Saint-Remy de Provence, Juin 2022

Que faut-il que tu fasses pour réparer les blessures ?

Depuis la plage et le goût du sable, tu ne cesses de te poser la question. Le mépris de Green ce jour-là, sa disparition dans la mer alors que la pisse du médecin tachait encore le vent et que tu retournais à la maison pour prendre tes affaires et continuer à t'enfuir. Ça te martèle, depuis tout ce temps écoulé loin de ton aîné. Depuis, tu l'as vaguement recroisé, de loin à une soirée, la même soirée où tu as embrassé le guérisseur.

Que faut-il que tu fasses pour réparer les blessures ?

Bien sûr, il y a d'autres fêlures, d'autres couteaux plantés dans tes veines et qui font tout aussi mal, d'autres couleurs qui manquent dans ta tête. Ange. Ça fait plus d'une année désormais, bien plus longtemps même, mais il te manque toujours. Tu t'accroches à cette histoire pour ne pas sombrer dans le reste, tu t'accroches même trop, tu deviens la sorcières des contes de fée, celle avec un nez crochu et trop de chats. À envoyer des mauvais sorts sur les gens heureux.
Ange était heureux loin de toi et ça te brisait après tout ce que vous aviez vécu.

Mais, si tu ne trouvais aucun moyen de réparer ce qui avait été brisé entre toi et ton premier amour, tu avais eu une idée pour ton frère. Pour l'un d'entre eux en tout cas, celui qui protégeait une toute petite fille que tu aimais plus que tout en la dissimulant aux yeux de tous.
Ironie du sort, Elaïa, fille de la reine de Rosenrot et héritière du trône, obligée de vivre dans l'ombre des jeux de pouvoir pour survivre. Si l'organisation parvient un jour à se relever de la défaite de cette guerre infinie, c'est ta nièce qui sera amenée à régner sur l'une des organisations les plus noires du monde magique. Lourde couronne sur ses épaules de surfeuse et cet air un peu revêche qui caractérisent si bien l'enfant.

Assise à la terrasse du Roma, tu attends l'homme à qui tu as donné rendez-vous derrière tes toutes nouvelles mèches blondes. Au cœur de la Provence, l'été commence gentiment, sans la horde de touristes. Les rayons du soleil t'ont poussée à prendre une glace au melon, les criquets jouent en fond sonore et un voile de poussière sèche s'élève parfois sur le passage d'une voiture. Tout à une odeur de vacances et pourtant tu restes attentive, sachant les risques que tu prends ce jour-là.
Des risques pour reconquérir ton frère.
Tu voulais quelqu'un de doué, mais que tu n'avais pas croisé mille fois déjà et qui puisse risquer de te reconnaître, même derrière un déguisement – une nouvelle coupe, des fausses taches de rousseur étalées sur le nez, des lunettes de soleil qui te mangent le visage et quelques runes pour déformer tes traits. Mais quelqu'un d'efficace. Tout Rosenrot c'était grillé alors tu t'es tournée vers Croix ; plutôt un jeune de Croix.
Tu en as brièvement entendu parler ; il paraît qu'il est efficace. Qu'il a tendance à lire dans la tête des autres également, alors tu as dessiné quelques runes de plus pour bloquer cet accès, même si tu sais que par conséquent ça sera réciproque et que tu ne pourras pas utiliser ton empathie sur lui. Tu ne peux pas prendre le risque qu'il voie la Soul en toi, et encore moi qu'il y trouve Elaïa. Tu as besoin de cet homme pour t'aider à accomplir ton plan, et tu es prête à payer cher, très cher pour cela.

Le garçon avait un rendez-vous. Il était fort des succès de l’année avec Croix, avec Mohamed, des succès en lui même. Il était faible des émotions qui le traversaient de part en part à la nuit tombées, aux heures de rosée, aux allures de vin en terrasse et luxe de l’organisation. Alors il enfouissait, toujours plus profond avec toujours plus d’application. Inversement aussi doué qu’un chercheur d’or, il cachait ses pépites dedans, les

« - t’es chiant putain
- t’es têtu
- t’es lourd
- t’es insupportable
- t’es beau.
- …. et toi t’es vivant, ce qui va pas durer bien longtemps si tu continues à trainer par là. »

qu’il aurait voulu runer pour oublier — runer pour amplifier. Tant d’émotions dans une suite de mots si stupide !

Il venait au rendez-vous comme un vrai Croix, préparé mais pas trop, armé mais pas trop, runé mais pas trop. La mesure pour l’efficacité. Il avait eu vingt-cinq ans et c’était déjà être trop vieux pour les erreurs dans ce genre d’organisation. Il avait vérifié les trois armes à feu qu’il portait, aucune lame car il n’avait jamais pu éliminer sa maladresse face à l’acier.
Il s’assit face à la blonde. Il haissait de toute sa petite, petite âme le sud de la France mais on lui avait bien appris ça : ses goûts n’avaient aucune sorte d’importance. Qu’il déteste la chaleur, les touristes, les roches blanches, les pins, les terrasses hors de prix, la jetset débile, les ray-ban aviator, les pistes cyclables au bord de la mer, la mer d’ailleurs ! bleue foncé et paresseuse. Il haïssait les melons et le gout de la crème solaire sur sa langue trop proche des plages fréquentées. Il était anglais et le ressentait alors qu’il avait pris place face à l’inconnue.

Elle s’était runée.
Elle était au courant de son don à lui ou craignait qu’il sente ses intrusions à elle. Il se sentit nu mais il était plus habitué que ce qu’il n’aimait l’être et ne fit aucune remarque quant à la non-confiance qui allait régner. Au moins, ça mettait au clair le climat.

Adelman, se présenta-t-il. Il était ponctuel, professionnel et préparé, il attendait la suite et ce qu’on allait bien pouvoir lui proposer sur un plateau avec tant de précautions. Un assassina ? Quelqu'un d'emportant qui devait perdre sa tête ? Ce n'était sûrement pas Orpheo (tout le monde s'en tapait d'aller faire éclater des IBMM et des trains désormais, ça ne faisait plus de dissonances entre les noirs, il fallait qu'Orpheo crève, the end.). Alors des ennemis au sein même des organisations ? Il espérait que ça ne serait pas à propos d'humains noirs, il en avait sa claque de ces parasites inutiles et dissonants qu'il devait passer sa vie à nettoyer. Comme des punaises de lits, incrustés de partout, laids et vicieux, médiocres. Au moins, laver les locaux d'humains noirs payait bien et l'argent rendait le monde plus réel, tangible, accessible.

L'homme est fidèle au portrait qu'on t'a dépeint : jeune, plutôt mignon, ponctuel. Probablement armé également, mais qui es-tu pour juger avec tes lames et le petit calibre dissimulé sous ta robe d'été - quel cliché. En tout cas il a une certaine classe, très anglaise sur les bords. Une gueule de premier de la classe ; efficace. Exactement ce qu'il te fsut. Tu espères juste qu'il soit à la hauteur de sa réputation.

– Adelman.

Alors qu'il s'assied, dans son dos tu aperçois l'école qui ouvre ses portes et le flot d'élèves qui s'enfuit dans la cour pour goûter au plaisir de la fin de journée. Une gamine tient un ballon de foot entre les mains et tu vois les autres s'organiser autour d'elle. Elle détient quelque chose qui lui donne le pouvoir et la puissance, c'est comme ça dans toutes les civilisations, toutes les sociétés, toutes les générations. Celles et ceux qui ce que les autres convoitent dominent naturellement. Les Soul ont l'argent et la politique de l'autre côté, indétrônables aux côtés d'Anja.
Mais le problème des dominants, c'est que les autres les envient par la peur. La peur que la fille dans la cour ne veuille pas partager son ballon. Et si elle tend un peu trop sur la corde, si elle les fait patienter trop longtemps, il leur reste deux solutions : changer de jeu ou lui voler son ballon.
Il était temps de voler le ballon de la famille Soul.

– Rosa Frisbey

Coquetterie de ta part, tu as fait le choix de garder une couleur. Comme pour te sentir plus proche de tes frères, de l'armée colorée des âmes Soul.

– Merci d'être venu.

Tu as parlé en français, même si tu sais que ton accent trahira ta langue maternelle, tu t'accordes à ce pays que tu aimes tant, où tout te paraît plus calme et plus détendu. Tu aimerais beaucoup avoir l'accent chantant du sud, la patience de te poser l'été sous l'ombre des arbres pour jouer à la pétanque en buvant du pastis. Te laisser couler dans ce monde où tout est toujours si calme, si doux.
Peut-être que tu pourras le faire quand tout sera terminé. Venir t'installer ici dans un gîte, accueillir ta nièce l'été pendant ses vacances, adopter une chèvre pour ton jardin. Peut-être qu'Ange voudra bien revenir si tu n'es plus méchante, te faire des enfants qui joueront à capturer les libellules.
Quand tout sera terminé…

Tu sors une enveloppe de ton sac que tu déposes sur la table. Dedans il y a simplement une photo avec un nom. Rien d'autre. Pas de plan d'attaque, pas de timeline, pas de plan de construction – la cible est bien trop imprévisible. Tu sais que la mission n'est pas facile, c'est pour cela que tu as besoin d'aide. Tu aurais bien aimé exécuter tout cela toute seule, mais tu es trop faible et tu tomberais dans la gorge du loup.
Espérons qu'Adelman soit assez fort pour arracher une balle de mains aussi puissantes.

– L'ordre de mission est simple. Tuer Allen Soul.

Le visage de la fille ressemblait au refrain d’une chanson entêtante dont on n’en connait pas plus. Il essayait de graver son visage dans sa mémoire pour pouvoir s’en souvenir mais c’était compliqué sans qu’il ne comprenne pourquoi. Rosa Frisbey était face à lui sans y être vraiment ; il s’ébroua pour se sortir cette idée de la tête, vaguement gêné. Il savait que ses tripes lui disaient quelque chose, mais ses tripes n’étaient pas à être écoutées en rendez-vous professionnel. Merci d’être venu. Il hocha sèchement la tête ; il détestait le français de toute sa petite âme britannique, réellement. C’était tout plein de mots et de concepts difficiles à associer, des détours de kilomètres de longs pour dire des choses qui auraient pu être associées en deux mots très simples. Une tannée.

Une chèvre ça ne vit pas seul.

Il fronça les sourcils. D’où venait cette pensée absurde ? Nevermind.

Il essayait de passer en revue tous ses muscles pour les détendre. il n’est pas en danger, il ne devrait pas se sentir en danger. Et pourtant il plane une odeur d’orage dans le ciel bleu du sud de la france, une histoire de mouches surexcitées qui viendraient vous sucer les yeux. L'ordre de mission est simple. Tuer Allen Soul. Il ne sursaute pas et se saisit de l’enveloppe alors que dans sa tête, ça donne plus ou moins, bahhhh ouuuui, allons-y Rosa Frisbey, j’vais aller tuer Allen Soul comme ça avec mes bottes de pluie et mon ptit gun et j’vais le buter et repartir, tralalalilalalala ! N’importe quoi putain, t’as vraiment un alignement des planètes incroyable pour te foutre dans des situations poisseuses. Ça pègue, ta vie, Harry, comme ils disent ici. Putain, buter Allen Soul ! Putain. Mais il hocha la tête et ce fut tout. Motif ? Parce qu’il avait besoin d’un mobile pour abattre quelqu’un qui aurait pu provoquer une guerre entre deux clans. Il devrait sûrement en parler à Mohamed ; il se mordit l’intérieur de la joue en songeant à ce que ça allait provoquer. De la merde. Mohamed dira-t-il oui ? Moyens dont je dispose ? Parce que ce n’était pas la même d’aller buter un Soul avec toute la cavalerie, les chars d’assauts et des putains de fusils de chasse où juste lui, sa bite et son couteau. Il joua avec les angles de l’enveloppe ; mourrait-il comme ça ? Par loyauté… envers quoi et qui d’ailleurs ? Il se sentit comme un vulgaire mercenaire mais chassa cette pensée comme ou chasserait une mouche. Les mouches. Releva ses yeux verts d’eau sur la jeune femme : Récompense ? On ne tuait pas Allen Soul en échange de billets verts, il espérait que l'autre le savait et qu'elle savait aussi que ce qu'elle demandait, si ça frisait presque l'impossible, allait surtout avec des conséquences sur elle. Retiendrait-il son prénom entre ses dents closes quand un sorcier fouillerait ses limites de la souffrance à la recherche de réponses ? Quand la fratrie Soul lui arracherait les ongles ?

Tu te sens assez puissante d'un coup. Balancer ça, d'un coup, sur la table. Tuer Allen Soul. Tu sais, tu sais, le mec si puissant à Rosenrot que d'un claquement de doigt il pourrait obtenir qu'Anja lui fasse un massage des pieds ? Le mec qui a des pouvoirs tellement élevés qu'il te tue en clignant des yeux. Ouais, c'est lui là que tu dois buter, surtout zéro pression.
Et puis le dire te procurais aussi une sensation étrange. Tu as toujours cherché l'amour de ton père, tu t'es plié à tous ses désirs, ses entraînements les plus terribles, ses exigences les plus absurdes. Simplement pour qu'il te regarde et qu'il t'aime, car tu sais que c'est sur lui que repose toute la famille Soul, et que si ton père t'aime, ta mère t'aimera aussi. Tu ne le détestais pas, comme certains de tes frères. Tu n'avais pas envie de le renverser, de te venger, de lui arracher ses cordes vocales alors qu'il te criait dessus. Tu voulais juste qu'il te regarde et que, une fois dans sa vie, il te dise je suis fière de toi, ma fille. Même pas forcément besoin d'amour, juste savoir qu'à un moment donné, il t'avait donné une quelconque importance. Que tu n'étais pas cette constante déception à ses yeux.
Mais ça fait presque trente ans et rien n'a changé. Alors aujourd'hui tu peux le haïr, comme tous les autres. Aujourd'hui tu portes tes ovaires, tu tends une photo et tu balances son nom. Tuer Allen Soul. Détruire le père fondateur.

– Motif ?

Tellement, tellement de raisons. Quand le sang trahi le sang, il en faut pour qu'il tourne.

– Moyens dont je dispose ?

Précis, direct, Harry Adelman ne passait pas par quatre chemins. Au moins, malgré la moiteur provençale et la douceur de la lavande dans l'air, le rendez-vous serait expéditif.

– Récompense ?

Ça piquait. Mais tu as préparé ta réponse à l'avance, conscient que ça viendrait à un moment ou un autre sur la table.

– La place d'Allen Soul n'est un secret pour personne. Bien sûr, Anja von Duisbourg est l'image de Rosenrot, mais lui est un vrai marionnettiste. Et rien ne pourra avancer tant qu'il sera là. Vous disposerez d'informations extrêmement précises sur ses habitudes et sa manière de vivre. D'argent également, d'armes. D'hommes si vous le désirez, et de ma présence évidemment.

Tu te penches en avant, comme si c'était un secret que tu allais dévoiler ; c'est le meurtre de ton père que tu commandites. Et tu retiens tes lèvres de trembler.

– Mais au moment final, ça sera à vous de tirer sur la gâchette-

Tu ne veux pas que tes empreintes traînent sur le cadavre de ton père. Tu veux un inconnu, une certaine neutralité, que le sang n'éclabousse pas ceux que tu connais. Qu'il n'entache pas la famille Soul.

– Pour la récompense… disons que de la place se libèrera autour d'Anja, et qu'elle cherchera du sang frais pour les remplacer.

En disant cela, tu insinues qu'Anja est dans le coup, ce qui est un mensonge éhonté. Mais tu sais que si le père tombe, le fils pourrait reprendre sa place. Et Green à la place du roi sur l'échiquier de Rosenrot, signifie que tu ne seras pas bien loin derrière. Ce n'est presque pas un mensonge, donc. Un semi-mensonge.
Et tu sais pour avoir bien fait tes recherches, que Harry n'est pas forcément très élevé dans la hiérarchie de Croix. C'est aussi pour ça que tu l'as choisi lui, et pas un autre. Parce qu'il est jeune, parce qu'il a probablement l'ambition des sorciers noirs qui coule dans le sang, et qu'à risquer sa vie il peut obtenir en deux ans une place bien plus élevée qu'il n'aurait jamais eu en deux siècles chez Croix.
Échanger une vie à cirer les pompes de Dorian contre une place à côté du trône d'Anja. C'est une bien plus jolie vue que sur l'autre fou.

Petite sorcière aurait-elle fumé du crack ? se demande le garçon alors qu’il entend l’inconnue lui dire : La place d'Allen Soul n'est un secret pour personne. Bien sûr, Anja von Duisbourg est l'image de Rosenrot, mais lui est un vrai marionnettiste. Et rien ne pourra avancer tant qu'il sera là. Vous disposerez d'informations extrêmement précises sur ses habitudes et sa manière de vivre. D'argent également, d'armes. D'hommes si vous le désirez, et de ma présence évidemment, et puis encore mieux, mais au moment final, ça sera à vous de tirer sur la gâchette, et le coup de grâce : pour la récompense… disons que de la place se libèrera autour d'Anja, et qu'elle cherchera du sang frais pour les remplacer. Harry essaie de rester professionnel, mais il lèverait bien les yeux au ciel en soupirant avant de dire un truc du genre « mais mon temps il vaut pas des lentilles okay ? vous me faites venir pour rien, purée ! ». Mais il reste droit dans sa chaise et ses bottes et s’exhorte à être adulte. Il joue avec un morceau de serviette sur la table. Il n’a pas le temps de répondre que le serveur vient prendre leurs commandes avant de repartir prestement. Le garçon se rassied sur sa chaise, s’avance un peu vers la jeune femme qui sort de nulle part. Ou d’une autre planète. Ou d’une autre galaxie, même. Vous vous doutez que lorsque l’on me demande d’abattre quelqu’un, je mets les moyens pour y parvenir. Mes moyensIl se recolle contre le dossier de sa chaise. Il fait chaud, la France l’agace et perdre son temps, mon dieu, perdre son temps ! Il se saisit de son verre qui a fini par arriver et déclare platement : mais pensez-vous réellement qu’un mercenaire se paie à base d’ambition ? Il est assez intégré chez les humains innocents pour se fendre d’un sourire : on n’est pas loin de rémunérer un artiste avec de la visibilité. Harry avait besoin d’argent, parce que l’argent rendait le monde réel, accessible et tangible. Viable, aussi. Pas d’une place auprès de la reine Von Duisbourg qui l’effrayait — jamais. Proposer à un assassin de Croix une place auprès de Von Duisbourg, quelle étrange monnaie. Doutez-vous de la loyauté de nos membres à notre organisation ? Jouait-elle avec le feu, était-elle stupide, naïve, désespérée ? Il aurait voulu entrer dans son esprit et y fouiller les moindre recoins jusqu’à se débattre dans des toiles d’araignées, mais il effleura à nouveau les runes de précaution de la jeune femme et n’insista pas, trempant ses lèvres dans le liquide glacé. Pourtant, ç’aurait été fort utile pour lui de comprendre : elle lui annonçait Allen Soul sur un plateau comme s’il avait convoité sa place depuis des années — n’y avait-il pas des gens comme cela chez Rosenrot ? Des fous de la reine, des assoiffés du sang du roi. Le garçon ne lui proposerait pas d'autre nom dans sa liste, mais il n'en pensait pas moins.

Le serveur t'interrompt en pleine négociation et ça t'agace. Tu songes à Red qui, a ta place, le tuerait sûrement pour cet affront, mais toi tu restes le cul vissé à ta chaise à commander une limonade. Il a coupé ton élan en plein vol et tu recomposes lentement un visage alors que tu te sens déjà écrasée.
L'autre en face se penche vers toi et n'aide en rien.

– Vous vous doutez que lorsque l'on me demande d'abattre quelqu'un, je mets les moyens pour y parvenir. Mes moyens.

Non, tu ne t'en doutes pas, tu ne te doutes de rien car c'est la première fois que tu commandites un meurtre. Habituellement, c'est à toi qu'on tend un nom et un flingue, c'est toi qui appuie sur la gâchette. Tu te rends compte avec effroi de toutes tes maladresses dans lesquelles creusent Harry Adelman, tu te rends compte à quel point tout cela est ridicule. Tu ne te sens plus du tout puissante, simplement une gosse qui se fait remonter les bretelles pour une grosse bêtise.
Tuer papa, c'est une grosse bêtise.

– Mais pensez-vous réellement qu'un mercenaire se paie à l'ambition ?

Alors quoi ? Tu te sens t'enfoncer bêtement dans ta chaise et tu visualises le regard de ton père, tout le mépris qu'il avait lorsque tu ne parvenais pas à effectuer ce qu'il te demandait – trop souvent. Tu revois ce dédain et tu te dis que tu es bien sotte d'avoir pu imaginer le meurtre de ton paternel, qu'il a bien raison de te voir comme il te voit : tu n'es même pas capable de négocier quoi que ce soit. C'est Bianco qui devrait être à ta place sur cette chaise, Bianco saurait faire ça, lui. Il a tout appris d'Allen, il saurait parler, maîtriser l'autre. Bianco saurait même probablement appuyer lui-même sur la gâchette, de sang froid. Mais la mort du patriarche Soul ne lui apporterait rien de bon alors il ne se mêlera pas à cette histoire. Bianco s'en fout de toute façon, tout ce qui l'intéresse c'est le pouvoir.

– On n'est pas loin de rémunérer un artiste avec de la visibilité.

Sous la table, tu tords tes mains en te demandant pourquoi le serveur met tant de temps à arriver avec vos commandes. Tu aimerais pouvoir noyer ton malaise, retrouver entre deux glaçons une once d'assurance. Tu n'es pas faite pour cette vie là, tu devrais dire d'accord, pas grave, merci d'être venu vous m'enverrez vos frais d'honoraires pour le déplacement et disparaître, retourner te cacher. S'excuser envers Green serait probablement plus simple que de lui offrir la tête de ton père ; après tout il t'aime, tu le sais, il finira bien par te pardonner d'avoir laissé en vie ce guérisseur sur cette plage. Peut-être d'ailleurs que c'est lui que tu devrais aller crever d'une balle dans le plexus, ça c'est un cadeau à ta hauteur, même si ça t'attriste un peu de devoir descendre celui qui a sauvé le vert et qui a l'air si gentil.

– De quoi avez-vous envie ?

Ta voix est petite et ça se sent. Tu sais que c'est perdu, l'autre a pris l'aval, tu as juste l'air ridicule sous tes mèches blondes et, lorsqu'enfin le serveur pose ta limonade devant toi, tu portes le verre à tes lèvres et bois à grand traits, espérant que ce soit une potion magique capable de te faire disparaître.
Tu as 5 ans et tu es devant un jeu pour les grands dont tu ne connais pas les règles. L'autre peut te marcher dessus, s'il le veut, et il ne te restera même plus tes yeux pour pleurer.

Elle semblait se rapetisser de plus en plus et le garçon se demanda si les runes allaient finir par céder, ou non, s’il pourrait mettre son museau définitivement là où il n’appartenait pas. Les problèmes. Il la regarda devenir petite, petite, petite, se tordre les mains dans tous les sens et redevenir au fond, ce qu’elle croyait être. Pas ce qu’elle avait voulu lui faire croire à lui. Il n’était pas devin et n’avait définitivement pas accès à sa tête, mais elle reprenait sa vraie taille, comme un ballon de baudruche qu’on aurait percé. En même temps, qui aurait eu les couilles de buter Allen Soul ? De le commanditer ? D’en payer les frais et les conséquences ? Elle n’avait pas réellement préparé les chemins que prenaient cette discussion.

Bon.

De quoi avez-vous envie ? Envie ? Il se fit rafler par des images de mains sur sa peau, de doigts sur ses côtes, d’un effleurement sur ses abdominaux, de mots à l’oreille et de tendresse. Surtout de ça. De tendresse. Mais bien évidemment que le monde se fichait de ce dont il avait envie. Qu’est-ce que l’argent n’achète pas ?
Une chanson vint dans son crâne, tendue entre ses oreilles, looking for something to buy, put a price on emotion et il eu une moue de douleur, comme si on avait fouillé dans les délabres de son coeur, quelque part. Il accepta la vague qui lui gonfla la poitrine et la laissa passer avant de reprendre : pourquoi voulez-vous tuer Allen Soul ? Tout se monnayait, en soit. Pour de bonnes informations, pour les bonnes personnes, pour de bons motifs qui lui assureraient un futur, de l'argent toujours, sa santé et sa survie aussi, il irait peut-être au charbon. Mais la mission était si risquée et si incertaine, commanditée par une petite rien, minuscule face à sa limonade bue à grandes lampées. Qu'est-ce qui avait bien pu faire croire à cette femme qu'elle avait les épaules pour demander une faveur : une balle dans le crâne du patriarche à la fratrie arc-en-ciel ? Qu'est-ce qui avait pu lui faire croire que ça lui était permis, qu'elle en avait les moyens, le potentiel, les ambitions ? Il se demandait. Tout se monnayait, c'est vrai... Il glissa ses yeux sur le corps de la jeune femme : elle ne lui plaisait pas, mais ça ne changeait rien. Il ne comprenait pas comment l’écrabouillement d’une femme avait de la valeur — autant de valeur pour un homme. Il aurait pu lui faire céder un chantage sexuelle, mais ça ne valait pas grand chose à ses yeux. Peut-être lui manquait-il de l’ego, la volonté d’être au sommet de la pile, de broyer — comme Dorian. Sebastian n’avait pas l’air comme ça ; Mikeal avait l’air du genre à juste tout faire éclater autour de lui comme un mode de fonctionnement. Briser parce que c’est plus simple que réparer. Comme si conserver en l’état n’avait pas été le pire challenge de l’humanité.

Combien étais-tu prête à payer ? Pour un regard, un peu d'attention, un mot d'amour du bout des lèvres ? Combien peux-tu donner, combien peux-tu mentir ? Pour la mort d'un père, l'amour d'un ancien amant, l'amour d'un frère ? Tout s'achète et se négocie, surtout quand on a un nom comme le tien. Mais le possèdes-tu encore ? Peux-tu encore dire haut et fort que tu es une Soul quand tu t'apprêtes à tuer le père ?
À ne tuer rien du tout.

– Qu'est-ce que l'argent n'achète pas ?

La première réponse qui te vient c'est l'amour. L'amour ne s'achète pas, sinon tu serais aller déposer des trésors devant Ange, devant Allen. Si l'or avait pu faire briller les yeux de ton père, tu ne serais pas ici, dans cette situation où tu te dégonfles, terriblement gênée derrière ta limonade.
Mais l'amour ne s'offre pas non plus. Tu ne peux pas te pencher et lui dire Ok, tu tues mon père et en échange on devient amis, d'accord ? Promis promis je ne te trahirai pas. Et puis d'abord, tu ne sais même pas ce que ça veut dire, être amis. Ça sonne creux dans tes os. Les seules formes d'amour que tu connaisses c'est tes frères et c'est Ange et, encore, Ange c'est tout détruit.
Tes frères aussi, au final.

– Pourquoi voulez-vous tuer Allen Soul ?

Tu as envie de te lever, dire que c'était une blague, un test idiot de Croix pour tester sa loyauté, puis disparaître. Pour ça tu es forte, c'est bien la seule chose. Disparaître et te cacher ; qui te chercherait par ailleurs, qui aurait envie de retrouver la laissée pour compte ?
Tes barrières imaginaires sont tombées depuis bien longtemps et tu te demandes simplement si l'autre en face pensera à t'attaquer ou s'il préfèrera juste tout raconter à Dorian Cross. Qui en fera… tu en sais rien ce que le chef de Croix pourrait bien faire de cette information, la guerre est terminée depuis longtemps de toute façon, il n'a plus aucun intérêt à s'immiscer dans la vie de Rosenrot. Alors tu lâches des bouts des lèvres, terrible aveu soudain :

– Par amour.

Ou par manque d'amour, plus exactement. Mais comment expliquer cela à l'autre, comme lui expliquer ce qui te crève les reins, ce qui te bouffe quotidiennement. Et comment la mort pourrait t'apporter l'amour ?
Encore une fois, toute cette situation est ridicule et tu ne sais plus comment t'en sortir. T'as perdu absolument tout ascendant, comment Harry pourrait-il croire que tu as quoi que ce soit à lui offrir ? Tu aimerais que les runes qui couvrent ton corps puissent sauter, qu'il te voie telle que tu es et lise en toi toutes les cartes. T'ouvrir un peu, à quelqu'un d'autre que Green que tu ne vois plus jamais.
Mais les runes sont là et tout ça est vain.

– Pas d'amour, pas de puissance… Une tête pour une tête ?

Mais la tête de qui ? Qui un mercenaire pourrait-il bien vouloir voir mourir qu'il ne puisse pas lui-même tuer ? Tu n'as plus de cartes dans ton jeu alors tu brasses du vent avant de trouver un moyen de disparaître.

Ils jouaient à un drôle de petit jeu, les deux inconnus, sur la terrasse. Le mercenaire et l’enfant — un petit peu. Les minutes dégringolaient sur eux au rythme de leurs non-dits, de leurs manquements et des glaçons dans leur verre qui venaient geler leurs lèvres. Par amour. Il s’arrêta de respirer une poignée de secondes avant de se forcer à souffler. Elle avait l’air honnête — mais comment vérifier ? Une grimace de frustration attrapa sa bouche mais il la força à lâcher son visage. Elle avait l’air honnête, et son intuition ferait bien l’affaire. Il se garderait bien de faire des suppositions sur ce que voulait dire cette phrase, mais il ne l’oublierait pas. D’ici à ce qu’elle devienne une information utile…

Il attendit. Il avait la politesse de ne pas partir et l’éducation (ou bien le caractère, ou bien la possibilité de gérer ses émotions, qui sait) de ne pas faire un coup de sang. Il attendait presque qu’elle lui donne congé. Devait-il attendre comme un pacha qu’elle comprenne seule qu’elle devait partir ? Et alors il resterait là à terminer son verre dans le sud de la France qu’il haïssait à essayer de connecter les points entre eux. Il aurait pu parier qu’en demandant à droite à gauche, personne ne saurait reconnaître ce nom et ce prénom ; qu’elle se cache. Tous les clients se cachaient toujours. Il eut envie de sortir son arme et de la nettoyer comme anxiolytique.

Pas d’amour, pas de puissance… Une tête pour une tête ? Pas d’argent non plus, conclut-il tout seul. Il ne lui fit pas l’affront de lui dire l’évident : si il avait les moyens de tuer Allen Soul, il avait les moyens de tuer tout le monde (oh le beau prétentieux), peut-être pas Dorian, mais il était de Croix et il ne voulait pas voir son supérieur mourir. Il lissa ses fringues, ébouriffa ses cheveux bruns d’un geste adolescent et, avec un calme plat il énonça une vérité qu’elle aurait dû saisir plutôt que s’agiter : vous devriez partir. Il termina son verre. Il avait hâte d’aller voir la mer et de la haïr, la trouver trop molle, trop touristique, trop fausse. Trop chaude aussi, trop accueillante, trop continentale. Son île lui manquait comme un expatrié - la sensation ne s'était jamais estompé et il haïssait toutes les chambres d'hôtel, tous les appartements de planque. Même ceux à piscine. Il ne fit pas l’affront d’en prendre un autre et repris même : quand vous aurez une monnaie de valeur, je suis toujours joignable. La chaleur, toujours la chaleur qui rendait ses journées plus longues, plus détestables. Mais changez de patronyme la prochaine fois. Ni Rosa ni Frisbey ne sont très seyant sur vous. Il aurait voulu la faire sourire d’un éclat blanc pour rentrer dans sa tête, torpiller les runes pour en tirer des informations utile mais ne bougea pas d’un poil — ses fantasmes de pulsions étaient toujours restées sous son crâne. Ce n’était pas un jour à les réaliser.

La chaleur te colle soudain à la peau et tu regrettes le manque d'une brise pour jouer avec toi. D'un coup, tu détestes soudain cet endroit et ce pays. Il n'y a pas de manoir Soul en France ; tu t'es toujours dit que c'était la vieille rivalité entre Croix et Rosenrot qui faisait que ton père n'avait pas envie d'y mettre les pieds, mais peut-être que c'est simplement la chaleur et le bruit des grillons. Que tu as désormais envie d'écraser.
Ton cœur papillon se révolte dans ta poitrine, se renverse et voilà que tu détestes tout. Instable, si instable, est-ce pour cela qu'Ange t'a quittée ?

– Vous devriez partir.

Tu hoches la tête, tu es d'accord. Tu as l'impression d'être une gamine encore à l'école, assise devant son directeur, attendant sa punition pour pouvoir partir. Ou dans la cour d'Angleterre, observant ses gestes pour se sentir autorisée à bouger. Quel âge a-t-il, le mercenaire ? Pas beaucoup plus que toi, probablement même moins. Combien a-t-il bien pu tuer dans sa vie ? Sûrement pas tellement plus que toi. Vous avez combattu dans la même guerre, visées les mêmes têtes, fait jaillir le même sang. Alors pourquoi, alors que c'est toi la cliente et lui l'exécuteur, tu te sens aussi jeune et fragile face à lui. Pourquoi te plies-tu à ses ordres ?
Un court instant, tu aperçois dans les traits de Harry ceux de ton père. La menace de la cave au travers de la gorge, tu fouilles dans ta poche pour en tirer un billet froissé qui, tu le sais, couvrira largement vos boissons et un généreux pourboire. Mais tu n'as pas le courage d'attendre le retour du serveur.

– Quand vous aurez une monnaie de valeur, je suis toujours joignable.

Ça ne répondait pas à la question de ce que désirait cet homme. Fallait-il que tu le tortures pour obtenir son aide ? Y avait-il une femme, un homme qu'il aimait et que tu aurais pu enlever pour le faire chanter ? Mais les sorciers noirs ne savaient pas aimer, n'était-ce pas ce que ton père t'avait toujours appris ? Que personne ne sacrifierait quoi que ce soit pour ta tête.
Encore une fois, enfoncée dans ta propre solitude.
Peut-être que c'est un signe. Que tu t'es tournée vers la mauvaise personne, qu'Allen Soul est intouchable encore une fois. Que tu es incapable d'aller jusqu'au bout, de réussir à trouver quelqu'un pour t'aider dans cette lourdeur.

Tu es inutile, Bleuann, et tu n'es même pas capable de gérer le seul pouvoir qui aurait pu faire de toi un être intéressant. Je regrette le jour où tu es venue au monde. Nous aurions dû nous arrêter à Green.

Les mots de ton père plein la tête, tu poses le billet sur la table et tu le bloques sous ton verre à moitié vide. La gorge sèche, mais l'envie de fuir, tu es déjà debout lorsque l'autre ajoute :

[color=mediumseagreen– Mais changez de patronyme la prochaine fois. Ni Rosa ni Frisbey ne sont très seyant sur vous.[/color]

La pique te surprend et, étrangement, t'arrache un court rire rauque. Parce que la vérité que tu lui avoues à ce moment te paraît ridicule :

– Le vrai me va encore moins bien.

Les noms donnés par le père, enregistrés au-dessus de ta tête et qui te rappelleront pour toujours que tu fais partie de la grande famille Soul, de l'armée arc-en-ciel. Ça ne s'oublie pas, ce genre de choses. D'autres ont essayé avant toi, et ont oublié. Comme pour Rosenrot, il n'y a qu'une seule réponse au bout de la fuite : la mort.
La tienne, ou celle d'Allen, il faudra bien que cette histoire se termine un jour par un assassinat.

Puis tu recules de quelques pas avant de tourner les talons et de te fondre dans les ruelles provençales, cherchant à retrouver l'ombre pour fuir la chaleur.