Le ciel était légèrement ombrageux, comme c'était souvent le cas sous cette latitude. Deux grands yeux noirs suivaient le mouvement des masses gris perle et cotonneuses qui se reflétaient à la surface du lac. Le fond de l'air était encore doux en ce dimanche matin, un petit vent caressait les roseaux qui peuplaient les rives telle une forêt miniature. Quelques oiseaux pépiaient dans les arbres mais, malgré une observation plus qu'attentive, pas un seul papillon ne pointait le bout de ses ailes aussi délicates que du papier de soie. Il faisait probablement trop frais et les insectes aux couleurs chatoyantes s'étaient cachés quelque part.

Assis en tailleur au bord de l'eau, frôlant l'onde de l'extrémité d'une mince baguette de bois, le petit Quãn, avec une moue concentrée, tentait de prélever une bille liquide de son élément naturel. Il ne parvenait qu'à créer de légers cercles concentriques qui s'étalaient paresseusement à la surface. Il avait du mal à se concentrer. On lui avait que Luka était partie et qu'il n'avait pas à s'inquiéter mais sa presque grande sœur lui manquait.

C'était comme si le destin s'acharnait. Il avait retrouvé un semblant de famille et voilà qu'elle lui échappait à nouveau. Tout à ses préoccupations, l'enfant n'entendit pas les petits pas légers s'approcher dans son dos.

"Dis maman.
Les chenilles deviennent des cocons.
Les cocons deviennent des papillons.
Mais que deviennent les papillons ?"

Je n'ai jamais eu la réponse a ma question. J'ignore toujours en quoi se transforme les papillons lorsqu'ils ont fini de voler. Est-ce qu'il redeviennent poussiere comme mon grand-papa ? Ca serait triste, parce que le papa de ma maman, quand il est devenu cette petite poussiere grise foncée, on l'a enfermé dans une sorte de vase. Je trouve ca triste. Comment peut-on enfermer des etres libres dans des jarres ? Maman et grand-mere, c'est pas vraiment mieux non plus. Elles elles sont restées les memes, simplement que maintenant elles sont toutes raides et blanches. Cadavérique, je crois que c'est ca le mot. Et on les a enfermé dans une boite. Moi quand je serais morte, je ne veux pas qu'om m'emprisonne la dedans. Vous imaginez ? Passer toutes votre mort dans ce tout petit endroit ? Ca doit etre terrible... Je sais que ce n'est que notre corps, mais quand meme...

Transformez moi en cendre.
Et laissez moi m'envoler.
Pour rejoindre.
Le chemin des papillons.

Mais ce n'est pas pour tout de suite. Pour le moment je me contente de suivre le chemin qui mene au Lac... Oh oui, je me souviens de ce chemin. C'est la que j'ai appris a connaitre Luka. La qu'elle m'a consolée. La qu'elle m'a porté sur son dos de félin... Mais maintenant elle est partie. Je n'ai pas bien compris pourquoi et personne n'a l'air de vouloir m'expliquer. Alors je pars en pélerinage, comme si retourner sur le lieu de notre rencontre pouvait aider mon esprit a grandir. Et a comprendre.

Je vois les fleurs.
Qui me tendent leurs pétales.
Mais je ne les cueille pas.
A qui pourrais-je les offrir ?

Tiens, pourquoi pas a cette ombre sur la berge ? L'espace d'un instant, je crois voir Luka, j'espere etre retournée dans le passé. Mais mes reves se voient briser aussi vite qu'ils sont venu. La silhouette est trop petite, trop fragile. Comme le temps. Mais meme si ce n'est pas Luka, je reconnais cette personne qui semble attendre l'innattendable pres du Lac. C'est Quan. Lui et Luka était comme frere et soeur, j'imagine que son départ doit lui faire encore plus mal qu'a moi. Alors doucement je m'approche, m'assois a coté de lui et lui prends la main.

- Tu as besoin d'aide pour controler l'eau ?

Parce qu'a deux on sera plus fort.
Parce qu'on reussira tout ce qu'on entreprendra.
Parce que je veux juste prouver.
Que mes pouvoirs peuvent faire le bien.

Je revois le visage de Luka se dessiner dans l'eau, ça m'empêche de me concentrer. Mrs Mystery a dit qu'elle était partie pour une durée indéterminée. Rien d'autre. Ça veut dire quoi ça d'abord ? Ils l'ont envoyée en mission ? Mais elle n'avait pas fini ses cours encore et puis elle serait revenue depuis le temps. Je suis certain qu'il s'est passé quelque chose. si elle avait eu le temps, elle serait venue me dire au revoir, c'est obligé ! Elle m'aurait pas laissé comme ça, sans rien me dire et puis si elle le pouvait là, elle m'écrirait aussi. Elle ne me laisserait pas sans nouvelle. Non, non, non. Elle ne le ferait pas, c'est pas possible. Je ne peux pas le croire !

Je sens qu'au fond de moi quelque chose a envie de hurler, d'exploser, de crier, taper, griffer, mordre, se débattre. Mais je n'y arrive pas. L'autre partie de moi empêche tout ça de sortir parce que ça ne serait pas bien. Parce qu'il ne faut pas faire de mal. Ça ne veut pas sortir de moi, je reste calme. Mais ça m'étouffe, comme un trop gros morceau de gâteau au chocolat mais terriblement amer, ça cogne, mais ça reste là. Je le sens dans ma poitrine et ça me fait mal. Comment on fait dans ces cas là ? Je l'ai déjà ressenti, je l'ai déjà vécu. Quand je suis arrivé ici, quand on m'a coupé de la seule famille qui me restait. Il a fallu Luka pour m'aider mais là, maintenant, je suis à nouveau tout seul.

Je sursaute quand quelque chose vient se poser sur ma main. Quelque chose de chaud et doux. Je tourne la tête en me retenant de pleurer pour découvrir Myaw assise à coté de moi. Elle est trop mignonne Myaw. Toute petite, toute menue, on dirait une poupée avec ses longs cheveux blonds et ses grands yeux verts rieurs. Mais là, le rire dans ses yeux semble endormi. Elle a l'air triste, et son expression me renvoie à celle de mon reflet dans l'eau claire du lac. Elle est plus petite que moi et elle a l'air si fragile. Je ne dois pas pleurer, je suis plus grand qu'elle. C'est mon rôle de la protéger. Alors je me force à lui sourire, tout doucement, timidement.

"Bonjour Myaw, tu es toute belle, dis moi."

J'espère que ça va la faire sourire. Mais ce n'est même pas un mensonge, c'est vrai qu'elle est adorable.

"Oui, je veux bien que tu m'aides. Tu y arrives bien, toi, le contrôle de l'eau ?"

Je ne me souviens plus quelle est sa magie première. On est tellement nombreux au Mystery Orphanage et puis, on est tous différents, on ne maîtrise pas les mêmes pouvoirs. C'est bien parce que comme ça, on pourra s'aider plus tard, s'il y a une grande menace, agir à l'unisson avec chacun une spécialité différente. Mais pour l'instant c'est surtout difficile de s'y retrouver pour savoir qui fait quoi et qui est doué dans quoi. Elle a beau être plus jeune que moi, si c'est sa magie première, ce sera normal qu'elle y arrive mieux. C'est comme ça, il faut pas être jaloux de ce qu'ils ont les autres. Je cherche à nouveau mes insectes préférés du regard, sans en trouver un seul.

"Dis, où tu crois qu'ils se cachent les papillons quand ils ont froid ?"

La flamme de ton rire.
S'est éteinte avec elle.
La joie dans tes yeux.
Est partie pour la suivre...

Je vois un sentiment que je ne connais que trop bien dans les yeux de Quãn. Se traîne dans ses prunelle l'horrible impression d'avoir été abandonné. Quand on vit dans un orphelinat, c'est le genre de chose que l'on voit souvent. Et que l'on a ressentit aussi. A la perte de nos parents. Que ce soient parce qu'ils sont mort ou qu'ils aient tout simplement décidé de nous laisser là. Seul. Au milieu de tout les autres. Sauf que ce n'est pas les parents de Quãn qui lui manquent. Enfin si, peut-être aussi. Mais je suis sûre que le vide au fond de son coeur a été causé par le départ de Luka. Puis soudain, avec lenteur, il se mets à sourire.

"Bonjour Myaw, tu es toute belle, dis moi."

C'est à mon tour de sourire, même si ce sourire est quelque peu amer. Je ne peux me sortir de la tête l'idée que je ne reverrais peut-être plus jamais Luka. Mais je ne veux pas embêter Quãn avec ça. Il doit déjà assez souffrir avec ses propres pensées.

- Merci.

Je serre sa main un peu plus fort pour lui montrer que le compliment me va droit au coeur. Il est gentil Quãn.

"Oui, je veux bien que tu m'aides. Tu y arrives bien, toi, le contrôle de l'eau ?"

Un petit peu. J'ai appris il y a pas longtemps que c'était mon don premier. Il s'est manifesté assez tard, mais c'est sûrement parce que la peur de mon pouvoir premier devait l'empêcher de sortir. Et pourtant, il était bien là, au fond de moi. Et un jour il avait enfin pointé le bout de son nez, lentement mais sûrement. Le contrôle de l'eau... Malheureusement c'était trop récent pour que je puisse totalement le contrôler... Mais malgré tout ce pouvoir avait quelque chose de fascinant pour moi. Il m'éloignait des cauchemars, m'isolait de mes nuits atroce gorgées de sang et d'horreur.

Je pouvais créer ma bulle.
Sans faire de mal à personne.
Sans voir ce que je n'avais pas à voir.
Sans me noyer dans la nuit des autres.

Je me concentre pour faire apparaître un papillon aquatique. Ses ailes translucide se déploient au dessus du Lac alors que ses fines antennes frémissent. Mais à trop m'attarder sur des détails, voilà que je réalise que mon insecte aqueux est bien loin de la perfection recherchée ; ses deux ailes de verres ne sont pas de la même taille et il ne peut absolument pas bouger. Sans compter que l'effort que je dois faire pour le soutenir dans les airs me demandent beaucoup trop d'efforts. Et quelques secondes après être nés, le voilà retourné dans son cocon natale.

"Dis, où tu crois qu'ils se cachent les papillons quand ils ont froid ?"

Je détourne les yeux de la surface plane du Lac afin de regarder Quãn, oubliant déjà ma tentative ratée de maîtriser l'eau. Je réfléchis à sa question. Ou peuvent bien aller ces animaux si fragiles ? Vont-ils se cacher sous des feuilles pour se protéger du vent et des température basse ? Soudain, une autre théorie me traversa l'esprit. Le genre de théorie à laquelle seule une petite fille de 5 ans et demi peut penser. Je me dépêche alors de l'exposé à mon camarade.

- Peut-être qu'ils ont des maisons faites avec des champignons et qu'ils s'y réfugient lorsqu'il fait froid.

J'imagine petit papillon.
Tout au fond de sa maison.
Attendant que le beau temps.
Revienne remplacer les nuages.

Si ça se trouve, ils boivent même des chocolats chaud ! Avec de la bave d'escargots à la place du lait et des points de coccinelles pour faire le cacao... Si ça se trouve... Je trouve la vie des papillons passionnantes. J'aimerais tout apprendre sur eux, mais en même temps, j'ai peur d'être déçue. Alors je préfère les observer de loin et inventer des histoire dans ma petite tête blonde...

Je regarde une bille d'eau s'élever au dessus de la surface et s'étirer, se tordre pour former un superbe papillon, brillant tel une sculpture de cristal. Il se maintient hors de l'eau, j'admire la finesse de ses antennes. J'ai les yeux qui brillent tellement je le trouve beau et même si ses ailes ne sont pas tout à fait de la même taille et même si elles ne battent pas délicatement dans le vent comme celles de son homologue vivant, c'est le plus beau cadeau qu'on m'ait fait depuis un moment. Un cadeau éphémère qui ne tarde pas à s'évanouir dans son élément natal mais un présent de toute beauté tout de même.

Je serre la toute petite main de Myaw, comme elle quelques instants auparavant, pour se rapprocher, pour la remercier. Pour la douceur qu'elle m'apporte et qui réchauffe un tout petit peu la glace qui enserré mon cœur depuis que Luka est partie. Je le sens comme prisonnier, comme incapable de battre sous son épaisse couche gelée. Je ne sais pas s'il sera capable de battre un jour mais peut-être que la gentillesse et la naïveté peuvent ramener un peu de vie dans une poitrine à l'agonie. J'écoute la réponse de Myaw et je souris doucement. Des maisons dans les champignons... Oh et après tout pourquoi pas hein ?

"J'aurais pas pensé à ça... Des maisons dans les champignons ! Et peut-être qu'ils sont amis avec les lucioles et qu'elles leur tiennent chaud et leur font de la lumière dans leur maison !"

Mon regard est de nouveau attiré vers l'eau, comme s'il voulait plonger dans ses profondeurs. Si elles ne sont pas insondables, peut-être pourraient-elles être suffisamment grandes pour éteindre l'incendie de douleur qui le consume. Je reste quelques minutes à fouiller l'eau du lac de mes prunelles d'ébène comme si l'onde pouvait m'apporter des réponses. Comme si... Comme si... Comme si... Toujours des images, toujours des faux-semblants... Je n'ai pas de vrai réponse alors c'est le mieux que je puisse offrir à mon esprit douloureux pour l'apaiser.

"Je me disais que peut-être, ils se cachaient au fond de l'eau... Je me demandais comment serait le monde s'ils savaient nager... Mais j'aime ton idée de maisons-champignons. Tu veux qu'on en cherche ensemble pour voir ce qu'ils font de leurs journées ?"

Je lui adresse un petit sourire. Cette escapade ne sera guère plus qu'un petit pansement mais à défaut de pouvoir guérir ce genre de blessures, c'est toujours mieux que rien. Se changer les idées, essayer de continuer malgré tout...