Green t’avait abandonnée, Anja avait quitté la barque, Rosenrot avait sombré. La guerre n’avait épargné personne, pas même la puissante famille Soul. Puissante… quelle vaste blague ! Une famille terriblement dysfonctionnelle et qui s’effritait en millier de morceaux. Qui restait encore auprès de ton père ? Redwan, le chien enragé, mais qui aurait prêté son allégeance à n’importe qui contre l’odeur du sang. Les jumeaux s’étaient repliés sur eux-même, fidèle à leur capacité à s’imposer eux contre le reste du monde. Silver était pris dans son tourbillon de folie et de drogue, dévoré par ses propres démons qui n’avaient pas à rougir face à ceux d’Orpheo. Restait encore Bianco, fidèle au poste, miniature d’Allen, l’enfant chéri désormais que Green avait failli. Et toi Bleuann, toi tu étais retournée au manoir la queue entre les jambes, toi tu avais subit le courroux de tes parents comme une gamine que l’on châtie, comme un animal qu’on envoie à l’abattoir. Ça n’avait fait que renforcer une haine qui enflait dans ton cœur, la noirceur d’un monde qui s’était brisé. Tout était parti en fumée et tes mains étaient maculée de cendres.
Tout ? Tout sauf Allen Soul, celui qui restait droit et digne, celui que rien jamais n’effleurait. Trop puissant pour tomber, trop dissimulé dans l’ombre pour sombrer avec Anja. Il parvenait inlassablement à tirer son épingle du jeu, à ne pas être éclabousser par les gouttes écarlates qui signaient la fin de la guerre et la défaite des noirs. Cependant, trop obnubilé par son pouvoir et ses petites affaires bien rangées, il ne se rendait pas compte qu’une révolution courait bien plus proche qu’il ne l’imaginait. Après tout, comment aurait-il pu songer, ne serait-ce qu’un instant, que sa fille – si inutile, si faible, si femme – pouvait le haïr suffisamment pour désirer sa tête embrochée au bout d’un pic ? À force d’écraser sa propre famille, le patriarche ne venait-il pas là de se condamner ?

Tu avais appris de tes erreurs, et cette fois, quand tu t’étais présentée à Harry, tu l’avais fait sous ton vrai nom. Celui qui portait l’essence si obscure de ta famille, celui qui se murmurait avec frayeur – sûrement encore plus que le nom d’Anja quand elle était encore reine sur son trône. Et puisque le mercenaire avait exigé une monnaie d’échange, tu la lui avait livrée sur un plateau d’argent. Non pas sous la forme de monnaie, mais une véritable couronne, celle rongée par les Enfer de ton père. Tu avais ressorti les vieilles lois, celle qui disaient que l’héritier était toujours le dernier né. Tu n’avais simplement pas précisé que ça devait être le dernier né mâle de la famille. Qui, en 2023, pourrait encore imaginer une loi aussi sexiste ? Tu avais pu ainsi jouer la carte de la plus jeune, de cet héritage qui tomberait directement entre tes mains tachée de sang. Un titre qui te permettrait de récompenser allègrement Harry, de lui offrir un poste à la hauteur de son ambition dans les rangs rongés de Rosenrot – mais Rosenrot renaissait toujours de ses cendres – et autrement, de le couvrir de diamants grâce à la fortune Soul. Une promesse qui risquait sans doute de partir en fumée, mais la colère du soldat de Croix t’effrayait bien moins que celle de ton père. Surtout que tu te doutais que, malgré les lois, les vieux pontes qui manigançaient dans l’ombre avec ton père feraient tout pour que l’héritage échappe à Green et s’incline plutôt en direction de Bianco – bien plus fiable et apte au poste. Tu aurais alors d’autres problèmes à régler que de gérer tes dettes.

Un épais pull noir dont la capuche contient la masse de tes cheveux sur le dos, tu te glisses à l’arrière du jardin fait de ronces et d’herbes folles. Un énième manoir, un peu plus dissimulé que les autres, le temps que les conséquences de la défaite se calme. Ton père garde de toute manière près de lui son aîné et son pouvoir de téléportation, prêt à fuir s’il le faut, et surtout à se rendre à des réunions avec ses amis. Et puis désormais, même les sorciers noirs utilisent Zoom…
Un trou dans le grillage et surtout de nombreuses runes pour combattre celle dressées tout autour de la maison, t’attendent. Tu as mis de long mois à créer cette brèche, à réussir à te faufiler contre la magie. Et encore, n’importe qui ne pourrait pas pénétrer sur le domaine ; il faut avoir du sang de sorcier. C’est pourquoi le choix de Harry était aussi important. Porte dérobée qui lui autorise un accès unique. Il ne faudra pas faillir à la mission, car il n’y aura certainement pas de seconde chance… Mais ça, c’est quelque chose que tu as compris depuis longtemps au sein de ta famille.

[color:9929=#blue]– Attention, c’est coupant.

Tu murmures à l’intention de la silhouette de l’autre côté de la grille, que tu n’as eu aucune peine à reconnaître. C’est absurde de lui dire de se méfier d’un bout de fer mal coupé quand vous allez affronter l’un des sorciers les plus puissants de sa génération. C’est absurde et pourtant tu n’as pas pu t’en empêcher, comme un fin fond d’humanité qui te poussera également à le prévenir quand se baisser pour éviter une ronce ou lever les pieds bien haut face à une ortie.

Il avait toujours su ce qu’il devait faire.
Simple.
Grandir, rendre Mohammed fier, travailler dur, lancer, tirer, rouler, kidnapper, déchirer, couper, courir, soulever, exploser, saigner, guérir, abattre, gagner la guerre. Quelle évidence ! Gagner la guerre.

La guerre avait été perdue et Harry n’était plus un apprenti.
Tel un border collie sans mouton, qui fini par pourchasser sa queue, Harry aurait, certainement, tout fait pour ressentir le quart de l’importance et de l’adrénaline que ses premières années lui avaient données. Il savait bien qu’il n’avait revêtu aucune forme d’importance dans ces années de boucherie, malgré son statut, personne ne voulait faire confiance au chien de garde des enfers.

Alors, lassé de se ronger ses propres pattes, il avait accepté sans la moindre hésitation la proposition de Bleuann Soul. Elle revêtait toujours cet air sauvage, complètement ailleurs, des yeux clairs provenant de Saturne et un petit air de Perséphone quand cette dernière descend aux enfers. Bleuann voulait la couronne ?
Il la poserait sur sa tête.
Au fond, il se sentait royalement utilisé (et n’arrivait pas à comprendre pourquoi). Il n’était plus à la recherche d’argent ni d’un poste à pouvoir, il aurait voulu du sens dans ce monde qui s’était incroyablement étriqué. La résistance noire n’avait rien d’organisé et personne n’avait dit « désormais, c’est le bien contre le mal, il est évident que nous devons nous regrouper pour tenter le tout pour le tout jusqu’à notre mort. ». Non, chacun tirait dans les pattes des autres dans l’espoir de regagner un peu de terrain, si ce n’est sur Orpheo, au moins sur les autres, pour son propre ego.

Comme Bleuann.
Il sourit en songeant au poids des responsabilités qu’il lui poserait sur la tête ; elle serait une reine crainte et fragile.

Sanglé dans une tenue de combat, Harry s’engouffre dans la brèche créée à son intention. Le gilet pare-balle avec les plaques sur les avant bras, les cuisses, la nuque pèse presque vingt kilos. Tout est runé, bien sûr, et il sent le sang qui bat à sa tempe, le fameux tambour de la magie gravée dans son équipement, prête à pomper toute son énergie pour s’activité. Attention, c’est coupant.
Il retourne un regard à Bleuann, à mi-chemin entre l’excitation et la concentration.


Il se souvient des étranges rencontres qu’ils avaient planifiés pour mettre au point un plan. Il avait brièvement eu honte de son appartement sous les combles, un mur en brique, un lit, une douche à l’italienne, et un mur dédié à son armurerie. C’est tout. Les chiottes sur le pallier, pas de cuisine, pas de plaques, pas de frigo.
Il avait feuilleté le dossier d’Allen sous les yeux de sa fille, essayant de mesurer le caractère de la jeune femme. Il ne pouvait pas s’agir d’un piège (il n’était pas assez important) ; mais aurait-elle le courage de l’assassiner ? De l’abattre froidement ?
Il était un sorcier noir et savait la vérité des loups qui mangent leurs petits ; il n’avait jamais entendu parler de puppies dévorant leurs aïeux.

Si Bianco se met en travers du plan, souhaites-tu l’abattre ?

En finir avec toute la fratrie, une bonne fois pour toute ?
Traquer les survivants, les arrêter également.

Personne n’essaiera de te voler le trône ? Je veux dire, c’est au plus jeune d’obtenir la charge de la famille, mais si la plus jeune, en l’occurence, est morte…

Green Soul viendrait-il assassiner sa soeur ?

Anja manipule-t-elle encore les marionnettes, d’une façon ou d’une autre ?

Assis par terre, adossé contre son sommier, il prenait des notes, le cerveau roulant à toute allure. Persuadé que sa mission serait la mission, le coup salvateur qui lui permettrait de remettre un but à sa vie, de relancer la machine noire pour aller enrayer une bonne fois pour toute Orpheo.
Tant d’espoir dans un mercenaire…