Tout n’est qu’obscurité. Faiblesse. Un destin laissé dans les mains d’un inconnu. Qu’adviendra-t-il de Georges, de Laurens, d’Hector ? Georges est tétanisé. Coincé dans le corps blessé de Laurens, il ressent au fond de lui l’angoisse de son ami. Les questionnements sont silencieux mais nombreux. Des couleurs pastels aux nombreuses teintes. Un fond toujours noir, mat, opaque. Des paupières closes qui n’attendent qu’une demande de la part du cerveau et du cœur pour s’ouvrir et dévoiler le futur.

Il entend au travers des oreilles de Laurens, de vagues discussions. Il se concentre mais l’esprit de Laurens est bien trop entamé par la fatigue pour s’intéresser aux bruits extérieurs. Il pourrait tout aussi bien tout lâcher. Se laisser aller, se laisser mourir. Il sent que cette pensée effleure son esprit et tente un haut les cœurs en offrant une douce caresse sur l’esprit contrarié du possédé.

Mais ça ne fait que l’irriter davantage. De se savoir aussi désemparé, soumis à un fantôme de pacotille et un poltergeist énervé à chaque instant, prêt à en découdre avec la moindre personne. Comment construire la moindre famille ? Ou amitié ? N’importe qui le détesterait. Il est démuni, n’a qu’une envie, qu’on le laisse tranquille. Il serait capable de subir n’importe quoi pour être débarrassé de ces présences empoisonnantes. Georges tient bon, laisse filtrer les ressentiments comme une vague. Il repense à celles qui l’ont déjà tué, emporté vers le fond. Il n’a pas envie de recommencer et il sait que sans lui, Laurens serait livré à lui-même sans aucune possibilité de déverser sa rage. Qui sait ce qu’il adviendrait de lui si cette oreille attentive disparaissait.

Incompréhension.
Peur. Frissons.

-Petit fantôme, tu peux sortir.

La phrase apparaît clairement et Georges n’hésite pas. Laurens ne devrait pas tarder à se réveiller non plus. Il tourne sur lui-même, défie les lois de la gravité, observe son entourage. Il retrouve dans les traits de son interlocuteur une certaine gentillesse. L’envie de lui faire une farce nait dans son esprit, mais il s’en retient au moment de réaliser l’endroit où il se trouve. Non pas qu’il ait une idée précise de sa situation, mais les murs blancs, le manque de vie, tout ceci le force à constater qu’il s’agit d’un hôpital, ou de quelque chose du même genre. Il dirige ses yeux un peu globuleux vers Logan et incline la tête sur le côté. Dérive jusqu’à Laurens et observe les bandages. Ils l’ont soigné. Ce monsieur a tenu sa promesse. Mais pourront-ils partir maintenant ? Quitter cet endroit ? N’attendra-t-il pas quelque chose de leur part ? Et puis, Laurens accepterait-il enfin l’existence de la magie ? Il recentre son regard sur l’exorciste.


Il aurait été impossible de dire si la phrase avait éveillé quelque chose chez Laurens, mais Georges sentit son esprit s’agiter, légèrement. Etait-il assez conscient pour percevoir leur discussion ou était-ce par pur hasard qu’il réagissait ? Quoi qu’il en soit, Georges avait de nouveau son regard rivé sur le visage de Laurens, néanmoins apaisé. Comme mort. Il se demandait s’il avait semblé aussi calme lorsqu’on avait repêché sa carcasse vide de l’océan.


Georges évalue l’endroit. Il y a une sortie, mais où mène-t-elle ? Peut-il même passer à travers ? Il est jeune mais pas idiot. Si cet homme est magique, il y a de nombreuses chances pour que le lieu soit truffé d’objets magiques et de runes en tout genre. D’ailleurs, ne devrait-il pas simplement poser la question ?


Il aimerait que Laurens garde son sang-froid à son réveil, mais il doute de cela. Pourtant, ne pas attirer l’attention pourrait être très utile dans un endroit pareil. Qui sait ce qu’il pourrait advenir d’eux. Si seulement Laurens acceptait de coopérer, pour une fois et voir les choses telles qu’elles le sont. Avec un peu de chance, il pourrait même se faire une place dans l’organisation. Mais Hector, l’inconnue de l’équation risquait d’être particulièrement gênant. Pouvait-on seulement lui apprendre à le maîtriser ? Cela pourrait devenir un avantage au lieu d’être un inconvénient. La nouvelle question lui brûlait les lèvres mais il s’en retint. L’esprit de Laurens s’agitait de plus en plus. S’éclaircissait. Sans vraiment mesurer son geste, Georges s’approcha de l’humain pour le renvoyer un peu plus dans les limbes. Il était sans doute encore trop tôt. Il avait des choses à échanger avec cet homme. Beaucoup de choses.

Ce monsieur est après tout l’exorciste le plus gentil qu’ait connu Georges. Il n’a pas ce fond d’urgence qui brille dans ses yeux, comme mille couteaux dirigés droit sur sa petite allure spectrale. Il y en a peut-être deux ou trois tout de même, mais ce ne sont que des couteaux en plastique, destinés à supposer plutôt qu’à blesser. Il est difficile pour Georges de donner sa confiance à qui que ce soit dans un endroit pareil, mais la lumière pétillante, curieuse et emplie d’espoir le force à revoir un peu son jugement. Y aurait-il un moyen de se débarrasser d’Hector une bonne fois pour toute ? Voilà qu’il ne l’espérait même plus, peut-être même pour se protéger. Car le poltergeist serait bien plus difficile à déloger du corps humain de Laurens que lui ne l’était. Et si les exorcistes étaient en capacité de le lui retirer, alors il en serait de même de lui. Et il avait encore trop de choses à voir. C’était injuste d’être mort aussi jeune.

Georges regarde l’exorciste. Le remercie. Il ne peut rien faire d’autre. Juste proposer ses services, dans la mesure du possible. Lorsque Laurens est endormi, Georges ce n’est plus cet enfant de treize ans ou moins. C’est un fantôme plus âgé, plus compréhensif. Pas plus intelligent, mais avec des sens un peu plus en éveil.

-C'est normal voyons. Je n'ai mis que des collègues de confiance sur votre cas.

Le fantôme fait une toupie sur lui-même, sans raison. C’est la seule chose qui lui soit venue en tête sur le moment. Il léviterait bien un petit peu aussi, s’accrocherait aux murs, passerait à travers la chaise, tomberait à l’étage du dessous ? Mauvaise idée. Des collègues de confiance ? Que pensent les collègues en question ? La confiance c’est quelque chose, les valeurs c’est une autre paire de manche. Georges incline la tête sur le côté, prêt à décamper si les choses tournent mal, prêt à réveiller Laurens, lui donner une chance de s’enfuir lui aussi, reprendre leur vadrouille n’importe où. Passer de pays en pays la peur au ventre mais l’esprit en liberté. Une liberté vraie.
Le brun fixe l’autre brun. Est-ce qu’il va poser une question ? Il y en a au moins une qui mérite d’être posée, mais il ne semble pas prêt à la lui proposer. Pourquoi ne réagit-il pas à la magie ? C’est la base. Une belle base, intéressante et percutante. Mais une question sans réponse. Aussi basique et profonde.

-Pourquoi la magie ne lui fait rien ?

Georges sourit de toutes ses dents, heureux d’avoir deviné juste. C’est ce que la majeure partie des personnes magiques lui demande, en général. Enfin, pas qu’ils aient fréquenté de nombreux exorcistes, ni même de gens doués, mais ces rares personnalités se sont intéressées à son pouvoir. Un pouvoir bien peu commun. Aussi puissant qu’il en est handicapant. Mais c’est une bonne chose qu’il s’y intéresse. Parce que Georges, il y trouve subitement une porte de sortie. Quelque chose qui le lie suffisamment à son ancre pour lui donner peut-être quelques longues années de répit. L’exorciste l’entendra-t-il de cette oreille ? Rien n’est moins sûr, mais à moins d’essayer, on ne saura jamais.


C’est une bonne information, non ? Tout ce qu’il reste à savoir, c’est si l’exorciste il comprend que Georges il aide un peu Laurens et qu’il est avant tout quelqu’un de gentil. Qu’il a pas l’intention d’être violent ou de se transformer en Hector bis. Il est persuadé d’avoir encore des tonnes de choses à faire en ce monde. Qu’il pourrait être encore plus utile tel qu’il est maintenant que tel qu’il l’a été. Après tout, c’était la première fois qu’il parvenait à avoir un lien aussi fort avec un humain, alors peut-être Laurens et lui étaient-ils faits pour se réunir, un jour ?

Mais alors, ce même personnage émis quelques modifications dans son souffle, signe d’un retour conscient imminent. Georges en profita pour s’excuser du mieux qu’il put en prévision des futurs problèmes liés à Laurens. Il ne faisait aucun doute qu’il risquait d’être assez chaud dès son réveil, surtout en se réveillant dans un endroit aussi austère qu’ici, plus ou moins enfermé quelque part, entre nulle part et ailleurs.

-J'ai connu pire, ne t'inquiète pas pour ça. J'peux supporter un petit vieux un peu grognon qui est réveillé par trop de bruit.

Georges se mit à rire à cette réplique. Un petit vieux un peu grognon. Laurens était encore assez jeune comparé à d’autres, mais il est certain que son état, les galères par lesquels il était passé avaient rendu ses traits durs et tirés. Et pourtant, Laurens était quelqu’un de finalement assez peu expressif quand il s’agissait de sortir du sérieux ou du grognon.

L’exorciste lui fait un clin d’œil. Après tout, peut-être que Georges l’aimera bien, ce monsieur. Logan, c’est ça ? Peut-être qu’il pourra réellement les aider, tous les deux, à faire sortir Hector du corps de Laurens et l’empêcher, comme n’importe quel autre, d’y entrer à nouveau. Comment, cela reste à déterminer.
Puis viens le moment où Georges décide à son tour de poser la question classique que n’importe quelle personne se poserait en ce moment. A savoir où il se trouve. A vrai dire, si la question ne s’est pas posée plus tôt, c’est parce qu’en tant que fantôme, Georges n’a pas grand-chose à craindre. Cependant, la possibilité même de se trouver dans un QG limite grandement ses chances de sorties. Il est donc nécessaire pour lui d’en apprendre un peu plus sur la situation et celle du futur « vieux monsieur un peu grognon ».

-On est dans le quartier général d'Orpheo, toujours à Londres. J'vous ai amené ici pour qu'on vous soigne avec efficacité, enfin, Laurens. Dans un hôpital normal, il y aurait eu des questions beaucoup trop gênantes en voyant sa vitesse de récupération. On aurait dû aller effacer des mémoires, et certains humains non doués sont parfois … Pas très courtois envers les personnes douées. Les cas de disparition existent malheureusement encore, pour aller les étudier. Certaines personnes hauts placés connaissent l'existence du secret chez les non doués mais ils ne peuvent pas nous aider à chaque fois ou alors ils ne sont pas au courant de quelles expériences se pratiquent à certains endroits... Il vaut donc mieux être dans les établissements spécialisés où on peut vivre au grand jour sans avoir à se cacher.

Georges hoche la tête et l’incline lentement sur le côté. C’est une bien grosse explication que voilà. La vérité, c’est qu’ils se trouvent dans un quartier général et que ça, ça veut dire qu’il doit y avoir 10 exorcistes au mètre carré, peut-être plus ! Bah, Georges s’en était douté, et la réflexion dite tout haut du brun ne l’étonne pas plus que ça. Mais entre penser et savoir, il y a un gouffre. Le soigner, donc. L’étudier un peu aussi non ? Ce n’est qu’une moitié d’explication, une manière de s’alléger l’esprit et de dire qu’on ramène un inconnu dans le monde de la magie pour plein de bonnes raisons. C’est pas plus mal, c’est normal, c’est humain. Georges, il aurait fait la même chose à sa place. Il garde la tête incliné sur le côté, comme si le cou était devenu tout flasque, incapable de supporter le poids de la tête. Il ne dit rien Georges, il sait que l’humain n’a pas fini de parler, et il sait que Laurens lui, ne va pas tarder à ouvrir les yeux. Autant gagner un maximum de temps pour débattre. Plus Georges en sait, plus vite il pourra calmer la tempête ambulante un peu plus loin avant qu’elle ne se décide à prendre de la vitesse.

-J'aimerais beaucoup pouvoir monter une équipe ou moi même étudier Laurens si il est d'accord, pour mieux comprendre ce qu'il vit. Et avant cela, il faudrait réussir à se débarrasser du poltergeist. Mais pour tout cela, il nous faut l'accord de Laurens. Malheureusement, ça risque de prendre du temps étant donné qu'on a jamais vu un cas de possession comme le sien. Surtout un corps qui refuse la magie. On va devoir redoubler d'inventivité s'il est d'accord pour qu'on le traite. Et ne t'inquiète pas, si il veut juste repartir ou si il veut arrêter à tout moment, se sera possible et il pourra repartir. Je m'en porte garant. S'il décide de rester, il pourra aussi mettre ce temps à profit pour étudier notre monde et nos manières de faire. Il a plein de choses à découvrir et à connaître.

Ah, le mot vient d’être lâché, enfin. « étudier ». Alors, il va être temps de l’étudier. Pour en connaître davantage sur lui, certainement pour l’aider, mais aussi pour progresser. Peut-être même trouver quelque chose pour renvoyer encore plus rapidement les fantômes dans cet autre monde que personne ne connaît mais que tout le monde redoute. J’en ai peur moi aussi. Quelque fois. Pas tout le temps. Georges, il pense à Laurens, mais il pense aussi à lui-même. Il voit que Logan, il parle beaucoup de Laurens, parce que c’est son semblable, mais Georges, il ne le voit pas, il n’en parle pas, comme s’il était un peu tabou, qu’il cachait une vérité pourtant éclatante. Alors, Georges qu’il n’a jamais vraiment eu peur de dire ce qu’il pensait, il dit très clairement.


Voilà, c’était un peu sa promesse qu’il cherchait. Que s’ils trouvent comment extraire le corps de Hector de celui de Laurens, ils ne se mettent pas à l’en extraire, lui aussi. Mais que s’ils insistent, Georges il puisse regarder Logan droit dans les yeux et faire naître sa culpabilité. Parce que cet homme-là, il a l’air d’être quelqu’un de bien. Quelqu’un qui ne trahit pas sa promesse, non ?
Puis, il tourne la tête et la dirige vers le corps de Laurens. Avant même que l’homme ne se mette à papillonner des yeux, il s’en approche et se pose au-dessus de lui.

La vision est relativement aveuglante. Des murs, un plafond, certainement un sol blanc, un lit plus ou moins confortable, une sensation douloureuse parcourant mon corps et me faisant frissonner. J’ouvre péniblement les paupières, comme retenues par une corde à des poids d’une tonne. Le premier mouvement qui se dégage est celui d’une ombre virevoltante au-dessus de moi, légère et fantomatique.


Ses lèvres bougent mais je n’en perçois pas la teneur. J’ai les oreilles qui bourdonnent et un désagréable goût de fer sur la langue. Que s’est-il passé ? Je l’ignore. Alors que mes souvenirs se réapproprient leurs places dans la chronologie, je tourne un peu la tête à droite, à gauche, doucement mais sûrement. Chaque mouvement fait tomber dans ma colonne un millier d’aiguilles mais je les ignore. Le temps et mes pensées s’organisent à mesure que je me réapproprie mes sens. Le toucher doux du matelas, la vue sur le plafonnier, une odeur de médicament, l’écoute d’un robinet mal fermé et cet horrible goût de fer dans la bouche. Un mot me revient et j’ouvre grands les yeux : Hector.
Je me lève d’un seul coup avant d’accuser le choc de ma folie et tousse violemment tout en maintenant mon ventre avec peine. Où suis-je ? Pourquoi ? On m’a soigné ? Je lève le regard. Il y a cet homme, cet homme qui m’a roué de coups à ma demande et qui semble… semble quoi au juste ? À sa place. Georges est là, me regarde avec un grand sourire. Je fronce un peu plus les sourcils et mesure mes mots, bloqué dans mon hystérie par une douleur lancinante.

-Où suis-je ? Qu’est-ce… Qu’est-ce que vous me voulez ? Je vous préviens, j’ai pas d’argent ni l’intention de travailler pour qui que ce soit, alors relâchez-moi.

Georges s’approche de moi et me glisse quelques mots dans l’oreille. Ça me parle de… De non-sens total. Exorciste ? Quartier général d’Orpheo ? Pouvoirs, donc ? M’étudier ? Mais et puis quoi encore ? J’écarte la présence du fantôme comme on chasse l’air et fusille l’homme du regard.

-Je comprends rien mais allons-en aux faits. M’étudier ? C’est quoi cette histoire ? On est dans un hôpital psychiatrique, c’est ça ? Je vais très bien, merci. J’ai pas besoin de votre aide superficielle, ni de vos jolis discours, ni même de vos jolis mandala. Vous êtes bouddhistes, c’est ça ?

Je me méfie. Oh oui, je me méfie. Mes muscles sont bandés, prêts à fuir au moindre geste suspect. Je ne connais pas l’endroit, mais je saurai me débrouiller. Il le faut, je me suis déjà enfui de situations bien pires que celles-ci. Ils m’ont sauvé, grand bien leur fasse, je ne leur ai rien demandé alors qu’ils ne s’attendent pas à quelconque merci de ma part. Et puis quoi encore. J’inspire profondément et tente de me calmer. Au moins, peut-être aura-t-il un discours un peu moins bordélique que l’autre fantôme. Je garde les sourcils froncés tout en remettant ma chemise un peu endommagée et croise les bras.

Georges, faire confiance il avait appris à s’en méfier. Laurens n’était après tout pas le meilleur mentor mais il savait que tout cela était justifiable. Il était cette allure spectrale et n’avait à pas à se figurer d’un monde extérieur qui ne l’incluait même pas. Mais Laurens, lui, il en faisait pleinement parti, volontaire ou non. Il niait en bloc l’ensemble du monde magique parce que c’était sans doute plus confortable, que ça limitait les questionnements et tout le reste.

Georges, il tournait en rond dans l’espace, il expliquait pourquoi Laurens il refusait tout, que tout ça ça l’avait peut-être rendu complètement hermétique. Jusqu’à développer un pouvoir semblable à nul autre. Une aubaine inespérée pour les fantômes, les poltergeist, une bouée à qui on donnerait son âme tant elle était susceptible de vous la rendre pour la petite centaine d’année à venir.
Et ce petit « c’est problématique » de l’exorciste ne faisait qu’ajouter une teinte à la fois d’inquiétude et de malice au petit fantôme. Il se sentait plongé dans un magma de sécurité, intouchable dans cette atmosphère pourtant pensée pour restreindre ses mouvements ou même l’éliminer. La pensée lui traversa une seconde l’esprit. Qu’allait-on faire de lui s’il devenait un poltergeist ? Mais plus intéressant encore, qu’allait-on faire de lui s’il restait un fantôme dans un corps subitement accessible ?

La question fut lâchée et la réponse récupérée. L’optique d’un futur bien sombre pour un petit garçon tel que lui. Quel poltergeist serait-il donc ? Un déclencheur de tsunami ? Un lanceur de poissons. Et une promesse. La promesse de Logan de ne pas lui faire de mal. Pas pour l’instant peut-être, mais un pour l’instant qui tend à durer. Chaque seconde supplémentaire lui suffit.
Et puis.

- D'ailleurs, quel est ton prénom ? Dans ma tête je t'appelle Lucas mais il y a fort peu de chances que se soit ça.

Un prénom. Lucas. C’est presque plus joli que Georges. Mais Georges est son véritable nom, alors il sera toujours plus beau que tous les autres prénoms du monde.

Georges.

Laurens se réveille.
Oui, je me réveille. Pour ainsi dire, je me réveille du pied gauche. De deux pieds gauches même, avec la rage d’apparaître dans un endroit inconnu avec deux têtes d’idiots que j’aurais préféré oublier. J’ignore de quoi j’ai pu rêver, mais même le profond noir du sommeil me semble préférable à cette vision d’horreur. Les questions s’enchaînent à ma manière mais j’aurais aimé obtenir les réponses sans avoir besoin de les demander. N’est-ce pas ce que font les gens civilisés ? Ils vous informent dans un anglais cohérent des choses réelles de la vie. Qu’on cesse de me bassiner avec de la prestidigitation de primaire.

- Laurens, s'il vous plaît, laissez moi aller jusqu'au bout de mon explication, vous pourrez me poser toutes les questions que vous voudrez après, vous serez libre de partir même. Je veux juste que vous aillez toutes les informations en main avant de prendre la moindre décision.

Mais qu’il parle, qu’il parle. Avec des mots que je puisse comprendre cela étant dit. Si les questions se bousculent à la sortie de ma bouche, c’est pour marquer mon insatisfaction tout à fait affligeante. De nous deux, c’est peut-être lui qui devrait se faire soigner. Je devrais partir. Chaque seconde qui passe ici me rapproche un peu plus de la sortie mais cet homme-là, bien droit comme un piquet, ne manque pas de faire durer les festivités. Festivités pour lui seul, s’entend. Enfin, peut-être un peu pour Georges aussi. J’espère qu’ils s’amusent bien ensemble.
Un petit rappel à l’ordre ne ferait pas de mal.

Mais alors, alors ! Démarre le plus long, mais long monologue de l’histoire du monde. Ça me reparle de magie en me montrant Georges. Georges ? Georges est un fantôme. Aucun putain de rapport avec la magie. Ou alors, parce qu’une allure spectrale se balade à côté de moi, je suis censé croire à la télépathie ? Aux élémentaires ? Aux illusionnistes ? Ben voyons. Enfin, peut-être que oui pour les derniers.
Mais le pire ? Il paraît que je suis comme eux. Un « « doué » ». Doué de pouvoir. Jusqu’à preuve du contraire, j’ai pas commencé à changer de couleur ou fait naître un plumeau de nulle part. C’est ensuite une histoire de pouvoir hermétique à la magie. Ah, c’était facile ça. Vous ne le savez pas parce que vous ne le voyez pas. Parce que ça ne vous atteint pas, mais juste vous hein, sinon le reste, tout le monde il réagit à la magie.
On me convaincra à. Ma. Mort.

Cependant, la fin de sa première tirade me laisse sur ma faim. Certains deviennent violents et d’autres pas ? Comment ça ? Mon regard se tourne vers Georges, en biais. Est-ce que c’est récessif ? Un peu comme un point terminal, le fait de devenir fou ? Posséder une bombe à retardement me suffit. Si l’autre s’y met aussi, va falloir sérieusement songer à me faire interner.
Puis il m’explique cette fantastique capacité à attirer les fantômes. Vraiment, une fantastique capacité s’il en est qu’elle est également très handicapante. Trop. Je ne saisis qu’à moitié l’ensemble des mots. On s’ancre à moi parce que la magie ne s’accroche pas à moi ? Qu’est-ce que ça veut dire ? En quoi c‘est problématique, au juste ?

Puis ça parle de danger du poltergeist, de sécurité et honnêtement j’ai très exactement lâché à cet instant précis. Les mots s’enchaînent, il a l’air de savoir parfaitement ce qu’il dit mais tout ça me donne la gerbe et si on continue de m’assommer, y’a tout qui va lui sortir dessus. J’ai voulu des informations, certes. Mais là. Là c’est juste trop d’un coup. Ça ressemble à un méli-mélo de mots qui s’enchaînent sans réelle logique et je capte de temps en temps une phrase qui me fait instantanément regretter ma tentative.
J’ai tellement pas la force que le couper ne me vient même pas à l’esprit. Hector est rentré pour un moment mais je viens de me réveiller et la tempête là m’insupporte. Et Georges aussi. Georges, je compte d’ailleurs sur lui pour tout retenir à ma place. Un peu comme un dictionnaire ambulant, puisqu’il faut bien qu’il me serve à quelque chose. Quand on est squatteur, on finit par payer un loyer ou c’est le retour à la rue. Pareil ici.

Oh, il me les brise, l’autre.
Je sais pas où il en est, mais eh tais-toi, juste tais-toi.
Il a tenté un truc, à me montrer ses mains givrées par une quelconque sorcellerie et s’amuser à courir après Georges. J’ai cru que c’était un genre de salutation, peu importe, le genre de choses que ces personnes font. Des fous. Peut-être bien qu’on m’avait placé au bon endroit après tout.
Mais ensuite ça a repris de plus belle. Il m’a même fait des courbettes et le toutim à coup de « oh c’est rare votre pouvoir, oh la la » et puis « devenez notre cobaye svp ».
Trop. Beaucoup trop.
Trop plein de tout.

Ma main se lève comme un mur face à l’adversaire et je décide de couper court à sa longue, bien trop longue tirade.

-J’espère qu’on vous paye bien pour tout réciter. J’adhère pas aux sectes ou peu importe ce que c’est. Résumez. Vous voulez m’étudier c’est ça ?

Je suis quasiment sûr que tout cela vise à noyer le poisson dans le but de faire acquiescer bien gentiment. Ils se rendront bien rapidement compte que j’ai pas d’argent à donner à leur quête, leur grand dieu, n’importe qui de suffisamment intelligent pour ramener à sa cause des imbéciles.
Toi là, entre autre.

Ma main se tourne et le pouce, l’index, l’auriculaire et le petit doigt s’abaissent lentement.

-Allez au diable.

Enfoncez-vous bien cinq cent pieds sous terre et taper au-dessus de vous pour qu’elle s’épaississe bien comme il faut et ne vus laisse jamais le loisir de refaire surface. Je sens Georges tenter un rapprochement mais déjà que l’autre tour de passe-passe entre les deux gars n’a rien donné avec son « et si vous sentez le froid faut me le dire ». Bah nada, y’a rien eu parce que Georges n’est pas une excroissance de moi-même. Il n’est rien et si ça se trouve tout ça n’est qu’un immense délire.
J’aimerais pouvoir me réveiller et rigoler un bon coup.
Mais ça se passe pas comme ça.

-Je veux pas entendre parler de magie. Y’a toujours une explication à tout, c’est juste qu’on la saisit pas forcément sur le coup. Vous êtes un charlatan et j’ai autre chose à faire que d’écouter vos entourloupes.

J’ai à vrai dire pas grand-chose à faire mais ça sent pas bon ici. Ça pue le traquenard. On va me tomber sur le poil et je pourrais même pas répliquer, c’est comme ça que je vois les choses.

J’amène ma main à hauteur de mes tempes. S’il m’était possible de féliciter ce jeune homme, je ne manquerais pas de mettre l’accent sur sa ténacité. Son entêtement, peu importe l’adjectif pour peu qu’il fasse naître un semblant de notion péjorative. Depuis ces quelques – trop nombreuses – minutes, notre échange ne fait que tourner en rond, chacun bien campé sur ses positions. Sur sa vérité. Quel besoin vital ce bon monsieur peut-il avoir pour m’imposer sa vision des choses sans, tenons à le préciser, aucune retenue.
Passons.
Cette atmosphère est suffocante.

Je baisse un instant les yeux. L’extrême attention au fond de moi n’a pas pu complètement zapper les mots précédemment prononcés par l’énergumène. Quand bien même devrais-je me méfier de ce personnage comme de la peste bubonique, la probabilité infime d’être débarrassée d’Hector ne peut m’empêcher de faire preuve – d’un peu – de bonne foi. Mais la méthode est bien connue : c’est sur les insécurités que se forment les brèches et les brèches sont naturellement recherchés par les gaillards de la pire espèce. Mes sourcils se rassemblent pour marquer mon mécontentement.

–Dis moi Georges, quand tu étais vivant, avais-tu des pouvoirs ? Voyais tu des choses que d'autres gens ne voyaient pas ?

Pourquoi l’objet de la conversation venait-il de dériver sur l’apparition spectrale ? L’adulte venait-il donc finalement de comprendre l’épaisseur du mur séparant leur vision du monde ? Inspirant profondément, curieusement silencieux, je laisse les illuminés piailler entre eux pour soupeser la balance risques/avantages de la proposition précédemment formulée.

Le fantôme secoue la tête. De son vivant, jamais n’avait-il pu sentir autre chose que la caresse naturelle du vent ou le froid de certaines nuits aux tropiques. Pourtant, il aurait tant aimé pouvoir faire naître dans ses doigts la beauté des glaces ou du feu. Son regard perdu dans le vague s’assombrit légèrement, avant d’appuyer sa réponse d’une parole claire.


L’animal n’est pas peu fier de prouver sa compétence de cache-cache. Vu sa dangerosité somme toute négligeable, il est à parier que les exorcistes envoyés n’aient été que des apprentis ou même des étudiants. Mais en l’ignorant, cela lui permettait de jouir d’une certaine renommée. Il se mit à sourire.

Mais avant de pouvoir en dire davantage, voilà que la discussion se coupe brutalement pour me réapproprier dans son champ. Quelques secondes n’étant guère suffisantes pour terminer ma consciencieuse pesée, je soupire bruyamment.

–Que dois-je vous montrer Laurens, pour que vous arrêtiez de penser que ce que je fais est truqué ?

Te taire.

Plus sérieusement, mon regard retombe sur les prunelles brunes du vis-à-vis et je plisse les paupières avec l’air de l’homme qui combat marées et torrents pour s’impliquer dans une histoire totalement farfelue. Silence. Si… Si je dis bien, « SI » cette vie, ou plutôt ce monde magique existait, comment personne ne pourrait-il en connaître l’existence ? Et ces fameux « non-doués » au courant de cet autre monde, pourquoi ne chercheraient-ils pas à l’exposer aux yeux des autres ? Est-ce que la « chose » se transmettait de générations en générations ?

–Même si, vous pensez qu'on est du fake, vous pouvez au moins reconnaître qu'il existe des choses paranormales autour de vous, telle que l'existence de deux fantômes qui sont avec vous, n'est-ce pas ? Est-ce si difficile à croire que ces phénomènes puissent avoir une plus grande envergure que juste des fantômes qui se baladent ?

Je cligne frénétiquement des yeux, abasourdi par l’esprit limité du jeune homme. Avoir une plus grande envergure que deux fantômes collés à ses basques ? À quel moment un cerveau bien-pensant se sentirait-il investi du besoin de penser des choses « à plus grande envergure » sur une plaie aussi casse-couille qu’un fantôme bavard et un serial-killer ? Je n’ai guère la motivation des philosophes à m’encombrer l’esprit de « et si ». Seuls ceux ayant le privilège de s’ennuyer peuvent réfléchir à ce genre de choses. Lorsque l’on pense chaque jour à ce que l’on mangera, où l’on dormira, où l’on se réveillera, la tête n’a guère la place pour les élucubrations.

Je pense avoir cerné le personnage face à moi.
Testons tes nerfs et la force de tes théories en une seule et unique action. Je croise les bras et me lève maladroitement jusqu’à me poser dans un coin de la pièce.

-Soit. Montre-moi ce que tu as de plus impressionnant. Et je ne veux pas de la poudre aux yeux. Je veux voir de la destruction, sur quelque chose qui mène à l’extérieur, s’entend. On vérifiera par-là même l’efficacité des tiens à cacher les preuves si véritable magie il y a. Il me faut quelque chose de tangible qui ne mentira pas. Ensuite, applique ta merveilleuse aptitude sur moi, avec la même intensité. Si tu as raison sur toute la ligne, il ne m’arrivera rien. Je reconsidèrerai ensuite tout ce que tu as pu me dire.

Ça ne veut pas dire que je tomberais en accord, mais au moins mes deux oreilles seront pleinement concentrées. Et la chose fonctionnera certainement mieux qu’un cours théorique sur la relativité et la notion de réalité. Quelque part, peut-être suis-je en train de rechercher une certaine stabilité chez ce jeune homme. Quelqu’un qui aurait les tripes nécessaires pour assumer ce qu’il pense, sans fléchir. Je n’aurais de toute manière pas la patience nécessaire pour supporter des hésitations à longueur de journée.
Mes yeux lancent des éclairs, mon corps est planté en terre avec détermination mais malgré toute ma retenue, je ne peux m’empêcher de lui envoyer le même signal : aie confiance en toi.

Georges perd immédiatement son sourire. L’hésitation marque ses traits. Il me pense certain de résister à la magie, mais après tout, a-t-on eu une réelle preuve, directe, de cette certitude ? Non. Pas d’attaque à bout portant certaine de désintégrer son environnement proche sans me toucher, moi, avec de la magie. Après tout, les coups m’atteignent, eux.
Si l’idée qui m’atteint à ce moment s’approche de la folie pure, elle est en réalité due à mon ignorance totale de la véracité des propos du garçon.
Je n’espère qu’une chose : qu’il avoue franchement son mensonge.

-J’espère que tu es sûr de toi.

Sûr de toi et sûr pour nous deux.

Dans ma tête, tout s’arrange de manière tout à fait logique, convaincu pour ma part de l’illogisme de mon vis-à-vis. Il lui suffira d’une phrase tendancieuse pour m’assurer de cet immense mensonge à peine déguisé. Mais comme le veut l’adage : plus c’est gros, plus ça passe. J’attends donc de ma place, certain du déroulement futur des événements.
Prouve-moi ta bêtise ou découvre-toi complètement. Ainsi s’écrit l’ultimatum que je viens de poser. Plus de discussion, des actes concrets, efficace, sans fioritures et effets de langage. Lorsque mes mots sont prononcés, je devine à son expression le doute qui s’installe. Je renifle. J’attends tes excuses de pied ferme petit.

– C'est que … J'ai pas le droit de faire ça. Une des raisons pour laquelle vous ne connaissez pas l'existence de la magie, c'est parce que les personnes douées se gardent bien de se montrer au grand jour comme vous me le demandez. Et quand des accidents arrivent, on a une équipe qui se charge d'effacer ou de modifier les souvenirs des gens.

Et voilà. Ne pas se dévoiler au grand jour. Rester discret. Quelle belle connerie. Comment des personnes dotées de pouvoirs soit-disant aussi impressionnants pourraient-ils décemment ne pas s’en servir les uns contre les autres ? Ce monde de la magie serait-il totalement unifié, pacifié pour ne pas même un seul jour déclencher des étincelles sur le parvis de Notre-Dame ou en face de la Maison Blanche ? Je n’y crois pas. Si magie il existe, alors il doit exister un moyen pour eux de rester en-dehors des radars de plus de sept milliards d’êtres humains.
Si cette équipe de modificateurs de souvenirs existe donc, dans ce cas, me voilà avide et curieux d’en observer les actions. Je garde les bras croisés, peu convaincu. Et pas la peine de noyer le poisson sur les horribles inégalités qui règnent au sein d’une même espèce.

- Vous avez jamais regardé de film ?

Sur les gens magiques ? Nan, j’avoue, c’est pas ma tasse de thé. Je risque pas de m’enfermer dans un cinéma avec la bombe à retardement qui est en moi.
Qu’importe. Je ne prononce mot, attendant une décision de sa part qui, disons-le très clairement, se fait attendre. Ce n’est pas en hésitant qu’il gagnera une bribe de ma confiance. J’entends à mes côtés Georges qui me glisse dans l’oreille, pour peu que sa voix puisse réellement sortir de sa bouche.


Je lève un léger sourcil interrogateur vers lui et détend les phalanges de mes doigts. La certitude des deux énergumènes me ferait presque douter de moi. Y aurait-il vraiment un danger ? Toute cette histoire serait-elle viable ? Tout en secouant la tête tout en chassant l’air d’une main, j’aperçois l’autre adulte se saisir de son téléphone avant d’appeler quelqu’un. Un ami ? Ont-il compris que je ne tomberai pas dans le panneau et s’apprêtent-ils en conséquence à me faire mordre la poussière ? Qu’ils viennent donc.

Je n’ai pas même le temps de me concentrer que l’autre arrive. Comme par magie. Haha. Beaucoup trop rapidement à mon goût. C’est un homme tout aussi charmant, tout aussi embêté que lui. Malgré une légère tension, je ne ressens cependant aucune animosité à mon égard et commence, lentement mais sûrement à douter de mon idée. Il nous présente. Marc. Je le salue sans le saluer mais il ne s’occupe déjà plus de moi et un échange rapide s’effectue entre eux. Ces messieurs ont un talent d’acteur hors norme. Ça parle de rapport, d’interdiction. Logan serait-il en train de passer outre ses droits pour moi ?
Quelle dévotion.

Ce fut par la suite la dernière fois que ma moquerie s’exprima.

Visiblement prêt, le brun leva les yeux et…
Mes yeux se froncèrent d’abord doucement, puis ce fut un véritable pont de sourcil ininterrompu qui barra mon visage. La chose fut difficile à décrire. Des toiles s’extirpèrent de ses doigts et vinrent se poser sur…
Attendez.

Attendez.

Stop, on arrête tout.
Mais Logan n’a pas du tout l’air de prendre ma demande à la légère et la brèche que je repère au bout d’un moment dans le mur se remplit de glace jusqu’à créer un trou, que le taré achève et agrandit par une immense pointe de glace et…
Les exclamations qui retentissent en contrebas me sidèrent complètement. Ce n’est pas de la science-fiction. Il y a vraiment des gens, en bas, qui observent la même chose que moi, tout aussi biaisés dans leur jugement d’humain normal. D’humain. De… Comment appellent-ils ces gens déjà ?

Je le regarde, les yeux grands ouverts. Un mur éventré. Il…

– Satisfait ?

Lorsque sa main effectue la même action que précédemment, il me semble assister aux dernières secondes de ma vie. La glace fond sur moi à une vitesse phénoménale mais il me semble décomposer chacun des cristaux tant la peur me terrasse. A défaut d’avoir la force de crier, mes mains viennent automatiquement se placer en barrière devant mon visage, chose qui, je me doute, n’aura qu’un effet fort négligeable.

Cependant…
Cependant, la réponse est aussi spectaculaire qu’elle en est belle. Les cristaux, à la rencontre de mon corps, se dispersent comme un aimant aux charges opposées avant de fondre sur le mur. Lorsque l’action, malgré tout fulgurante, se stoppe, je ne prends pas même le temps d’observer l’autre homme et me tourne pour faire face à un mur ayant imprimé ma silhouette.

Un souffle s’échappe de ma bouche, mais cette fois, il n’exprime rien de plus qu’un immense soulagement. Celui d’être encore en vie. Finalement, ma tête se tourne de nouveau vers le responsable de toute cette folie furieuse. Il est assis sur le lit et apparemment claqué. Mes mots précèdent ma raison et je lance :

« Comment… Avez-vous fait ça ? »

J’avale ma salive avant de secouer la tête. Georges a l’air ravi, mais je ne suis pas du tout de son avis. Comment… C’est impossible. Tout simplement impossible. On m’a drogué, on m’a endormi, peu importe, ces… pouvoirs ne peuvent décemment pas exister. Pas alors que le monde entier les ignore.
Mais dans ce méli-mélo de déni pas même déguisé, il y a une pilule que je parviens encore moins à avaler : J’appartiens à cet autre monde ? À ces illuminés ? À ces…
Ma main se pose instinctivement sur ma tête et le mal de crâne qui suit m’inquiète immédiatement. Hector est-il déjà de retour ? Non… Non, je subis juste de plein fouet la douleur d’une révélation qui entre en opposition totale avec mes croyances. Rien de plus.
Le temps de la fanfaronnade est terminé. Il me faut comprendre maintenant. Ses précédentes paroles sont maintenant un peu plus claires dans ma tête mais pour moi, c’est actuellement comme plonger dans un puits dont on ne connait pas la profondeur, avec le choix de rester au-dessus.
Mes poings se referment et je détourne le regard.

« C’est impossible. Il y a forcément une explication. »

Et moi… Moi dans tout ça.

« Et je serais… Comme vous ? Comment je n’ai jamais pu entendre parler de ça ? Ma famille a toujours été… normale. Je… »

Ah, je fais moins le malin.

« Est-ce que ça va rester… jusqu’à ma mort ? »

Le « ça » étant une référence directe au pouvoir dont je viens de découvrir la portée. Et Hector ? Mon intérêt principal, au-delà de cette compétence visiblement rarissime, est de me débarrasser de ce très désagréable enquiquineur.

« Et le pol… Poltra… Ah, l’autre fantôme là. C’est à cause de ce que je suis capable de faire qu’il est là ? Si je n’avais pas ça, vous auriez pu m’en défaire rapidement ? »

Il est encore trop tôt pour nommer la chose selon son véritable nom « pouvoir ». Je me sens déjà comme un gamin à qui on apprend que la terre est ronde. Nommer le mot selon sa définition principale me donne l’air d’un power rangers. La chose sonne très mal.
Me voilà complètement effrayé par toute cette histoire.

L’incompréhension ne cesse de marquer mes traits tant les questions qui se bousculent dans mon esprit sont chaotiques et indépendantes les unes des autres. Se sentir brutalement lié à un monde différent, c’est comme apprendre que nos parents biologiques sont en réalité nos parents adoptifs. Le tout, sans y avoir été préparé. Sans avoir une seule seconde remis en cause cette notion capitale.

C’est aussi comprendre que tout ceci n’est pas juste le fruit d’un rêve dont on finira forcément par se réveiller, qu’Hector pourrait bien demeurer là, en moi, jusqu’à la fin des temps. Ou de ma vie, pour peu que cette dernière puisse éventuellement s’achever de manière naturelle.

– Oui, il y en a une. Une explication scientifique. Je serais ravi de vous montrer ça. Les preuves sont réelles et concrètes si vous le souhaitez.

J’ai eu mes preuves concrètes. Je peux même dire qu’elles ont été fracassantes. Percutantes. Les explications scientifiques me sont totalement étrangères. En faisant d’énormes raccourcis, je pourrais même simplement annoncer que je m’en fous, comme savoir que mon ADN a muté ou qu’une protéine code une enzyme supplémentaire. Et alors ?

Néanmoins, mon esprit se recentre sur mes questionnements, cette fois-ci prononcées à voix haute. Ses grimaces et son langage corporel m’offrent les réponses tant désirées. Je suis donc destiné à rester ce nouvel homme jusqu’à ma mort. A demeurer totalement hermétique à la magie. Le problème n’en est pas véritablement un, mais la simple connaissance de cet état fait de moi quelqu’un de différent.
Comme si se balader avec deux fantômes n’était pas assez.

Par ailleurs, est-ce que la chose se sent ? Est-ce que les humains doués de magie se repèrent les uns par rapport aux autres ? Ou est-ce qu’il y a des gens capable de sentir la magie chez les autres individus ? Aurais-je pu croiser des humains doués sans même m’en rendre compte ? Chaque expiration est un soupir à la sortie de mes lèvres et il me semble y voir transparaître un bout de mon âme dans chacune d’entre elles. La révélation est telle qu’elle me met mal à l’aise, assis sur une chaise inconfortable et cherchant désespérément la bonne posture.

– C'est beaucoup d'information d'un coup Laurens. Allons manger un peu, vous devez être épuisé avec tout ça.

Et il m’invite à aller manger. Sans plus de cérémonie. En sous-entendant proprement le fait que chacune des têtes que je croiserai serai en réalité un humain magique. Comment s’appellent-ils entre eux, d’ailleurs ? J’avale ma salive tandis que Logan s’éloigne déjà de ma présence pour rejoindre d’autres couloirs. Il me laisse en plan et je n’ai évidemment d’autre choix que de le suivre. Mon regard se porte un instant sur le trou béant du mur menant à l’extérieur, une partie de moi encline à s’y faufiler mais pour la première fois de mon existence, je ne désire pas fuir. Après tout, Si Hector daigne se montrer ici, il n’a aucune chance. Les soldats… Ces hommes sont-ils des soldats ? Ou simplement des gardiens de leur secret ? Leurs quartiers me semblent bien organisés. Trop bien organisés pour appartenir à quelque groupuscule isolé.

Il se sert en pâtisserie et en boisson et j’en profite alors pour me servir un café. Aucun regard ne se pose sur nous, chacun est occupé à sa tâche, qu’elle soit purement de nature à se détendre ou à pianoter sévèrement sur un ordinateur portable. Mes yeux s’attardent sur ces femmes et ces hommes, tâchant d’y déceler un éclat particulier une façon de se mouvoir, un signe distinctif qui les différencierait du commun des mortels.
Mais rien. Ils m’ont tous l’air plus normaux les uns que les autres.

Et Logan entame son long discours. Et comme promis, mon attention se focalise sur ses paroles.
Et il rigole.
Il rigole.

Il me parle de chromosomes et un instant j’ai juste envie de lui dire « Okidoki » tellement j’en ai rien à foutre. Je me contente de touiller mon café comme si ma vie en dépendait. Demander une explication était rhétorique. Je m’attendais encore moins à recevoir une réponse scientifique.
La comparaison avec Harry Potter m’a laissé de marbre. Je dois juste vous assurer qu’inventer le mot « moldu » est certainement la pire chose que cette dame ait pondu. Moldu. Moldu. Y’a rien qui va dans ce mot. L’unique vision que ce mot provoque en moi, c’est du slime. N’allez pas me demander pourquoi.
Je ne crois par ailleurs pas avoir vu Logan s’agiter avec une baguette.

Puis il m’informe de toutes les précautions prises pour rester à l’abri de toute « fuite » concernant leur nature. Je me sens finalement assez heureux d’avoir hérité d’un pouvoir totalement invisible. Si on exclut bien sûr le côté aimant à fantôme ultra pas discret quand l’autre tempête pointe son nez.
Rire nerveux.

–Si vous avez d'autres questions, je suis tout ouïe.

T’es pas prêt.

« Vous êtes nombreux ? Je veux dire, en tout. »

Déjà. Ensuite.

« Vous êtes capable de vous détecter entre vous ? Toutes les personnes ici m’ont l’air tout à fait… normales. »

L’adjectif peine à sortir. Le concept de normalité perd tout son sens depuis les dernières minutes. Je chasse rapidement l’air comme pour me débarrasser de Georges, qui a d’ailleurs disparu de la circulation, avant de poser mes deux avant-bras sur la table haute. Profitons de mon reste de maîtrise pour rentrer dans le vif du sujet et ne pas faire perdre à cet homme – comme à moi – plus de temps.

« Vous avez pas répondu à ma question. Ma capacité là elle entrave votre possibilité de sortir l'autre fantôme, pas vrai ? »

J'ai l'impression de le faire répéter mille fois, mais depuis son attaque, y'a eu un avant et un après pour moi. Chacune de ses paroles est comme une nouvelle mélodie pour moi. En mineur.

Les questions continuent de s’écouler en moi comme un bruit de fond, mi-désagréable mi-inaudible. Des dizaines de centaines de questions qui ne demande qu’à franchir mes lèvres pour être délivrées. Cependant, après avoir initié le flux, je me retrouve face à une amie que je ne pensais pas rencontrer. Une amie qui m’avait si longtemps délaissé : la honte. La honte de débarquer dans un monde qu’un petit trentenaire tente de vous expliquer à coups de mots simples, compréhensibles, assimilables. J’ai subitement conscience de mes lacunes et comprend que malgré les efforts, tout ne rentrera pas. Ou plus aujourd’hui. Après tout, je viens d’apprendre qu’un autre monde existait.
Que les. Pouvoirs. Existaient.
Le choc n’est présent que lorsque l’on vous montre clairement, sans artifice, cette réalité non alternative.

Je regarde les viennoiseries d’un mauvais œil. Non pas que je les déteste mais… mon cerveau continue de réceptionner tant bien que mal les informations, en les mâchant pour les rendre digeste. Il serait dommage d’abîmer un si beau carrelage d’une tâche de nourriture pré-mâchée. Logan me regarde avec une sollicitude et une compréhension hors norme et je pense à tous les gens comme moi qui leur crachent à la figure sans preuve. J’ai encore un peu honte. Mais pas trop non plus.

Il commence son explication.

–Par rapport à la population mondiale, non, on est pas si nombreux que ça. Mais les personnes magiques sont dispersées partout dans le monde. On ne peut même pas avoir de recensement certain vu que comme vous, certains doués s'ignorent ; d'autres choisissent aussi de ne plus avoir à faire au monde magique et vivent leur vie avec les humains.

Pas de recensement ? Ça ne m’étonne qu’à moitié. Comment recenser des gens qui ressemblent traits pour traits à des… gens… normaux ? Peut-être certains s’ignorent-ils dotés de pouvoirs particuliers. Comme moi, par exemple. Lorsque je vois tous ces visages évoluer dans cet environnement parfaitement normal, j’ai envie de soupirer. Pourquoi la magie est-elle née ? Voilà une question pour laquelle je doute avoir une réponse. N’est-ce pas comme demander qu’est-ce que la vie ?
Il continue.

–Non, on ne sait pas quand une autre personne possède des pouvoirs quand on la croise. Certains le savent, mais c'est parce que leur magie le détecte. On ne voit que des personnes alors on fait tous attention quand on rencontre des inconnus. Et oui, nous sommes normaux, nos pouvoirs sont des facultés... Mentales je dirais. Nous ne sommes pas des aliens, quelqu'un qui a des sens aiguisés ne ressemblera pas à un animal et vous ne verrez qu'une personne lambda.

Ils possèdent donc des personnes capable de déceler la magie chez les autres. Il semblerait qu’il y ait de tout chez ces gens. J’acquiesce silencieusement de la tête tout en sachant pertinemment que la moitié finira dans les oubliettes de mon esprit d’ici demain. Bah, il doit s’en douter. Je profite d’un instant de silence pour demander, plus personnellement, si mon pouvoir pose un souci. La réponse s’affiche sur ses traits avant de franchir ses lèvres, claire.

–Oui, le fait que vous êtes insensible à toute forme de magie nous empêche d'exorciser ce fantôme. Ce fantôme est une nuisance pour vous et pour les gens que vous êtes susceptibles de fréquenter ou même de croiser, mais vous le savez déjà. C'est pour cela que j'aimerais travailler avec vous, pour voir si on peut « désactiver » cette magie pour atteindre ce poltergeist et l'empêcher de nuire.

Et il enchaîne.

–Je ne dis pas que se sera facile, je ne dis pas que se sera court. Je n'ai aucune idée de temps que ça prendra ou si ça sera efficace, mais il faut essayer, pour votre bien et celui des autres... Êtes vous d'accord pour rester avec nous ?

On en revient au point de départ, mais avec des clés permettant de passer plusieurs portes cette fois-ci. Je ne me sens plus auprès d’illuminés, de chercheurs en centre psychiatrique. Quelque part, la dure constatation de ce monde magique m’a rassuré. Tant qu’à être fou, autant l’être à plusieurs et y croire à fond. Je fais par ailleurs confiance en Hector. Qu’il ne daigne plus du tout se montrer depuis notre entrée dans cet environnement vient conforter les croyances annoncées par Logan. Peut-être se sent-il, quelque part, menacé par la présence de toutes ces personnes venues pour l’éradiquer ? Georges lui-même s’est retranché dans le fin fond de mon esprit. C’est dire.

J’inspire profondément et hésite même à aller féliciter le garçon pour son dur labeur. Au lieu de cela, je finis par tendre la main pour engager un accord et ajoute :

« Je ne suis pas certain d’avoir tout assimilé mais très bien, j’accepte. Mais à une condition. Je veux en apprendre le maximum. Sur ce que vous comptez faire, sur ce monde, sur les menaces, les tenants et les aboutissants. Sachez juste que je ne m’engage pas par simple bonté d’âme. Espérons que les mois ou les années me donneront confiance en vous. »

Et avant de poursuivre, j’ajoute brutalement en levant la paume de l’autre main :

« Mais vous me raconterez ça plus tard. Pour l’heure est-ce que je peux juste savoir où manger, dormir, me reposer. Digérer tout ce que vous m’avez dit. Me donner une adresse d’hôtel qui ne craint pas… l’autre. »

C’est à dire le poltergeist serial killer. Je doute qu’ils m’offrent une chambre ou quoi que ce soit d’autre alors tant qu’à faire, autant rester le plus détaché possible, du moment que ma sécurité soit suffisante pour me permettre de dormir dans un coin aussi fréquenté que Londres. D’ailleurs, dois-je rester dans les locaux ? Ma main remonte jusqu’à l’arête de mon nez. Assez avec les questions pour ce soir. Je veux juste être tranquille. J’ai un droit légitime à demander le calme non ?