Elle avait imaginé cette scène un million de fois. Toutes différentes, des arrêts sur image, une à une, revu et corrigé, comme à la recherche d'une échappatoire. Carla s'était accroché au T-shirt ensanglanté et troué de Louis, cette part de lui qui l'avait suivie partout, cette part de lui qu'elle ne pouvait pas blesser. Ça au moins, elle en était certaine, alors elle serrait le tissu fort, elle le serrait de ses poings détruits et faibles avec pourtant une force qui était inimaginable.

Elle avait imaginé cette scène un million de fois depuis la forêt. Ce moment, cet affrontement qui tournait en boucle sous ses paupières lourdes alors qu'Alec posait ses mains sur elle pour lui donner un peu de magie avant de partir, alors qu'une jeune femme exécutait une rune sur sa gorge pour l'empêcher de vomir, alors qu'elle combattait les effets secondaires de la pilule du lendemain qui, comme une punition du karma, la faisait se tordre en deux. Si la rune l'avait empêcher de rendre tripes et boyaux, elle sentait tout de même le goût amer dans sa bouche, la gorge qui se bloquait parfois, les douleurs dans le ventre.
La peur aussi, des conséquences.

Elle avait imaginé la scène un million de fois depuis la forêt, chaque détail étudié et répété, chaque réaction réfléchie, comme si ça pouvait changer le court des choses, attendrir le moment et la douleur. Comme si, comme si, comme si… Comme si rien du tout, ça la détruisait de l'intérieur, ce combat, cette haine d'elle-même, mais qu'avait-elle fait encore, ne cesserait-elle jamais de détruire ?

Pourtant, lorsque Louis avait passé la porte, toutes les images, toutes les pensées avaient été immédiatement détruites, oubliées. Elle l'avait trouvé sublime bien qu'abîmé. En le voyant là, dans l'entrée, le corps amaigrit, la beauté fragilisée par la souffrance, tellement d'émotion étranges et nouvelles dans ses yeux, en le voyant là, elle ne vit pas l'amoureux. Cette image s'était effondrée quelque part dans son inconscient pour ne pas la détruire, pour, une seconde unique et effrontée, une seconde terriblement égoïste, écarter tout le reste.
Dans ses bras ballants, ses pas hésitants et ce silence lourd de tout, elle vit l'ami, le bout si précieux de cette bande, leur bande à l'odeur d'océan, l'adolescence déchaînée et passionnée entre les vagues. Oubliées les entailles, oubliés les cris, il ne restait que ce passé si fort qui les liait, cet amour que rien ne pourrait jamais détruire et qui surpassait tout encore, même le présent.
Elle savait qu'il y aurait des conversations, des larmes, peut-être même des rejets, mais lorsqu'elle vit Louis s'avancer vers elle, tout le reste se suspendit, et dans cet instant de grâce avant l'effondrement, dans cet infime moment avant le reste de sa vie, n'exista plus que lui, tout le reste effacé dans son regard, dans ces mouvements qui les rapprochaient.

Alors Carla, la Carla maigre, détruite, vidée d'énergie, la Carla qui portait toujours ce T-shirt sales, qui avait subi le coup de feu, le sang, le chlore, Carla se redressa dans le lit et glissa ses pieds nus sur le sol, trouvant une force nouvelle dans ses veines, qui l'entraîna dans une marche lente et vacillante, mais tellement déterminée.

Louis était venu.

Il ouvrit ses bras et elle tomba dedans, secouée contre les sanglots de Louis, secouée contre sa poitrine qui tremblait alors qu'elle avait l'impression que, s'il la lâchait, elle serait incapable de se relever. Son odeur l'envahissait et elle y retrouvait leurs années d'adolescence, les secrets des murmures du vent dans les champs, tous ces moments de vie qui les avaient forgé, qui leur avait appris à aimer.
Aimer si fort.

– J'ai cru que j'allais me laisser tomber.

Alors qu'elle aurait voulu qu'il ne la lâche jamais, il se détacha gentiment et se déposa sur le lit. Assise tout près de lui, elle avait peur que la moindre parole ne le fasse disparaître à tout jamais, qu'il n'ait été en fait qu'une illusion, une hallucination dans sa folie, et que d'un coup Louis disparaisse, ne s'efface de la réalité.

– J'ai cru que je t'avais tuée.

Il leva une main vers son visage et elle laissa la chaleur l'envahir contre sa tristesse, ce geste d'une douceur infinie et qui éveillait en elle quelque chose de si fort qui la submergeait entièrement. Elle eut envie de se fondre contre cette main, d'étirer ce moment le plus longtemps possible, de découper le temps aux ciseaux à papier pour ne plus jamais se laisser décomposer loin de Louis.

– Carla ? Je…

Il l'avalait dans ses mots.

– Je t'aime.

Tout le reste avait disparu. Il ne restait plus que lui et ses larmes brillantes, plus que cet amour qui brûlait, ces mots qui l'envahissaient et qu'elle gravait dans sa tête, par peur qu'ensuite il ne cherche à les reprendre, à les arracher de ses souvenirs. Il fallait les ancrer là, c'était nécessaire à sa survie. Tout le reste s'était effacé : Harry et le capot, Ian qui la retrouvait dans la forêt, la voix d'Ange au bout du fil, Luka qui…
Non, pas Luka. Luka ne pouvait pas s'effacer ainsi, pas la culpabilité, pas la douleur de son sacrifice.
C'était une torture que d'arracher ce moment au temps, de retourner à la réalité et d'abandonner cet instant volé, ces mots qui la remplissait tellement. Si elle avait pu choisir, elle aurait encore préféré devenir sourde, que l'amour de Louis soit la dernière chose qu'elle entende, que sa voix soit celle qui l'accompagne pour toujours. Mourir dans ses bras, mourir sur le son de cet amour. Mais Luka avait donné sa vie pour elle.

– Luka est partie à Sarzeau.

Sa voix était râpeuse, comme percée par la douleur et les émotions.

– C'était le prix à payer pour qu'il me libère.

Elle aurait aimé que ce ne soit pas ces mots-là qui sortent en premier, pouvoir répondre à l'appel de Louis, à l'amour qui distillait. Pouvoir lui dire tout ce qu'elle ressentait pour lui et le bercer dans ses bras et ses paroles, le prendre tout contre elle et oublier pour toujours tout le reste, recommencer à zéro, ne pas se soucier des mondes qui les entouraient.
Mais elle avait trop peur, un effroi terrible qui lui dévorait l'estomac et qui la retenait de tout. Peur d'aimer trop fort, trop mal, ou pas assez. Peur de, cette fois, ne plus être capable de se relever.

Louis était venu pour lui dire qu'il l'aimait, mais la réalité était restée là à les attendre et tout était toujours détruit.

Les mains de Louis s'amarrèrent dans celle de Carla qui s'accrocha à ce geste, à cette peau sous la sienne, à la caresse douce de cet amour filé. L'envie de disparaître dans ce contact, encore une fois se fondre contre lui.

– Luka trouvera…

Elle songea à Harry, aux balles qui avaient traversé son corps, à cette facilité pour lui de se glisser dans ces cauchemars, lui qui n'était pourtant pas le pire. De quoi étaient capables tous les autres si lui pouvait autant blesser les âmes, lui qui n’avait pourtant aucune envie de briser des gens ? Elle songea au monstre, celui aux yeux bleus et dont Luka était tombée amoureuse. Et si elle retombait sous son charme, si elle restait pour lui, dans cette emprise malsaine, prête à lui offrir son cœur et son corps.
Un corps sur un capot.

– Elle s'est jetée dans la gueule du loup pour toi parce qu'elle connaît le loup. Luka a déjà réussi une fois. Et… Et peut-être n'est-elle pas seule ?

Le loup aussi avait appris à connaître la biche.

C'était une autre nuit, une autre époque, une autre vie. Une plage grise, la fraîcheur de l'océan dans une nuit grisée par les nuages. Sur le sable, ils n'était que trois ; Luka, Louis et elle. Où étaient les autres ? Dans quels autres lieux, autres bras, autre nuit ? Elle ne s'en souvenait plus, elle ne se souvenait que de ces deux visages souriant dans la nuit, de la vieille bouteille au liquide translucide qui leur arrachait la gorge, au son de la guitare que grattait Louis assis sur un bout de bois.
Carla bu une gorgée au goulot avant de tendre la main vers Carla pour l'entraîner dans une danse sur le rythme lent des accords. Grisée par l'alcool, l'ivresse dans les notes qui les englobaient, elle s'était penchée vers son amie pour l'embrasser sur la bouche.
Elles avaient 17 ans et toute l'insouciance du monde.

C'était mort tout ça, tout était mort. Luka était partie, Ange et Louis l'avait suivie et les années étaient tombées, tout s'était écroulé. Quand tout le monde était revenu, il avait fallu reconstruire sur des fondations tremblantes, qui n'avaient plus les vagues, les chocolats chauds et les rires enfantins pour se rebâtir. Ils étaient devenus adultes et plus rien n'était simple.
Alors, si Luka revenait – mais reviendrait-elle seulement, et dans combien de temps – arriveraient-ils encore à reconstruire ? Où le béton était-il trop fissuré, trop dynamité, trop effrité pour encore résister ?

– Ange est parti après elle. Et je crois que Ian est en train d'essayer de retrouver Harry… celui qui m'a enlevée…

Le vampire aux canines rouges, qu'il avait plantées dans sa gorge. Carla songea au dessin abandonné sur un siège de voiture et se demanda s'il l'avait vu, s'il l'avait pris, balancé avec un air exaspéré dans la première poubelle venue. Des chauves-souris planant au-dessus de sa tête, des chauves-souris accrochées aux pensées de Carla.

– Est-ce que je peux t'embrasser ?

Avant que le monde ne termine de s'écrouler, avant que Luka ne revienne plus jamais, avant que Louis ne se rende compte des crocs qui avaient poussés dans sa propre bouche.

Louis hocha la tête et Carla passa ses doigts le long de la ligne de son menton avant de l'attirer vers ses lèvres pour l'embrasser longtemps, profondément. Un baiser mouillé de larmes, celle de Louis car elle ne parvenait même plus à pleurer. Elle tenta de figer le goût de ses lèvres contre les siennes pour ne surtout jamais l'oublier. L'amertume de l'espoir alors que tout restait si fragile et dérisoire.
Lorsque leur bouche se détachèrent, elle ne put se résoudre à s'éloigner de lui et laissa sa tête glisser contre sa poitrine, écoutant le cœur battre lourdement. Carla aurait aimé rester des jours, des nuits sur cette mélodie rythmée qui la berçait. S'endormir pour toujours, mourir pour un battement.

– Carla ? Est-ce que tu veux rentrer avec moi ?

Elle ferma les yeux, écouta le cœur battre plus fort

– Je suis désolé, Carla. Je suis tellement désolé.

Sa main caressa le torse, là où elle savait la cicatrice dessinée sur sa peau. Les bras de Louis, un refuge contre toutes les marées, contre toutes les vagues. Des bras qui arrêtaient toutes les tempêtes.
Sauf quand les tempêtes venaient de l'intérieur.
Elle se détacha à regret et le regarda dans les yeux.

– Louis, cette rune sur mon cou, c'est pour m'empêcher de vomir la pilule du lendemain que j'ai prise ce matin.

Ses doigts effleurèrent la marque sur sa gorge.

– Je ne veux plus de mensonges entre nous.

Mais malgré les mots, c'était difficile de dire la vérité. Difficile de tout détruire, tout balayer du revers de la main. Sa vie entière était construite autour de Louis, il était sa famille, son ami, son amant, son foyer. Et bien plus encore. Son passé et ce qu'elle espérait être son futur.
Un futur qui disparaissait dans les plis de sa gorge.

– J'ai envie de rentrer avec toi, mais… il faut que tu saches qui tu laisses rentrer chez toi.

Carla aspira une goulée d'air alors qu'elle revit le capot et Harry qui s'accrochait à son corps, à la jouissance aussi, ses jambes enroulées autour du vampire. Il avait tiré trois fois, et la troisième fois était né l'orgasme.

– J'ai couché avec mon ravisseur. Par choix. Alors qu'à ce moment-là j'aurais pu partir. J'ai choisi de rester pour coucher avec lui.

Il faisait mal, le bruit des mots, quand ils se teintaient des chutes de verre sur les carreaux. Elle avait la sensation d'avoir attrapé le cœur de Louis pour le rouler en une toute petite boule qu'elle avait avalée sans son autorisation. Au-revoir cœur de papier mâché.

– C'est moi qui ai merdé. J'arrête pas de faire n'importe quoi et je suis désolée. Je comprends si tu veux plus de moi, si tu n'as plus envie que je rentre avec toi.

Elle sentit alors son menton trembler, les larmes renaître. La pierre savait-elle encore pleurer ?

– Je n'ai pas envie de te perdre, Louis.

Et les blocs de granit qui s'effritent dans la gorge.

Everytime I get hurt, I get colder

Louis & Carla

« If the plan doesn't work, change the plan, but never the goal. »

Il y a dans ce baiser quelque chose d'oublié, de doux. Quelque chose d'immémorable, la fugacité de cet instant fragile. Carla glisse sa tête contre ma poitrine, son oreille contre mon cœur battant et ses cheveux pour chatouiller mon menton. Ma main hésitante vient les caresser, retrouver le bonheur de ce chemin familier. Combien de mains, dans tes cheveux ? Tant de questions qui heurtent et jamais de réponses. Mon cœur s'est asséché de nos silences.

– Louis, cette rune sur mon cou, c'est pour m'empêcher de vomir la pilule du lendemain que j'ai prise ce matin.

Ma main se fige dans un mouvement, entourée des cheveux de Carla. Emprisonnée dans les cheveux de Carla.

– Je ne veux plus de mensonges entre nous.

Moi j'ai envie de pleurer encore. Cœur asséché, corps desséché.

– J'ai envie de rentrer avec toi, mais… il faut que tu saches qui tu laisses rentrer chez toi.

Que je sache ? La vérité donc. L'immuable vérité couverte par les silences et les mensonges. Il est venu ce moment où j'hésite. La vérité fait mal. La vérité blesse. Douloureuse vérité. Je tergiverse, je me demande si je veux vraiment savoir. J'ai envie de boucher mes oreilles et d'ouvrir seulement les vannes de mes yeux.

– J'ai couché avec mon ravisseur. Par choix. Alors qu'à ce moment-là j'aurais pu partir. J'ai choisi de rester pour coucher avec lui.

Une image floue dans un endroit sordide. Carla au centre, nue. Une image floue et un homme quelconque à qui elle a simplement dit oui. Un homme dangereux. Je me rend compte que je tremble. Je tremble de peur.

– C'est moi qui ai merdé. J'arrête pas de faire n'importe quoi et je suis désolée. Je comprends si tu veux plus de moi, si tu n'as plus envie que je rentre avec toi... Je n'ai pas envie de te perdre, Louis.

Je ne pleure plus ; c'est elle qui a les larmes aux yeux, prête encore à succomber à cette douleur de vivre. Pourquoi c'est si difficile de simplement s'aimer ? Avec une douceur infinie, comme si j'avais peur de la briser, de déchirer des lambeaux de son âme et d'émietter le reste de son cœur, je la décolle de mon torse. Mes mains restent dans les siennes, moites de cette peur qui colle. Je joue avec, sans raison et cela me calme un peu. Les doigts dans les doigts, caresses et chatouilles. La sensation de sa peau, encore et toujours, comme un baume sur une plaie.

Ma voix rauque brise l'attente :

- Je... Je ne veux pas te perdre non plus.

J'ai imaginé, ne serait-ce qu'un seul instant, partir. Je n'ai vu qu'une lande déserte, un paysage désolé où ne souffle même plus le vent. J'ai senti l'indifférence à la vie et le dégoût de l'amour. J'ai balayé d'un coup cette image néfaste. Jamais. Jamais je ne veux perdre Carla.

- J'ai vécu l'enfer sans toi. Sylvester m'a ramassé, comme un oisillon tombé du nid, éclaté sur le sol.

J'inspire une gorgée d'air, étouffé des mots qui ne sortent pas.

- Je veux rentrer avec toi, mais...

Mais ? Mais quoi Louis ? C'est quoi derrière ce mais ? Je ne peux plus faire demi-tour. Je n'ai pas le droit de fuir. Je n'ai pas le droit, ni pour elle, ni pour moi.

- Mais il faut qu'on apprenne à vivre autrement.

La peur explose. Mon cerveau explose. On parle du prince et de la princesse, dans les livres pour enfant. Ces conneries de rôles qu'on nous demande d'endosser pour nous préparer à nos vies plus tard. Il faut que le garçon soit un gentleman et protège la fille. Il faut que la fille soit douce et belle, qu'elle admire le chevalier à sa rescousse. On ne nous apprend pas à nous aimer dans la diversité des sentiments que peut explorer l'amour. On ne nous dit pas que deux princes ont le droit d'être heureux et d'avoir beaucoup d'enfants. Les princesses jouent entre elles, ce ne sont que des caresses maladroites. Au final, il doit toujours y avoir un homme et une femme, c'est une sorte de pacte tacite pour être acceptable. Je crois qu'on a donné, ça ne marche pas pour nous. C'est Carla mon chevalier.

- Je veux qu'on soit plus libre. Que tu sois plus libre. J'sais pas comment faire autrement parce que sinon on se ment ou on dit rien. Je sais que tu m'aimes. Mais quelque part, t'aime Ian aussi, vrai ? Et ce mec ? Harry ? Tu l'aimes peut-être pas, ou peut-être que c'était l'envie. Je suis pas dans ta tête, mais j'veux plus que t'ais honte de toi. On n'est pas tous fait pour être un prince et une chevalière.

Mes lèvres qui tremblent. Mon corps qui tremblent. Ma tête en vrac. Les nerfs en boules...

- J'veux juste qu'on s'aime.

Je la regarde dans les yeux. J'ai plus de larmes moi, juste une peur atroce qu'elle s'en aille. La peur a mangé le reste.

(c) DΛNDELION

[/quote]

Les doigts de Louis s'entrelacèrent aux siens et elle se raccrocha à ce contact pour suivre le silence de coton qui s'était installé après ses mots. Carla ne pouvait pas renier qui elle était, même par amour. Elle ne pouvait pas tout repousser pour toujours ; elle avait essayé mais avait bien vu où ça l'avait menée : aux bras de Ian, au capot de Harry.
Destructrice tornade.

– Je… Je ne veux pas te perdre non plus.

Le perdre aurait le goût de la déchirure, de l'abandon. Comment s'en remettre, comment tirer sa tête de l'eau après tout cela ? Retomber dans cette longue litanie si familière : les joints dès le réveil, l'alcool à la place du sang, les fêtes contre les tympans ? Retomber là-dedans une fois de plus jusqu'à ce que sa santé soit tellement détruite qu'elle puisse en crever.
C'était sa seule certitude : elle avait besoin de Louis de sa vie, comme d'une bulle d'oxygène.

– J'ai vécu l'enfer sans toi. Sylvester m'a ramassé, comme un oisillon tombé du nid, éclaté sur le sol.

Les doigts de Carla serrèrent ceux de Louis un peu plus fort, comme les serres d'un rapace. Comment pouvait-on s'aimer aussi fort et se faire tant de mal ?

– Je veux rentrer avec toi, mais…

Elle attendit la suite, les sanglots bloqués dans sa gorge, les larmes qui avaient désormais balayé ses joues comme les embruns de Little Angleton.

– Mais il faut qu'on apprenne à vivre autrement.

Vivre autrement, mais comment ? Elle avait beau tenir des discours sur la déconstruction, avoir lu des bouquins, écouté des podcasts, elle avait grandi dans ce seul modèle que la société semblait reconnaître et admettre. Le couple à deux, de préférence hétérosexuel. Les autres s'étaient les parias, ceux qui cherchaient encore, qui n'avaient pas trouvé l'âme sœur, celle avec qui fonder une famille, des enfants. Ceux qui, un jour se rendront compte de leur erreur et regretteraient de ne pas s'être pliés au jeu.
Mais quel jeu pourri s'il fallait être malheureux !

– Je veux qu'on soit plus libre. Que tu sois plus libre. J'sais pas comment faire autrement parce que sinon on se ment ou on dit rien. Je sais que tu m'aimes. Mais quelque part, t'aime Ian aussi, vrai ? Et ce mec ? Harry ? Tu l'aimes peut-être pas, ou peut-être que c'était de l'envie. Je suis pas dans ta tête, mais j'veux plus que t'aie honte de toi. On n'est pas tous fait pour être un prince et une chevalière.

Elle lut les tremblements sur les traits de son amour et y déposa ses doigts pour les rassurer, caresse furtive et pour toujours redevable de l'avoir comprise, d'avoir lu en elle tous ces amours qui se battaient, qu'elle-même ne comprenaient pas. Ces amours infinis qu'elle avait pour ceux qui l'entourraient, qui parfois descendaient dans son bas ventre, parfois remontaient dans sa tête et bourdonnaient. Tout ce que Carla essayait de contenir et qui désormais s'étalait au grand jour, chamboulé dans cette chambre trop blanche.

– J'veux juste qu'on s'aime.

Elle avala sa salive et les larmes pour mieux observer le visage de Louis, découpé par le sillon des larmes séchées, creusé par l'inquiétude et la douleur. Plus jamais ça.

– T'aimer, je sais faire.

Ils n'appartenaient pas l'un à l'autre, ils s'appartenaient pleinement, mais dans un amour qui les rapprochait. C'était l'amour qui les avait écorchés, mais c'était l'amour qui les tenait encore.

– Merci Louis. De m'aimer comme je suis, de ne pas essayer de me changer. Je ne suis pas certaine de ce que je veux, de comment ça marche tout ça, mais je sais que je veux essayer à tes côtés.

Elle passa une main sur sa joue pour faire disparaître les larmes, avant de l'enrouler dans le T-shirt de Louis, celui qui l'avait suivie dans toute son aventure.
Puis, parce que l'amour c'était aussi les amis, elle laissa les mots se raccrocher entre eux.

– J'espère que Luka reviendra.

Qu'un jour ils puissent se tenir tous face à la falaise, dans cet amour étrange qui les avait forgés.

Louis, l'ancre dans toutes les tempêtes. Comment pouvait-il l'aimer autant ? Après tout ce qu'elle avait fait, tout ce qu'elle avait été ? Mais ça n'avait pas d'importance. Désormais, le monde pouvait bien s'écrouler, Louis aimait Carla et c'était tout ce qui comptait à ses yeux.

– Moi non plus, j'sais pas comment ça marche. J'suis pété de trouille.

Ils étaient deux enfants avec des questions d'adulte. Comme toujours, Mais est-ce que ça n'avait pas toujours été ainsi entre eux ? Louis et Carla avaient grandi ensemble, avaient découvert la vie ensemble. Ils avaient partagé les devoirs de maths juste avant les cours, tiré sur les mêmes goulots de bouteilles, sauté des mêmes falaises. Et, s'il y avait eu un moment d'égarement, d'éloignement où chacun s'était un peu perdu dans sa vie, ils s'étaient retrouvé là où ils auraient toujours dû se diriger.
Ce n'était pas un échec, c'était aller ensemble vers l'avant, vers l'inconnu, mais main dans la main. Main dans la main avec tout le reste de la bande également, ces cœurs turbulents, mais soudés, toujours là les uns pour les autres, quoi qu'il advienne, quoi qu'il se passe. Pas de chaînon manquant dans cette farandole, il fallait que Luka revienne…

Louis s'abattit sur le lit dans un soupir. Ses cheveux étaient tombés en auréole autour de sa tête et on aurait soudain dit un enfant dans toute la fragilité qui le caractérisait. Malgré la tension de toute cette situation, Carla ne put s'empêcher de, égoïstement, le trouver beau.

– On la ramènera. Si elle revient pas d'elle même, on le fera.

Il se redressa et elle attrapa ses yeux dans les siens.

– T'imagines pas le monde qu'il y a derrière elle.

Oh si, elle imaginait très bien. C'était les mêmes que derrière elle. C'était Ian qui brûlait des appartements pour la retrouver. C'était Ange qui répondait au milieu de la nuit pour la sauver. C'était Luka qui se sacrifiait pour la sortir de là. C'était Louis qui la retrouvait – qui, d'ailleurs, avait bien pu le prévenir ? Ils étaient une famille, soudée par l'enfance et l'adolescence, par des promesses murmurées par les braises autour des feux de camp. Le même sang dans les veines, des frères et des sœurs du malheur, toujours là les uns pour les autres. C'était l'amour, c'était tout plein d'amours, différentes. Elle n'éprouvait pas la même chose pour Louis que pour Ange, ou Ian, ou les autres. Mais la même beauté, la même nécessité en émergeait.
Aimer encore et encore, à flots perdus.

– Votre monde me fait peur, mais parfois j'aimerais pouvoir entrer dedans, pouvoir moi aussi aller chercher Luka.

Elle se sentait démunie, inutile. La seule chose dont elle avait été capable face à Harry avait été d'essayer de lui tenir tête avant de se faire transpercer par les balles.

– Ne pas rester derrière, à attendre votre retour à Little Angleton.

Femme de guerre, éplorée par le départ des soldats.

Carla se laissa tomber à son tour sur le lit, et attira Louis par le bras pour blottir sa tête contre son épaule, le plafond toujours aussi aseptisé que le reste de la chambre au-dessus de ses yeux. Elle aurait souhaité que ce soit le ciel et les étoiles filantes, pour combler les mille vœux qui lui crevaient les entrailles.

Le regard de Louis sur elle, dans lequel elle pourrait se perdre et se fondre. Sa peau chaude, l'intensité de son amour qui jamais ne semblait mourir. La profondeur de cette relation qui enlassait les sentiments comme des racines, increvable. Et qui pourtant risquaient chaque jour de crever un peu plus douloureusement.
Carla sentit une brise caresser son visage et ses cheveux et elle ferma les yeux, laissant la magie lui couler dessus. Est-ce que ça faisait mal ? De voir les autres relier par ce qui lui manquerait toujours ? De ne pas les voir trembler de froid en sortant des flots ? De les voir se lancer sans la moindre peur du vertige ? Oui, bien sûr que c'était douloureux de savoir que malgré la force de son amour pour ses amis, elle avait grandi à l'écart, qu'on lui avait toujours menti, dissimulé une partie de la vérité. Que l'histoire qu'ils écrivaient n'était pas tout à fait la même que la sienne.

- Tu sais Carla, ça aussi j'suis désolé. J'aurai jamais dû te laisser croire que tu pouvais pas. J'aurais pas dû faire ça, j'aurais dû te demander si tu voulais te battre.

Un sourire triste vint éclore sur ses lèvres. Avec quelles armes ? Harry avait un flingue et les yeux du monstre, qu'aurait-elle pu faire face à lui ? Elle était une chevaleresse avec un bouclier fendu et une épée rouillée. Tout juste de quoi filer le tétanos au méchant.
Même pas de pieux à planter dans le coeur de ses ennemis.

- Tu veux te battre ?

Elle posa sa main sur le torse de Louis, ce corps qu'elle connaissait par coeur, qu'elle avait rêvé, aimé, exploré. Ces muscles forgés par les entraînements, par le danger, par la nécessité d'éviter la mort. Ces cicatrices dessinées par les coups et les douleurs.

[color=nutella]- Je ne crois pas que j'en serai capable.[/i]

Elle releva son T-shirt pour regarder la trace laissée par la balle sur son corps. Une parmi tant d'autre, les brûlures, les coupures, les bosses qui recouvraient un peu son corps. C'était ses souvenirs à elle, comme ses amis qui avaient la mémoire de leurs combats sous la peau, elle avait celle des coups.

- J'ai toujours sur encaisser les coups. Jamais en donner.

Carla se redressa sur son coude afin de pouvoir mieux regarder Louis.

- Je sais, tu me diras qu'on peut toujours apprendre à viser juste, à utiliser une arme, à frapper au bon endroit. Mais je n'ai pas envie d'apprendre, je n'ai pas vraiment envie de faire partie de cette guerre, même si je sais que vous faites tout cela pour protéger les innocents comme moi. Tout ça c'est... c'est déjà beaucoup.

Et elle se pencha un peu plus vers lui, ses lèvres à quelques millimètres des siennes, ses yeux déjà noyés dans l'océan.

- Un jour je serai vieille et toi tu auras à peine l'air d'avoir quarante ans. J'ai pas envie de perdre du temps.

Sa bouche effleura la sienne, dans un mouvement cette fois plus doux et contrôlé, moins désespéré. Il lui avait manqué.

Il lui semblait parfois qu'elle aurait pu le briser avec une facilité déconcertante. La gentillesse qui émanait de Louis était sans doute sa plus belle qualité comme sa plus grande faiblesse. Comment faisait-il pour l'aimer encore ? Ca effrayait Carla, parfois. Ca l'effrayait autant que ça remuait des choses en elle.

- Oui, c'est déjà beaucoup.

Son souffle à quelques centimètre à peine de ses lèvres. Elle essaya d'imaginer Louis plus âgé, des rides au coin des yeux, des cheveux devenus blancs. Une image qu'elle ne verrait jamais. Plus le temps passerait et plus il aurait l'air jeune en comparaison d'elle. Le corps trop humain de Carla suivrait sa destiné, la peau et les muscles s'affaissant, sa mémoire perdant peu à peu les souvenirs. Un jour ils se retrouveraient tous autour de son cercueil, puis il faudrait bien retourner à la vie, à leur vie.
Que deviendrait-il après elle ? Peut-être qu'il retomberait amoureux et que, cette fois, il aurait des enfants. Une autre vie s'ouvrirait à Louis, une vie dans laquelle elle ne serait qu'un vague sourire sur une photo que l'on pose sur un rebord de cheminée.

Elle caressa sa bouche reflet de ses désirs. S'accrocher encore et encore pour oublier qu'au bout, il y avait le temps et que le temps finissait toujours par tout déchirer.

- J'veux qu'on vive assez pour au moins deux vies.

Et il baisa sa bouche avec toute la passion qui les caractérisait, toute cette folie, tous les drames qui jonchaient leur vie. Ils n'étaient pas un couple comme les autres, ils n'étaient pas des jeunes comme tous les autres. Alors que les gens autour d'eux aspiraient à des futurs définis, des mariages, des gosses, une grande maison et des chiens, eux voulaient juste pouvoir vivre. Étirer le temps encore quelques instants, s'embrasser jusqu'à manquer de souffle.
Carla mordilla la lèvre de Louis avant de se redresser un peu. Elle sentait ses os encore traversé par la fatigue, mais un regain de désir cognait dans son ventre.

- Je veux qu'on dresse une liste, la liste de toutes les choses qu'on veut faire ensemble, une liste infinie.

Sur une page, mille page, mille carnets remplis de petits caractères. Autant de souvenirs plus vrai qu'une photo jaunie par le temps, mais tous leurs espoirs, tout leur amour inscrit en noir sur le blanc du papier. Une liste pour imaginer le futur, mais aussi pour se rappeler le passé. Pour que, le moment venu, quand sa main veinée et ridée lâchera celle de Louis, il puisse se raccrocher à leurs rêves et à tout ce qu'ils ont su réaliser sur le rythme de l'amour. Parce qu'un jour il devrait vivre sans elle et qu'elle ne voulait pas qu'il s'oublie ni ne l'oublie. Carla voulait qu'il continue à être lui pour toujours, qu'il continue à rêver pour deux comme il avait toujours su le faire. Les idées grandes comme des villes alors qu'elle traînait toujours un peu les pieds dehors, trop cynique et réaliste pour s'enfiler dans tous ses délires. Mais trop amoureuse pour ne pas le suivre tout de même.