Elle se faisait progressivement à sa vie chez les noirs. Sa vie de famille avait pris une place très importante chez elle. Instinctivement, elle cherchait à chérir ses enfants. Tout n'était que froideur et cordialité autour d'elle, elle mettait donc de la chaleur et de l'amour dans son foyer.

Elle oubliait, petit à petit, son ancienne vie, ses amis, son passé. Elle oubliait ses convictions, ses valeurs, ce qu'elle était. Elle se forgeait une nouvelle identité, pour se fondre dans ce nouveau monde qu'il l'avait contraint à tout abandonner, encore une fois.

Elle passait beaucoup de temps seule, chez elle, à s'entraîner, attendant ses avis de mission avec impatience. Attendant qu'on lui fasse confiance, qu'elle puisse faire ses preuves. Ses enfants prenaient beaucoup de son temps mais elle n'en avait pas assez. Elle avait besoin de faire quelque chose, de prouver qu'elle était digne, de prouver qu'elle faisait partie de cette fichue organisation. Elle se sentait délaissée et abandonnée, souvent.

Elle attendait.

Cela faisait plusieurs jours que Mohammed et elle était revenus à Sarzeau. Elle préférait leur maison, à Pornic. Ici, tout était … Froid. Elle laissait rarement d'autres sorciers approcher ses enfants. Elle les fuyait presque, sauf quand il fallait montrer ses talents en salle d'entraînement, être présente en salle de briefing, être partout où il fallait être pour le travail. Sinon, elle restait aux abonnés absents.

Les autres sorciers lui laissaient encore une impression... étrange, des sueurs, des frissons. Son organisme ne voulait pas être près d'eux. Elle avait encore du travail à faire pour se fondre complètement dans la masse. Elle avait encore l'impression d'être la brebis dans une meute de loup.

Elle mettait ses enfants au lit pour une énième sieste. Elle rechignait à chaque fois de les laisser. Une esclave était présente, implacable. Les ordres venaient de plus haut. Peut être juste de Moha, mais elle ne pourrait rien dire qui ferait que l'esclave s'en irait, la laissant elle aussi se reposer autour de ses pupilles.

Elle pourrait la tuer, ce n'était pas comme si aucun esclave ne disparaissait jamais d'un domaine comme ça juste parce qu'un sorcier avait voulu s'amuser ou parce qu'il avait besoin de passer ces nerfs sur quelqu'un. Mais l'idée d'ôter si gratuitement la vie de quelqu'un lui donnait encore la nausée. Et puis, elle n'était pas assez bien cotée à Croix pour se permettre ce genre d'excentricité. Elle s'en alla donc, non sans un dernier coup d'oeil à ses enfants déjà assoupis.

Elle sorti de ses appartements pour tomber sur... Harry. Oui. Il vient parfois dîner. On parle... Pas beaucoup. Je suis plutôt dans mes pensées ou à m'occuper de Pat et d'Elaïa. On me parle pas encore de missions ou de ce que les gars ont fait. On se fait des bonjours polis quand on se croise dans les couloirs et c'est tout. Ils attendent que je sois partie pour parler de serious business I guess. C'est pas comme ça que j'vais montrer à Croix qu'on peut me faire confiance et que je suis prête à aller sur le terrain.

M'entraîner ? Sûrement, c'est pas comme si j'avais beaucoup de choses à faire. Moi aussi j'aimerais bouger ou faire des trucs plus excitants que de rester à la maison tout le temps. Enfin, dans tous les cas je peux pas rester ici ou même l'esclave me remontrait les bretelles. J'en ai ma claque de me faire traiter comme ça alors que je suis une Cross.

Ouais. Sortir. Faire quoi, on sait pas. Aller donner de grands coups dans la porte de Dorian et lui hurler dessus de me donner des choses intéressantes à faire ? Ouais, se serait pas mal. Mais je crois qu'il est encore parti on ne sait où. Injoignable ce type, alors que c'est le seul qui a un tantinet le pouvoir de me réhabiliter par ici n'est-ce pas ?

Pfff. What a life.

Laure était… Laure. Dans ses rêves, elle apparaissait toujours coupée en deux ; il était incapable de lui faire totalement confiance. Quelque part, il était persuadé qu’au moment où ils détourneraient les yeux, elle s’en irait. Et ça lui semblait normal. Et il évitait de penser au fait que techniquement, même si on lui avait lavé le cerveau, Mohammed forçait quelqu’un à être sa femme. Il avait beau avoir été élevé à Croix, il avait surtout été élevé par ses parents qui s’étaient aimés du début à la fin et qui retrouvaient le lit conjugal parce qu’ils le voulaient.

Pas à cause d’un stupide nom de famille qui avait ligoté Laure ici. Il sursauta quand elle ouvrit la porte, Oh, euh, bonjour Harry. Mohammed n'est pas là et j'allais .., il fouilla son visage à la recherche d’une réponse qui arriva maladroitement : sortir. Il se sentit gêné qu’elle ne puisse même pas envisager qu’il venait la voir elle et il prit contact avec son corps pour ne pas rougir, comme en méditation, les pieds contre les semelles, ses mollets, ok, il leva les yeux sur elle en essayant de dire platement : j’allais courir et…

Il allait dire que Mohammed lui avait demandé de la sortir, mais c’était dégradant. Un vent les arrosa une poignée de secondes avant qu’il ne se trouve le ton approprié pour dire, maladroit : j’me demandais si tu voulais pas venir courir avec moi. La chaleur lui cuisait le dos. Elle n’était pas réellement plus âgé que lui et il se força à couper son don, ne pas lire dans ses pensées. Il était curieux pourtant, vraiment curieux : à quoi ressemblait sa vie avant ? Et ses amis ? Et elle aimait faire quoi, seule, quand il n’y avait personne pour la regarder ?

Il se rappela des esclaves sans cesse chez eux et se dit que sûrement, des moments sans personne pour la regarder, il ne devait pas y en avoir beaucoup.

Juste faire le tour de la propriété, pas long mais je…
Harry s’excuserait-il toute sa vie d’être lui, d’être là ?
Oui, sûrement. Enfin, si t’as prévu des trucs… et de euh, sortir. Ça ne faisait aucun sens et il ébouriffa ses cheveux bouclés pour se donner une contenance, largement dépassé par l’aura que dégageait la jeune femme : une dureté nette, les iris de ceux qui nagent à contre courant en ayant oublié ce qu’il y avait sur les deux rives. Ceux qui crawlent pour remonter sans se souvenir d'où ils viennent et de pourquoi, au juste, est-ce qu'ils ont commencé à nager. Sûrement qu'à sa place il aura pris le parti de se battre, mais se battre contre quoi, contre qui ? Elle était Cross et son sang tout comme son rang la dépassaient sûrement depuis longtemps, depuis qu'elle était arrivée, depuis qu'elle s'était mariée, depuis qu'elle avait eu un enfant, puis deux.

Les yeux de ceux qui ont bu la tasse et qui toussent encore par précaution, qu'ont trop peur d'avoir de nouveau de l'eau dans leurs poumons.

La gêne s’étirait au milieu d’eux, personnage largement remarqué de l’histoire. Elle avait dit oui, elle avait accepté en disant euh ouais bien sûr, laisse moi juste me… et il avait cru qu’elle allait en rester là, mais non : mettre des baskets. Elle était rerentrée dedans sans fermer, mais sans ouvrir la porte, et il avait trouvé ça un peu idiot étant donné qu’il était largement souvent chez eux, accompagnant Mohammed vraiment, vraiment souvent. Mais comme elle avait pas l’air avec lui, il comprenait.

Elle n’avait rien redit, s’était cassée seule, et se met à courir directement genre allez, Harry, on y va, on y va ! J’crois que c’est la première fois de ma vie que je cours sans musique. Il avait allongé la foulée pour la rattraper, peur qu’elle ait envie de faire la discussion et qu’il ait absolument rien à dire. Peur qu’elle ait envie de raconter des trucs et qu’il n’ait absolument rien à répondre genre oui désolé qu’on t’ait traité comme ça et qu’on t’ait arraché à ta vie et que voilà quoi, la vie doit être sacrément nulle, ça à l’air nul, moi quand on m’a enlevé ma famille j’ai trouvé ça particulièrement nul, nul à merde, voilà c’est dit. Il se concentra sur ses foulées et sur sa respiration. La brûle régulière et inconfortable de l’oxygène dans ses poumons habitués à courir jusqu’au malaise. Ah, la vie à Croix. Et parce qu’il était gêné par ce silence alors qu’il n’aurait pas dû pas, il dit mais t’irais pas plus vite en panthère un peu ?

Il ne sut pas. Honnêtement, il ne savait pas pourquoi il avait dit ça, et si c’était pas un peu plus ironique, l’air de dire, hé ho tu te traines. Il s’était entendu parler limite, parce qu’il avait voulu faire un brin de conversation, et maintenant elle était en mesure de le prendre mal. Il ne voulait pas vraiment qu’elle mute, en plus, parce qu’après elle aurait été nue dans les jardins de Croix. Et si Harry en avait rien à péter de la nudité des gens qu’il ne sexualisait pas, les autres auraient jazé. Il détestait les rumeurs, il détestait les on-dit (il détestait un peu les gens à vrai dire). Enfin, c’est pas que… maladroit avec les mots, l’assassin parfait ? Il s’humecta les lèvres, accéléra un peu pour se mettre dans les 80%, là où ils auraient du mal à parler et comme ça ça serait réglé. Ils auraient un goût de sang autour des gencives, ils galèreraient en coeur, et voilà. Il laissa sa petite phrase sans fin de phrase, amputée de tout sens et coula un regard gêné à Laure. Enfin, t’es pas obligée de ..

Bien sûr qu’elle est pas obligée de répondre, à vrai dire, parce qu’elle est supérieure à toi, Harry. . L’adolescent était maladroit, et il en avait bien conscience. Pataud, mais mignonnet. Mais pataud. Mais mignonnet, mh, mais vraiment, vraiment pataud. Heureusement qu’il courrait bien, s’épargnant la galère d’être en plus à la traine à cracher ses poumons. Il ne fumait pas, c’était bien à son avantage.

On parle pendant qu'on fait un footing à deux ? Y'a le temps ? Y'a l'énergie ? Y'a la respiration qui suit ? Je lui dis quoi ? J'fais quoi pour alimenter la conversation ? Faut que je parle ? Faut pas ? J'attends qu'il démarre ou j'dois commencer ?

J'entends ses foulées s'allonger et en très peu de temps, il est à mes côtés, et les questions reviennent. J'ai plus trop l'habitude de sociabiliser. Si Moha me fait chier, je grogne. Mes enfants c'est facile. Les esclaves, well... Y'a pas grand chose à se dire et j'ai plutôt l'impression qu'ils me détestent tous m'enfin bon. Et les autres de Croix, j'leur laisse pas trop l'occasion de m'approcher, je file comme le vent dès que ce que j'ai eu à faire est fait. Résultat, je sais pas comment on fait.

Je faisais comment avant ? Avant quoi ?

Comment j'ai fait avec … Avec … Avec... ?

Le nom lui échappe, une partie d'elle voudrait mettre la main dessus, une autre partie essaye de combler le mur. Cette partie d'elle doit lui être inaccessible, il y a pourtant plein de brèches. Elle sait qu'elle ne doit pas s'y engouffrer. Elle sait et pourtant, elle essaie de fouiller dans ses souvenirs.

Dorian qui tue. Dorian qui torture. Dorian qui viole.

Elle s'arrête là. Elle a un pincement au cœur, sa gorge se serre. Elle sait qu'elle doit pas aller plus loin. Elle sait que y'a eu un truc avant. Elle pense que ce n'était pas ce train train quotidien. Elle ne doit pas aller plus loin. C'est ça sa vie désormais.

J'ai pas de questions à lui poser. « Tu fais quoi dans la vie ? ». Well, je sais. « Alors tu viens d'où ? » Barbant. Comment on fait ? « Des missions intéressantes récemment ? » « Oh j'ai juste déglingué une bande de mêlés de cinq ans, rien de bien méchant ». Répugnant.

Non, non, pas répugnant. C'est ça qu'on aime. Oui. C'est ça qui est bien. Les mêlés sont des erreurs de la nature. Des erreurs de la nature. Mais c'est des enfants. Ils ne devraient pas exister.


Surprise qu'il commence le dialogue, je sursaute presque. Je reprends contenance. Moha lui a sûrement parler de mes pouvoirs, ou alors c'est monnaie courante chez les gens d'une même organisation de connaître les aptitudes des uns et des autres ? Je connais rien des autres. Enfin, j'crois que j'ai parcouru quelques dossiers que tout le monde peut consulter, au début.

Au début de quoi ?

Mais comme on me donnait rien en échange, j'ai oublié, j'ai pas mis plus d'effort que ça. Ptet pour ça qu'on me confie rien ? Faudrait que j'en demande peut être plus à Moha aussi. Je sais pas. J'en ai marre de rester juste cloîtrée chez moi.

Marre de cette vie.



Il accélère le pas, je suis. Tout de suite, je sens le rythme cardiaque s'élever. Bientôt toute conversation sera impossible. C'est lui qui commence à parler et c'est lui qui empêche la parole ? Bizarre ce type. Ou alors, aussi mal à l'aise que moi...



Il me fait penser à …

Il est... Gentil, en quelques sortes. Il essaie de prendre des pincettes, un peu, il veut pas me froisser et j'aime bien ça. C'est assez cute.

Je ris un peu et secoue la tête l'air de dire. Tout va bien, c'est ok, t'inquiète pas.


Je sais pas si je peux m'épancher sur tout ça. Mais bon.


Elle se souvient d'une course. Elle se souvient d'une forêt. Elle se souvient à quel point c'était exaltant. Elle se souvient qu'elle souriait de toutes ces dents, même sous sa forme animale. Elle se souvient comment c'était bien que ses foulées soient si naturelles, que la terre roulait sous ses grosses patounes de félins.

Elle se souvient de... De...

On refuse de se souvenir. Parce que c'est trop douloureux, parce qu'elle a encore perdu tout le monde. Parce qu'elle doit changer. Parce que c'est ça, sa vie, désormais.

Et que du coup j'me transforme jamais vu que ça m'épuise. Des fois pour Elaïa. Pour la réconforter, pour qu'elle dorme contre les poils tout doux, pour lui tenir chaud. Pat est encore trop jeune, il pourrait plus facilement faire une bêtise et les sens et les instincts sont beaucoup plus aiguisés sous cette forme. Je voudrais pas que ça dérape.

Le but c'est de renforcer son corps physique. A quel point je serais renforcée si je m'effondre au bout de cinq cent mètres ? A quel point je pourrais tenir le prochain combat si mon corps d'humain n'est pas au top de sa forme ?



D'ailleurs, lui il est quoi déjà ? Moha me l'a déjà dit. Mais mon intérêt pour les membres de Croix est assez minimal. Alors que, pour le moment c'est cool. Peut être que y'a plus de gens cool comme ça que je pense ici ? Genre avec Kare c'était de fou trop bien, une bonne grosse bouffée d'air frais qui faisait vla du bien.

Et pis le gars s'est fiché aux abonnés absents. Me laissant toute toute toute seule.

Peut être que y'a pas que des psychopathes comme Dorian.



J'essaie l'humour. On tente, on va bien voir ce que ça donne.

Il avait toujours adoré courir, cette sensation que son corps vaut quelque chose parce qu’il est inérétable, qu’il peut prendre de la vitesse et pour longtemps : une passion. Ça n’égalait sûrement pas les métamorphes, mais ces derniers ne couraient sûrement pas pour le plaisir sous forme animale. Il n’en savait rien, au fond, mais il aurait trouvé ça bizarre qu’un loup… s’entraine. Je maîtrise pas hyper bien mes pouvoirs. Celui là encore moins vu qu'il est apparu tard. Il ne savait pas ce que ça voulait dire, tard : il avait toujours eu l’impression de pas être seul dans sa tête, aucune intimité, les pensées des autres se déroulant dans son crâne depuis sa naissance. Peut-être était-ce une histoire qu’il se racontait ; romancer sa propre histoire arrivait souvent. C'est étonnant que tu connaisses l'existence de ce pouvoir d'ailleurs, j'le montre genre jamais. Il lui jeta un regard de biais, essayant de répondre sans y mettre trop de sérieux ou de poids : tout le monde se renseigne pour tout le monde. Ses pas sur le sol dur, le choc sur ses genoux reporté dans ses quadriceps. Certains ne sont pas réputés pour leur sang froid, c’est utile quand on n’est pas bien haut dans ; il reprit son souffle ; dans la chaine alimentaire de savoir quel foudre va nous tomber sur la gueule. Il sourit, il n’avait rien contre ça parce qu’il était lecteur de pensées et que les foudres, il avait appris à les éviter et que ses parents n’étaient pas du genre. Laure était placée haut dans la hiérarchie noire mais ostracisée et ça n’avait pas l’air de vouloir changer. Et puis, soyons honnête, tu suivrais pas le rythme face à une panthère. Il lui fit un grand sourire. Ses cheveux mi-long le gênaient et il les remis sur son crâne en répondant, joueur : try me. La course était prévue pour une dizaine de kilomètres et les panthères nébuleuses, si elles étaient rapides se fatiguaient vites (surtout sous une telle chaleur). Drainée par l’énergie nécessaire pour supporter son don, il semblait à Harry qu’elle aurait bien du mal à suivre la cadence.

Mais peut-être était-il un sale petit con prétentieux.

Sûrement.

La panthère lui mettrait dix kilomètres dans la vue, le dépassant comme le vent rattrape les chevaux. Mais elle venait de changer de vie et d'accoucher ; elle ne voudrait sûrement pas jouer à ce jeu là avec lui. L'avait-elle joué avec d'autres ? S'en souvenait-elle seulement ? Il captait des bribes qui lui arrivaient, mais elle avait un verrou mental et il le sentait bien.

Laure Cross en panthère courant dans les jardins du domaine, redevenant humaine et, complètement nue, au bras d’Adelman pour qu’elle réussisse à rentrer, épuiser, sous les yeux désespérés de Mohammed : j’voulais juste que tu l’emmènes faire un tour for fuck’s sake kid, juste profiter des fleufleurs et des abeilles, pas crever ses poumons et vomir dans les flaques !

Il chassa la vision de son crâne : la vie avait intérêt à se passer autrement.

C'est bien ce qui me semblait. Ça se fait vachement confiance entre collègues par ici hm ? Mais quand on a un déserteur dans les rangs ou un espion, mieux vaut savoir à qui on a à faire. Et puis même, niveau stratégie, bien plus simple de savoir à l'avance pour élaborer le plan de mission plutôt que de dire, une fois devant le fait accompli « eh au fait, c'est quoi tes pouvoirs » « bah j'suis hyper doué pour la cuisine ». Yes, on va étriper des gens et toi tu me dis que tu sais cuisiner, j't'ai pris parce que t'es mon pote mais t'es pas du tout utile en fait. J'exagère un peu, mais vous voyez le genre.



Ses phrases se coupent et s'entrechoquent sous ses foulées, que lui a voulu plus rapide. J'ai pour le moment pas de mal à suivre. Deux enfants à la maison, mon endurance est au top. Et j'me permets pas de rater les entraînements que je m'impose, et parfois, rarement, ceux que Dorian me fait subir.

Je hoche la tête à ses paroles. J'ai du mal à piger le fait que les sorciers ne sont pas égaux chez nous. T'es pas un misérable esclave Harry, du coup … Pourquoi cette … Peur on dirait ? Y'a vraiment des grosses bagarres entre sorciers ? Je côtoie vraiment pas assez les gens de l'organisation, je m'en rends compte. Je sais pas si c'est mal ou bien pour le coup, vu ce qu'il raconte. Pas très envie que quelqu'un me passe ses nerfs dessus. Enfin, comme si j'allais me laisser faire. Ou alors, serais-je « intouchable » vu que je porte le nom de Cross et que je suis pas juste membre de Croix ? Est-ce que c'est aussi pour ça que personne m'approche ? Et pas que parce que je laisse derrière moi une traînée glaciale et que je tire la gueule, je fusille du regard dès que quelqu'un vient vers moi. Même quand la personne passe juste derrière moi.

Ai-je envie de côtoyé ces gens ?


Une hiérarchie oui, mais s'en prendre à quelqu'un d'autre qu'un esclave, réellement ?

Puis, tout sourire, il me dit :


Oh comme j'ai envie de répondre à cette provocation. Oh comme j'ai envie d'exploser mes vêtements en mutant. Oh comme j'ai envie de lui mettre un cinq cent mètres à je sais pas quelle vitesse. Bref, de le fumer sur place quoi. Maaaaaais, aprèèèèèès. Comment dire. Bah j'tiendrais pas le reste quoi et c'est pas le but de l'exercice me semble-t-il.


Si tout se passait bien, si on faisait autre chose qu'un jogging, si on prévoit le coup, si... Peut être que ça serait fun. Je décide donc d'être raisonnable et non impulsive, pour une fois. De pas répondre à la provocation alors que dieu sait que je suis une tête brûlée qui n'a de cesse que de vouloir prouver qu'elle est capable devant tout le monde. Aurais-je appris à être plus patiente et prévoyante ? Avoir des gamins aide pas mal.

Oui, ça pouvait être une solution, lui mettre un sprint final dans les dents. Un bon compromis. Et je pourrais, au pire, aller m'écrouler chez moi, nue. Et personne pour dire « haaaan mais regardez laaaaa, elle trompe Mohamed olalaaaaa ». Lachez nous la grappe. C'était pas d'être nue qui me gênait, j'pourrais bien me foutre à poil devant tout Cross que j'm'en ficherai. Les ragots et les rumeurs par contre, c'est une toute autre affaire. Même si ça me passe par une oreille pour ressortir par l'autre, que je me fiche de ça, Moha pouvait peut être en être blessé. Il était assez prévenant pour que je ne lui inflige pas ça.

En attendant, j'accélère à mon tour les foulées.



On tiendra sûrement pas toute l'heure prévue à ce rythme mais au moins... On s'amuse … ?

Ils avaient le même souffle, les mêmes muscles, les mêmes coeurs. Il voudrait s’en persuader mais une petite voix lui rappelle qu’elle n’a pas grandi là. Elle est différente.

Lui aussi, depuis toujours. La chaîne alimentaire, carrément ! Mais elle plus différente que lui encore ; qui est-elle pour ne pas comprendre ça ? Personne ne s’en plaint réellement ; a-t-on déjà vu le mérou dire « ras la casquette de craindre les requins ! lourd un peu ! lourd ! » non.

Harry en avait pas ras la casquette parce qu’il savait qui il était et savait qui il n’était pas. Visiblement, Laure avait encore des efforts à faire de ce côté là. Elle était une reine et d’un claquement de doigts elle aurait pu avoir sa tête à ses pieds. Pas comme Anja Von Duisbourg mais pas loin.

Il n’avait pas peur d’Anja, le garçon, étrangement. Pas peur du tout. Une grande incompréhension entourait la reine écarlate ; il ne la comprenait pas et s’était pas gardé de violer ses pensées. En parlant de pensées, il eu vent des envies de Laure de lui écrabouiller son ego de sorcier noir, lui faisant dévoiler ses dents. Elle répondit pourtant Une prochaine fois, peut-être et il se demanda s’il y aurait une autre fois, rien que tous les deux. Ou à la fin ! Histoire que les regards n’aillent pas jaser dans tous les coins. Il hocha la tête, ses boucles sautillant sur son crâne, s’imbibant petit à petit de sueur. Elle se mis à accélérer aussi ; elle avait accouché, était plus petite que lui, était une femme. Il allongea la foulé, alors que : avant de voir si tu peux battre une panthère, on peut voir si tu peux me battre moi ! il accéléra aussi. Il savait l’inconfort il savait la douleur et n’avait pas peur de se casser les jambes en courant. Il resta à son épaule, les bras en balancier quand ils tombèrent sur un esclave décédé. Du sang coulait d’une vilaine plaie à la gorge et au torse ; qui s’était permis ça ?

Harry s’en fichait mais il pila net, largement mal à l’aise comme un enfant qui en aurait vu un autre arracher les ailes des mouches. Il ne comprenait pas et trouvait ça particulièrement cruel, mais il n’était pas câblé (on avait scié ces terminaisons neuronales là) pour juger de la violence ou du meurtre sur esclave. Toujours est-il qu’il avait pâli et qu’il grommela, sa voix de basse grise et bleue de malaise : onpeutfaireletourparlelacplutôt. Il avait peur de passer pour un sale faible d’être visiblement blanc face à Laure, mais tant pis, ça irait le dire à Mohammed qui ferait sûrement sa tête de « ah là là, les adolescents… plus ce que c’était » ou pas loin.

Il n’était pas un Soul ni un Cross.

Il était Harry, et tomber nez à nez sur un cadavre lui collait la gerbe. Il aurait voulu trouver une blague pour dissoudre la pesanteur des choses et de la vie, mais la mort ne l’avait jamais fait marrer.

Il accéléra.

Il accélère lui aussi le rythme, me suivant de près, se mettant à mon niveau. Je ne suis pas à fond mais... Peut être que j'ai encore visé trop haut. Peut être que s'entraîner seule c'est pas le bon deal pour progresser. Peut être qu'avoir quelqu'un pour sans cesse repousser nos limites c'est mieux. Peut être que je me suis trop laissée aller. J'ai pourtant l'impression de pas avoir molli. J'ai dû me remettre de mon accouchement, certes, avoir deux enfants à charge n'est pas de tout repos, re-certes, mais je me mets au travail, en fonction de mes capacités au début et ensuite, j'essaye quand même de repousser mes limites.

Pourquoi ça a l'air si facile pour lui ? Pourquoi mon corps est si faible ? J'pourrais toujours me dessiner des rollers pour aller plus vite. Un vélo. Un skate. N'importe quoi. Pourquoi j'ai envie de gagner ? Pourquoi mon ego décide-t-il de me faire des misères ? Pourquoi il ne peut pas fermer son clapet ?

Je vois une masse, par terre au loin. Je pense d'abord à un tas d'ordure que quelqu'un aurait jeté ici. Je pense ensuite à un animal mort. Et plus on se rapproche, plus je vois la couleur de la peau, pour au final arrivé à son niveau et je réalise que c'est véritablement un être humain qui git sans vie sur la terre. Je ralentis avant de continuer mon chemin en marchant pour finalement m'arrêter aux côtés de Harry. Le sang sec a coulé de sa gorge et de son abdomen. Je m'aperçois enfin que ce n'était qu'un esclave.

Elle se force à penser cela de cette manière. Elle sait qu'elle n'a pas le droit à l'erreur.

Je suis mal à l'aise. Je sais que les esclaves ne sont rien ici, juste de la marchandise, juste des objets sans valeur, remplaçables à l'infini. Juste de vulgaires humains. Mais avoir ça sous les yeux me dégoûte je ne peux retenir cette moue de dégoût. Cela me donne presque la nausée.


Je me retourne vers lui, qui est tout blanc. Au moins, on pensait la même chose. Ou au moins ressentait la même chose. Je me sentais mal pour cet être humain qu'on avait abandonné ici. Un autre esclave devrait s'en occuper. Un autre esclave devrait voir ce qu'il pouvait lui arriver si il faisait quelque chose de mal. Ou juste si son maître avait envie. Comment pouvait-on retirer la vie de cette manière, aussi impulsivement ?

J'aurais voulu sortir une pelle, j'aurais voulu sortir un brancard. J'aurais voulu faire quelque chose pour cet être qui avait juste été enfermé ici, comme tant d'autres, comme elle, et qui n'avait pas eu de chance. Mais je ne pouvais avoir d'état d'âme devant un membre de l'organisation. Devant personne en fait. Je pouvais juste garder ça au fond de moi, choisir de l'oublier, comme elle en avait oublié tant, choisir de pleurer quand je serais seule dans mon lit ce soir, loin des regards et des oreilles d'autres.

Harry reprends le rythme de plus belle et je le suis, sans faire d'autres commentaires. Si j'ouvre la bouche, je me trahis. Elle trahit ce pour quoi elle a tant travailler depuis tant d'années, oubliant son passé, qui elle était, ses amis et ses souvenirs. Si j'ouvre la bouche, peut être je vomis. Enfin éloignée à quelques mètres, le mort hors de ma vue, je reprends une grande inspiration, courant toujours, et l'air pur me ressaisit. On a pas besoin d'en parler pas vrai ? J'ai envie d'oublier. Je veux oublier le chaos dans lequel je vis, survis, tous les jours. Je veux oublier toutes ces tueries. Je voudrais tant être ailleurs, avec … Avec …

Elle sait qu'elle ne doit pas ouvrir cette brèche dans ces souvenirs.


Parce que malgré tout ça, la vision de ce corps reste ancré dès que je cligne des paupières. Ça reste présent dans un coin de ma tête pendant que je cours. J'ai presque peur d'en trouver un autre à chaque fourrée. Je sais que dans quelques heures, la trace aura totalement disparue. Je sais que si je me convaincs d'oublier, se sera oublié.

Tout en continuant de courir, je mute, fait exploser mes vêtements et ô combien il est plus facile de réfléchir sous cette forme. Tout est plus instinctif. J'arrive plus facilement à oublier l'être sans vie. Je regarde Harry, saute autour de lui, un bon mètre en moins, et étend mes muscles pour être plus vite que lui au manoir.

Le brun essaie de n’être plus que le rythme de la course, sa transpiration, ses muscles tendus sous l’effort de chaque foulée, mais il était aspiré par le bruit blanc qu’il croyait entendre en provenance de l’esclave mot. C’est rien que dans ta tête essaya-t-il de se convaincre, mais il n’avait jamais été doué dans l’auto-persuasion. Visiblement, la jeune femme non plus. Elle appuyait sans cesse sur le couvercle de ses souvenirs, il lui semblait que Baudelaire aura pu en parler. Presser le couvercle du monde sur la grisaille qui menaçait de s’en échapper ; ce n’était pas de la grisaille mais ce n’était pas des ombres, c’était son passé. Son passé, des morceaux d’elle, ce qui faisait que… il secoua la tête ; il réfléchissait trop c’était insupportable. On rentre ? Il répondit vigoureusement par l’affirmative mais, alors qu’il sentait son estomac faire des sauts et gargouillis forts désagréables, la jeune femme muta. Ses vêtements explosèrent sous l’expansion de son corps et Harry regarda, un peu émerveillé, la panthère qui avait pris la place de Laure. Leur cerveau s’adapte-t-il aussi ? Est-il toujours à base de pensées, de mots, de phrases ? Ou bien sont-ils images et sensation, présence absolue de l’animal ? Ils n’était pas si loin du manoir et Harry ne fit pas l’effort d’essayer. Il savait ses dons et pouvoirs cruels et il était définitivement secoué par le cadavre sur sa route, abandonné là. Il aurait pu balancer à la tête de Laure les pires cauchemars du monde (il maitrisait ça mal, mais mal !) mais il continua juste d’un trot de bonne allure sans sprinter, inquiet à l’idée de rendre le contenu de son estomac sur le sol. Il la rejoignit devant chez elle, l’heure n’avait pas entièrement tourné mais il avait eu sa dose de « sortir de sa zone de confort » pour la journée.

C’est là que la magie arrive, non ?

Il se rappela de quand il était tombé sur le journal intime de sa cousine, ouvert dans sa salle de bain privé. Where the magic happens !

Quelle cruche.

Il fit un signe de tête à Laure l’air de dire, ok, à la prochaine meuf. Elle était à peine plus âgée et avait déjà accouché des enfants de Mohammed qui était loin, loin d’être à peine plus âgé que lui. Il nettoya la gêne qu’il menaçait de s’incruster dans ses paumes en plantant ses ongles dans ses dernières. Il n’y avait aucun mal à se marier avec plus jeune, c’était même naturel, elle était jolie après tout et Mohammed… il n’avait pas d’avis sur son mentor, à vrai dire. Il ne devait pas avoir d'avis sur cet homme là qui le formait, lui apprenait autant à être un assassin hors pair qu'à évoluer et exister dans ce monde aux allures de couloir. Parfois Croix semblait être un chemin unique sur lequel marcher ; toutes les défiances n'étaient que souffrances et, aussi tentantes qu'elles étaient elles n'apporteraient jamais rien d'autre.