Avant toi y avait rien

Ange avait acheté un petit cottage entre le village et la campagne. Village qui était si petit qu'il n'était malgré tout qu'à quinze minutes du centre-ville à pieds. Il avait fait cette acquisition juste après la reprise de l'orphelinat, lorsqu'Orpheo avait proposé des habitations à des sommes dérisoires pour tout exorciste formé qui accepterait d'acheté de l'immobilier dans le coin. Le message derrière était : protégez ce lieu. C'était exactement l'intention du sorcier qui n'aurait pas supporté que l'on touche une fois de plus aux vieilles pierres qui l'avaient vu grandir. Alors il avait vendu un appartement familial à Potsdam -rien à foutre, il en avait toujours un à Berlin, mal entretenu, d'ailleurs, mais le seul héritage maternel qu'il avait était de l'immobilier et il n'avait pas vraiment le temps de le gérer- et avait eu largement assez pour acheter la charmante maisonette de pierres grises et meulières, aux murs parcours de lierre et de lilas, au printemps.

Bien sûr il passait le plus clair de son temps entre Londres et Madrid, pour son travail d'exorciste. Il allait boire des bières au pub avec Luka et Louis, les ramenait pour jouer au bière-pong avec Chuck à l'appart. Il se mordait les lèvres de voir l'américain si peu sociable depuis tant d'années, d'avoir perdu sa soeur. Mais il avait une piste. Une piste infime. Zacharia Creed connaissait cette jeune femme. Ils étaient amis. Avaient été ? Le temps avait trop passé pour le dire. Toujours est-il que le canadien pouvait jurer qu'Heather-Emily Sykes avait été à Little Angleton jusqu'à l'attaque des sorciers noirs. Ce qui était advenu d'elle ensuite, il n'en avait aucune idée. Tuée ? Esclavagisée ? Son corps n'avait jamais été retrouvé, alors il y avait un peu d'espoir. Il le souhaitait de tout son coeur en tous cas. Pour son ami.

Le jeune homme s'étira comme un chat dans son lit et inspira à fond. Otant le regard de la photo de cette jeune femme blonde qu'il n'avait jamais rencontrée et qui était posée sur son livre de chevet -il la gardait toujours avec lui, au cas où- il se laissa imprégner de l'odeur d'une autre femme. Celle qui dormait encore -dormait-elle ?- au creux de ses draps bleu pâle. Une cascade de cheveux auburn sur ses oreillers, une forme douce éclaboussée de soleil matinal. Ange ne la toucha pas et la regarda respirer.

Il comptait les battements de son coeur. Myaw.

Ce cottage, c'était aussi pour elle. Pour eux. Ca n'avait pas été prévu lors de l'achat, six mois auparavant. Même s'il l'avait peut-être alors déjà fantasmé. Il s'était flagellé jusque dans son sang, mentalement. Parce que c'était m-a-l. Elle était si jeune. Trop jeune. Mais moi aussi je suis trop jeune.

Moi, aussi.

Il était un enfant dans son coeur, un homme dans son corps, il était perdu par tout, partout. Il chavirait au contact de l'âme d'une fille de seize ans. Une femme. Il ne savait pas l'expliquer, il ne cherchait pas, toutes les solutions étaient stupides, ne les connaissaient pas. Amoureux. Après la sorcière noire, l'adolescente ex-esclave, traumatisée. Un problème, Rejes ? Il se serait foutu des claques. Mais là, il était heureux.

Si seulement il n'y avait eu qu'elle ce matin là. Si seulement les trois spectres frères ne l'avaient pas ammené ici. Si seulement il était en vacances. Ca faisait tellement longtemps qu'il n'avait pas pris de vacances.

C'était décidé, après cette mission, il irait déposer une demande de congés et il partirait une semaine dans les caraïbes avec Luka et Louis. Carla, Ian, Autumn, Hayley et Sakura s'ilelles avaient réglé leurs merdes et s'ils étaient dispo. L'exorciste attrapa son téléphone et envoya un texto à ses deux meilleurs amis :

"Chauds pour une ou deux semaines en Guadeloupe quand ce bordel-là sera fini ?"

Il reposa le smartphone sur la table en expirant. Se lova contre le corps de Myaw.

Douceur infinie.

La dernière semaine de ses vacances, il la passerait avec Myaw. Et ils feraient tout ce dont elle avait envie. Tout ce qu'elle avait perdu à cause de la guerre, si possible.

Elle avait passé sa nuit à rêver. Ou, plutôt, à visiter les rêves des autres. Il lui avait même semblé, un court instant, apercevoir Green Soul sur une plage avec une enfant. Elle n'en était pas certaine, ça n'avait été qu'un flash et il était très loin, presque déjà dans la mer avec une planche de surf accroché à son bras. À un moment, elle avait basculé dans le rêve d'Ange ; ça lui arrivait souvent lorsqu'il dormait ensemble. Myaw n'avait toujours pas réussi à reprendre le contrôle de son don et la proximité qui les liait la faisait fréquemment glisser jusqu'à lui. Il la repérait toujours quand elle arrivait et ça la remplissait de bonheur. C'était comme trouver la seule étoile brillante dans un ciel infiniment noir. Ange lui ouvrait son imagination et elle chérissait les moments passés avec lui dans ce monde si particulier qui était celui des rêves.

À un moment, elle l'avait senti repartir et elle avait compris qu'il se réveillait. Il lui avait fallu de longues minutes pour réussir à se tirer du sommeil à son tour et, lorsqu'enfin elle parvint à soulever ses paupières, l'adolescente sentit le corps de son amant, brûlant contre le sien. Myaw attrapa une des mains qui l'encerclait pour la porte à sa bouceh et l'embrasser. Douce frontière entre la conscience et l'inconscience, doux corps d'Ange contre le sien. Elle savoura ce moment avant que le soleil qui filtrait dans la chambre ne la réveille totalement. Enfin alors, elle se tourna vers lui et redécouvrit ce visage qui la faisait tant vibrer ; c'était toujours les mêmes battements dans son coeur, toujours la même vitalité, la même force. Est-ce que ça durerait pour toujours ? Cette passion, ce désir qui la brûlait, toujours toujours, de s'accrocher à lui, de le sentir contre elle ?

- Salut toi.

Comment faisait-il pour être aussi beau, aussi tôt ? Ses doigts allèrent s'égarer le long de sa mâchoire, remontant sur sa joue et jusque dans ses cheveux avant que Myaw ne tire sur ses muscles pour rejoindre les lèvres aimées et les embrasser. D'abord, très légèrement, juste une très légère pression qui se transforma rapidement en un tourbillon, quelque chose de profond qu'elle venait puiser au plus loin de ses entrailles. Deux bouches qui s'accrochaient l'une à l'autre, il y avait quelque chose de si fort dans ce rituel matinal. Elle aurait donné tellement pour faire de ces matins un quotidien, pour que l'été dure pour toujours. Avoir 20 ans, 30 ans, vivre avec Ange pour l'éternité, avoir la folie de lui demander sa main, de la lui redemander plutôt, car il s'était en réalité déjà marié. C'était en 2012, elle avait 7 ans et il lui avait dit oui sous le grand saule pleureur puis l'avait embrassée sur la joue. Et désormais, c'était ses lèvres qu'elle capturait, ses lèvres et son corps entier, si chaud entre ses draps.
Myaw bascula son bassin pour se rapprocher un peu plus de lui, basculant sur le côté jusqu'à ce qu'elle se retrouve au-dessus de lui, ses jambes l'entourant et ses lèvres continuant de l'embrasser. Mais soudain, son ventre grogna et elle se redressa, un instant surprise, avant d'éclater de rire.

- Je crois que j'ai faim.

L'adolescente passa une main sur son ventre avant que ses yeux ne s'égarent sur le corps de son amant. Il était nu devant elle, les muscles dessinés sous la chair, les tatouages inscrit sur la peau blanche. Elle laissa sa main glisser sur son torse, descendant le long de son ventre, glissant sous son propre corps pour rejoindre l'aine.

- Faim de toi.

Elle avait prévenu l'orphelinat qu'elle dormait chez une camarade de cours au village et n'avait rien de prévu avant 16h, heure à laquelle elle avait rendez-vous avec Melany Khayman qui lui avait proposé de l'engager pour travailler au cinéma. Ca lui permettrait de regarder des films gratuitement et de mettre de côtés un peu de sous. L'adolescente avait envie de pouvoir inviter Ange au restaurant, l'emmener dans des musées, pouvoir lui offrir ce livre qu'elle avait aperçu la dernière fois à la librairie et qui l'avait fait penser à lui. La tête pleine de rêves et de projets.

Avec toi je suis bien

Alors qu'ils s'imprégnait de l'odeur de son amoureuse, sentait sa peau se fondre dans la douceur de la sienne, il la sentit se réveiller à son tour. Elle captura une de ses mains pour la porter à ses lèvres. Ange ferma les yeux. Il ne s'était jamais senti si aimé qu'avec Myaw. Comme si elle avait la capacité de rendre la moindre fibre de son corps exceptionnelle à travers ses yeux, ses gestes, ses mots. Juste cette petite sensation du réveil le replongeait dans une somnolence teintée de rêve. Il se laissa aller au contact de la jeune fille, inspirant profondément, de bien-être.

Des mouvements feutrés sous les draps, et le visage de sa bien-aimée apparut devant ses yeux, malicieux, quelques éclats de sommeil sur les paupières. Elle était la plus belle, un trésor. La voir de nouveau en sécurité et heureuse le comblait pour toujours. Bien sûr il aurait à se battre tous les jours pour conserver cela, combattre la monotonie, ses peurs, les siennes, les opinions des autres. Ce n'était pas grave. Ce qui comptait c'était que ce n'était pas impossible. Pour elle il était bien devenu un pégase. Il avait bravé les Soul.

Il serra sa main plus fort et caressa brièvement ses lèvres avec les siennes.

- Salut. Bien dormi ?

Ange étira un sourire pour elle. Elle le couvrit d'un baiser. Il y avait juste assez de lumière matinale pour tout rendre doré, magique. Le sorcier sourit de plus belle. Imbécile heureux. C'était l'expression qui le définissait le mieux en cet instant. Il se laissait entrainer par les cils de Myaw caressant doucement ses joues, les sensations que lui procuraient ses lèvres sur les siennes, caressantes, rassurantes. Un peu excitantes. Ses mains se perdirent dans ses cheveux bruns -qui tiraient sur l'auburn avec la lumière-, un peu sur son dos, un peu sur ses hanches. Ses gestes répétaient "je t'aime" à l'infini.

Puis il sentit ses abdominaux se contracter par réflexe, l'air se fit légèrement plus court. Myaw était à la califourchon sur lui et c'était une mauvaise nouvelle. Instantanément, la traditionnelle érection matinale signala sa présence et Ange sentit une vague de désir lui prendre le corps, tendant la totalité de ses muscles durant une fraction de seconde. L'exorciste raffermit sa prise sur le bassin de sa copine lorsque cette-zone du corps de Myaw émit un bruit sourd. Le baiser s'interrompit et il la lâcha, éclatant de rire en choeur avec l'adolescente. Elle avait faim, dit-elle. Visiblement.

Ange secoua vigoureusement la tête et se redressa, essayant d'oublier l'afflux de sang entre ses deux jambes.

- Je vais te faire des pancakes.

Aux myrtilles, à la banane et au chocolat. Trois sortes. Plus du syrop d'érable. Des framboises aussi peut-être ? En tous cas il voulait décorer avec des petits coeurs en sucre et des étoiles violettes. En tous cas les trois premiers ingrédients. Sur et certain.
La cuisine de son cottage était tellement mignonne -tout en meubles anciens en bois peint en bleu, carrelage beige et vieux ustensiles- qu'il n'avait envie de de cuisiner des choses délicieuses dedans. Et jolies. Il aurait pu ouvrir une page instagram s'il n'avait pas eu la flemme. Et aussi peut-être un peu peur que des sorciers et sorcières noir.es trainent sur les réseaux sociaux.

La suite de la phrase de Myaw le coupa instantanément dans ses réflexions.

Ah bon.

Très bien.

Une des mains de la jeune fille glissait dangereusement jusqu'à son entrejambe et elle semblait très décidée à faire autre chose que petit-déjeuner à présent.

- Tu es sûre ? murmura-t-il pour la forme entre deux caresses, avant de se saisir du visage de sa princesse et de l'embrasser de plus belle.

Lui aussi avait faim, mais une étreinte matinale n'était pas pour lui déplaire. La pression des cuisses contre ses hanches, la peau laiteuse sous ses mains, le sourire mutin... Il voulait ne faire qu'un avec elle à n'en plus finir. Se perdre dans ses cheveux, dans la sensation de leurs corps tendus dans le plaisir, les bas ventres en ébullition. L'entendre soupirer, se donner à elle, à l'extase des corps. La prendre tendrement dans ses bras, faire attention à elle, à ses besoins, ses envies.

Il se trouvait trop précautionneux, trop paternalisant, il avait peur de son désir, peur de la brusquer. Peur de ce qu'il était, un homme beaucoup plus âgé qu'elle. Peur des metoo, d'être un type à sortir "not all men", à la prendre pour sa caution. Peur d'être son prochain cauchemar.
La plupart du temps, les peurs n'existaient pas, il était juste heureux, amoureux. Mais surtout avant et après le sexe, ça s'insinuait, ça venait. Il voyait le regard de Ian dans son dos, plein de jugement, le loup prêt à l'égorger. Il voyait à travers les yeux de l'empathe parce qu'il connaissait assez bien sa façon se penser pour la comprendre. Si ça n'avait pas été lui, qu'aurait-il pensé ? Sûrement pas comme Ian, en vrai. Il était trop niais, trop idéaliste.

Trop amoureux en cet instant.

Il pressait son bassin et son sexe tendus contre celui de son aimée, si douce, si enivrante. Ange brisa ses chaînes de culpabilité un instant, happa les lèvres de Myaw dans les siennes, écouta la douceur de son sexe sur son bassin, la courbe de ses fesses sur la hampe de son pénis. Un râle très léger lui échappa. Ses mains vinrent se plaquer sur le bas du dos de la jeune fille et le bassin de l'exorciste ondula un instant, effort désespérer pour s'unir. Toujours la furieuse envie d'aimer, dans la chair et dans les mots.

Tant qu'elle était là, avec lui et qu'il l'écoutait, tout irait bien.

Il était si beau et elle était amoureuse comme jamais personne auparavant n'avait pu aimer. Du moins c'est ce qui lui apparaissait, du haut de ses 16 ans, la sensation infiniment douce créée par l'amour, ce sentiment de plénitude qui la détachait de tout, lui offrant l'impression qu'il ne restait qu'eux deux contre le reste du monde.

- Salut. bien dormi ?

Elle hocha la tête, le bonheur accroché aux lèvres. Il n'y avait que dans les bras d'Ange, qu'elle n'avait pas peur de s'endormir, comme si l'amour pouvait l'ancrer à lui, l'immerger dans le même bonheur qu'ils vivaient éveillés. Éteins les cauchemars douloureux, les souvenirs sombres et le sourire machiavélique de Redwan se penchant vers elle. Dans le creux de leur nid, de cet amour encore juvénile, il n'y avait qu'Ange qui brillait, Ange et elle, deux étoiles dévorant la nuit par leur lumière. L'amour lui faisait tout oublier, même si son corps aimait la rappeler à l'ordre.

- Je vais te faire des pancakes.

Mais elle n'écoutait déjà plus, parce que sa main versait vers la virilité de celui qu'elle aimait.

- Tu es sûre ?

Le visage rayonnant de Myaw répondit pour elle et elle le laissa s'accrocher à son visage pour l'embrasser. Son ventre désormais n'était plus empli par la faim - ou alors si peu, c'était un sentiment si lointain qu'elle l'oubliait -, mais par le désir de cet autre corps contre le sien. Elle avait 16 ans, aimait pour la première fois et ses hormones bondissait dans son corps. C'était un tourbillon qui l'entraînait, un tel bonheur qu'elle se demandait comment faisaient ceux qui vivaient sans - et c'était sans doute égoïste de sa part de le penser, mais du haut de ses 16 ans elle ne s'en rendait pas compte. Elle imaginait connaître le monde et se laissait happer par le désir.
Son corps lui brûlait atrocement et elle sut qu'elle serait incapable de tenir bien longtemps avant la pénétration. Alors elle se pencha sur la table de nuit pour attraper un stylo, ce qui la faisait toujours sourire un peu car c'était bien plus pratique que les préservatifs humains. C'était une bonne façon de deviner également la nature des gens autour d'elle ; s'ils avaient de quoi tracer des runes à côté de leur lit plutôt que des boîtes de capotes, c'était probablement qu'ils étaient doués...
Se concentrant soudain, elle traça rapidement les runes apprises par coeur sur son ventre, juste au-dessus des poils qui marquaient la naissance de son pubis. Puis, reculant un peu sur les jambes d'Ange, elle en dessina encore quelques-unes sur la peau du prince pégasien, ne pouvant s'empêcher au passage de laisser sa langue jouer un instant avec son sexe.
Puis elle lança un regard à l'exorciste, attendant qu'il valide également les runes. Enfin, elle put replacer son bassin contre le sien, leur hanche cherchant à s'épouser, jusqu'à ce qu'une légère courbure rend l'échange encore plus électrique, et qu'elle frissone de plaisir en le sentant la pénétrer. C'était sans doute ce moment-là qu'elle aimait le plus, celui où leurs corps se retrouvaient parfaitement, où il y avait le début de la symbiose qui les unissait. Bien sûr, elle aimait l'orgasme également, la vague de plaisir qui déferlait, le bonheur dans son échine. Mais il y avait là quelque chose de moins orgasmique.

Leur souffle et la méchanisme de leur bassin se trouvèrent avec la facilité qui les liait. Et, au bord des ondulations qui conduisaient à l'orgasme, Myaw se mordit la lèvre, les joues rougit, la voix essoufflée et son esprit tout entier se tendant vers lui.

Je t'aime.

Elle ne savait jamais vraiment si ça marchait, si le pouvoir d'Ange pouvait attraper les mots. Mais elle aimait croire que l'amour et le sexe rendait tout cela possible, que ça les traversait tellement qu'il pouvait lire en elle, deviner, sans même utiliser une once de magie, simplement portés par l'amour.
L'amour et les étoiles en sucre.
Encore à bout de souffle, elle échoua sur le côté du lit, la chaleur ayant migré dans tout son corps. Un sourire sur les lèvres, une main encore traînante sur la peau d'Ange.

- J'aimerais que tous les matins ressemblent à celui-ci.

Puis la faim revint comme une vague, lui rappelant qu'elle n'avait pas cessé d'exister, qu'elle était même décuplée désormais, motivée par l'exercice et la chaleur. Ca la fit sourire et elle se redressa dans le lit, serrant déjà les cuisses de peur de tacher les draps.

- Je vais aux toilettes, mais quand je reviens je veux bien qu'on reparle de ces pancakes que tu m'as promis...

Et ses lèvres, avant de quitter le lit, s'égarèrent sur celle de son amant, toujours dans la même douceur infinie.

Make you banana pancakes, pretend like it's the weekend now


Elle était si déterminée, amoureuse et réelle, elle savait ce qu'elle voulait, son corps contre le sien, autour du sien. Elle avait toute la liberté. Elle comptait bien empoigner fermement ce qui lui avait été nié pendant si longtemps. Faire de son corps des choses qui lui plaisent, l'envelopper de douceur, lui procurer de l'amour. Se découvrir avec sa chair, être insousciante, peut-être un peu. Si elle y parvenait malgré les gros nuages sombres qui enfermaient ses rêves, parfois. Souvent.

Ange se souvenait toujours des rêves dans lesquels Myaw était présente. Il avait appris à sentir lorsqu'elle le survolait. Sa présence caractéristique, la pression légère de son âme sur la sienne, sa texture.
Tout comme il apprenait par coeur l'odeur de sa peau, la caresse de ses cheveux dans son cou, l'ouverture caractéristique des ses lèvres pendant ses soupirs.

La danse de ses mains trançant des runes sur leurs aines.

L'étourdissement de son sexe s'insérant dans le sien. Il rejeta la tête en arrière et agrippa ses hanches, accompagnant les ondulations de son bassin. Il fit l'amour encore à moitié dans un rêve, empli des yeux de Myaw qui pétillaient, du reflet du soleil dans ses cheveux qui volaient.

La sensation d'entendre un "je t'aime", parole brisée en milliers d'étoiles contre son front, juste avant l'orgasme.

Il prit à pleines mains son corps tendu de plaisir, cherchant à s'imprégner de ses sensations, comme s'il en était capable. Toutes les cellules de son corps s'entrechoquant à toutes les siennes.

Les souffles éclatèrent en symbiose, le corps de son amante s'évanouissant dans les draps, comme prêt à disparaitre. Seule la sensation de sa main un peu fraiche sur son ventre lui disait qu'elle était encore là. Il s'y aggripa fermement.

Il avait perdu la notion du temps dès le début de l'ébat. Il avait oublié le petit déjeuner, la jeune femme était tout ce qui arrivait à bourdonner dans son esprit. Sa respiration murmuraient son nom à l'infini. Il emplissait ses pensées, tant qu'il aurait pu basculer, retourner en sommeil, bercé simplement par le contact de Myaw contre lui, le souvenir imprégné de lui en elle, d'elle autour de lui.

Il n'y avait que les bruits de son corps à écouter et Ange aurait pu s'oublier complètement si Myaw ne l'avait pas rappelé à l'existence terrestre.

Tous les matins.

Tous les matins du monde.

Ange roula sur le côté afin de voir le visage de sa copine, son petit nez rond, ses joues légèrement émaciées. Les mèches auburn éparpillées sur le coton. Il en enroula une sur son index.

- Moi aussi. Et je ferai tout pour t'en offrir le plus possible.

Quelques seconde s'offrirent encore à eux, dans un entre-deux décoré de silence. Il lui sourit. Elle lui semblait habitée d'une lumière vivante, essentielle.
Elle se redressa avec agilité, les jambes habilement serrées pour éviter de tacher quoi que ce soit et lui annonça qu'elle allait aux toilettes. Elle, pour le coup, n'avait pas oublié les pancakes et les rappela à son bon souvenir. Ange lâcha un petit rire alors qu'elle l'embrassait -moment parfait- et descendit du lit à sa suite, enfilant un caleçon et un jogging pour se rendre au rez-de-chaussée, dans sa cuisine.

Il en avait fait la plus adorable cuisine du monde avec l'aide de Judith qui s'était fait un plaisir de l'aider. Dans les tons bleus et bruns, des étagères remplies de jolies boites à thés et d'épices colorés, de la place pour découper, garnir, battre, ou juste se verser du muesli dans un bol. Myaw aussi y avait apporté sa touche personnelle, comme il l'encourageait à le faire. Il voulait qu'elle puisse se sentir chez elle, doucement, sans trop la presser.

De ses grandes mains un peu calleuses, il répéta les gestes réconfortants de la cuisine. Sortir la farine, les oeufs, la levure, le lait, un saladier, un cuiller en bois, un fouet. Fruits, sirop d'érable, confitures et pépites de chocolat. Sortir la poele. Verser le généreux contenu d'une louche, saupoudré de pépites de chocolat. Découper une banane, isoler un peu de pâte dans un plus petit bol pour une fournée spéciale. Virevolter de temps à autre dans la cuisine pour sortir des assiettes, faire chauffer de l'eau. Attendre la douceur de la présence de Myaw, que l'odeur douce et sucrée du petit-déjeuner la fasse venir.

Enfant, elle avait rêvé d'être adolescente, d'avoir leur âge à eux pour vivre dans leurs histoires, celles auxquelles elle n'avait jamais le droit car elle était trop jeune pour cela, celle dont elle ne parvenait même pas à saisir les contours, trop innocente et naïve. Elle avait rêvé d'avoir l'âge de son prince pégasien pour pouvoir le demander en mariage pour de vrai, organiser une gigantesque fête pleine de lumière dans l'arbre de la cour, avec Pandora pour les marier – la directrice de l'orphelinat semblait avoir tellement de vies avant celle-ci, qu'il était certain dans sa tête de petite fille, qu'elle avait dû apprendre à marier les gens – et une robe multicolore – Myaw n'aimait pas beaucoup le blanc. Des songes d'innocence, mais qui la poursuivait et lui rappelaient, inlassablement, qu'elle était enfant là où ils étaient déjà grands.
Désormais, elle avait l'âge qu'ils avaient quand elle le regardait depuis ses yeux de gosse, mais c'était un âge qui ne lui paraissait toujours pas assez. Parce qu'ils étaient déjà adulte là où on la voyait à un croisement, plus vraiment enfant, jamais pourtant totalement autorisée à se comporter comme une grande personne. Elle pouvait être volage, boire des bières dans les ruines, sauter du haut de la falaise, fumer des cigarettes en riant, embrasser des garçons et des filles de sa classe. Elle pouvait être tout ça, mais elle n'en voulait pas, car encore une fois, c'était eux, c'était lui surtout, qu'elle désirait. Arrêter leur roue du temps pour les rattraper et pouvoir crier au monde entier, sans jugement aucun, leur amour.
Elle se rappelait encore le visage de Ian quand elle lui avait parlé de son cœur…

– Moi aussi. Et je ferai tout pour t'en offrir le plus possible.

Un jour viendrait. Un jour où l'âge n'aurait plus d'importance pour tous les autres, où elle serait assez âgée pour que les gens la laissent enfin décider. Et alors à ce moment-là, ils pourraient passer tous les matins du monde dans les bras l'un de l'autre, incapables cependant de se lasser parce que leur histoire allait bien au-delà de ça. Elle venait de si loin et allait si loin, que même la magie ne pouvait pas rivaliser.
Cette certitude borda ses lèvres d'un sourire.

Se dirigeant vers la salle de bain, elle s'assit sur les toilettes toujours à sa rêverie. Enfant elle rêvait d'un prince, d'un château et d'une ribambelle d'enfants. Avec les années et l'attaques du Mystery, les contes de fée avaient pris un goût étrange, celui du sang et de la douleur. Alors il avait fallu rêver différemment, et la seule chose à laquelle elle était parvenue à se rattacher, c'était Ange. Qu'il soit prince ou roturier, finalement, n'avait aucune espèce d'importance. Ce qui comptait c'était qu'il soit l'Amour, le vrai, le bon et ça toute son âme le hurlait. Les château et la ribambelle d'enfants, elle pouvait bien tout sacrifier, tout ce qui importait c'était sa présence.
Un jour, il faudrait que le monde le comprenne.

Retournant dans la chambre, elle retrouva sa culotte qu'elle avait abandonné dans un coin de la chambre la veille, et ouvrit l'armoire pour emprunter un Tshirt. Ces gestes se faisaient naturellement, dans la petite maison, elle avait l'impression certaine d'être chez elle. Elle savait où il cachait la clé quand il n'était pas là, où étaient rangés les meilleurs thé, quelles lattes du parquet grinçait un peu. C'était la chaumière du bonheur, celle à laquelle les orphelins ne prétendaient jamais rêver, parce qu'elle leur semblait impossible, inexistante. Tant de chaleur dans un foyer.
Myaw se dirigea ensuite vers la cuisine, ses pieds nus sur la fraîcheur du carrelage, attirée par l'odeur sucrée des pancakes promis. Il avait déjà tout préparé, mais ce ne fut pas ce qu'elle vit en entrant ; elle le vit d'abord lui et le trouva encore plus beau que quelques instants auparavant, alors qu'il jouissait entre ses cuisses. Chaque seconde semblait lui apporter encore plus de beauté, et l'adolescente se demandait comment c'était possible. Comment quelqu'un pouvait être aussi magnifique et comment faisaient tous les autres pour ne pas mourir en le voyant ? Car quelque chose mourrait en elle, à chaque fois qu'elle était en sa présence, quelque chose qui renaissait immédiatement tel un phénix, un amour qui brûlait tout dans sa poitrine. Ça palpitait trop fort pour tout surmonter et c'était obligé d'agir comme une vague, inondant son être de l'intérieur.

– Tu es un virtuose.

Elle se dressa sur la pointe des pieds pour l'embrasser délicatement, avant d'attraper un pancake et de le rouler pour pouvoir le manger là, encore simplement debout, impatiente de goûter à toutes ces merveilles, enfantine plus que jamais. Fermant les yeux, elle savoura le délice avant de les rouvrir pour regarder Ange droit dans les yeux.

– Un jour, je t'épouserai.

Et ces mots-là n'avaient plus rien de l'innocence de l'enfance.

Il n'y a rien à comprendre, rien à chercher, rien à trouver

Les effluves de petit-déjeuner avaient fait leur effet et rapidement, il entendu le pas souple de Myaw fouler le carrelage cuisine et presque dans léger courant d'air, un baiser vint se poser sur ses lèvres, avec quatre mots d'amour en cadeau supplémentaire. Un virtuose de la cuisine. Un virtuose du bonheur de sa princesse. Ca lui plaisait bien. Ange mit la cuillère en bois pleine de pate à pancakes sucrée dans sa bouche et adressa un sourire charmeur à la jeune femme. Il aimait l'assurance qu'elle prenait dans leur amour, la simplicité forte et juste de chacun de ses mots, la façon dont elle le faisait se sentir. Liquide comme de la lave en fusion, au fond du corps, mais si solide autour, paré à toutes les épreuves si elles étaient destinées à le mener vers elle.

Et il y avait déjà eu beaucoup trop d'épreuves.

Il avait quelques cicatrices sur la peau, procurées par Redwan Soul. Il les regardait parfois avec amertume, en sortant de la douche, petits replis entre deux tatouages, symboles de combativité, tellement habituelles sur le corps d'un exorcistes.
Elles n'étaient rien comparées à la béance qu'il voyait dans l'âme de Myaw, les souffrances répétées, l'enfance et l'adolescence volées. Les sorciers noirs avaient pillé et torturé mais par chance, ils n'avaient pas su détruire la princesse, l'ultime ambassadrice de la douceur et des rêves. Le combat qu'elle avait mené, se figurait le jeune homme, était bien supérieur à ce qu'il avait dû affronter au corps à corps, dans l'inquiétude, les guerres d'opinion au sein d'Orpheo. Myaw avait été dans l'oeil du cyclone. Comme avec Carla, il se sentait coupable, comme de n'avoir pas assez souffert, ne pas avoir été à la hauteur. Comment être à la hauteur d'un tel amour ?
Maintenant elle lui était revenu et son bonheur était infini. Leur bonheur ? Il ne se sentait de toute façon exister que pour construire quelque chose qui leur appartiendrait à deux. Si elle le quittait un jour, d'avoir grandi, oublié les promesses d'enfants, ce qui serait correct, voire logique, il ne savait pas s'il pourrait recommencer. Il pourrait se contenter de ses amitiés, qui étaient si puissantes. Mais la jouissance exclusive de leurs corps, une vie à deux dans un endroit commun, il ne pouvait l'imaginer avec quelqu'un d'autre qu'avec Myaw. Lorsqu'il pensait à son âge, il était effrayé de ses propres pensées. Comme s'il se trouvait seul avec elles, alors qu'elle les partageait. Mais peut-être était-elle trop jeune pour ce genre de grandes décisions ? Et pourquoi ne lui faisait-il pas confiance ? La meilleure preuve de respect de sa part serait pourtant de ne pas poser son âge comme une condition de maturité. Il le savait pourtant. Il l'avait vécu. Il le vivait chaque jour lorsque leurs mots s'envolaient en de longues et infinies conversations. Lorsqu'ils échangeaient sur les gens de leur entourage, la situation du monde.

Alors il fallait croire Myaw, savourer le mot "virtuose" dans sa bouche et accepter les larmes qui venaient presque aux yeux lorsqu'elle renouvela sa promesse de mariage. Une idée tant répétée dans son enfance, réalisée, même, un jour, pour jouer. Ils étaient déjà liés. Ils seraient toujours liés.

Ange regarda avec tendresse l'adolescente se délecter d'un pancake aux pépites de chocolat et posa son menton sur ses mains, le regard rêveur. Il n'avait pas le choix. Un jour, il serait à elle. S'il ne l'était déjà. Ils se marieraient dans le jardin du Mystery et auraient plein d'enfants. S'il existait ne serait-ce que la plus petite forme de destin, c'était ce qu'il avait tracé pour eux. L'exorciste sourit.

- Je peux lire dans tes pensées pour être sûr ?

Il ne verrait certainement que des couleurs et il n'avait pas réellement besoin de ça pour lui faire confiance, il aimait simplement se plonger dans l'esprit de sa copine, sonder son âme comme on prend plaisir s'introduire dans la mer, tenter de faire partie d'un tout plus grand que soi-même.
Sentant son propre estomac grogner, il enfourna un pancake banane chocoalt dans sa bouche, sans lâcher la jeune femme des yeux. Puis il sortit la tasse qu'il lui avait réservée -bleue avec des étoiles-, y déposa une boule à thé remplie d'un mélange de thé blanc à la fleur d'oranger et versa de l'eau bouillante dedans, puis dans la sienne, une tasse grise et vertes aux motifs floraux d'inspiration japonaise, qui contenait un sachet d'English Breakfast. Puis il déposa le breuvage devant Myaw sans rien dire, juste en souriant, effleurant d'une main ses cheveux.

La pureté de son souffle, la facilité d'être en sa présence. Jamais rien n'avait été comparable, il n'y avait rien à regretter, pas de réels doutes, au fond, tout ça, ce n'étaient que les autres, des normes, des trucs à envoyer valser, et emmener sa princesse tourbilloner au sein des ruines de tout ce dont il n'avait rien à foutre.

Attrapant un autre pancake, il eut envie de réaliser sa pensée, et attrapa l'adolescente dans ses bras, savourant chaque pore de sa peau qui venait se poser sur la sienne. Attraper encore une fois la force infinie dans l'odeur des cheveux cuivrés, fredonner "Come on Eileen" des Dexy's Midnight runners et faire quelques pas de danse maladroits, car on tente de manger son deuxième pancake en même temps, mais c'est toujours ça, un petit slow de canards danseurs dans une cuisine, le matin, avec le soleil qui lui aussi, joue, les bouches pâteuses encore, les mains fébriles, les estomacs grondants. Les âmes qui vagabondent. L'envie de vivre ça, en effet, pour toujours.

C'était peut-être parce que le passé avait été si terrible, si sanguinaire et violent, que Myaw n'apercevait que de la beauté dans son futur. Dans leur futur. Bien sûr, elle n'était pas naïve au point de penser qu'il n'y aurait pas des difficultés – rien que de devoir avouer leur relation au reste du monde était un obstacle qui lui semblait, pour l'instant, infranchissable –, mais elle croyait en eux, à la douceur qui émanait de tout ce qu'ils construisaient. C'était beau et à leur image, et ce n'était pas seulement l'amour qui parlait, mais tout son être vibrant, sa tête qui avait conscience qu'il était l'homme de sa vie. La seule personne dans les bras de qui elle pouvait se sentir bien. Le seul amour.
Et si… et si un jour il partait ? Elle ne pouvait pas imaginer qu'il puisse la quitter, leur amour était trop puissant pour cela, il emplissait tout et du haut de ses 16 ans écorchés, encore trop naïve sur le monde malgré tout ce qu'elle avait traversé, elle n'imaginait pas possible qu'un tel amour puisse s'éteindre. Mais ils vivaient dans un monde dangereux et Ange avait un travail qui n'était pas facile. Des monstres il y en avait partout, mais surtout dans le quotidien de son amoureux. Et Myaw connaissait assez ces monstres pour savoir qu'ils ne lâchaient jamais ; elle avait vécu avec l'un d'entre eux pendant trop longtemps. Alors on ne savait pas quelle autre guerre, quel autre sorcier noir pouvait encore les séparer. Peut-être pour toujours. Et ça, ça la terrifiait, elle s'imaginait hanter la vie sans la présence de son amour perdu et il lui paraissait impossible de se relever après ça. Il ne pouvait pas avoir de vie après une telle perte et elle pensa brièvement à Pandora Mystery, celle qui avait perdu son mari, celle qui depuis avait consacré sa vie à l'orphelinat. Avait-elle envisagé un jour la possibilité d'aimer à nouveau, de se reconstruire ?
Mont insurmontable pour ses 16 ans. Il n'y aurait jamais qu'Ange et un jour ils hurleraient leur amour au monde entier en s'épousant.

- Je peux lire dans tes pensées pour être sûr ?

Elle sourit avant d'attraper la main de son prince pégasien pour la poser sur sa poitrine, à l'endroit de son coeur. Elle hocha ensuite la tête et ferma les yeux ; qu'il lise en elle et il y verrait des couleurs merveilleuses. Une fête pleine de lumière avec tous les gens qu'ils aimaient, tous ces amis qui étaient devenus leur famille. Tout le monde serait magnifique, un arc-en-ciel éparpillé devant leur amour, des éclats de bonheur de tous ces gens merveilleux qui les entouraient. Et pourtant, alors qu'elle remonterait l'allée au bras d'Edwin, elle ne verrait que lui. Ange et son sourire, Ange et son amour. Tout ce qui pétille dans ses rêves d'enfant, mais qui se retrouve aussi dans ses rêves d'adolescente.
L'amour, l'amour, toujours l'amour.

Après l'avoir laissé s'ancrer à ses songes, elle libéra sa main et le laissa attraper la bouilloire en train de siffler, verser l'eau bouillante dans la tasse qui lui était destinée sans qu'elle n'ait rien besoin de demander. Il connaissait ses goûts et ses habitudes, tout comme elle savait que le sachet de thé qui flottait dans sa tasse à lui était un sachet d'English Breakfast. C'était des tous petits gestes qui ornaient leur quotidien, des preuves d'amour minuscules qui, mises ensemble, reflétaient tous leurs sentiments.
Et dans les envies de Myaw, ce moment s'éternisait pour toujours.
Soufflant sur le liquide encore brûlant, habitude de l'enfance, elle le regarda attraper un pancake puis, avant qu'elle n'ait pu avaler une gorgée et se brûler les lèvres, ce fut elle qu'il attrapa par la main pour l'entraîner dans un enchevêtrement maladroits de pas et de rires. Une danse improvisée au milieu de la cuisine, comme les deux enfants qu'ils n'avaient jamais vraiment cessé d'être, comme les deux enfants qu'ils n'avaient jamais vraiment pu être. C'était un moment d'une simplicité si forte qu'elle en devenait bouleversante, et Myaw n'aurait pas été si heureuse, qu'elle en aurait pleuré d'émotion. Tout était parfait, et surtout lui, elle pouvait vivre cette vie pour toujours.
Mais la vie les rattrapait toujours et elle se rappela la discussion qu'elle avait eu quelques jours auparavant avec Luka et la nécessité de parler de tout cela avec celui qui partageait sa vie. Interrompant ce ballet improvisé, elle alla se blottir entre ses bras, respirant son odeur pour y trouver une forme de courage. Ce n'était pourtant pas si terrible à annoncer, mais elle gardait en bouche le goût terrible de trahir celles et ceux qui l'entouraient.

– Ange, je voulais te parler d'un truc.

Elle inspira une fois de plus son parfum avant de relever le menton pour le regarder droit dans les yeux.

– Autour de moi toi, Luka, Ian, mon oncle… enfin, vous avez tous choisi de vous battre pour Orpheo et pour sauver des innocents et je trouve ça très admirable, surtout après toute cette guerre qu'on vient de traverser, après que tu m'aies sauvé des griffes de Redwan, mais… mais moi ça n'a jamais été la vie que j'ai rêvé d'avoir. C'est très égoïste, mais j'ai pas envie de me battre, j'ai envie de faire des études de journalisme et de mener une vie plus proche de celle des innocents.

Myaw n'était pas naïve au point d'imaginer que toute magie puisse déserter sa vie – et ce n'était pas ce qu'elle désirait, de toute façon –, mais elle avait simplement envie d'un chemin un peu différent des autres. Elle ne savait pas si ça serait facile, ni comment le prendrait Edwin, mais elle gardait la certitude cependant, qu'Ange saurait la comprendre.
Il la comprenait toujours, au-delà des mots.

Abrakadabra, Worte sind Waffen

Ils étaient un corps contre un autre, qui se confondent. Des vibrations imperceptibles, le léger frottement des vêtements, qui dansent. Elle portait un t-shirt à lui, il aimait bien la voir flotter là dedans, le gris-bleu délavé, le titre d'un album de rock. Ange avait oublié ses chaussons et se délecte de la sensation sur carrelage frais sous la plante de ses pieds, de la caresse de son nez sur celui de Myaw, son souffle tiède dans son cou.
Elle prit sa main et la porte sur sa poitrine, les pulsations de son coeur transpercèrent sa paume et il inspira profondément. La jeune femme l'apaisait, acquiesça d'un signe de tête mais il n'avait même pas besoin de mot. Ses gestes voulaient tout dire.

La sensation de glisser dans son âme était parfois au bord de l'érotisme. Le bonheur de voir l'intime, l'amour à l'état brut, sans filtre de paroles, sans possibilités de déformations.
Et les pensées de Myaw étaient multicolores. Il y voyait de vagues images de joie irrépressible, des éclats d'or, un espoir infini. Des fleurs qui tachaient merveilleusement son esprit, il entendait les sourires de ses proches et voyait l'odeur de l'été.
A moins qu'ils ne décident de se marier sous la neige ? Dans une forêt pourpre à l'automne ?
Ce serait le couronnement de la Princesse Marchombre et du Prince Pégasien, mais la démonstration de leur amour se ferait tous les jours de toute la vie. Dans les thés du matin, les soirées films et pizzas, les sorties entre amis, le sexe éméché en rentrant de soirée, les petites mains des enfants Rejes-Nienta, ou Nienta-Rejes, quelle importance ?

- Comme je t'aime. Ton bonheur est la plus belle chose qui existe.

Ange posa son front contre celui de la femme qu'il aimait, yeux fermés également. Laissait ses pensées couler dans les siennes. Il aimait leurs façons de communier via leurs dons, deux formes de magie qui se touchaient du doigt, les mettaient à nus, âmes fusionnelles. Le même genre de sensation qu'il pouvait éprouver avec Luka, lorsqu'elle se servait sur lui de son empathie et qu'il lui parlait dans sa tête. Une sensation qui variait ici par son urgence, une sensation de brûlure passionelle enivrante, qui se ranimait chaque matin, à chaque coup d'oeil, qui disait un lien véritable. Un amour comme un phénix. Evoluant avec leurs âges, décalés, peut-être, mais quelle importance ? Ils aviaent le respect, la communication, la patience. Tout le reste, c'était à balancer par dessus leurs épaules, s'en aller au grand galop, à grand coups d'ailes de pégase pour ne plus poser les yeux dessus. Comme Carla qui était incapable d'aimer une personne à la fois, comme Ian qui l'aimait sûrement autant qu'il aimait Autumn, il leur fallait se détacher de l'acquis, de certaines racines mortifères.

Il lisait, tentait avec son maigre don secondaire de suivre le flot des pensées de Myaw. La palette de couleurs représentant un mariage féérique se dissipa peu à peu, pour prendre des couleurs plus réservées, variant du gris vers le bleu, quelques tâches d'orangé, détermination ? C'était sérieux, mais rien de grave. Ange secoua la tête et coupa sa lecture. Pas malin de s'épuiser alors qu'un week-end en amoureux les attendaient. Et puis, elle voulait lui parler. Ce n'était pas qu'un "truc". Si elle présentait cela que ça, l'importance était autre. Ange se détacha avec douceur de sa bien-aimée et laissa glisser ses mains de ses épaules à sa taille, la seule distance de ses bras les séparant. L'exorciste se concentra sur les prunelles vertes, petit sourire engageant sur les lèvres. Il ne ressentait pas d'appréhension. Quelque soit le problème ou le défi qu'elle lui présente, il les savait assez forts. S'il y avait une chose dont il était sûr, dans le chaos de cet univers, c'était ça.

Myaw aussi avait planté son regard dans le sien et le regardait, fièrement. Sans peur non plus, peut-être ?

Son sourire s'élargit lorsqu'elle eut fini de parler. Il y avait la douceur égoïste d'être rassuré. Son amour n'irait pas au front se faire tuer. Son amour saurait peut-être faire le minimum pour se défendre et appréhender sa magie, mais elle irait ailleurs, dans un autre monde. Jouer avec des mots. Danser avec eux, pour une cause noble. Pour la société, pour informer. On parlait tant de fake news, de désinformation, jamais le jeune homme n'avait trouvé la branche dans laquelle Myaw voulait s'engager si utile. Le chemin serait difficile, il le savait, mais il pouvait les imaginer, vivre ensemble à Londres, à Edimbourg, à Berlin, à Paris peut-être, ou peut-être même à Genève, dans le pays natal de la princesse ? Ca lui était égal, il y aurait toujours un QG à rejoindre, un appart de sa mère à vendre ou à louer pour financer un déménagement. Les distances avec ses amis ne lui faisaient pas peur, les exorcistes passaient leur vie à tourner sur le globe, infatigables, interconnectés.

- Je ne te trouve pas égoïste. Et même si ça l'est, qui a le droit de te dire quel chemin emprunter ? Tu n'as pas l'obligation de souffrir ou de te sacrifier. Ce que tu veux faire, ce sera une contribution au monde tout aussi importante que ceux qui se battent avec des armes. Les mots seront les tiennes, très bien. Le monde des innocents n'est pas inférieur à celui des exorcistes. Les deux sont imbriqués. Ce projet est légitime et important et je t'accompagnerai où qu'il t'emmène. Ou même si tu décides d'en changer.

Après tout, il lui restait encore un an de lycée et elle n'avait que seize ans et demi. A son âge, il n'avait pas pensé à entreprendre des études de zoologie pour sa couverture, il ne pensait qu'à l'exorcisme et à la musique. Tout pouvait encore changer. Et Ange serait là. Edwin, Kurt, Ian, Luka, Pandora, Nérys et Hayley aussi, il en était certain. Recevoir un enseignement au Mystery Orphanage n'était en aucun cas une obligation de prêter serment à Orpheo. Même si, il l'avait remarqué au sein de différents QG, certains courants revendiquaient l'obligation d'une forme de service militaire obligatoire, surtout dans le cas des orphelins qui devraient soit-disant "rembourser la dette" qu'ils auraient envers l'Ordre de les avoir nourris, logés et éduqués. Ce genre d'idées le mettaient dans une colère noire. Recevoir à manger, avoir un toit sur la tête et être en sécurité faisaient partie de la convention internationale des droits des enfants. Aucune histoire de dette n'avait lieu d'être.

L'hispano-écossais passa une main dans les cheveux de Myaw et lui sourit encore. Une princesse journaliste. Révolutionnaire ! Il n'y avait rien de moins à attendre d'elle.

Recouvrant un pancake à la banane d'une épaisse couche de sirop d'érable, il s'accouda à la table et lui demanda :

- Tu aimerais écrire sur quoi ?

Il n'y connaissait pas grand chose mais il savait que le journalisme, c'était large. Voulait-elle écrire des horoscope dans des magazines colorés ou rédiger de longues tribunes sur les relations diplomatiques entre le Japon et les Etats Unis au sein du Monde Diplomatique ? Ou fonderait-elle la revue satirique des Licornes Bourrées, habile mélange entre une presse informative et décomplexée ?

Ils s'aimaient. D'un amour si fort qu'il allait au-delà des frontières, qu'elles soient physiques ou mentales. Rien ne pouvait arrêter la course effrénée du prince pégasien et de la princesse marchombre. Main dans la main, ils pouvaient combattre tous les démons ; l'avaient déjà fait. N'avait-elle pas survécu à Redwan, en se raccrochant à la pensée qu'un jour Ange viendrait la sauver ? N'avait-il affronté son tortionnaire, risquant sa vie pour l'adolescente ? Ensemble ils étaient capable de faire le tour de la Terre, ou de rester dans leur cocon de bonheur ; ensemble il n'existait plus qu'eux et ce qui les reliait si intensément que le monde pouvait bien brûler, ils resteraient debout.

– Comme je t'aime. Ton bonheur est la plus belle chose qui existe.

Elle n'était pas vraiment d'accord, aurait pu citer mille choses plus belles encore. Et toutes avaient un lien avec lui. Ange était la perfection, c'était sa perfection incarnée, et leur amour était si fusionnel et évident que rien n'aurait su le défaire. Elle puis en lui sa force et attendait impatiemment de vieillir à ses côtés. Ce qui faisait si peur à d'autres était pour elle une volonté forte ; déjà envie de pouvoir vraiment être avec lui, totalement et entièrement, de partager un appartement, une maison, une famille. Un quotidien fait de leurs mots et de la vibration de leur souffle. Mais elle savait aussi que, dans ce quotidien, elle ne pourrait pas se lever tous les matins pour se rendre à Orpheo. Elle en avait eu assez de la guerre, de la souffrance, de tout ce monde qu'elle ne maîtrisait pas. Elle laissait ça à Ange, Edwin et à tous les autres, mais ça la dépassait. Et c'était important pour elle de pouvoir en parler à son entourage, de leur faire comprendre que cette décision n'était pas un égarement soudain, mais le fruit d'une vraie réflexion qui l'avait portée à renoncer à être exorciste, combien même la plupart des gens autour d'elle se dirigeaient vers ce chemin. L'impression, encore une fois, d'être à contre-courant. Heureusement, Ange était une fois de plus là pour elle, prêt à nager dans la même direction pour la soutenir face aux vagues.

– Je ne te trouve pas égoïste. Et même si ça l'est, qui a le droit de te dire quel chemin emprunter ? Tu n'as pas l'obligation de souffrir ou de te sacrifier. Ce que tu veux faire, ce sera une contribution au monde tout aussi importante que ceux qui se battent avec des armes. Les mots seront les tiennes, très bien. Le monde des innocents n'est pas inférieur à celui des exorcistes. Les deux sont imbriqués. Ce projet est légitime et important et je t'accompagnerai où qu'il t'emmène. Ou même si tu décides d'en changer.

Myaw ferma les yeux en sentant les doigts de son amoureux se glisser dans ses cheveux. Elle était si heureuse qu'il la comprenne aussi bien et qu'il soit dans sa vie. Celle qui avait eu l'impression de n'avoir rien choisi jusque là, pouvait enfin prendre une décision, et celle-ci la mènerait dans une parallèle de la vie qu'on lui avait imposée, sans toutefois l'en exclure totalement. Un entre-deux qui lui correspondait, qu'il lui permettrait – elle l'espérait – de mieux appréhender la magie avec laquelle elle avait tant de mal. Enfin un peu d'apaisement dans tous les rebondissements de sa vie qui l'avait malmenée jusqu'ici. Après tout, elle n'avait pas choisi de perdre sa mère ou de débarquer au Mystery, pas choisi d'être hantée par des cauchemars, pas choisi d'être enlevée par un sorcier noir. La seule chose qu'elle avait décidée, au fond, c'était de retourner à l'orphelinat plutôt que de vivre avec Edwin, après la guerre. Mais dans tous les cas, ça la laissait ancrée profondément avec la magie, toujours trop proche d'elle pour qu'elle arrive enfin à la comprendre. Elle avait besoin d'un peu de recul dans tout ça. Peut-être qu'un jour elle reviendrait sur sa décision, qu'elle réintégrerait le monde magique de manière plus officielle. Myaw Nienta serait peut-être la première à lancer un journal réservé aux doués, des articles qui parleraient de leurs guerres, des choses étranges qui se passaient, de tout ce que les innocents ne pouvaient pas saisir complètement. Une Rita Skeeter, mais en moins abjecte et manipulatrice, évidemment, toujours dans la recherche d'une certaine objectivité. Peut-être aussi qu'elle n'en ferait rien et qu'elle resterait accrochée au journalisme des innocents, trouvant enfin sa place dans le monde. Elle avait le temps de voir venir, de toute façon. Et les bras d'Ange en attendant, qui eux étaient sa véritable place.

– Tu aimerais écrire sur quoi ?

Elle rouvrit les yeux pour rencontrer son sourire et haussa les épaules. Elle ne savait pas encore, tant de choses l'intéressaient ! Des conflits mondiaux avec des journalistes envoyés dans les endroits les plus dangereux du monde ; aux faits divers les plus insolites ; en passant par des idées bien plus militantes. Tant de possibilités encore et même pas 17 ans.

– Je ne sais pas… j'ai trop d'idées en tête !

Et là, surtout, elle avait envie d'écrire sur Ange. Des mots d'amour, avec sa peau comme parchemin. De dessiner partout sur lui, tout le bonheur qu'il lui inspirait, autant de notes qui décoraient sa tête et son cœur, les exprimer d'une autre façon. L'idée fit son chemin avec une telle force qu'elle la convainquit assez pour qu'avec un sourire malicieux elle se détache de lui et se précipite dans les escaliers.

– Je reviens !

Mots emmêlés à ses pas qui se précipitèrent jusque dans la salle de bain. Attrapant sa trousse de toilette, elle en extirpa un crayon noir pour les yeux, ainsi qu'un doré – cadeau que Summer lui avait fait pour Noël. Redescendant ensuite, plus calmement, elle montra ses trouvailles à son prince.

– Est-ce que tu acceptes que je dessine sur ta peau ?

Des histoires et des merveilles ; du bonheur et des paillettes ; tout ce qui les représentait.

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles


S'il se concentrait assez, il pouvait voir les mots danser dans l'esprit de Myaw. Aux couleurs de rêves, aux bruits de froissements de pages, de bruissements de feuilles au crépuscule. La passion qui l'animait, si jeune, peut-être naïve, mais empreinte de la sagesse dûrement acquise par la douleur, le fascinait. Elle le rendait confiant en l'avenir, curieux du lendemain, de chaque instant passé avec elle.

Pas d'idée précise, elle ne savait pas encore et c'était parfait. Ca avait le temps de venir, elle avait le temps d'éclore, de se chercher, se perdre, se retrouver, se chercher de nouveau. Trouver d'autres choses. Toujours. Tourbillonner ensemble dans la vie, se soutenir et s'aimer.
Sous les yeux clos de son amoureuse, il y avait les plus grands des trésors. Une infinité de moments, de futurs souvenirs. Et le coeur d'Ange explosait à chaque fois qu'elle les ouvrait. Ce regard qu'elle posait sur elle, la douceur indicible, la magie à l'état brut, c'était presque trop pour un seul être. Heureusement qu'elle était là, pour recevoir ces débordements d'amour et fonctionner avec lui comme deux fleuves, intarissables tant qu'ils se jetaient l'un dans l'autre.

Un sourire éclot sur le visage de la jeune femme, et elle s'enfuit tout à coup en disant qu'elle allait revenir. Il sursauta vaguement, surpris, souriant automatiquement, rêveur et curieux de ce que Myaw allait encore pouvoir inventer.
Il entendit à peine quelques bruits, qui venaient de la salle de bain et elle réapparut, lui présentant deux crayons à maquillage. Il sourit, riant d'incompréhension ravie. Voulait-elle qu'ils se maquillent ? Voulait-elle écrire un article sur son dos, une ôde à l'amour, entre ses tatouages ? Ange haussa les sourcils, demandant sans rien dire quelle était son intention.

La réponse ne se fit pas attendre. Dessiner sur sa peau. Son visage s'illumina et son sourire s'agrandit. Oui, il voulait être son oeuvre d'art, sentir la pointe du crayon évoluer sur ses muscles au gré de l'imagination de sa bien-aimée.

Si ça avait été possible, il aurait été la mer et elle aurait été le vent jouant dans ses vagues. Ils auraient pu être heureux ainsi jusqu'à la fin des temps. Il aurait aimé ça. Comme il aurait aimé être un arbre si elle avait été la terre, comme il aimait faire glisser ses yeux sur sa peau et ses cheveux lorsqu'elle dormait. Si elle voulait se lier à lui comme un exorciste se lie à sa rune, il en serait heureux. Contenté pour l'éternité de respirer au rythme de la pression du khôl.

L'écossais prit une longue gorgée de thé suivi d'un pancake aux pépites de chocolat trempé dans du sirop d'érable et déclara :

- Je suis tout à toi.

Il se demandait si elle préférerait qu'il s'allonge sur le canapé ou en haut sur le lit, ou plutôt qu'il reste debout pendant qu'elle lui tournerait autour. En tous cas, ce qu'il savait c'est qu'il se sentait à présent comme un enfant en attendant Noël, impatient de recevoir un magnifique cadeau. Des traits et des courbes provenant de l'âme de Myaw. Il n'aurait pas pu rêver mieux. Il se sentait à la fois apaisé et légèrement électrifié. Il promenait sans y réfléchir ses mains sur la taille de sa copine, ses doigts se mouvant sur le tissu de son t-shirt, qui porterait son odeur, une fois qu'elle serait partie. Si seulement elle avait pu ne jamais partir. Encore un an et demi. Dans un an et demi elle serait de jure majeure et personne n'aurait plus rien à y redire, en théorie. Ils pourraient alors habiter ensemble. Si elle le voulait. Peut-être qu'alors ses études de journalisme l'entraineraient ailleurs, loin de ses missions d'exorciste. Peut-être voudrait-elle d'abord vivre seule, après toutes ces années à l'orphelinat, puis esclave.
Il le comprendrait. Il ne voulait pas l'étouffer de son impatience, de ses désirs d'enfant, de vie à deux, à trois, à quatre... Adopter un chat ensemble. Acheter une maison ensemble. Planter des tomates ensemble. Ses marier. C'était elle qui en avait parlé, d'ailleurs. Ca ira, se disait-il. Tant qu'il lui laissait l'initiative, la laissait s'exprimer, ça irait. Il avait peur d'avoir un ascendant, d'être trop lourd de ses cicatrices et de ses expériences.

Seulement quand elle le regardait, quand elle lui parlait, caressait ses rêves et exprimait l'envie de jouer avec lui, comme maintenant, il avait confiance. L'amour qu'il lui portait l'enserrait, il le trouvait dangereux. Mais elle était un garde fou. Elle était assez intelligente et mature. Confiance en elle. En eux.

Il existait des rêves si grands qu’on pouvait avoir peur qu’ils nous engloutissent. Et pourtant, aux côtés d’Ange, elle n’avait plus jamais peur. Parce qu’il était cet espoir sur le champ de bataille, cette lumière chaleureuse qui illuminait même les nuits les plus sombres, les souvenirs cauchemardesques dans le manoir Soul. Aurait-elle tenu s’il n’avait pas existé ? Myaw était consciente de quelque part devoir sa survie aux gens qui l’aimaient ; c’était pour eux qu’elle s’était battue, pour s’amuser des monologues de son oncles avec les objets qui l’entouraient, pour les sourires complices avec Kurt lors des dîners de famille, pour les bras de Luka emprunts d’une odeur d’enfance, pour l’air mutin de Haley derrière ses mèches colorées, pour les discussions avec Ian, pour voir Titi et Mme Artissa se balader main dans la main dans les jardins du Mystery, pour la douceur de Nerys et pour les yeux d’Ange, évidemment. Pour y retrouver toutes les histoires, tous les rêves, tout l’espoir. C’était une lueur dans le noir, quelque chose qui était logé au fond de son âme et qui l’éloignait de toute solitude.
Les nuits passées à ses côtés étaient les plus belles. Il était tellement facile de venir marcher dans ses rêves, de partager des moments lorsque son corps se trouvait logé dans ses bras. C’était plus délicat à distance, pouvoir qui lui échappait toujours un peu, même si elle essayait de se rappeler des traces laissées par Maurice, du cadeau que son grand-père lui avait fait. Elle aurait aimé avoir un mentor, avait cru que ça serait possible avec Green ; mais la guerre, le poids du nom des Soul, les sorciers noirs… tout avait trop éclaté pour qu’il puisse la guide dans le monde onirique. Alors elle apprenait seule, mais pas vraiment, puisqu’Ange était là. Et tant qu’ils dormaient ensemble, elle pouvait fermer les yeux sans la moindre appréhension, sachant qu’elle irait danser dans ses songes.

Mais pour l’instant ils étaient bien réveillés – tout ça n’en ressemblait pour autant pas moins à un rêve. Le cottage comme un cocon, l’odeur des pancakes, et sa présence surtout, la chaleur de sa peau qui la réclamait, la douceur de ses mots qui l’enveloppait. Myaw s’échappa cependant à l’étage pour fouiller dans sa trousse à maquillage, revenir avec deux crayons pour tracer des dessins éphémères entre ceux éternels des tatouages. Elle le laissa terminer son pancake, s’amusa du chocolat qui teintait ses lèvres et qu’elle vint doucement cueillir des siennes. Elle en profita surtout pour s’asseoir sur ses genoux, au plus proche de lui encore, parce qu’il était impossible de se lasser du temps passer ensemble, qu’elle en dévorait chaque goutte, chaque portion d’amour qu’il lui était accordé. Ces petits moments qu’ils parvenaient à s’offrir, à l’écart du temps et du monde, loin des jugements qui pouvaient amocher ce qu’ils avaient de plus beau. Encore un an et demi à attendre, cette promesse de dix-huit bougies à souffler – qu’elle avait hâte de sa majorité – comme ils pourraient alors souffler sur ce secret sans avoir peur qu’on leur vole tout ce qu’ils avaient créer, qu’on tente de leur mettre des bâtons dans les roues.
Du bout de ses doigts, elle suivit les muscles de son torse, cherchant un endroit où commencer, avant d’appuyer le crayon noir sur sa clavicule droite. Concentrée comme si elle était une peintre chargée de repeindre le plafond de la Chapelle Sixtine, comme si elle s’engageait là dans son plus grand chef d’œuvre, elle laissa glisser la créativité, puisant dans ses souvenirs des cours de dessins pour offrir du sens à son trait. Le museau, les oreilles, le corps puissant sur quatre pattes, mais surtout deux ailes immenses qui s’élançaient sur le torse, remontaient dans sa nuque. Pégase qui envahissait la peau, qui semblait vouloir s’arracher à l’épiderme pour s’envoler, les traîner encore dans un rêve nouveau. Ça lui rappelait les contes de son enfance ; ça lui rappelait surtout cette première fois, leur première fois, alors qu’il l’avait emmenée sur une île pour s’épancher de cet amour qui débordait entre eux et qu’ils découvraient alors à peine. Avec leur crayon doré, elle ajouta des reflets aux ailes majestueuses, créa des ombres cherchant presque à offrir du mouvement à ce qui naissait sous ses doigts. Puis, satisfaite, elle reposa les crayons à la pointe un peu plus moussée pour se laisser aller contre ce torse sur lequel elle avait dessiné, prenant soin de ne pas frotter les traits pour ne pas les effacer.

« Il monte, et la crinière éparse en auréole
Du cheval décroissant fait un astre immortel
Qui resplendit dans l’or du ciel nocturne, tel
Orion scintillant à l’air glacé d'Éole. »

– Tu agis comme un aimant sur moi, j’ai toujours envie de revenir dans tes bras.

Ce qui n’était pas forcément un problème quand ils étaient juste tous les deux ; mais lorsqu’il y avait d’autres personnes autour et qu’il fallait dissimuler leur véritable relation, ça rendait tout plus épineux. Oh oui, décidément, vivement les 18 ans.