J’sais pas trop ce qui s’est passé, franchement. On m’a dit viens voir et j’suis venu, point. On m’a rien assigné. L’ordre, ou plutôt la proposition ne venait même de Rosenrot ou d’un haut gradé. J’me suis déplacé parce qu’Olive était perdu on ne sait où sur la planète et que ma vie s’en trouvait du coup bien moins trépidante. Pas d’action, pas de mission, rien, j’avais beau me trouver en plein centre-ville, pour moi c’était l’Antarctique.
Le froid et la barbaque dandinante en moins.
Quoique.

J’ai donc pris le premier avion et hop, direction l’Ecosse pour martyriser ces pauvres enfants. La raison ? Un de mes pseudo ami s’est auto-proclamé professeur et a besoin de mon pouvoir pour un de ses cours. Soi-disant parce que ça limite son travail et que mon pouvoir a l’avantage de toucher tout le monde au même instant.
Fantastique. Au moins si les jeunes commencent à me prendre pour leur pote à cause de mon jeune visage, j’aurais une raison valable pour la leur détruire.

Sauf que les jeunes sont restés respectueux et mes excuses ont volé en éclat. Qu’on ne s’y méprenne pas, je n’ai pas appris l’indulgence ou l’honneur entre temps mais la simple idée de m’attaquer à des personnalités soumises m’a coupé toute envie.
Bref, j’ai décidé d’aller me balader dans la ville une fois mon devoir accompli. J’étais, à vrai dire, pas franchement optimiste sur l’élévation de mon niveau de fun mais la certitude s’est allégrement posée lorsque mes pas ont commencé à parcourir la ville fantôme.
Le fun ? Je suis à la recherche du fun.

~
Je passe finalement une main dans mes cheveux. Lassé, blasé, ahuri presque. Rosenrot est chiant à faire le mort en ce moment. J’ai fait quelque chose de mal ces derniers temps ? Bon, à part fricoter avec une exorciste. Comment ça c’est déjà beaucoup. C’est plutôt rien moi je trouve, en plus on s’est mis d’accord pour ne plus s’occuper des affaires de l’autre.
N’est-ce pas.
Mais y’a quelque chose qui bouge. Quelqu’un. Difficile à dire si mes pas s’orientent vers cette personne par intérêt, par habitude, par ennui ou un peu des trois. Ça se passe comme ça et j’manque bien de regretter mon geste lorsqu’il commence à agir comme le gars qui typiquement a 1. Des raisons de s’en vouloir ou 2. Se sent traqué. Honnêtement, à l’instant où il s’improvise équilibriste sur les toits, je lâche l’affaire. Enfin presque, disons que mes pieds sont mieux sur terre que dans les airs. Alors j’le suis, un peu plus remonté, par les trottoirs.
Puis il retombe et s’assoit à une terrasse.

J’ai… aucune idée de qui il s’agit. Vu son air, j’pencherais davantage pour un ennemi qu’un ami mais on commence à avoir le même regard depuis que nos amis exorcistes continuent à perdre du terrain. Pourquoi je supprime immédiatement le reste de la population ? Quel humain se balade sur les toits, sérieusement ?

Je passe le coin, les mains dans les poches. Une pensée m’effleure l’esprit : est-ce qu’il connaît Rhyan ? Est-ce qu’elle va bien ? J’ai l’impression que nous ne nous sommes pas vus depuis des mois, l’un baladé où l’autre n’est pas. Je soupire.

-Vu ton attitude à emprunter les voies les plus improbables à la moindre suspicion de mouvement, j’en déduis que tu aurais préféré que je sois un chat.

Ce que je ne suis pas. Pardon par avance pour la déception, va falloir passer au-delà.

Il m’regarde, j’le regarde. On n’est pas si proches l’un de l’autre mais je sens bien la tension qui émane, sous-jacente à cette sorte de convenance sociale. Cette capacité qu’ont les hommes à se parler à chaque nouvelle rencontre est particulièrement amusante. J’pose mon dos contre le mur et croise les bras, à bonne distance. On verra comment ça évoluera, cette histoire.

Il est le premier à s’avancer vers moi et je compte sans vraiment m’en préoccuper les mètres qui nous séparent. Je me doute sans vraiment arrêter mon jugement sur son appartenance à tout sauf aux sorciers noirs. Est-ce qu’il va chercher à m’attaquer ? J’ai moyennement envie de me battre, cet idiot de collègue m’a demandé d’enchaîner les ondes de choc et j’suis plus blasé qu’autre chose aujourd’hui.

- Les chats sont moins bruyants que ça.

Je lui souris en réponse, un gros sourire qui parcoure tout le visage et remonte jusqu’aux pommettes. J’ai pas vraiment de raison de me faire discret, j’suis plus ou moins chez moi ici. Est-ce qu’il marche à pas feutrés dans sa chambre ? Je ne pense pas, à moins d’avoir un vrai grain à la place du cerveau.
J’incline la tête sur le côté, intrigué et laisse planer une vague réflexion.

-Hm, oui, belle déduction.

C’est la raison pour laquelle, à vrai dire, je suis là et qu’un chat n’a pas pris ma place. Mais hey, si ç’avait été un chat, il n’aurait pas pu discuter avec moi. A moins d’avoir un autre grain dans la tête et l’envie de parler le chat avec l’un d’eux. Mais il s’avance franchement et je recule légèrement la tête, un peu surpris. Quoi, y’a un de tes grains qui est tombé sur mon nez ? Reste tranquille, c’est certainement juste de la poussière.
Il sourit. Cet homme est très étrange.

- C’est fou ça, quand même, j’pensais que les nouveaux occupants remettraient un ptit coup de peinture fraîche sur les murs mais visiblement ils sont trop occupés pour ça, c’est dommage. Ça fait mauvais genre, un peu.

J’comprends bien la raison derrière cette apparente banalité. Bouh, c’est pas beau, bouh vous êtes tous moches. Ça me dit très franchement que ce gars est un habitué des lieux. Ça me dit aussi qu’il est beaucoup trop calme pour être étranger aux problèmes actuels. Je parie le prochain petit dej’ de mon frère qu’il est bien d’Orpheo. Il a l’air un peu détaché de la situation ici, aussi n’est-il sans doute peut-être pas un ancien résident. Mais j’en suis pas sûr. Bah.
Il lève ses yeux clairs sur moi.
J’ai aucune raison de lui cacher qui je suis, mais aussi très peu envie de déclencher une baston. Je me détache du mur et passe mes mains dans mes poches.

-Désolé, t’as la nostalgie des lieux ? Si t’es venu là pour refaire le papier peint, je t’en prie. J’t’assure pas qu’il y aura du monde pour apprécier ton art par contre.

Personne, à vrai dire. Cette ville est déserte depuis plusieurs années. On s’en tape totalement du design. Croix et Rosenrot sont là pour former des soldats, pas pour les balancer en crèche et leur faire faire des fresques aux murs.

-Tu permets que je t’appelle Monsieur le peintre ? Ce sera mieux que hey toi.

S’il se trouve être dessinateur, je risque de regretter mes paroles, mais qu’importe. C’est plus fort que moi, faut que je cherche les gens même quand physiquement ça va pas fort. A croire que je compense mon ennui par les mots.

-Du coup, M. le Peintre, t’es venu faire du repérage ?

Non pas que je m’intéresse à ses faits et gestes mais hey, c’est pas un chat. On discute comme des gens civilisés.

J’prie pour que cette histoire finisse bien. J’veux pas me prendre la tête alors que ça me prend déjà à moitié la tête. P’t’être bien qu’c’est moi qui souhaite parler avec un chat, en fin de compte. Le gars-là, il a l’air plus ou moins détendu, relax, mais si c’est vraiment un bel exorciste, ça veut franchement rien dire. Dès lors que l’un ou l’autre aura tourné le dos, paf. Ni vu ni connu. C’est sans doute pour ça qu’on se regarde sans se fixer. Qui déclenchera la menace le premier ?

- Non, j’me suis pris des ptites vacances, c’est un peu comme Ibiza par ici. Et toi, tu t’y plais ?

C’est qu’il a le sens de l’humour, le blondinet. Ils deviennent drôlement acides ces derniers temps, les ennemis. Est-ce parce qu’on leur mets la raclée du siècle et qu’ils parviennent tant bien que mal à garder la tête hors de l’eau ? Impossible à dire.
Est-ce que j’m’y plais ? J’sais pas, ça te ferait quoi si je te disais que pour moi cet endroit est qu’un champ de bataille comme un autre, que les corps des précédents résidents de l’orphelinat, j’les ai brûlé en masse dans le jardin et qu’aujourd’hui on y voit des pâquerettes y pousser ?

C’est une menace ça non ?

- T’as l’air d’être chez toi, par ici.

Je hausse les épaules. À vrai dire, de nous deux, c'est lui qui a l'air le plus chez lui. Je m'associe pas à cet endroit ni à ses occupants.

- Et l’Orphelinat ils en sont où ? Faites gaffe quand même les gars, c’est une vieille bâtisse, faudrait pas qu’elle vous tombe sur la tête quand même. Ian, d'ailleurs, pas Mr. le peintre.

Dois-je signifier que ce mec est ultra causant ? J’ai l’impression de voir ma grande gueule qui sait visiblement pas se la fermer devant moi. Je sais pas si je dois paraître impressionné ou lui demander d’aller faire la discussion à un poteau.
Ian. Ça fait un peu Cyan ça en vrai. Comme quelqu’un qui crie ton nom à travers les fenêtres d’un TGV pendant que t’es sur le quai. C’est comique. J’aimerais mettre ma main en porte-voix et lui hurler son nom à la figure. C’est encore trop menaçant ? J’pense pas.

-Ibiza, carrément. Va falloir sortir de ta campagne si tu veux mon avis. Le soleil, tu connais ?

J’me sentirais tellement comme un idiot si on m’avait promis un week-end aux tropiques et qu’on me déposait au pied d’une tourbière. Je me doute qu’il blague mais la comparaison est quand même terrible.

-Ta sollicitude me touche, Ian, mais si le bâtiment a soutenu notre arrivée massive, elle pourra bien supporter nos pattes quelques années de plus. Peut-être même bien un siècle, qui sait.

Et j’lui souris avec une certaine taquinerie. C’est rare de pouvoir discuter aussi calmement avec l’ennemi. Peut-être qu’aucun de nous ne cherche la bataille ? Ce serait bien la première fois.
Par ailleurs…

-Tu cherches à déterminer si je suis Olive ou Cyan ? Je sais pas, devine.

Un petit effort, t’as une chance sur deux.

Faudrait que j’arrête de faire mon malin, juste un jour. Parce que bon, faut bien l’avouer, j’ai beau être le cerveau pensant de notre duo de jumeau, j’ai quand même la fâcheuse manie de titiller tous ceux que je rencontre. Dans la plupart des cas, ça se passe globalement bien, dans d’autres un peu moins. Je me sens chez moi, ou en tout cas sur mon territoire et ça suffit grandement à abaisser toute précaution déjà largement sous-estimée.

J’lui demande de jouer aux devinettes et il m’assène un :

- Comment va Rhyan ?

J’ai un frisson qui parcoure tout mon dos, remonte la colonne vertébrale et vient déverser toute sa tension dans ma tête. J’dois bien être en train de devenir pâle comme un linge et je comprends bien que je suis complètement cramé. Il doit certainement être en train de jubiler dans sa tête et moi je me retrouve comme un idiot à tenter de trouver mes mots. Autant dire que je me tais, peu désireux d’avoir en plus à balbutier comme un petit garçonnet.
Pourquoi, comment est-ce qu’il sait ? Comment a-t-elle pu en parler ? Est-ce que c’est un ami à elle ? J’espère sincèrement, j’espère que c’est quelqu’un de suffisamment proche d’elle pour que Rhyan balance un secret pareil. Mon propre jumeau l’ignore. Grand bien lui fasse, ma famille elle-même l’ignore. J’enterre ce secret dans ma tombe et voilà qu’il surgit de nulle part et m’envoie un parpaing dans la figure.

Wow.

- J’espère que tu ne mourras pas trop vite.

Changement d’expression immédiate. De l’attitude passive à celle défensive, je fais discrètement passer ma jambe derrière l’autre afin de m’assurer une bonne propulsion. Bah, ça non plus ça n’a pas dû l’échapper mais qu’importe, s’il compte me tomber dessus, qu’il le fasse et qu’on en finisse. Il n’y a que Rhyan dans ma vie. Ses amis, ses cousins, sa famille, on s’en fiche. J’aurais qu’à dire que je ne savais pas et puis basta.

-C’est une menace ?

La phrase est sortie toute seule. J’ai, pour la première fois, cessé d’épiloguer et je me sens pris dans un piège dans lequel j’ai volontairement sombré. Faut-il que je lui réponde ? Ou que je réponde à ma propre question ? J’aimerais qu’on en reste là, mais je ne peux simplement pas laisser passer un aveu pareil. Pourquoi diable a-t-elle ressenti le besoin d’en parler à d’autres ? Et si cela se savait davantage, qu’arriverait-il ? J’inspire profondément, le regard perçant et les sourcils froncés, avant de poursuivre ma ligne de questions :

-J’espère que tu es un très bon ami à elle pour me balancer ce genre de phrase.

Imaginez seulement si Olive avait été là, à ma place. Bonjour, mais alors bonjour le bordel. Efficacité zéro en plus de risquer inutilement la vie de Rhyan. Olive serait venu me voir à toute vitesse, m’aurait demandé une explication dans les moindres détails et paf, ça se serait tout simplement terminé en excuses dans le meilleur des cas. Sérieux, ce mec est un abruti.

Il hausse les épaules et moi un sourcil.

- Si j’essaie de te tuer, Rhyan va essayer d’me tuer, ça va être chiant.

S’il m’avait été permis de percevoir l’invisible, je pense que les jolies ailes de Rhyan flotteraient au-dessus de mon ombre, ange gardien de mon quotidien. Quand bien même je n’apprécie guère dépendre d’un ou d’une autre, il faut bien avouer qu’en ce moment le seul lien qui nous empêche de batailler, c’est cette demoiselle aux cheveux d’or.
Devrais-je lui envoyer un message avant de partir ? Elle me manque, un peu.

Je ramène mon pied pour adapter ma position neutre. Quel fantastique travail de médiation débutons-nous là. Exorciste et sorcier noir, inconnus l’un de l’autre et sur un territoire plus ou moins neutre, aux stigmates encore trop récents d’une bataille acharnée. Devrait-on fermer les yeux et apprécier ce moment ? À en juger par l’état tantôt banal et tantôt haineux du jeune homme, mieux vaut rester un minimum sur ses gardes.

- Je pense pas que Rhy soit inconsciente sur le sujet, si c’est ça qui t’effraie.

Cet étonnant pouvoir de déduction vient effacer le mot abruti devant son prénom. Bien sûr que ça m’effraie. Toute cette histoire m’effraie, le temps m’effraie, mes désirs et le manque m’effraient. Va-t-il grandir ? M’étouffer ? Et papa Soul, quand va-t-il s’en rendre compte ? Quand me faudra-t-il briser cette liaison pour la protéger ? Plus les jours s’écoulent sur une note heureuse et plus cette histoire promet de se terminer sur une mélodie macabre. Et alors, si quelqu’un nous voyait en train de se fendre la poire ?
Ce serait la fin du monde.

J’pense que pour autant, ça serait désastreux de l’attaquer. Déjà parce que son attitude me laisse à penser qu’il n’est pas débutant dans cette guerre. Et surtout parce que ça m’intéresse pas. Si c’est un ami de Rhyan, raison de plus pour fermer les yeux. Potentiellement. Je souris à moitié.

-J’ai pas la chance d’aussi bien la connaître que toi et la confiance ne fait pas partie de nos valeurs phares.

Elle la possède entièrement cette confiance. En revanche, il faudra préférentiellement me tuer avant de me l’entendre dire. Question de fierté de Soul doublé d’une masculinité poussée plus ou moins à l’extrême. Je détourne un peu le regard, consciemment ou non, pour le diriger vers une enseigne abandonnée. C’est drôlement calme.

-Qui aurait cru qu’il était possible de parler sans s’étriper. C’est dingue, tu dois vraiment l’apprécier, Rhyan.

J’ai l’impression de me parler dans un miroir. Chaque mot me revient tandis que j’acquiesce comme un enfant. Quels sont les points communs entre lui et moi, mis à part Rhyan ? L’orphelinat ? Haha, d’une manière oui, mais je doute qu’il apprécie ma vision des faits. Devrais-je lui donner des noms ? Ou bien lui en demander ? Jusqu’à quel point serait-il prêt à m’accorder une confiance dont il sait qu’elle sera fausse ? Si je ne trahis pas Rosenrot, c’est par peur des représailles. Je risque déjà trop mon grade à fricoter avec une demoiselle exorciste, il ne faudrait pas non plus que je me transforme en espion.
Et puis, c’est la règle numéro 1 de ne pas se mêler des affaires de l’autre.

-Il y a des gens à l’orphelinat qu’Orpheo souhaite rentrer en contact ?

Oups.
C’était plus fort que moi.

C’est étrange, tellement étrange de parler comme ça, ici, dans un endroit quasi neutre qui a souffert des oppositions entre nos deux organisations. C’est un petit no man’s land où chacun pose pourtant le pied, tâtant de loin le territoire ennemi, lançant des mots que l’autre ne comprend pas. Les interactions pacifiques sont perturbantes, on se voit comme des hommes et pas comme des soldats. On se demande ce qu’il y a de différent, au final. Après tout, on possède tous les deux un nez, une bouche, deux yeux et deux hémisphères plus ou moins symétriques. Un cerveau pour réfléchir, une langue pour discuter. Demain, on pourrait simplement s’étriper l’un l’autre, en poussant loin, très loin nos considérations, nos choix.

- Ou alors elle me fait vraiment peur.

Je laisse échapper un petit rire. Être ami et faire peur ? C’est une combinaison pour le moins étonnante. Il serait également temps de réajuster les curseurs lorsqu’on constate avec quel calme nous discutons à l’instant. Néanmoins, il est vrai que le tempérament de Rhyan puisse provoquer un certain nombre de surprises. Lorsqu’elle se laisse emporter par ses sentiments, c’est un ras de marée glacée et salée qui vous tombe sur le visage. Mais je pense être plus ou moins semblable. Voir encore davantage. Si c’est un ras de marée qu’il souhaite, je peux le lui offrir gentiment.
Mais assez parler de Rhyan. On ne sait pas lorsque les cors de guerre fendront, de leur mugissement, une nouvelle fois le ciel. Je m’intéresse aux personnes qui comptent, aux personnes qui pourraient servir, dans un futur plus ou moins réalisable, à sauver ma vie. Un appât pour assurer une retraite possible.

Je pose la question et la réponse fuse instantanément. Je plisse les yeux de malice et étire discrètement les lèvres. Ce n’est pas Orpheo qui parle. Il n’y a pas de réflexion dans ces mots, ils sont là, balancés sur le tapis, éparpillés comme des débris qu’on souhaite réparer. Ces personnes-là comptent pour lui, et uniquement lui.

- Myaw Nienta.

Myaw ? Il parle de la petite blondinette de Red, c’est ça ? Il n’y a pas grand monde qui possède ce nom et à vrai dire, je ne suis même pas sûr qu’il s’agisse d’elle. Néanmoins, il y a de grandes chances pour que je ne me trompe pas. Elle était à l’orphelinat lors de l’assaut, alors il se peut en effet que l’on parle de la même personne. Je fais mine de réfléchir.

- Est-ce que tu sais ce que devient Laura Sakura Cross ?

Et la Cross maintenant. Non, non franchement si je peux tout ignorer de ce que foutent les Cross, je m’en porte pour le mieux. Tout ce que je sais des propos officiels, c’est qu’elle est mariée à un Al Hattal et qu’elle a des gosses. C’est absolument tout. J’ai déjà assez à faire avec ma propre famille, alors j’ai pas trop envie de rajouter les soucis des Cross aux nôtres. On croule déjà trop sous des générations de fils à problèmes.

La question est : je réponds ou je réponds pas ?
J’inspire profondément.

-Désolée, je reste aussi loin que possible des Cross. J’ai aucun contact avec elle et très franchement, j’espère n’en avoir jamais. Quant à la petite blondinette, ça dépend de ce que tu veux savoir.

Parce que c’est bien de sa demande qu’il s’agit, non ? Orpheo n’a rien à faire ici.

J’gagne, tu perds.
Et si tu gagnes, je m’arrangerais pour revenir et gagner une nouvelle fois.
Et tu gagnes une bonne fois pour toute, mon fantôme viendra te hanter.
Je m’avouerai jamais vaincu.

Les sorciers noirs sont encore en position de force et ces informations en notre possession sont comme des cailloux qu’on dépose en forêt pour diriger les exorcistes vers ce que l’on souhaite. Tout ce que j’aperçois dans le regard de cet homme, c’est une petite lumière d’espoir lorsqu’il aborde le nom de cette fille, Myaw Nienta. Je déteste l’espoir dans le regard des exorcistes. Ce n’est pas quelque chose capable de scintiller chez nous, c’est une émotion qu’on nous appris à tuer dans l’œuf. Pourtant, c’est un facteur puissant chez eux, capable de déferler sans prévenir et leur faire pousser des ailes.
Je déteste l’espoir.

Puis il sourit et tout s’évanouit sans même mon intervention. Mais ce n’est pas une résignation dure et implacable, ce sont des questions presque rhétoriques et cet espoir toujours un peu présent d’un « non elle va bien », « oui tu la reverras ».

- Elle ne rentrera jamais la maison, n’est-ce pas ? Est-elle encore vivante, au moins ?

Mais la vie est dure, le temps est à la guerre, aux sacrifices, à la perte toujours, toujours plus importante. L’attachement est un fléau dans la vie d’un homme. Des secondes de bonheur et des heures de chagrin pour une vie d’inquiétude. Et pourtant, tout le monde s’y jette à bras ouverts, même les sorciers noirs. Même les Soul. Comme si la malédiction pour être en vie, c’était de devoir la partager avec les autres.

J’ai le bout de mes lèvres qui s’étire doucement et la mémoire très floue de cette fille plaquée sur ma rétine. Vivante ? Oui. J’ignore l’état dans laquelle Red la maintient, mais sa mort n’est pas encore à l’ordre du jour. La torture est un met des plus appréciés de mon cher frère, il n’aurait aucun intérêt à la tuer si elle le distrait suffisamment.
Enfonçant mes mains dans mes poches, je secoue légèrement la tête.

-Aux dernières nouvelles, elle était en vie. Mais c’était il y a déjà deux bons mois.

Il me semble avoir tout à coup perdu ma langue. Ma dernière entrevue avec Redwan remonte dorénavant à plusieurs mois. Considérant les changements d’humeurs très probables de mon frère, tout a pu se produire durant ce laps de temps. Effectuant un calcul imaginaire sur mes doigts, j’ajoute :

-Et si vous continuez à gagner du terrain, il est probable que l’ordre nous soit donné d’abattre les quelques esclaves restants du Mystery.

Ça s’est déjà fait par le passé, pour d’autres raisons. Il est parfois préférable de s’attaquer au problème en amont que de risquer d’être poignardé dans le dos. C’est aussi quelque chose qui doit se savoir chez certains exorcistes et c’est donc une excellente méthode pour enrayer leur trop grande confiance en eux. Tout est question de ralentir l’avancée de l’ennemi.

Ah, j’ai des pensées bien, bien trop sérieuses.
Déjà que je suis venu ici pour des prunes inutiles.
Et que j’me farcis un pruneau tout sec.

-Mais hey, hauts les cœurs, t’es pas encore mort et vous avez pas gagné donc la blonde est p’t’être encore en vie.

Je me fiche de son sort comme de celui de Ian. On est confortables dans nos positions et c’est tout ce qui compte, on va se quitter comme on s’est rencontrés et peut-être bien que si prochaine rencontre il y a, ce sera dans un combat à mort. Mais chacun profite de ses secondes supplémentaires en espérant qu’elles se transforment en heures.
Tout ce qui nous empêche actuellement de nous étriper, c’est Rhyan.
J’ai un peu envie de la revoir. Un peu.
Un peu beaucoup.

Tout finit par partir, un jour, à un moment donné ; l’espoir aussi s’effrite parfois comme une falaise face à l’océan. Mais Cyan ne se donne pas la mène de l’achever, il souffle doucement sur les braises avec une haleine viciée. Suffisant pour que quelques flamèches se rallument.

— Aux dernières nouvelles, elle était en vie. Mais c’était il y a déjà deux bons mois.

Je reste muet. Deux mois. Même lui sait la réalité de la vie et la mort dans son organisation et a proféré les mots avec une simplicité étonnante. Peut-être est-elle morte, peut-être pas. Who knows ?
Who care.

Moi.

Mais alors que j’essaie de m’emparer de sa réponse comme un reliquat d’espoir, il rajoute platement.

— Et si vous continuez à gagner du terrain, il est probable que l’ordre nous soit donné d’abattre les quelques esclaves restants du Mystery.

J’envisage quelques secondes de lui éclater la face, juste une histoire de dent et d’un peu de sang, une histoire pour la raconter à Myaw ‘juste pour que tu saches que je pensais à toi’ mais je m’oblige à m’ancrer dans le sol. Il a dit ça sans animosité, une banalité comme le ciel est dégagé aujourd’hui, regarde la forme du nuage qui passe.

J’espère qu’on gagnera du terrain, puis la guerre, et que Myaw aura le droit de garder sa tête sur ses épaules.

Je relâche la pression sur mes dents et hoche la tête. J’ai envie de dire, merci pour les news bro, somehow encourageant, putain de tes mots, j’espère vraiment qu’on vous cramera tous, mais je ferme ma gueule.

— Mais hey, hauts les coeurs, t’es pas encore mort et vous pas gagné donc la blonde est p’t’être encore en vie.

Peut-être ouais.
Je suppose que d’ici quelques mois je saurais, parce qu’on leur aura roulé dessus. On pourra revenir dans les cendres de Little Angleton et sûrement qu’on fera les comptes, ceux qui sont jamais revenus, les déserteurs, ceux aux plaies tellement dégueulasses qu’elles peuvent pas être pansées. Ceux qui ouvriront les armoires, tireront les commodes pour dévoiler un haut oublié, une babiole à presser contre son coeur.

Je hausse les épaules, lui offre deux fossettes pour la fin de la journée. Il ne me flinguera pas, il n’a pas de réponses, j’ai besoin de rentrer chez-moi.
Sur cette pensée, mon cerveau me brûle brièvement en me demandant où c’est chez-toi putain Ian tu voudrais rentrer où ?! et j’ai pas du tout la réponse. Toujours est-il qu’il est temps d’me sauver.

Fou comme ce verbe peut avoir plusieurs sens.

J’espère que Myaw aura l’occasion de se sauver aussi.

— Hauts les coeurs, ouais.

Je fais demi tour d’un pas plus lourd que ce que j’aurais voulu, et lâche comme aurevoir.

— Puisse Rhyan nous protéger encore longtemps.

Et, les bronches pleines de cendres et de suie, pleines de souvenirs suffoquant et de réponses en demi-teinte, j’me casse.


… Fou comme ce verbe peut avoir plusieurs sens.