ventre, des ecchymoses qui ont suivi et qui ont tapissé mes côtes durant de longs mois. De la douleur aussi. Beaucoup de douleurs.
Les mains du guérisseur effleurent à peine mon ventre. Elles n'ont pas l'air froide, ni vraiment chaude. Mais tièdes. Autant que son corps quand il commente :

- Ah, c’est pour ça, le plomb dans l’estomac

Un voile se pose devant mes yeux alors qu'il lève les siens vers moi. Quelle délicatesse ! Je retire ce que j'ai dit au sujet de sa tiédeur. Son coeur est aussi froid que le givre. J'ai envie de hurler, ou de pleurer, ou peut-être bien de le frapper. Mais vues mes relations déjà tendues avec Orpheo - ils n'ont pas trop apprécié mon départ, ni mon passage de l'autre côté de la force et je ne dois ma liberté qu'à Taki et quelques amis haut placés - je doute que rajouter "agression sur le corps médical" n'aille en ma faveur.
Alors je contiens tout ça. Je contiens les larmes surtout, et c'est peut-être ça le plus difficile alors que je me prends une gifle émotionnelle en pleine tête. Tout ces souvenirs. Mon réveil à l'hôpital, la douleur qui déchire les entrailles, la deuxième opération, se réveiller avec l'impression de vide en moi, puis Taki... Taki et ce tout petit bébé dans mes bras qui...
Mon cerveau bascule vers autre chose.
Saviez-vous qu'en observant ce qu'il y a dans l'organisme d'un escargot, on peut détecter si un sol est pollué et à quel point. Sauf que pour cela, il faut disséquer un escargot. Le proverbe - absolument inventé par moi-même - "un bon escargot est un escargot mort" reste donc très vrai. Même si en fait, inexistant est encore mieux puisque leur seule utilité de détecteur de pollution peut en fait aussi être réalisée par des vers de terre. Suffit de sortir un scalpel et...
Scalpel. Retour frigorifiant à l'hôpital.

- Je croyais que vous étiez blessée là mais en fait vous êtes blessée là et si c’est dans votre estomac que ça stagne, petites billes dures de détresse, c’est que vous ne le digérez pas.

Merci capitaine Obvious. Ce type, en plus d'avoir la délicatesse d'un éléphant dans un magasin de verre, colle les mots les uns derrière les autres n'importe comment. Du plomb et maintenant des billes. Ça sera quoi la prochaine fois ?

- Je suis blessée au bras et à l'épaule. C'est tout.

Et pour allier le geste à la parole, j'ôte mon T-shirt afin qu'il puisse voir le feu sur mon épaule. Il ne lui reste plus qu'à fermer la bouche et ouvrir les doigts pour s'occuper de mes blessures.
S'il refuse de les refermer, s'il continue son numéro étrange et blessant, je m'en irai d'ici pour me rendre dans un hôpital normal. Où on essaiera pas de m'analyser. On me filera des médicaments pour oublier les douleurs, on recoudra mon ventre et on étalera une pâte sur mon épaule. Les blessures ne se refermeront jamais vraiment, parce que la science est loin d'égaler la magie sur ce point-là. Et alors ? Peut-être qu'au final j'ai besoin de ces marque, de ces souvenirs qui parcheminent ma peau.
Celles que j'ai. Et celles que je n'aurai pas.

Je m’en fous de cet homme en fait. Je ne sais pas ce qu’il veut, ni ce qu’il cherche, si Orpheo lui a glissé des informations à mon sujet, et je m’en fous. Je veux juste me casser d’ici, oublier cet inconnu, cet hôpital, ce fichu pays. Pourquoi c’est toujours aussi compliqué dans le monde magique ? Je me serais pointée dans un hôpital normal, on m’aurait soignée sans trop poser de questions. Bon, peut-être qu’on m’aurait demandé comment c’était arrivé, et alors j’aurais balancé un mensonge. J’ai été prof de théâtre après tout. Je sais mentir. Un banal accident ménager, voilà ce que j’aurais dit. J’aurais rapidement été dehors et j’aurais pu oublier tout ça.
Mais non. Il a fallu que Taki insiste, que cet homme se ramène, se croie obligé de sauver mon âme ou je ne sais quelle ânerie au lieu de s’occuper de mon bras qui PISSE LE SANG. Il est de coalition avec les escargots ou quoi ? C’est quoi l’idée ? De me laisser me vider entièrement puis de me donner à bouffer à ces gastéropodes de malheur ?! Que quelqu’un me sorte d’ici, par pitié. J’ai rien fait pour mériter ça. Et si c’est les ordre d’Orpheo, je me félicite de les avoir quittés ; ils deviennent de pire en pire.

Mais enfin l’homme bouge devant moi et attrape mon épaule et mon poignet. Enfin. Je sens un vague courant électrique parcourir mes veines et c’est presque douloureux. Mais je sers les dents parce que je veux pas avoir l’air de souffrir. Pas devant cet inconnu qui se croit en droit de ressortir des blessures enfouies.
Les chaires se réparent, la blessure se referme et, peu à peu, la douleur reflue. Quand il décolle ses mains, il ne reste plus aucune trace sur ma peau, même pas la moindre cicatrice. C’est comme si tout ça n’avait jamais existé.
C’est si facile d’effacer les traces du passé.

- Alors le bras et l’épaule sont guéris.

À défaut d’être doté de la moindre parcelle d’empathie, il maîtrise bien son don.

- C’est tout.

Je sers les dents à nouveau, mais ce n’est pas pour étouffer la douleur, mais contenir la colère. De quel droit cet inconnu se permet-il de me juger ainsi, en se basant uniquement sur une cicatrice, certes, dramatique, mais qui ne résume en rien tout ce qui a bien pu se passer.

- Merci.

Impossible de faire plus phatique comme réplique que celle-ci, mais je m’en fiche. Mon corps ainsi libéré de ces blessures, je vais pouvoir enfin retourner à l’hôtel. Je crois que je vais commencer à faire nos valises ; j’imagine que Taki n’aura sûrement pas fini sa déposition à Orpheo, mais j’aimerais qu’on parte dès qu’il sera rentré. Tant pis pour le prix des billets d’avion, les enfants me manquent trop. J’espère juste que mon mari ne devrai pas rester en Pologne et qu’on pourrait laisser ça à d’autres exorcistes.
Je remets mon T-shirt, attrape mes affaires et me dirige vers la porte. Enfin libre. J’ai envie de sautiller en chantant la chanson de la reine des neige - je la connais par cœur, merci Jace qui la regarde environ trois fois par semaines sous l’œil agacé de sa jumelle et de Jun qui préfèrent de loin Mulan -, mais je me contiens. J’ai plus qu’à passer cette porte et ça en sera fini de cet hôpital de malheur, de ce guérisseur bizarre et, espérons-le mais ne soyons pas fou, d’Orpheo.
Non, ça je peux toujours rêver. Ils hanteront à jamais ma vie.
Je pose ma main sur la poignée, prête à m’enfuir de cet enfer, quand soudain j’hésite. C’est une erreur, je le sais, je ne devrais pas me permettre de narguer ainsi un système qui me fait suffoquer, mais mon corps a décidé de prendre le relais. Ainsi que ma bouche.

- Dites à Orpheo d’aller se faire foutre.

Et voilà, à vouloir jouer les rebelles, je sens que ça va encore se retourner contre moi. Ou pire, Taki. Mais bon, que pourraient-ils bien nous faire de pire, hein ? Je crois qu’on a déjà bien assez payé pour leurs pots cassés.
Merde.
Je me casse d’ici.

Sur cette magnifique punch line dont je n’étais pas peu fière, j’étais prête à « drop the mic’ » et à me casser d’ici au plus vite. Fuir serait plus juste en fait. J’avais eu beau balancer ces mots, je prenais gentiment conscience qu’un bâtiment avec plein de gens qui bossaient, pour croyaient en et se faisaient payer par Orpheo, n’était peut-être pas le bon endroit pour hurler ce genre de confidence.
Oups.

- Sur quel motif ?

Les mots sifflent à mes oreilles comme des balles perçantes. Je n’ai pas été assez rapides pour fuir cet endroit, cette chambre qui m’évoque tout sauf la joie et cet homme étrange qui veut absolument me sonder, comme si nous étions les meilleurs amis du monde.
Encore une fois la faute des escargots. Si je n’avais pas pris exemple sur eux, j’aurais été plus rapide et je lui aurais cloué le bec avec ma réplique ET une porte claquée. Pas possible de parler à une porte. Enfin sauf pour cet homme un peu étrange à Orpheo qui, paraît-il, parle avec les objets. Il est venu quelques fois à l’orphelinat pour voir Myaw et...
Myaw. L’orphelinat. Encore des victimes d’Orpheo, qui est incapable de défendre les plus faibles. Pour faire pendre des sorciers noirs, il n’y a aucun soucis. Pour foutre des soldats à l’orphelinat et défendre des enfants, là il n’y a soudain plus personne. Myaw a disparu depuis plusieurs années maintenant. Beaucoup ont disparu ce soir-là. Sont-ils encore en vie ? Leur sourire me traverse la mémoire... Et tous ceux qui sont morts le soir même... Tous ces petits cadavres empilés dans la guerre...

Je ne peux pas faire semblant d’ignorer la question du guérisseur. De toute façon, je n’en ai pas envie. Ça fait trop longtemps que je retiens toute cette bile en moi et j’ai besoin de balancer, de tout sortir. Dire les mots que je n’ai jamais dit, même pas à Taki, parce que je ne voulais pas l’influencer dans ses propres relations avec Orpheo.
Alors je referme la porte, retourne vers le lit et plonge la main dans mon sac. J’en ressors une enveloppe blanche et épaisse, trop épaisse, que je renverse sur les draps blancs.
L’innocence se pare de ses plus laides couleurs. Celles de la mort et du sang.

- Parce qu’ils n’ont pas été là pour les sauver. Parce que quand on a voulu aller sauver ceux qui avaient survécu, ils ont préféré nous mettre de côté. Mettre Pandora de côté. Parce que ça fait plus de six ans et que rien ne bouge.

Ils sont tous là. Des dizaines de sourires, d’éclats de rire et de vie qui désormais sont grisées par la mort ou l’esprit tordu des sorciers noirs qui les torturent, les violent peut-être. J’en viens parfois presque à regretter qu’ils ne soient pas tous morts ce terrible jour de notre histoire... Car qui sait ce qu’ils vivent avec ces psychopathes. Enfants esclaves devenus adultes trop tôt...
Encore aujourd’hui je me réveille parfois au milieu de la nuit, en sueur, à imaginer ces hommes et ces femmes en train de frapper, égorger, pire...
Et que fait Orpheo face à tout ça ? Rien, il met des oeillères et laisse des enfants crever sous ces monstres. Les choses étaient plus simple lors de mon passage chez les humains noirs. Plus dur, sanguinaire, mais au moins il y avait des résultats. J’en viens presque parfois à regretter cette époque, malgré tout le brouillard qui engloutissait ma tête.

Et maintenant ? Maintenant j’ai trop perdu. Je ne peux plus me permettre d’aller me battre, même pour des enfants. Pas avec les miens qui m’attendent chaque jour à la maison. Je me retrouve dans ma propre impuissance, à regarder Taki rentrer le soir. Le laisser me prendre dans ses bras lorsque les cauchemars m’envahissent en pleine nuit. Lorsque la noirceur coule sur mes joues.
Il me prend dans ses bras, sa main caresse mes cheveux, en imaginant très bien ce qui se balade sous mon crâne. Il me connaît trop pour ne pas savoir ce à quoi je pense. Mais il ne dit rien, parce qu’il n’y a rien à dire.
Orpheo ne fait toujours rien.
Les enfants ne sont toujours pas revenus.
Et je tremble toujours pour les miens.

Je crois que je m’attendais à une réaction de sa part. Qu’il baisse les yeux, murmure un « désolé, je ne savais pas que vous y étiez », un peu de honte dans l’éclat de ses prunelles. De la compassion aussi, à voir ces images d’enfants qui datent d’il y a six ans, tous ces gosses qui sont désormais des cadavres ou des squelettes ambulants, décharnés par ceux qui se proclament être leur maître. Du dégoût aussi, contre Croix et Rosenrot pour ce qu’ils ont affligé à des êtres si innocents.
Mais rien. Rien que je l’incompréhension, des paroles qui hésitent.

- Alors quoi, je suis censé entrer dans un bureau au hasard, et dire, Orpheo va te faire foutre ? Ou le crier dans le hall d’une des antennes de l’organisation ?

Je le regarde ahurie, ne parvenant pas à déchiffrer s’il blague, si c’est de la mauvaise ironie qui traverse sa langue ou s’il est sérieux. N’a-t-il jamais entendu parler des métonymies ? Bien sûre que je ne mets pas tout le monde dans le même sac, tu peux pas juste débarquer dans un bureau obscure et balancer ça. Il y a des gens très bien à Orpheo. Des gens qui essaient de faire changer les choses. Takeji par exemple.
Le problème est au-dessus, il est toujours au-dessus. Les prétendus dirigeants qui ne savent pas la réalité du terrain depuis leur tranquille bureau.

- Et puis je ne vois pas pour vous avez menti. J’ai pas menti, moi. On me demande de vous soigner en entier, et vous avez dit qu’il n’y avait rien à soigner à part la chair.

Je fronce les sourcils, je comprends rien à ce qu’il me raconte. Il est en train de parler de la cicatrice-là ? Il veut réparer toutes mes blessures, c’est ça ? Mais c’est pas un putain de psy ! Il délire total... Je ne sais pas où ils sont allés le pêcher celui-là, mais il aurait sérieusement besoin de cours de tacte.

- Pourquoi est-ce que ce qu’il y a dans votre tête de purulent et de sanguinolent ne mériterait-il pas d’être soigné ?

Il va me laisser tranquille ce mec ou quoi ? C’est quoi cet acharnement sur moi ? Une vengeance de mes anciens employeurs pour avoir osé démissionner ? Dans quelle mauvaise blague suis-je encore tombée ?

- Parce que c’est trop intime ? Alors, une main abimée, celle qui sert à la cuisine, à la baise, à caresser des visages, c’est pas intime, mais alors un esprit qui se tortille comme un vers en plein soleil, ah, ça non, faudrait pas demander de l’aide, vaut mieux le jeter sur le premier inconnu venu.

Ok, c’est bon là, j’en ai légèrement ma claque de cette psychologie à deux balles. Je sens le sang me monter dans la tête et mes poings me démangent.
Sérieux, combien je peux prendre pour agression d’un agent d’Orpheo ?

- C’est pas très commode.

Et là, les mots sortent tout seul.

- C’est plutôt armoire.

La boutade plutôt que la claque. Vieux bouclier fissuré qu’on dresse devant soi pour ne pas avoir à utiliser l’attaque. J’ai pas envie de finir dans une vieille prison polonaise. J’ai pas envie de me prendre la tête avec cet inconnu. Je veux juste les bras de Takeji et laisser les sanglots couler contre lui.

- Vous voulez quoi, hein ? Que je m’asseye sur ce lit et que je vous raconte ma vie, depuis la mort de ma mère, les gifles de mon père et mes années passées dans la rue ? C’est quoi l’idée ? Me foutre sous antidépresseurs pour oublier que j’ai réussi à vaincre tout ça ? J’ai pas eu besoin de vous pour m’en sortir. Alors je vous suis très reconnaissante pour les blessures physiques, mais ma tête s’en est toujours sortie et n’a pas besoin d’aide pour ça. Et surtout, surtout pas d’un illustre inconnu.

J’ai balancé ma tirade d’un coup et je me retrouve essouflée, sans doute un peu rouge, chauffée par les mots et la colère. J’ai même pas évoqué la cicatrice sur mon ventre. Pas besoin. Ouais, la vie c’est pas tout rose. Ouais, je suis au courant. Je vis ça depuis mon enfance, j’ai bien morflé à mon adolescence et, même quand on se croit à l’abris à l’âge adulte, que dalle. Donc on s’y fait. On serre les dents, on teste ses limites et on passe à autre chose. On oublie pas. Mais on apprend à vivre avec.
Je suis pas défaitiste, loin de là. Mais je sais reconnaître quand une cause est perdue, quand quelqu’un est mort. Ça sert à rien d’aller déterrer des fantômes. Mais parfois on peut encore se battre. Pour ceux qui vivent encore, tant que le dernier souffle n’a pas été lâchés. Pour tous ces gosses que j’ai connu, rieur, curieux, qui ont déjà tellement souffert dans leur vie. Orphelins. Orphelins avec le sourire pourtant, l’envie de grandir.
Jusqu’au jour où les sorciers noirs débarquent et raflent tout. Tuent leur pote. Les enferment dans un esclavagisme sauvage et sanguinaire. Je devrais faire quoi ? Les oublier ? Laisser Orpheo gérer à sa manière ? Mais quelle manière, putain ?! Rester derrière un bureau à taper des rapports et à faire des réunions pour se décider à mettre de côté les seuls encore capables de les aider. Pandora. Les profs du Mystery.
Ils ont pas voulu de nous comme cavalerie ? Bah je veux plus d’eux à présent.

Je soupire et commence à rassembler les images sur le lit. Ça sert à rien de toute façon, cet homme passe à côté de tout. Il ne percute pas. Autant parler avec un mur et, encore, je pense qu’il serait plus compréhensif que ce guérisseurs au nom étrange. C’est fini. Ma blessure est réparée et je n’ai plus aucune raison de rester.
Pas dans cette chambre, pas dans cet hôpital, pas dans ce pays.

Il n’y a pas un jour où je ne regarde pas ces photos. Derrière la plupart, des croix sont gravées. Ce sont celles des morts, de ceux qui ne reviendront plus jamais et qui sont désormais figés sur papier glacés, un sourire timide, gigantesque ou impatient gravés sur leurs lèvres d’enfants.
Les autres ce sont ceux qui sont égarés. Dont on a plus de nouvelles depuis des années ou à peine quelques échos si terribles qu’on aurait préféré rester dans l’ignorance. Comment un être vivant peut-il faire subir des choses pareilles à un autre être vivant ? À quel point les sorciers noirs sont-ils tombés bas pour être aussi tortureux, inhumain ?
Et comment Orpheo, du haut de ses bureaux en verre, ne peut-il pas voir l’urgence de les sauver ? De tout faire pour les libérer, envoyer des adultes volontaires - et Dieu sait s’il y en a - par milliers pour réussir à sauver ne serait-ce qu’un enfant ?

- Bon courage, alors, pour les enfants. J’espère que Orpheo, quand on lui aura dit d’aller se faire foutre, se bougera le cul pour eux.

Je m’intteromps un instant dans ma tâche et lève des yeux fatigués vers mon interlocuteur. Il est si particulier, on dirait presque qu’il ne comprend rien. Doué pour soigner les corps, incapable de saisir les têtes... Mais je décide de me taire, trop éreintée pour argumenter ou pour essayer de faire comprendre à un inconnu largué à quel point toute cette bande de chefs à Orpheo est une déjection puante et inféconde.
Je retourne à mes photos, les remettant sagement dans mon sac. Malgré tous mes soins, elles ont commencé à se corner et à s’abîmer, incapable de faire face au temps. Mais cela m’est égal. J’ai l’impression que, tant que je les aurai avec moi, une petite partie de ces gosses continuera à subsister, à survivre malgré la mort et les horreurs des organisations noires.

Les photos enfin rangées, je remets mon sac puis hésite un instant devant le guérisseur ? Que suis-je censée faire ? Lui serrer la main ? Le remercier de m’avoir soigner tout en étant incapable de saisir mes propos ? L’instant est gênant et je n’ai pas vraiment l’énergie pour l’affronter. J’ai trop besoin de retourner à l’hôtel et de m’écrouler dans le lit, dans les bras de Taki. J’espère qu’il sera rentré, qu’Orpheo - encore et toujours eux - ne le retiendra pas trop longtemps, qu’ils ne l’enverront pas, en plein milieu de nos vacances en amoureux, traquer des sorciers noirs. J’ai pas envie d’avoir la boule au ventre ce soir, pas encore. Il est hors de question que je remette les pieds dans un hôpital pour voir mon mari en plein coma. Et encore moins dans celui-là.
Lasse de la situation, je fais un vague mouvement de bras pour résumer tout ce qui se bouscule dans ma tête. Ok. Tant mieux. Merci. Au revoir.
Puis, libérée de cette contrainte sociale, je me détourne et me dirige vers la porte, bien décidée à ne pas me retourner cette fois, à ne pas laisser mes entrailles hurler une chute à cette histoire. Juste partir, rentrer, dormir.
La porte ne grince même pas quand je la referme derrière moi, après avoir soigneusement évité le regard de cet homme que je ne reverrai probablement plus jamais de ma vie.