Harry était une vibe à lui tout seul. Il était de ces cerveaux qui ne cèdent pas sous la pression car ils ne la ressentent pas normalement, probablement. Il fallait bien que les autres trouvent des raisons à cette adaptabilité extrême.
Il porta une clope à ses lèvres devant le bâtiment qu'il gardait. Il avait bien prévenu les exorcistes qui étaient avec lui : franchement, il était impossible que les noirs ne surveillent pas ces appartements luxueux. Harry n'était pas assez bien payé pour avoir accès aux informations capitales (ce qui était, à son humble opinion, très con, parce que comment sécuriser un endroit sans en connaitre les propriétaires ?...) mais il ne râlait jamais et ne s'opposait jamais à l'autorité.

Mohammed l'avait bien formé, n'est-ce pas ?
Donne la patte, Harry.

Les pensées des exorcistes lui arrivaient par vagues distinctes. Il avait déjà rempli un rapport en disant qu'il ne serait pas en mesure d'assurer la sécurité de tout le monde ici, et on lui avait répondu avec un mépris immense qu'il était simplement là pour faire le guet, que les gars ici avaient de la bouteille et qu'ils pourraient se défendre sans souci. On le soupçonnait franchement de vouloir ralentir les progressions d'Orpheo comme s'il n'avait pas adhéré au mouvement alors que franchement, les conservateurs, c'était les noirs à la plage. Plus simple, moins de baffes et de barres de fer.

Il pensa à Carla et s'écrasa sa propre clope sur le bras en grimaçant.
Putain.

Il allait gentiment s'en griller une autre quand il cessa d'entendre le flux constant de son premier collègue, deuxième collègue, puis troisième et quatrième. Silence total puis un autre rythme. Harry ferma les yeux et son cerveau reptilien prit le relais. Il aurait adoré avoir peur, se tendre, se dire oh non mais les pupilles dilatées il se murmura à lui même : "hell yeah".

Y’a des propositions qui ne se refusent pas. L’autre jour, un réformé de Rosenrot – ou un connard ayant fui en sentant le vent tourner – s’est retrouvé devant mon bouiboui local. Aucune idée de comment ce gars a pu me retrouver. Toujours est-il qu’après avoir pesé le poids de sa vie à pile ou face, comme les méchants, je me suis résolu à l’écouter. J’avais pas grand-chose à faire, la môme était avec sa mère et je profitais de l’extérieur pour brûler une cigarette.

Un bâtiment gardé par Orpheo pour Dieu seul sait quoi, des exorcistes postés un peu partout, mais moins qu’avant parce que la menace n’est plu. C’est une chance inespérée, il y aura un autre noir. L’objectif c’est d’être à trois pour couvrir une bonne surface. Trois c’est aussi parfait pour distribuer le butin. Ça prend moins de temps pour savoir sur qui tirer la détonation. Le monde est plongé dans un jungle sanglante pour nous dorénavant. J’accepte. Pas pour l’argent, mais pour me dégourdir les pieds, pour sentir l’odeur du sang si particulier des exorcistes, leur résistance qui fait battre mon cœur et monter l’adrénaline. Bien mieux que ces pauvres humains bourrés d’argent et qui me servent de garde-manger. De snacks. Que dis-je, d’en-cas primaires.

J’en parle à Rhyan. Je ne m’en fais pas trop, je lui assure que tout se passe bien, que les raisons de ne pas souhaiter mourir sont pour moi légion et que je partirai si je sens l’air défavorable souffler sur moi.

Et le soir-même, je me présente sur le lieud e rendez-vous. Habit sombre, assez moulant, les poignards comme à l’époque, un gun au cas où. Quelques runes au cas où pour me protéger des premiers coups. Il déblatère mais je sais quel est mon rôle. Nous pénétrons par une entrée mais la division se fait rapidement. Tout le monde chez les noirs sait que je préfère travailler seul, encore plus maintenant.
Je songe un instant au fait de devoir changer d’appartement bientôt. Si un noir m’a trouvé, aucun doute qu’Orpheo ne tardera pas à l’apprendre.

Dans une grande allée, je compte les exorcistes. Trois. Bien espacés les uns des autres. C’est un avantage et un inconvénient. J’étudie rapidement leurs rondes, remarque les points morts et m’en afflige. À une autre époque, jamais ne se seraient-ils risqués à s’isoler volontairement. Ça ne rend les choses que plus facile. Le premier est éliminé sans avoir eu le temps de parler, mon poignard dans sa jugulaire. À l’ancienne. Le deuxième tombe peu après. Le troisième me repère, se transforme. Je concentre mon onde de choc dans ma main droite. Le voilà qui me saute dessus et explose à son contact. Rapide, efficace. Est-ce possible qu’il ne s’agisse que de petits nouveaux-nés ? Je ne me souviens pas de ce que cet établissement renferme. Un trésor ? Des gens ? Certainement pas des gens. Ou pas des hauts gradés.

Je descends un étage, tourne à l’angle sur un magnifique parquet. Quand tout à coup, je dis bien tout à coup, bam, un visage familier.
Merde. C’est quoi son nom déjà à lui. Aidiou, Arryman, Comme le nom d’une chanteuse là. Adèle. Ouais voilà,

-Adelman.

Le p’tit grand brun là. Beau gosse. Dites-moi si je me trompe, mais je trouve que le côté obscur de la force amène pas mal de beaux gosses. Mais qui est l’œuf et qui est la poule ? Je le regarde un peu de travers, essuie en partie le sang sur mon visage avec une lingette parce que somehow j’avais une lingette sur moi et poursuis :

-Alors, réformé de Croix ou bâtard d’hypocrite ?

J’hausse un sourcil avant d’annoncer un :

-Bonsoir, au fait.

N’oublions pas la politesse.

Cyan prononça son nom de famille avec une étrange franchise, pas l’air agressif. Du bout des doigts, Harry effleura l’idée de l’assassiner sur le champ pour pouvoir prouver à Orpheo qu’il avait bien de changer de camp ; l’idée le fait sourire.
Qu’avait-il à prouver à son employeur ? Rien. Voulait-il paraître fidèle ? Évidemment que non, il ne serait jamais accepté, jamais cru et jamais choyé mais il n’y avait rien de suffisamment nouveau pour que ça impacte le sorcier.

-Alors, réformé de Croix ou bâtard d’hypocrite ?

Hypocrite ? Le sourire d’Harry se fit presque enfantin, Cyan Soul se croyait discret, mais il ne l’était pas.

— Je crois que c’est à ton enfant qu’il faudra parler d’hypocrisie, quand il sera en âge de saisir les allégeances de ses parents.

Les pupilles dilatées par l’adrénaline, il se fit la réflexion qu’il adorait ça. Les jeux d’ombres et de démons, les dents cachées dans l’obscurité, les plaies qu’on gratte pour ne jamais les laisser cicatriser, il adorait les collègues lointain qui pouvait ruiner des vies et des collègues en un battement de cils, le goût de fer dans la bouche et les phalanges arthrosé d’avoir tapé, tapé, tapé. Ses mots n'avaient rien d'une menace, ils étaient tous les mêmes à faire des concessions avec eux-même pour pouvoir survivre, garder un semblant d'humanité.

— Des nouvelles d’Anja ?

Peut-être aurait-il le temps de l’allumer, cette cigarette, finalement.

Je le regarde et y’a toujours cette sensation qui frémit, cette différence si frappante qui nous pose à huit lieux des exorcistes. J’ai beau le décortiquer, essayer de passer son corps au scanner, je n’y vois pas un pouce de « gentil ». Ses yeux pétillent d’une envie meurtrière masquée par les convenances. Je n’y repère pas un instant cet éclat sympathique qui anime souvent ceux des exorcistes. Parce que dans le fond, ils sont bons, eux, ils ne tuent que par nécessité.

— Je crois que c’est à ton enfant qu’il faudra parler d’hypocrisie, quand il sera en âge de saisir les allégeances de ses parents.

Je roule les yeux d’une manière totalement e-xa-gé-rée. Allez, guess c’était mérité. Mon corps se repose sur une de mes hanches dans un air un peu plus décontracté - juste un air – et je pousse un soupir. Evidemment, oh la la, le messire Cyan il a eu un enfant avec une humaine oh la la, le drame. C’est bon ça fait trois ans, les « blagues » et menaces à deux balles comme ça, y’en a eu foison, j’ai eu le temps de me calmer sur la question.
Dans un demi-sourire quasi sincère, j’ajoute :

- Jamais joué à qui à la plus grosse sur cette thématique mais soit, c’est amusant. T’as tué ou balancé combien de noms pour en arriver là ?

Pas que je lui en veuille. Enfin si, mais on ne peut pas dire que les collègues-amis chez les noirs ça court les rues. Chez les innocents c’est déjà pas évident, alors quand tu t’embarques dans des missions suicides, souvent ça peut finir en chacun pour soi et – se – sauve qui peut. M’enfin. Je ne peux pas m’empêcher d’être un peu piqué par la curiosité. Est-ce qu’un gros nom est sorti grâce à lui ? Est-ce qu’on a perdu la guerre en partie par sa faute ? Je lui donne sans doute plus d’importance que nécessaire, maaaais comme dirait un vieux, les petites gouttes font les grandes rivières.

— Des nouvelles d’Anja ?

Aux dernières nouvelles elle était aux Bahamas. Nan sérieux, y’a quoi qui annonce sur mon front que j’aurais des « nouvelles » d’Anja ? Parce que je suis un joyeux soldat ? Hey, j’aime fumer les gens, on me propose de le faire, je dis d’accord. Fin de l’histoire. Pi entre nous Anja c’est clairement une nana née pour commander. Pas du genre à siroter aux nouvelles dans un bar.

- Vous gardez quoi ici ?

La seule chose qui nous retienne de nous jeter à la gorge l’un de l’autre est un statu quo. Qui fera le premier pas ? Je ne sais pas à qui je m’adresse, au Croix ou à Orpheo. Il ne sait pas non plus à qui il s’adresse. Un isolé ou une résistance. Si le monde était déjà assez compliqué comme ça, dorénavant c’est encore pire. Les gens ne sont plus ce qu’ils paraissaient être. Ne sont pas ce qu’ils disent.
Disons-le clairement, c’est un bordel monstre.

- Jamais joué à qui à la plus grosse sur cette thématique mais soit, c’est amusant. T’as tué ou balancé combien de noms pour en arriver là ?

Qu’il était étrange de se réjouir de retrouver les situations toxiques d’autrefois. De presque sentir d’ores et déjà la lame mordre sa peau, de pouvoir renouer avec des événements qui semblaient normaux, autrefois, et qui avaient bercé son adolescence. Harry savait comment gérer et le plaisir qu’il éprouvait d’être en contrôle lui fait froncer le nez.

— Autant que possible, mais de la maison seulement.

Son sourire fut celui des fous. Il leva les paumes au ciel, l’air de dire : j’ai dénoncé que ma famille et mes proches, ainsi que mon organisation bien sûr. Mais pas de lézard, j’ai pas dit un mot de Rosenrot.

— Mais bon, Croix s’était déjà dévorée de l’intérieur, ne restaient que des miettes.

Après tout, Dorian Cross avait été tué par les siens, et Harry n’avait rien à voir là-dedans (à son grand regret). Le grand patron avait été une ordure qui les avait, avant tout, fait perdre cette guerre, et dans ce climat nauséabond que le sorcier avait rejoint Orpheo (qui puait tout autant).

- Vous gardez quoi ici ?
— Je me pensais rétrogradé à simple péon de la sécu, mais j’en vois un qui n'est plus qu'un vulgaire voleur. Attention, si la police t’attrape du risque même d’aller dans un prison d’humains.

Harry hésitait. S’il rentrait simplement les mains dans les poches, Orpheo prendrait probablement sa bonne santé apparente pour culpabilité. S’il se battait contre Cyan Soul : il mourrait probablement. S’il appelait des renforts… probablement qu’il mourrait aussi. S’il se laissait amocher, soyons honnête, Cyan ne jouerait probablement pas le jeu : et il mourrait. Une vague de fumée noire rampa à ses pieds et il fit un mouvement de la main pour dissiper cet étrange pouvoir qui sortait de lui de temps à autre à chaque fois qu’il étouffait l’autre, son don de pensées. On le forçait à le museler continuellement chez Orpheo et même s’il percevait toujours un flot relativement clair, ça n’avait rien avoir avec les nombreux niveaux de pensées de la plupart des humains.
Cyan pensait à leur situation, exactement comme lui. Statu quo.
De vrais sorciers noirs, pardi. Quel manque d’originalité !

Je songe un instant aux gars probablement venus pour autre chose que tailler la causette. Me voilà dans mon aile, face à mes ennemis et je sais qu’il me faudra d’un moment à l’autre lui passer sur le corps pour monter à l’étage. Récupérer on ne sait quoi. Ou presque. Le duo le sait probablement, peut-être bien qu’ils savaient même pour Adelman et m’ont sans aucune race mis sur son chemin avec l’espoir qu’il me ralentisse. Croient-ils que ça me fera frémir un seul poil de tuer un des miens ? Enfin… Un réformé et un réformé de Croix en plus. Une relation de chien-chat en somme, ou une parfaite personnification de l’expression « les ennemis de mes ennemis sont mes amis ».

— Autant que possible, mais de la maison seulement. Mais bon, Croix s’était déjà dévorée de l’intérieur, ne restaient que des miettes.

Moh. Nan mais vraiment. Mooooh. Y aurait-il un soupçon de chagrin ? De nostalgie ou de mélancolie ? J’ai presque envie de lui tendre mon épaule pour qu’il y dépose sa douleur et sa peine mais un simple demi-sourire continue détirer mes lèvres. C’est donc une balance, mais une balance d’une organisation en ruines alors ça devrait justifier ses actes. Enfin c’est comme ça que je dois l’interpréter ça ? Monsieur n’est pas responsable. Monsieur ne l’a jamais sans doute été, mais qui sait ?

- « Toujours achever un blessé ». Qui aurait pu savoir que les sacro-saints enseignements finiraient par faire tomber la plus majestueuse des organisations noires.

Ce fameux commandement fait partie de Rosenrot, mais nul doute qu’il doit exister la même équivalence chez Croix. Enfin. Devait. Mon ton est évidemment ironique, teintée en fond d’une certaine amertume. J’attends avant de passer à l’attaque, je le jauge, attends de le voir peut-être oser une approche. Il n’a pas l’impatience des exorcistes, leur incroyable incapacité à tenir la pression, les membres maintenus en tenaille presque bouillonnant dans un jus d’adrénaline. Il sait être à l’affût tout en paraissant décontracté et ça me fait presque jubiler de bonheur.

— Je me pensais rétrogradé à simple péon de la sécu, mais j’en vois un qui n'est plus qu'un vulgaire voleur. Attention, si la police t’attrape du risque même d’aller dans un prison d’humains.

Je lève lentement les mains à hauteur d’épaule avant de lâcher un « oooooh » long et exagérément, faussement effrayé. Je songe un instant à son absence d’hostilité, physique s’entend. Attends-il un backup ? Le temps passe et les corps étendus quelques dizaines de mètres plus loin finiront par être découverts. Je ne peux pas non plus me permettre de perdre mon temps. Peut-être devrais-je lui proposer de jouer la taupe pour moi aussi ? Agent double, tout ça. Mais à quoi bon ? Aucun, mais alors, aucun intérêt si ce n’est de connaître les positions de mes futurs terrains de chasse. Avec le risque constant de me faire démasquer. Trop dangereux. Je ne m’en fais pas pour Rhyan et sa capacité toujours aussi impressionnante à s’extirper de toute situation problématique même dans des états lamentables, mais plutôt à la petite.
Peu importe. Pas de raison de le garder en vie si besoin, donc.
Je repense à sa première moitié de phrase et laisse échapper un mince rire en ajoutant :

- Bah, vulgaire voleur ou non, ça m’empêchera pas de te faire un sale trou dans la tête dont en général on ne se relève pas.

Difficile d’exprimer à cet instant l’émotion qui me traverse. Un millier de choses. L’excitation du combat exacerbé par l’odeur du sang de ceux d’avant, la… flemme, quelque part, de m’attaquer à un ancien sorcier noir mais de l’autre, paradoxalement, l’envie de rencontrer une meilleure résistance. Le temps qui passe malgré moi et mes chances, par la même occasion de rejoindre au mieux le groupe jusqu’au coffre s’il en est, au pire de me retrouver encerclé par des exorcistes s’étant chargés du duo.
Il faut agir.
Allez Adelman, il est temps de te rappeler d’où tu viens, mon chéri.

Je dégaine rapidement mon pistolet et tire deux balles dans sa direction, sans viser des zones létales malgré mes précédentes paroles. Je préfère finir au poignard. Le combat au corps à corps c’est bien ma spécialité. Mais je recule un peu, marque mes appuis. Et puis bon, parce qu’on a bien le temps de discuter en combattant quand même :

- Par contre j’adore ta répartie vraiment. On aurait pu être potes sans soucis.

Si tu la jouais pas gros fdp d’exorcistes, s’entend.