Carla termina de visser le dernier écrou du pneu de la Range rover avant de placer l'ancien pneu, complètement crevé, dans le coffre de la voiture.

– Je pensais pas que je deviendrais mécanicienne en venant ici ! C'est la troisième fois que je la change !

Le sud africain d'une trentaine d'année qui l'accompagnait sourit avant de lui répondre :

– C'est l'avantage ici ! On ne s'ennuie pas !

Ensemble ils remontèrent dans la voiture dont l'homme prit le volant et Carla se laissa glisser dans ses pensées. Quelques mois encore auparavant, s'imaginer à changer une roue au milieu de l'Afrique du Sud lui aurait paru tout à fait improbable.
C'était une petite annonce parue dans sa fac qui lui avait fait entrevoir sa possibilité. Comme tous les étudiants de sa volée, elle avait dû chercher un stage pratique d'un mois entre la fin des examens et la reprise du deuxième semestre. Si la plupart de ses amis avaient décidé de se tourner vers des cabinets de vétérinaires soignant les chats et les chiens, Carla avait envie d'aventure. Elle voyait sans cesse partir Louis et elle sentait quelque part au fond d'elle que c'était son tour de faire un grand voyage.
Et l'annonce avait été un signe de plus. Un mois dans le parc national des Éléphants d'Addo en Afrique du Sud. Le stage n'était pas payé, mais le courant avec son futur responsable de stage avait tout de suite passé lors de leur première discussion sur Skype. Elle serait nourrie, logée, vivrait une expérience folle et, avait-il tenu à préciser, les employés du parc avaient même l'autorisation de descendre les braconniers. La jeune femme n'était pas vraiment sûre de ce dernier argument, mais tout le reste la faisait rêver.

L'expérience avait été dingue. À mille lieux de ce qu'elle avait pu vivre en Europe et dans les stages d'une ou deux semaines en cabinet vétérinaire. Elle avait vu des urgences – des chats écrasés par des voitures qu'il fallait opérer d'urgence ou accouchement qui se déroulaient mal. Mais ça n'avait rien avoir avec l'harmonie qui régnait dans ces grandes étendues, les rencontres bouleversantes avec des éléphants et des rhinocéros noirs, la tâche délicate de mettre au monde un bébé buffle et même, lors d'un weekend où elle était partie en expédition sur l'Océan, la vue d'une baleine se fondant dans la masse bleue de l'eau.
Ici, on roulait des heures sans croiser âme qui vive, jusqu'à croiser une carcasse d'animal en train d'être rongée par les hyènes. On bossait de jour comme de nuit. Jamais elle n'avait autant travaillé de sa vie et pourtant, jamais elle ne s'était sentie plus épanouie. Le bonheur lui crevait parfois les rétines avant de s'endormir et elle se sentait tellement reconnaissante pour cette expérience, loin de son passé et de ses traumatismes.

Mais le voyage touchait à sa fin. Elle avait terminé son contrat et les cours allaient reprendre ; il lui fallait rentrer. Elle aurait déjà dû rentrer d'ailleurs si, à la suite d'une proposition de Shane, un de ses collègues du parc national, elle n'avait pas décidé de décaler la date de son billet de retour.
Le trentenaire allait, une fois par année, jusque dans un orphelinat à Lesotho pour y amener des manuels scolaires qu'il réunissait toute l'année. Il prenait sa voiture et roulait une dizaine d'heure – souvent doublée à cause des imprévus – jusqu'à la petite enclave dans la partie est de l'Afrique du Sud. "C'est pas grand chose" avait-il expliqué à Carla – on voyait dans son regard que lui, qui n'avait pourtant pas grand chose, aurait tellement souhaité faire plus.
La jeune femme n'avait pas hésité longtemps avant de se décider à l'accompagner. Louis comprendrait. Et elle s'entendait bien depuis le début avec Shane, qui était le seul à avoir presque son âge. Et c'est ainsi qu'un matin, ils avaient embarqué dans une voiture remplie de matériel scolaire en direction de Quthing.

La voiture s'arrêta à côté d'une orphelinat où résonnaient les cris des enfants qui arrivaient vers eux. Avec toutes ces mains, la voiture fut rapidement vidée de son chargement et Shane et Carla invités à souper. Puis, après une histoire rocambolesque d'une chevaleresse libérant une princesse des griffes d'une méchantes dragonne, les lumières s'éteignirent gentiment et les gens commencèrent à aller se coucher jusqu'à ce que Shane et Carla soient encore les seuls debout.

– Il faut qu'on prenne la route tôt demain, pour qu'on puisse passer chercher tes affaires avant d'aller à l'aéroport. Je vais aller dormir, le voyage m'a épuisé.
– Je peux conduire en premier demain. Bonne nuit Shane.
– Bonne nuit Carla.

Elle le salua de la main alors que la silhouette de l'homme disparaissait dans une embrasure de porte. La jeune femme resta un moment dans la solitude, appréciant la nuit qui l'entourait. Elle sourit à la perspective de retrouver un lit dans une des chambres qu'elle partagerait avec quelques orphelines. Ces enfants n'étaient pas sans lui rappeler ceux du Mystery Orphanage. Tellement de malheur dans leur passé, de souffrance encore actuellement, et pourtant ils s'émerveillent pour un rien.
Assise dans le noir, elle médita encore un instant en se demandant, sans pour autant – et c'était une première – s'angoisser, comment allaient les enfants qu'elle avait connu de l'orphelinat de Little Angleton. Ça la ramenait à l'enfance, à une époque d'innocence où la magie n'existait pas, ni la prise du Mystery Orphanage et les horreurs qui avaient suivi.

Se raccrocher au présent. Il se délite ? S’y raccrocher quand même, sauter de météorite en météorite, s’accrocher. Ne pas laisser les choses couler trop vite, trop longtemps, faire encore partie du monde et des gens.

Qu’ils soient les nôtres ou pas.

Laisser le loup détester le sable qui se colle tout contre sa peau, entre les poils faits pour la pluie et l’eau, le laisser la mélancolie de manger uniquement des coquillages sur les rives pâles du Canada.
Boulotter un chameau, devoir s’excuser platement. Détester le goût ; se brosser les dents un million de fois par jour. Se dire que quand on sera mort, il y aura du sable dans son enfer personnel.

Mon enfer personnel, ah.

L’orphelinat ne ressemble en rien au mien. J’essaie de ne pas coller mes habitudes à ici, à ce qu’on leur demande de faire et de respecter. Rien à voir ; je suis qui pour dire nous, on faisait comme ça ?
Nous, on est morts empalés sur des piques, le sang pour savonner les murs et les cadavres à recomposer pour essayer de comprendre c’était qui, à la base.

Apprendre que Shane vient le lendemain, que Carla S. Lowett est avec lui. Je ne suis pas idiot. Je ne suis pas idiot, ils repartiront en fin de journée, se sauver. Littéralement, se sauver et laisse la panthère trouver un peu d’aise dans les contreforts rocheux, aller chasser du crocodile avec le jaguar. Se percher sur une branche assez épaisse, attendre, la magie draînée, se laisser tomber sur la proie, s’arrimer à son crâne pendant qu’il se débat, vous fou à l’eau, roule, serrer, serrer, serrer jusqu’à ce que les crocs percent l’os. Le trainer sur la rive, agonisant, regarder les spasmes de vie le quitter. J’aime beaucoup la chair de croco en plus. Laisser la carcasse, redevenir humain dans un arbre, la peau dorée et les cheveux blanchis par le soleil. Les hyènes qui se ramènent, les oiseaux.

Des chats.

Des chats ?!

Des chats. Comme quoi. On colonise le monde en douce, un jour on prendra le contrôle des nations et vous pourrez rien faire du tout. Des vibrisses sur tous les drapeaux.

Rentrer largement après le repas du soir. Sauvage. S’approcher de l’orphelinat, écouter le calme et la poussière qui retombe avec lenteur. S’approcher plus encore, oser. Oser venir là où ça risque encore, le coeur dans la gorge. Savoir qu’on donne depuis des jours, qu’on donne, qu’on donne comme on se débarasserait, sans jamais partager.

Sentir son odeur.

Savoir.

Le coeur dans la bouche.

Un grondement monte dans ma poitrine, j’essaie de l’étouffer mais, même si l’oreille humaine n’entend pas à cette fréquence là, je sais le vibrato dans tout mon corps. Comme si c’était impossible que je ne croise pas Carla à l’autre bout du monde, à des années-lumières de ce que l’on est. Mon tatouage me brûle alors que je m’approche, sentencieux. Comment pourrais-je ignorer qu’on sera amenés à se recroiser jusqu’à la fin ?

« hey »

L’aube est encore loin.

En tailleur sur le sol, elle écoutait la nuit et son silence bruyant, rempli par le cri des animaux nocturnes, le vent qui se perdait parfois sur la terre aride. Le silence de l’Afrique était différent de celui de son enfance. Il était plein d’une violence différente et naturelle, de la course effrénée d’une antilope pour sa vie, le feulement d’un félin d’avoir loupé sa proie, un coup de feu qui s’égarait parfois, seule présence humaine dans la chaleur. Elle n’y retrouvait pas les assiettes brisées, les pleurs de sa mère et les cris de son père. Elle n’y retrouvait pas non plus la respiration haletante de Jeremy qui se serrait contre elle dans le lit pour oublier sa propre peur.
L’autre bout du monde lui apparaissait comme flou et apaisé, tellement lointain. Rentrer lui serait difficile, elle le savait, même si elle se réjouissait de retrouver Louis. Ce qu’elle avait trouvé ici c’était une nouvelle Carla, loin de ceux qui l’avaient vue grandir. Elle pouvait être qui elle voulait, la mécanicienne qui changeait une roue, la raconteuse d’histoires, la vétérinaire qui restait éveillée 48h d’affilée pour s’occuper d’une éléphante en train d’accoucher. Son passé, ses histoires, la culpabilité qui nourrissait habituellement son estomac, tout s’était effacé au moment même où elle était descendue de l’avion. Les choses avaient arrêté de la poursuivre ici, et son esprit s’était calmé, comme si elle sentait sa propre vie se tracer.

– Hey.

L’instant d’éternité avait été rompu par un simple mot.

– Hey.

Elle avait reconnu la voix, elle l’aurait reconnue n’importe où. C’était un ancrage dans son passé, une force qui surpassait tout, jusqu’à la distance. Ian et Carla étaient amenés à se recroiser, partout et en tout temps, et il aurait été illusoire de vouloir se battre contre cela. Illusoire de croire que le destin la laisserait tranquille jusqu’à son retour en Europe. Mais avec cette présence revenait aussi la boule dans le ventre, les souvenirs comme une marée qui l’emportait.
Pour ne pas suffoquer, elle se retourna vers la voix et pris le temps de l’observer. L’Afrique aussi semblait l’avoir changé, elle était entrée en lui et y avait laissé des traces, bien plus physiques que celles posées sur Carla.

– Alors c’est toi, l’homme-animal. Les enfants disent que tu as l’esprit des animaux d’ici collés à ta peau.

Elle avait passé le repas à écouter l’histoire de l’européen qui passait du temps à l’orphelinat. De sa manière de se déplacer comme un loup, du calme félin qui émanait de lui. Si Carla avait su écouter, elle aurait peut-être compris plus tôt que c’était Ian. Un bout de son passé qui remontait à la surface, un verre aiguisé qui raclait le cœur. C’était une telle évidence et pourtant elle avait fermé les yeux, repoussé ce moment un peu plus longtemps.

La jeune femme décroisa les jambes pour se relever et s’approcha de son ami afin de le prendre dans ses bras, son cœur contre son cœur, les souvenirs qui émergeaient dans le silence de la nuit, entre le cri d’un oiseau nocturne et le rire d’une hyène.

Elle sursaute pas, et moi, ça me fait rater un battement en dedans. Comme si elle avait toujours su, comme si elle savait toujours, d’ailleurs. Je ne sais pas si nous sommes seuls, mais quelque chose fait que même entourés, nous sommes trop brutalement nous pour se sentir accompagnés. Mais peut-être que je me fais des idées, qu’elle le vit autrement, qu’elle a changé, maintenant. Et ça me fait penser à un vieux poème que je gardais dans ma chambre, le papier on aurait dit du tissu tellement je l’avais plié et déplié, presque poussière, et ça disait :

à feindre d’être resté le même lorsque l’on revient
le coeur tuméfié pourtant mais
des couronnes sur le courage ;
qui vendrait de la sérénité de fond de cale ?

Et puis y’avait un ajout au dos, à la main :

Les pierres pleurent mais moi je peux plus.

– Hey.

Mmmh. Un frisson caracole jusqu’à mes jambes, me colle la chair de poule. Ici, en Afrique ou n’importe où ailleurs, elle était elle, et c’était comme si à chaque fois que je la croisais, aussi dur que ça puisse être, c’était remonter dans le wagon de la vie. À chaque fois.

Je sais qu’on s’embarque dans les montagnes russes mais j’suis prêt pour les loopings, et la nuit fauve qui nous entoure me le confirme. Prêt.

– Alors c’est toi, l’homme-animal. Les enfants disent que tu as l’esprit des animaux d’ici collés à ta peau.

Je songe brièvement à comment il y a du mouvement noir ici, et comme j’ai été propulsé dans les parages pour me fondre dans cet endroit pour protéger ces enfants. Je songe à toutes les lames dans toutes les gorges. Songer c’est le terme, penser, dormir, rêver, ça colle à la peau vous savez. Je rêve souvent d’être couvert de sang, et d’être balayé par le sable et de ne jamais pouvoir me nettoyer.

Je lui offre un grand sourire adolescent alors qu’elle se lève. De toutes les cicatrices, c’est ma préférée.

L’homme animal, comme ça ! Une bête, des yeux clairs, les cheveux clairs, la peau claire dans ce monde où ils me trouvent tous absolument anormal. Pas la même démarche, pas la même attention portée aux choses, pas intéressé par les livres, aux aguets pendant les histoires du soir, les doigts beugués qui effleurent la lame, encore, encore, encore. Des tics, pleins les muscles, pour se sauver le cul au milieu de la savane, trois téléporteurs.

Jusqu’à leur sang des les entrailles de la terre.

Elle fait le tour de moi avec ses bras et je la serre avec toute la tendresse que j’ai, les doigts pressés dans sa peau.

— L’homme animal et la femme soleil.

Mes mots la caresse du bout des lettres.
Carla, Carla, Carla.

- Je leur fais un peu peur, je crois.

À toutes les lunes que j’ai regardé en me souvenant du lycée et du collège et du reste, à toutes les étoiles sans personnes, à tous les départs qui changent et qui mutilent pour mieux faire pousser des excroissances ailleurs.
À tous les liens qui empêchent de mentir.

Les doigts de Ian qui se pressaient contre elle la firent sourire un peu plus fort, la raccrochant à son passé. La jeune femme ne lui demanda pas ce qu’il faisait dans cet orphelinat, à l’autre bout de leur monde, quelle était la probabilité qu’ils se retrouvent dans un lieu perdu au cœur d’un pays dont elle n’avait encore jamais entendu parler de sa vie une semaine auparavant. L’important c’était qu’il était là, au milieu de la nuit sauvage.

– L’homme animal et la femme soleil.

Carla se détacha un peu pour l’observer, ses mains légères déposées comme un châle sur ses épaules, comme pour contenir tout le reste du monde à l’extérieur de ce contact.

– Je leur fais un peu peur, je crois.

Les cheveux de Ian s’étaient éclaircis sous le soleil africain, et il semblait avoir gagné encore plus en muscles avec une force inébranlable dans ses yeux. Mais surtout, il se dégageait de lui une force animale, une patience douloureuse et elle ne s’étonna pas que les enfants aient pu lire en lui avec tant de facilité.

– Au contraire. Je crois que tu les impressionnes, et ils veulent tous te ressembler.

La lumière des étoiles s’infiltrait jusqu’à eux. Des astres un peu différents à celle qu’ils retrouveraient à la maison, un ciel contradictoire à celui sous lequel ils avaient grandi. Elle songea à une autre nuit, à des milliers de kilomètres d’eux, une autre nuit dans laquelle se jouait d’autres histoires.
Louis et Autumn lèveraient-ils les yeux pour se demander si Carla et Ian regardaient les mêmes étoiles qu’eux, alors qu’ici tout vivait en décalage ?

– Si tu savais Ian, j’ai vu des choses tellement belles ici.

Elle avait soufflé ces mots, comme si elle avait peur qu’ils s’égarent un peu trop loin et que les souvenirs se métamorphosent en monstres autour d’eux. Dans la chaleur africaine, il n’y avait plus la place pour tous les malheurs qui s’étaient mêlés à sa vie, c’était une autre vie, sans horaires, simplement rythmée par la courbe du soleil dans le ciel. Il n’y avait plus de jour, plus de temps, plus rien d’autre que le moment présent qui la berçait.
Enfin, presque à regret, elle osa détacher ses mains du contact qui les liait pour retrouver la plénitude de cette solitude si pleine qui était née en elle durant ce voyage. Carla fit quelques pas vers la fenêtre, essayant de deviner dans les ombres à l’extérieur la présence d’un animal un peu curieux, une histoire nouvelle pour se mêler à ses récits. Même chez les animaux ici, il y avait quelque chose de précieux qui n’existait pas là-bas, une forme de majestuosité qui transformait les alligators en dragons et les fauves en chimères. Partout se reflétait une sagesse qui ne cessait de l’étonner et de la faire grandir, si lumineuse que son cœur était devenu translucide, projetant les stigmates rouges à l’extérieur de sa cage thoracique. Des trésors qu’elle accumulait avec émotion pour combler les trous dans sa tête et les ressortir les jours de peine, lorsque la pluie écossaise se mélangerait avec les larmes cachées dans sa poitrine.

Je me demande déjà quand est-ce qu’elle va repartir, m’imagine déjà ne jamais aller me coucher pour étirer à l’infini ce moment et qu’il ne cesse jamais. Comme si j’avais trop faim, trop soif, comme si j’avais été tellement privé qu’il m’était désormais inconcevable de lâcher prise. J’dois tout vivre, tout, et surtout ne pas être celui qui lâche mon bout de l’élastique. Je le sais en plus que je ne peux plus voyager en dehors du travail, ça ne m’intéresse plus, les tarmacs, les hôtels, les appartements impersonnels, plus de tarmacs, des téléporteurs d’urgence sans prénom puis rapidement sans visage. J’veux juste du calme et des gens. Si avant les mots étaient une tannée pour moi, toujours maladroit, jamais comme il faut, je sais maintenant que j’ai tout aussi besoin de réelles discussions autour d’un verre que de contacts physiques.

Vous savez, ces minuscules gestes qui disent l’affection et que personne ne voit ?

I want you to simmer down
Let it go, just wasting come

J’aurais voulu savoir jouer d’un instrument pour remplir de vibrations tout le vide qui m’est acquis, maintenant.

– Au contraire. Je crois que tu les impressionnes, et ils veulent tous te ressembler.

J’ai une expression fugace sur le visage, un brin d’espoir, mais ça ne dure pas. Comme si c’était possible, de ressembler à qui que ce soit. Bien avant les vingtaines, on a le cerveau fucké, on a les poches pleines de biais, de croyances et de traumatismes. Mais ça me fait souffler du nez en souriant quand même, parce que soit, pourquoi pas. S’ils veulent ressembler au grand méchant loup, j’leur montrerai comment égorger les moutons.

– Si tu savais Ian, j’ai vu des choses tellement belles ici.

Je regarde dehors et je veux bien la croire. C’est à mon tour de me glisser dans la maison aux ombres endormies pour aller chercher mes affaires, et ressortir. La moiteur plaque mon t-shirt à mon corps, rendant inconfortable le fait de rester dans une pièce close.

— Tu me racontes ?

Have you ever seen, how far it is
To the place where we are to dream

Je m’assieds en tailleur, sort une feuille et commence à rouler avec mes mains pleines de mort, pleines de cadavres, pleines de larmes, mes mains qui creusent et serrent et étouffent, mes mains qui sont rien qu’à moi et qui emporteront leurs secrets avec elles.

Je grinde l’herbe, réparti à peu près également les miettes sur le bâtonnet de tabac. Lèche, colle. Ça me fait bizarre de pouvoir montrer ça à Carla, qu’elle sache, désormais, qu’elle fasse partie de ce monde-ci aussi, mais sans pouvoirs.

Heureusement qu’elle en a d’autres.

— Hey. Regarde.

Je mime de la main un briquet, fait mine de faire une étincelle avec la pierre, en sort un étrange bruit de claquement qui allume le joint. C’est é-cla-té, mais c’est même pas un tour de magie. C’est Simje qui m’avait dit qu’on avait des pouvoirs secondaires dans des endroits cachés, dans des moments cachés, et qu’en essayant de combinaisons, des runes, des croyances, on pouvait en sortir un peu.

Même si cette petite flamme m’a coûté plus que le loup, et que les paillettes noires de la chute de tension ont dansé devant mes yeux, y’a rien à faire, j’trouve ça trop stylé.

Ian disparut un instant pour s’habiller et elle se demanda qu’elle était la pudeur qui pouvait encore le pousser à se vêtir en sa présence alors qu’ils avaient tout vu, tout vécu ensemble. Tout, vraiment tout ? Non, il y avait des limites dans lesquelles Carla n’existait pas, des failles qui n’était pas les siennes et qui étaient remplies d’une magie qu’on n’avait essayé de lui expliquer, mais qu’elle ne comprenait pas vraiment.
La magie de la nuit qui l’entourait, elle, lui semblait bien plus compréhensible. Il suffisait de tendre l’oreille pour l’entendre, pour l’apercevoir, elle possédait la vie et la chaleur. Ce n’était pas étonnant, finalement, que les orphelins aient vus la bête en Ian, là où elle ne l’avait jamais trouvée durant toute leur amitié. Ils grandissaient au seuil des contes, là où l’horreur se mêlait au merveilleux et où la seule limite était leur imagination.

– Tu me racontes ?

Il s’assit par terre et sortit une feuille, les doigts rompus par l’habitude de rouler. Elle le regarda poser l’herbe et le tabac, ces gestes qui lui semblaient si familiers, mais également tellement ancré dans cette autre vie qui était la sienne, là-bas, si loin. Elle n’avait pas osé ramener de la drogue lors de son voyage, consciente des risques si la douane l’attrapait, et même le tabac qu’elle avait ramené ici, n’avait pas fait long feu, trop souvent partagé avec ses nouveaux collègues.
Depuis il avait fallu apprendre à vivre le plus souvent sans, sauf lorsque le camion de ravitaillement apportait un ou deux paquets des cigarettes fortes qu’aimait fumer Shane et qu’il acceptait de partager avec elle en lui racontant sa vie. C’était un autre rythme et, si elle savait qu’elle retrouverait toutes ses consommations en rentrant à Édimbourg ici, étrangement, ça ne lui manquait pas.
Toujours écartelée entre ici et là-bas.

– Hey. Regarde.

L’homme-animal rapprocha ses doigts du cylindre et les fit claquer, mimant un briquet invisible, jusqu’à ce qu’une étincelle fébrile et vite éparpillée par la nuit en jaillisse pour allumer le joint. Elle observa la faible lueur dans un sourire et y vit comme un rayon d’espoir fugitif, mais réel.

– Et après c’est moi qui suis un soleil.

Elle attrapa le joint qu’elle porta à ses lèvres afin de laisser la fumée grise envahir ses poumons et sa tête. Derrière les nuages de sa vision, il lui sembla apercevoir le souvenir d’une ruine, un lien fort dans leur adolescence. À Little Angleton il n’y avait pas vraiment de lieux où faire la fête, surtout pour les jeunes. Alors ils avaient créé leur propre lieu. Combien d’éclat de verre des bouteilles qu’ils y avaient bues jonchaient encore le sol ?

– Il n’y a plus de théorie ici. Pas de mamie qui débarque en tremblant parce que son pauvre petit chien a avalé un carré de chocolat. Ce qui importe, c’est l’équilibre de la nature. La hyène mange le zèbre. Le lion mange la hyène. Le lion est toujours au-dessus de tout. Même que nous.

Il portait sagement son titre de roi. Carla en avait croisé plusieurs fois, le sang de leur proie collée aux babines. Elle se rappelait encore une fois, une lionne qui avait relevé la tête au moment où il passait avec la range rover, plantant ses yeux jaunes dans les siens, bouleversante dans sa férocité.

– Le temps aussi est comme suspendu. J’ai vu naître des éléphants et des girafes. Si tu les avais vus essayer de se redresser sur leurs pattes… Eux n’ont pas un moment à perdre, c’est une histoire de survie.

Elle tira une nouvelle fois sur le cylindre, observant la fumée qui tourbillonnait, comme si elle espérait y découvrir un animal caché.

– C’est ça, c’est la survie. Et je ne pensais pas que ça pouvait être aussi beau.

Elle fume aussi. Je ne sais pas pourquoi, mais y’avait un enjeu là-dessus, pour moi. J’ai eu peur qu’elle repousse ça, comme si elle m’avait repoussé moi. Rien à voir pourtant, mais j’ai un soulagement qui me monte dans la poitrine quand je la vois tirer sur la drogue. Je la sens déjà dans mon sang, me poser en douceur, comme si j’avais enfin le droit d’atterrir.

– Et après c’est moi qui suis un soleil.

Je lui retourne un regard éclatant, grand sourire. Ouais. C’est elle.
Affirmatif, chef.

– Il n’y a plus de théorie ici. Pas de mamie qui débarque en tremblant parce que son pauvre petit chien a avalé un carré de chocolat. Ce qui importe, c’est l’équilibre de la nature. La hyène mange le zèbre. Le lion mange la hyène. Le lion est toujours au-dessus de tout. Même que nous.

C’est drôle qu’elle dénigre ainsi ses notions d’occident, mais ça ne m’étonne pas qu’elle trouve quelque chose à la guerre qui se déroule ici. La guerre la plus basique, celle qui fait le plus de sens aux yeux de tous. Personne ne trouve l’orque qui chasse le phoque abruti, personne ne trouve le phoque stupide de s’échapper sans prendre les armes (quelles armes?). Tout est twisté avec les hommes. J’aime pas bien ça non plus.

J’aimerais lui dire que les lions ici ne sauraient être roi face à nous, mais je serais prétentieux. Peut-être j’aurais tord.
Mais j’les prends tous un à un ses lions de pacotille si elle veut, pour qu’elle me décerne la couronne.

Mh.

– Le temps aussi est comme suspendu. J’ai vu naître des éléphants et des girafes. Si tu les avais vus essayer de se redresser sur leurs pattes… Eux n’ont pas un moment à perdre, c’est une histoire de survie.

J’essaie d’imaginer Carla en débardeur sur un SUV cramé qui roule à travers le sable et les rocailles, celle qui sait, la blanche vétérinaire qui vient déplier les pattes des giraffes.

– C’est ça, c’est la survie. Et je ne pensais pas que ça pouvait être aussi beau.

Je tire sur le joint qui grésille.

— Parce que ça fait du sens pour toi ?

Certains trouveraient ça.. basique. Un truc qui appartient au passé, peut-être. Animal, opposé à homme. Spéciste. J’en sais rien.

— Et puis, tu restes longtemps, encore ?

Avant de rentrer et retrouver ce qui de fait, t’appartient. La vie que t’as laissé là-bas, là où tu pourras te glisser dans le moule que t’as justement laissé à la maison. Revenir et ne plus utiliser les mêmes expressions, ne plus avoir envie d’aller au même bar — ne plus vouloir aller au bar du tout, même, qui sait. Recevoir les regards étonnés des autres : ben, ouais, t’as changé.

Ouais.

J’devrais peut-être lui dire que j’en ai parlé à Autumn, ça serait honnête. Mais ça remettrait sur le tapis des choses qu’on veut garder en dessous, j’le sais bien.

Même si l’tapis il commence à faire une montagne, visiblement, on a tous les deux des bons piolets.

Le joint émit un léger bruit qui grilla la nuit, lorsque Ian tira dessus.

– Parce que ça fait du sens pour toi ?

Elle haussa les épaules, ignorant si ça faisait vraiment du sens, mais appréciant la simplicité dans la chaîne alimentaire. La cruauté qui brillait dans les yeux de la lionne, le sang qui la barbouillait, les hyènes qui rongeait les os avec leur rire. Les soigneurs du parc racontaient les vies humaines qu’ils avaient prises, les braconniers qu’ils abattaient et abandonnaient au milieu de la savane, sachant très bien que les corps ne mettraient pas longtemps à disparaître bouffés par les charognards. Des funambules de la nature qui s’était installés ici, de la nécessité de la survie qui dévorait les animaux. Lorsque le lion attrapaient la gazelle ce n’était pas dans le but de s’amuser, mais pour se nourrir. Lorsque les sorciers noirs avaient attaqués l’orphelinat, lorsque Dorian avait violé son corps, ce n’était pas pour la survie, mais pour le plaisir de la destruction.
Il n’y avait nulle envie de chaos dans les yeux jaunes, mais la vie simple et cruelle, facile.

– Et puis, tu restes longtemps, encore ?

Elle eut envie de répondre qu’elle resterait pour toujours, comme si elle anticipait la part d’elle qui resterait pour toujours égarée ici – ou retrouvée –, du sable plein les bottes. Mais il aurait été prétentieux de ne pas lire le décalage, de ne pas se rendre compte que, comme la baleine qui crevait la surface, elle avait respiré un instant avant de retourner dans l’eau de son histoire, de s’enfoncer dans ses habitudes, son souvenir lui aussi donné à bouffer à des hyènes rieuses.

– On repart à l’aube demain pour l’Afrique du Sud. Mon avion décolle à 22h du Cap.

C’était la fin du voyage et Ian en était le prémisse. Les trois petits coups frappés juste avant que les rideaux ne se relève, lorsque les derniers souffles s’apaisaient dans la salle, que les portables finissaient de s’éteindre, pâle lumière dans la nuit, et dans les coulisses, le cœur des acteurs qui palpitaient un peu plus fort.
Louis viendrait-il la chercher à l’aéroport ? Probablement. Il était capable de l’attendre avec une banderole et un bouquet de fleurs, de tout lâcher pour courir vers elle et la faire décoller puis tournoyer, tournoyer jusqu’à ce qu’il s’envole, leur poitrine retrouvant l’unisson qui les liait. Mais si la jeune femme savait que ses yeux brilleraient à la seconde même où elle l’apercevrait dans la foule, traversée par l’éternel coup de foudre qui les rattachait, elle se rendait également compte du cœur de cette nuit qu’elle n’avait plus envie de quitter.

– J’aimerais que ça ne se termine jamais.

L’Afrique, ce moment avec lui, ce joint sur lequel il tirait leur passé, leur jeunesse éclatée. Que tout cela ne termine jamais, qu’il n’ait pas à y repenser dans soixante ans, alors qu’elle serait aux portes de la sénilité – ou loin derrière les portes de l’enfer tout court étant donné son hygiène de vie –, parce qu’il serait toujours en train de vivre cet instant. Suspendre le temps dans la chaleur qui les étouffait.
Carla ramena ses genoux contre sa poitrine, les enchaînant à son corps dans l’étreinte de ses bras. Puis elle déposa sa tête sur l’épaule de son ami et trouva, dans ce geste, le réconfort nostalgique d’un passé trébuchant.

De toutes les choses qui me ramènent à moi, fumer est la plus efficace. Courir nettoie tout, marcher défait les noeuds, mais l’herbe lisse les contours et me ramène aux choses très simples : la bonne compagnie, la proximité, les nuits douces, les enfants endormis.

– On repart à l’aube demain pour l’Afrique du Sud. Mon avion décolle à 22h du Cap.

Je ne suis pas étonné. On n’est pas faits pour rester au même endroit au même moment, c’est évident. Nos chemins sont destinés à se croiser mais pas à se suivre, ni à filer ensemble. Je l’imagine rentrer dans la grisaille de sa vie, incapable d’être heureux pour elle. Que c’est égoïste ! Incapable de me sentir toujours vraiment pote avec Louis, aussi, comme un truc qui tourne plus bien rond, un rouage qu’aurait cassé.

J’ai juste eu de la chance, je suppose, de la croiser là. À l’abri de nos vies respectives qui gâchent tout. On est forts, pour ça. Tout gâcher. Incroyable comme quand on tient quelque chose de précieux dans les mains, on est capable de l’écraser à trop vouloir l’avoir, ou on est capables de le foutre dans une pièce et plus jamais y toucher, de peur de le perdre. Que de la peur. Motivés par la peur, la survie, l’anxiété. L’Afrique me permet au moins de déposer ça ; les gens sont différents. Les façons, les manières, les habitudes. Rien de pareil, tout de plus… plus… tangible.

– J’aimerais que ça ne se termine jamais.

Ah ouais ? Mais alors, ça en perdrait toute sa valeur. On finirait par juste attendre, plus savoir bien quoi, Vladimir et Estragon sur le bord de la route. elle pose son épaule contre moi et je l’enserre d’un bras, l’amitié portée à son essence même : être là et ensemble. Incroyable qu’au coeur même de l’Afrique, ce que le continent a à m’offrir, c’est ça. La même chose qu’ailleurs, sans toutes les tensions, les obligations, ce qui fait qu’on est nous. Et pourtant, pas vraiment. J’hésite une poignée de secondes à casser l’instant, pour laisser un peu de jour à la colère qui pulse en moi jour et nuit, dire, tu passeras le bonjour à Louis, mais je ne m’y résous pas. Toujours tout gâcher, ça va cinq minutes. J’écoute juste paisiblement la nuit, les frouissements dans les herbes sèches, en pensant au cadavre de reptile laissé derrière moi, à sa chair dans mon ventre.

Mh.

Des tas de réponses tanguent dans mon esprit, comme emportées par le roulis du bateau, j’me vois dire ouais, on restera là, les vieux du perron pendant que les enfants grandissent, ou bien, ouais, on pourrait faire ça quand on sera vieux, rester au chaud à fumer de l’herbe, mais je ne serai jamais vieux, ou encore, ouais, et bien, rate ton avion Carla enfin, mais tout est digne du plus beau des abrutis, et on sait bien comment ça finit, tout ça.

Alors je la serre un peu plus fort, et je laisse la simplicité répondre pour une fois :

[color:bae6=#darkslategrey]— Moi aussi.

Carla se vit les regarder de l’extérieur, deux enfants ayant grandi trop vite sur un perron, une fumée grise autour de la tête à fouiller la nuit pour y trouver des chauves-souris. Des gosses qui s’étaient perdus dans leur bêtise.
Y’a pire que d’aimer, avait dit Luka.

– Moi aussi.

Son esprit s’égara vers son père, peut-être ailleurs sur cette Terre en train de briser d’autres rêves comme il avait brisé ses os et sa peau. C’était son passé, un passé où elle avait tant rêvé de fuir, de faire ses valises et celles de sa mère et de Jeremy afin de partir loin pour oublier tout ça. Puis les jours de ses départs étaient arrivés et la désillusion avec. Les études, l’incident de l’orphelinat et la disparition de Louis, l’envie de mourir. Et l’avenir n’avait plus vraiment compté, l’avenir c’était simplement le lendemain, la capacité à rester en vie dans l’adversité. Vivre au présent pour ne pas mourir au passé ou au futur.
Mais assise sur ce perron avec Ian, en écoutant le vent se réfugier dans la poussière et la Lune brillant un peu plus fort, elle se dit qu’elle pouvait aller plus loin que le lendemain et devenir cette lionne aux dents féroces, celle devant laquelle on s’inclinait, on fuyait en apercevant l’hémoglobine chausser ses canines. Construire un avenir fait d’espoir et de batailles, un avenir avec Louis.
Et Ian dans tout cela ?
Les paroles chantaient toutes seules dans sa tête.

Can I hold you in my arms tonight ?
Can I make your head and body light ?
Can I tell you everything ?
Can I make you sweet heart sing ?
Can I discover about you ?

– Et toi ? Tu restes longtemps ?

Carla rattrapa le joint entre son pouce et son index pour le coincer entre ses lèvres, laisser le calme pénétrer ses entrailles.
Combien de temps encore à être l’homme-animal ? Et quelle serait la prochaine étape, le prochain moment où ils se croiseraient ? Little Angleton, le Canada, Edimbourg, Lesotho… le monde était encore bien assez vaste pour que deux être puissent s’y retrouver. Se retrouver, toujours dans l’évidence de ce qui les liait.
Elle songea un instant à Louis, à Autumn. À ce tatouage gravé sur sa peau, reflet de celui sur les côtes de Ian et dont elle n’avait jamais parlé à son compagnon. Hold on. Si tu tiens, je tiens. Une promesse contre les cauchemars, une promesse parfois oubliée mais que le destin les forçait à tenir en les poussant à toujours se recroiser. Comme si leur vie étaient deux fils tordus et qui se torsadaient ensemble à des moments bien précis, obligeant les lois de la physique à se transgresser pour les réunir.

I never feel alone when I’m with you
I never have to talk when I’m with you
It really is a lonely world
It helps if you have someone to hold
I want that someone to be you

Des fils qui se tissaient quelques instant avant de continuer chacun leur chemin de leur côté.

Est-ce qu’elle aurait voulu avoir des pouvoirs ? Est-ce qu’elle pouvait s’imaginer le pouvoir que ça offrait, le prix qu’il y avait à payer ? J’avais joué à ça tout petit — j’aurais voulu voler. Puis, en grandissant, disparaître.

Broken hearts made of stone,
Did we lose our
sensitivity?

Disparaître à nouveau quand je suis face à Autumn, et que je suis responsable de ses larmes. Je perds subitement tous les droits que j’ai. Tout ce que j’ai construit, et puis acquis. Le droit de la toucher, d’être écouté ou de l’écouter, le droit de lui toucher la main, l’épaule, d’être proche, tout ça. Gone. J’pense à mes potes qui sortaient six mois avec telle fille, deux ans avec une autre, quelques mois avec une autre encore. Mais… comment se remettre de toute cette proximité que l’on perd ?

Ou que l’on garde ?

Now you can find them all alone, watching
flaming dreams go by

Tout ce que j’ai perdu en gagnant Carla ; gagner ça pour une poignée de minutes et puis c’est tout. Tout perdre à nouveau, me cendrer les poumons et niquer mes neurones. Laisser au loup plus de place, à l’humain moins.

— Et toi ? Tu restes longtemps ?

Je la regarde fumer, si proche, si proche de déchirer le voile. Lui dire la vérité parce que, je ne comprends pas pourquoi mais, j’ai besoin qu’elle l’entende. Ou j’ai besoin, moi, de l’entendre à voix haute. Je ne sais pas si elle a dit la vérité, elle, combien ça lui pèse ou combien ça l’éloigne de Louis. Ce n’est pas mon fardeau à porter.

— Ehm, je…

You're trying to catch the break of dawn, Blame it on your curiosity
So eternally, your inner dreams come back and
out into the sun, Into the sun

Je prends le temps d’inspirer, gratter le sol d’un ongle déjà sale, l’humidité à même la peau.

— J’sais pas encore trop bien. Ça chauffe souvent, par ici, c’est mon job aussi qu’il leur arrive rien.

Tu sais à quel point j’essaie de gagner la guerre contre le Mystery ? Sans le Mystery, puisque je ne navigue pas dans le temps. Remonter les pendules pour sauver les miens ? Pas possible. Laisser les secondes filer et en sauver d’autres, les mêmes yeux, les mêmes béances. Une distance insolvable.

I dream of a past that we could have
Feel like we made up so entirely
Now we have a lot of love to give But it's not with each to all the misery

— Puis je…

Allez. Un peu de courage, un peu d'air, un peu de salive pour sortir les mots qui trainent à l'arrière de ton crâne, te collent des migraines à force de t'imaginer avouer.

— J’ai dit la vérité à Autumn, alors…

La vérité que tu connais, celle que t’as partagé comme un verre bouillant dans la main quand elles sont congelées. Salvateur, destructeur. On croit que ça va faire du bien mais c’est pire.

C’était ça, la vérité.

C’est pire.

La fumée comme un lien, un tunnel entre leurs âmes, un gris qui leur était commun à eux, eux loin de Louis et Autumn. Ian et Carla comme deux amis, comme deux amants, comme deux passés un peu trop bousculés.

– Ehm, je…

L’ongle de l’homme-animal se mit à gratter le sol, comme un chat en train de fouiller la terre, d’enterrer la puanteur toujours plus profondément, oublier la merde.

– J’sais pas encore trop bien. Ça chauffe souvent, par ici, c’est mon job aussi qu’il leur arrive rien.

La jeune femme hocha la tête. Le monde magique étendait ses tentacules comme une pieuvre noire, partout sur la terre. Étreinte empoisonnée et venait se glisser même jusqu’ici, loin, si loin de son enfance et du Mystery. Combien de sorciers croisait-elle chaque jour dans son quotidien ? Est-ce qu’il y avait dans sa classe ? Dans ses collègues à la boulangeries ? Combien qu’elle croisait chaque jours dans les rues d’Édimbourg ?
Les pouvoirs, les dons, ce monde qui vivait en parallèle du sien, le croisant parfois sans jamais l’épouser totalement, ce monde-là était partout.
Curieux marionnettiste que le destin, qui jouait avec les fils de ses personnages du bout des doigts, les entremêlant avec passion, comme les corps de deux amants.

– Puis je…

Sans qu’elle ne comprenne d’où il venait, un frisson caressa sa colonne vertébral. L’anticipation sans doute, le langage des corps qui avaient compris avant tout le reste, qui avait deviné la tension dans les gestes, dans la voix.

– J’ai dit la vérité à Autumn, alors…

Alors voilà, c’était dit.
Et, étonnamment, ce n’était pas si douloureux à entendre. Ça ne créait pas la peur qu’elle aurait imaginer dans son ventre. Elle qui culpabilisait si souvent face à Louis, qui n’osait pas avouer ce qui l’avait liée si fort à Ian, elle ne tremblait même pas en imaginant Autumn tout lui raconter. Qu’une autre puisse mettre des mots sur ce qu’elle était incapable de dire.

– Ok.

Elle se demanda si l’autre la détestait. Comment elle avait réagi. L’avait-elle quitté ? Et pourtant, elle ne posa pas ces questions, elle n’eut pas envie de déchirer un peu plus fort le cœur de Ian. Comme elle n’osa pas lui dire qu’elle ne regrettait rien, que si c’était à refaire, elle le referait, de la même manière. Mécanique, un peu rapide, lui qui fuyait et elle qui était incapable de le retenir.
Les veines ouvertes devant lui, une fois de plus.
Il avait vu pire, ils avaient vu pire que deux corps nus qui tentaient de se réchauffer dans l’antre de leur propre nuit. Les chaleurs qui se cherchaient pour ne pas s’écrouler, qui se cherchaient parce que c’était naturel.
Parce qu’ils s’aimaient.

C’était ça, la vérité.

– J’en ai parlé à Luka. Louis ne sait rien. Peut-être qu’il a des doutes, mais pas de certitude.

C’était ça, la vérité.

Un amour qui lui hachait les côtes et divisait son âme. Une vie avec Louis, de projets, de rires sous la couette, de repas avec les potes, de baisers goût café, de construction de meuble dans leur appartement, de mots doux dans ses bras. Et puis des nuits avec Ian. Rare et embrumées, essentielles.
Un amour indicible et qui pourtant lui paraissait évident.

– Ça finira pas aller.

Elle réalisa en se serrant un peu plus fort contre son ami qu’elle ignorait à qui étaient adressés ces mots. Elle-même, Ian ou la nuit ?

Carla dit ok, c’est deux lettres ridicules qui ne déclenchent pas grand chose. Finalement c’est un peu dommage, j’crois que j’aurais voulu un raz-de-marée. Que ça corresponde à ce que j’ai en dedans, mais malheureusement, la réalité veut rarement y coller. Alors je reste immobile, et c’est dans l’immobilité que je laisse passer toutes mes envies, tout ce qu’il faudrait laisser partir, tout le reste aussi. Comme une attente sans durée.

Un peu de place pour les autres.

– J’en ai parlé à Luka. Louis ne sait rien. Peut-être qu’il a des doutes, mais pas de certitude.

Des doutes.
Quelle horreur ! Quelle horreur. Il sait un petit quelque chose, qu’il ferme les yeux ou qu’il soit vraiment naïf ça ne change rien, il y a un éclat dans leur amour, et c’est moi. Je me sens un peu coupable — même si ça varie selon les jours.

Parfois j’aimerais qu’ils se séparent. Mais c’est absurde et égoïste. Je lâche un peu de lest à mon imaginaire qui les met en scène en train de quitter, froidement, l’autre. Puis des larmes ou des cris, ça dépend des fois. Si Luka le sait, viendra-t-elle m'en parler ? Me juger, m'insulter, me traiter de tous les noms ? Le connard de l'histoire. C'est qui le connard de l'histoire, Ian ? C'est toi.

Et puis elle rajoute :

– Ça finira pas aller.

Et ça ne fait aucun sens parce que ouais, ça ira, puis après ça n’ira plus, puis après, ça ira, puis après, plus. M’voyez ? Les montagnes russes de la vie et c’est tout ce qu’on a.

Je la serre un peu plus fort, doigt après doigt, me délectant de ce que j’ai le droit d’avoir. Et ouais. Le droit.

ça sent l’été, l’herbe qui a eu chaud, les graviers cassés par les pneus et transformés en poussière. ça sent les fins discrètes et les baisers qu’on n’ose pas demander, avoir, vivre.
ouais, qu’on n’ose pas vivre surtout.

l’envie logée au creux du ventre mais le courage laissé au vent ; j’me rends compte que j’ai été trop con, avant, que je me sens toujours idiot, maintenant, mais que si j’pouvais y retourner, je sais que je ferais tout pareil.
j’aurais jamais été capable d’autre chose.

Alors je dis à voix haute, parce que Bastet me l’a appris, pour la nuit et pour Carla, la reine de cette nuit-là ;

— And his ghosts said let’s move on, before us the body is pilling itself upon itself, secret by secret.

Les hyènes et les phares jaunes, les enfants qui dorment et les joints consumés.

— Rot is also a heart, rot is also a childhood, rot is also what love is.

C’est tout ce que je possède. Rien d'autre qu'un vieux poème que j'arrive pas à arracher de mon palais, des vers pas mis en forme qui me disent moi quand j'en suis plus capable. C'est maigre, efflanqué même, on pourrait dire famélique aussi je crois.

L’étreinte serra son cœur autant que son corps. Est-ce que dans une autre vie, un autre passé, ils auraient pu être ensemble tous les deux ? Est-ce que ça aurait eu du sens, un couple Ian et Carla, deux béquilles en équilibre sur la route ? Elle ne pouvait même pas vraiment l’imaginer. Ils étaient deux âmes esseulées, des croisements sur le chemin, un son dans les abysses essentiel, une douloureuse nécessité. Ils étaient beaucoup, mais ils n’étaient pas ça. C’était trop, c’était plus et c’était moins à la fois. C’était l’encre de leur tatouage, la fumée de leurs joints, une relation brumeuse qui les liait aussi sûrement que tout le reste, mais différemment.
Autre chose au cœur du brouillard.

– And his ghosts said let’s move on, before us the body is pilling itself upon itself, secret by secret.

Et elle vit les fantômes dans la nuit, les traces accrochées aux branches cadavérique des arbres qui se déroulaient dans l’obscurité, toujours plus haut, comme si elles souhaitaient déchirer le ciel et la nuit.

– Rot is also a heart, rot is also a childhood, rot is also what love is.

Il y avait une forme de lourdeur dans ces mots, mais ils résonnaient dans l’écho de la tête de Carla. Elle se souvint de leurs jeux d’enfants, des bouteilles de rhum dans les ruines, d’un baiser égaré, des doigts de Ian qui se refermait sur ses plaies pour maintenir la douleur, du désespoir coincé à Little Angleton, de leurs corps qui se cherchaient sans vraiment se trouver au Canada. Deux vies intimement liées dans quelque chose de plus fort que la chair et qu’elle n’aurait su expliquer, deux vies attirées par les plaies mutuelles, l’homme animal qui se transformait en chat pour laper le sang rougeâtre et poisseux qui s’échappait des blessures de la femme-soleil.
Les déchirures attiraient les déchirures.

– And love is more than a single heart.

Elle songea à ceux qu’elle avait aimé, ceux qu’elle aimait encore. Sa mère et Jeremy malgré la distance et l’inconnu qui lancinait ses côtes. Louis, au-delà de tout. Luka, Ange, Hayley, ses amis de Little Angleton. Ses potes de la fac aussi, les sourires simples et les cigarettes partagées entre deux dissertations. Cet éléphant qui l’avait arrosée quelque jour plus tôt. Shane lorsqu’il parlait avec tellement de passion que la savane semblait se taire. Son père, même, malgré les plaies ouvertes et les souvenirs moroses.
Et puis Ian, dans tous les schémas.
Le glissement des failles dans son cœur qui rencontrait toutes les épreuves. À quel point était-il étrange de ne pas dominer ce sentiment après tout ce temps, après toutes ces souffrances ? Surmonter les coups, les agressions, les secrets dans la tempête. Surmonter tout cela et se relever en regardant les hématomes couvrir son corps, les oublier pour continuer à marcher, marcher à genoux s’il le fallait, mais toujours survivre contre la vie qui s’acharnait.
Et tout lâcher, à cause de l’amour. C’était toujours l’amour qui triomphait, qui échouait.

But love is also a failure, répondait la nuit, partout autour d’eux.

j’ai attrapé un coup d’soleil

Il y a ici tout ce que l’on est et tout ce que l’on n’est pas — plus. Le silence s’étire, j’ai un peu mal au coeur. Si on est si proches ici, c’est bien qu’on ne l’est pas tant, là-bas. Bridés parce qu’il a fallu faire des choix et l’on ne s’est pas choisis. Peut-être qu’on a bien fait.

Impossible de savoir maintenant, et la savane n’est malheureusement pas là pour nous répondre. C’est ça, la douille, dans la vie. Personne n’a les réponses.
Tout le monde a des questions.

un coup d’amour

– And love is more than a single heart.

Nécessairement, ouais. L’immobilité est à nouveau tout ce qu’il me reste pour laisser mes envies déborder, puis aller voir ailleurs si j’y suis. J’aimerais rester là pour toujours autant que maintenant, j’ai les fourmillements nécessaires au départ. Comment lui dire, subitement, Carla, c’est épuisant que de rester avec toi ?

un coup d’je t’aime

Parce que j’ai beau être moi même avec ta peau contre la mienne, c’est aussi tellement, tellement intense, tellement plein de questions, jamais la paix toujours le foisonnement que… tu vois ? Parfois dans le noir, je me rappelle que j’veux trop que tu me vois comme ci ou comme ça, et qu’à aucun moment j’réussi à être dans le présent. Totalement là., genre.

j’sais pas comment

Un troupeau d’ongulés passe à proximité, je laisse le loup gonfler dans ma poitrine et refluer comme la marée. J’ai déjà envie de repartir, épouser ma vraie nature : le chien infidèle mais loyal. Quelle supercherie de vie. Mais les métamorphes sont souvent condamnés à ça : se faire rattraper par l’innée. On nous l’avait bien dit, à l’orphelinat. On nous disait beaucoup de choses.

faut que j’me rappelle

J’essaie de graver toutes les sensations que j’ai là, les noter mentalement et les vivre à fond, une fois, un contact, une odeur, le silence des mots mais les grésillements de la savane. J’inspire doucement pour me souvenir de tout, pur quand je serais vieux et incapable — je m’invente une vie là. Pour quand je serais en train de crever, la peau percée, au fond du caniveau, lamentable. Et parce que je suis incapable de trouver un peu de paix, là, j’embrasse Carla sur le front, en y mettant tout monde amour. Il m’est insupportable de la voir partir, il m’est insupportable de ne pas dormir avec elle, il m’est insupportable tout à coup de ne pas pouvoir la serrer dans mes bras toute une nuit — l’interdit me brûle les os.

Je me lève, enlève mon t-shirt moite déjà grisé d’un peu de sueur, effleure le tatouage de bout des doigts avec un sourire de connivence, un sourire un peu triste mais bien réel. Aurevoir.
Pour ne pas attirer trop l’attention des innocents, ce n’est pas le loup qui déchire ma peau mais le jaguar.
La nuit m’avale, je ne serai plus jamais seul.

si c’est un rêve t’es super belle