Jack Weiss s’arrête devant l’entrée du supermarché.
Vous vous dites sûrement que cette scène n’a rien d’exceptionnelle, mais si. Relisez bien. Jack Weiss, sobre, s’arrête devant l’entrée du supermarché. Jack Weiss, sobre et avec un mal de tête à en donner des envies suicidaires à un fantôme. Quelqu’un passe en lui rentrant volontairement dans l’épaule et en marmonnant quelque chose à propos des abrutis qui restent dans le passage et qui pensent être seuls au monde. En réponse, le sorcier noir grogne. Il n’a pas d’énergie à dépenser sur ce mec, pas aujourd’hui. Il lui a déjà fallu toute sa volonté pour venir ici.
Jack Weiss déteste faire les courses. Il est à ça de faire marche arrière et de passer une nouvelle journée sans rien avaler car il n’y a rien d’autre que ce supermarché à des kilomètres à la ronde. Le fait qu’il ai perdu son téléphone portable rend en même temps que les clés de sa moto – sa moto, oui - rend délicat les possibilités de trouver d’autres sources d’alimentation. La chasse, peut-être ? L’idée le renfrogne. Non, pas la chasse.
Mais quand même, Jack Weiss, faire les courses. Sobre, en plus.
Putain.
Nique le pain. Nique le jambon. Nique le beurre. Nique les sandwichs et nique sa vie. Finalement, c’est seulement en faisant appel à son don, qui visiblement meurt de faim, qu’il parvient à trouver le courage d’entrer dans le supermarché et d’en ressortir avec de quoi enfin manger après trois jours d’aller-retour journaliers et infructueux au supermarché.
De retour dans le petit appartement qu’il loue au milieu de nulle part – forcément, c’est accessible à pieds depuis le supermarché qui est, rappelez-vous, au milieu de nulle part – Jack s’affale sur le canapé, fronçant les sourcils à une tâche au plafond. D’une main il fouille dans son sac de courses, en récupère sans regarder quelque chose de froid dont il retire ensuite une partie de l’emballage. Il croque dedans et son expression se fige. Du beurre. Il vient de croquer dans sa motte de beurre. Le morceau de beurre incriminé est craché à l’autre bout de la pièce et le sorcier roule pour finir accroupi au sol à côté de son sac de courses en poussant un soupir. Comment en est-il arrivé là exactement ?
Pour ça il faut remonter un peu dans le passé. Ou beaucoup, c’est selon. Jack a plus ou moins profité de la guerre pour finalement s’éclipser, accomplissant de moins en moins de missions pour Croix au fur et à mesure que le temps passait et que la balance semblait passer du côté d’Orphéo. Pour faire profil le plus bas possible, il se considère aujourd’hui comme un sorcier solitaire et sans allégeance, bien qu’il évite aussi bien Croix qu’Orpheo comme la peste. Après une série de… Défaillances, de son corps de manière répétées sur six mois l’année dernière, il a enfin pris conscience du fait qu’il devait lever la main sur la bouteille. Ou plutôt, son don ne lui en a pas trop laissé le choix. Soudainement son désir le plus fort devenait de ne pas mourir. Son don, doté d’une volonté propre, soupçonnant fortement que ses « défaillances » étaient dues à une sursaturation d’alcool, il s’est mis à lui donner une violente aversion à toute boisson qui en contenait. Même le cidre, Jack a testé. En proie à des conflits internes particulièrement obscurs, tiraillé entre son addiction et la réponse de son don à chaque tentative d’y céder – migraines, nausées et autres réjouissances, son don est créatif – son sevrage a été difficile. Très difficile. Pour tout dire il n’a qu’un vague souvenir de la quasi intégralité de l’année passée. A moitié comateux, malade pratiquement tout le temps que ce soit de l’alcool, du manque ou d’une création de son don, il n’avait que très peu souvent les idées claires. Et finalement il a remonté la pente petit à petit jusqu’à ce qu’un jour son don ne lui fasse pas une misère pour une petite bière en terrasse et qu’il n’ait pas lui l’envie de s’en enfiler 10 à la suite. Maintenant, il boit du café le matin. Du café. Il s’est acheté une moto et le permis qui va avec, la première de façon légale, le second meh. Il n’a jamais eu d’accident non ? Tout allait bien, sa petite phobie des supermarchés et affiliés mise à part, jusqu’à ce qu’il se fasse voler ses clés de moto et se retrouve coincé ici. Depuis deux semaines maintenant.
En attendant d’avoir une brillante idée pour récupérer ses clés – comprendre : en attendant qu’un motard à qui « emprunter » sa moto passe dans le coin – le voilà à essayer de mener une vie « normale ». Ce qui lui laisse beaucoup, beaucoup trop de temps pour penser. Tout ce que l’alcool avait enfoui est revenu à la surface le hanter. Le meurtre de son père, le meurtrier qui court toujours (enfin, peut être, avec la guerre …?), Anja… Avant sa petite… Mésaventure, il dépensait beaucoup de temps et d’énergie à se tenir au courant des faits et gestes de sa sœur. Ses infos auraient probablement fait pâlir de jalousie Orpheo et rugir de colère Rosenrot. Il savait tant de choses, les querelles internes, la tentative de mariage avortée pour tenter de rétablir un semblant de stabilité, l’enfant d’Anja, la perte de pouvoir de sa sœur… Oh oui elle était dans de beaux draps. Mais dernièrement il n’a pas pu se tenir au courant comme il le souhaitait. Forcément, quand vous êtes lié par le sang à des WC ça devient délicat. Mais voilà, il est grand temps de reprendre du service. Pourquoi est-il si obsédé par sa sœur, il ne le sait pas trop. Il a en revanche déjà prouvé au monde que quand il a une obsession, il ne la lâche pas facilement.
Son estomac émet un son d’outre-tombe et le rappelle à la réalité, sa motte de beurre toujours en main. Il ne pourra jamais stalker sa frangine en émettant des bruits pareils alors que le succès de l’Opération Choper Anja Et On Verra Ensuite (OCAEOV) en dépend.
La première étape sera donc de se faire un putain de jambon beurre.
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