Quand vous avez déjà torturé quelqu’un, vous apprenez le prix qu’il vous faudra payer pour recommencer. Ce qu’il faut comme détermination, le degré d’humanité qu’il faut laisser de côté, les cauchemars, les râles. Et si vous n’avez pas trop de chance, vous apprendrez le plaisir que procure une information bien fournie.

Ses mains tressautent sur le lavabo alors qu’il se lave les mains dans la précipitation. Sa petite maisonnette australienne qu’il croyait aimer lui semble trop fine, trop exposée. Le soleil qui tape dans la baie vitrée ? Trop agressif. Il ferme les yeux, mais la nausée le ramène bien trop au présent. Dans sa tête en écho, la clef à molette contre la mâchoire du premier. Dans sa tête en écho, la roulette des deux chaises de bureau sur lesquelles étaient ficelés les gars : « toi, pointes moi sur la carte où tu l’as vu, et toi, tu me le diras à voix haute. Si vos réponses concordent pas j’vous arrache les dents jusqu’à avoir la vérité »

Leurs réponses avaient concordé : il leur avait tiré une balle dans le crâne à chacun.

Un frisson désagréable lui hérisse le dos alors qu’il frotte frénétiquement le sang. Allen Soul à Melbourne : c’est bien le moment de rester en mouvement. D’aller mettre Elaïa en sûreté, au moins, et puis revenir, si les indicateurs prouvent qu’Allen n’a pas redisparu dans la nature.

Quand il tape au dernier étage d’un appartement discret de Londres, Elaïa ne boude même pas. Elle porte son sac de sport boudin rouge sur lequel de fausses initiales sont gravées. Elle répète toute de même « j’avais surf demain », ce à quoi Green, incapable de retenir la vérité répète « je veux pas mourir » et puis, carrément « et toi, ça serait dommage d’être kidnappée puis utilisée comme appât, n’est-ce pas ? ». Elle hausse les épaules, pas convaincue, alors il rajoute « puis il est temps de rencontrer tonton Cyan ». Elle hoche la tête, toujours sceptique puis grommelle « c’est le bordel ».

Blanc.

« qui t’as appris à dire ça ? »

Elle détourne le regard. Bon. Il plisse les yeux, fait mine de la regarder méchant.
Et parce qu’on ne lui ouvre pas la porte, il passe une main méfiante sur l’encadrement mais les runes le dissuadent de se téléporter.

— Oh, Cyan, j’ai une surprise pour toi !

et puis

— Ouvre, bordel !

Elaïa lui retourne un regard net, ce à quoi son père lui fait un clin d’oeil, remonte son sac sur son épaule et pose sa main sur son flingue à la ceinture, déjà chargé, déjà décranté.

Ah, la famille...

J’aime autant vous dire que cette journée fait partie de celles qu’on oublie. Un soleil qui se lève puis qui se couche, ignorant de son rôle prépondérant, destiné à tourner, tourner, tourner sur place jusqu’à exploser, un jour. Dire qu’on vit autour d’une bombe à retardement n’intéresse personne mais la guerre entre fourmis, ça, ça a du sens.

Je tourne les pages de mon livre sur l’astronomie. Pas que je m’y intéresse vraiment mais le but ici est de passer le temps. Un temps incroyablement long et des coups d’œil qui jaugent la course de l’astre bien trop régulièrement. Je soupire. Olive est parti et je suis comme qui dirait bloqué dans cet appartement jusqu’à ce que mort s’ensuive. Je suis chargé de constater les allées et venues depuis mon poste d’observation du quatrième étage. Faire des rapports journaliers sur les feuilles et la pluie qui tombent, inlassablement. C’est qu’on s’amuse.
Je décide de mettre mon casque sur les oreilles pour m’isoler du temps morose qui finit lentement par vider mes os et tout désir d’activité. Me muter au Qatar ou en Egypte aurait été trop demander ? Visiblement oui.

Le détecteur de runes émet subitement un signal rouge. Quelqu’un cherche à faire joujou avec mes jolies installations ? Qui s’y frotte s’y pique. Je retire lentement mon casque et me saisit sans bruit de la lame accrochée à ma jambe. Reste à savoir quelle rune est entrée en contact avec quelle personne. Mes pas me déposent machinalement devant ma porte d’entrée et je patiente. L’objectif n’est pas là de sortir de ma tanière.

— Oh, Cyan, j’ai une surprise pour toi ! Ouvre, bordel !

Cy… Green ? Fronçant les sourcils, étudiant les dix mille possibilités pour que ce frère-là se pointe, je ne parviens pas à me convaincre qu’il se trouve derrière cette porte. Pourquoi viendrait-il de lui-même, à Londres qui plus est, me passer le bonjour ? Il doit y avoir anguille sous roche. Raffermissant la prise sur mon arme, je déverrouille les loquets de la porte et l’ouvre lentement. La première chose à entrer dans mon champ de vision est une gosse. Une petite, petite gosse. Ça ne m’inspire pas confiance, alors je relève immédiatement le regard vers la figure adulte à ses côtés. Le haut gringalet. Pas de doute, c’est Green.
Avant de prononcer le moindre mot, je range ma lame à sa place, presque machinalement et passe une main dans mes cheveux avant de la déposer plutôt brusquement sur le chambranle de la porte, barrière physique bien présente entre l’extérieur et l’intérieur. Prenant le temps de juger les deux nouvelles apparitions, je soulève un sourcil interrogateur et m’exprime enfin, atteint malgré moi par la monotonie des lieux :

- Qu’est-ce qui t’amènes, Green ? Tu joues les babysitter ?

Je ne l’en pensais sincèrement pas capable. Pas spécialement lui à vrai dire, plutôt la famille Soul dans son intégralité. Regardez-moi ça, quel âge doit-elle avoir ? Pas même dix ans. Qu’est-ce qu’un bout de femme fait ici ? Et surtout pourquoi, mais pourquoi sonner à ma porte ?

Cyan arrive, comme un chat silencieux qui viendrait inspecter avant d’être sûr. Il écoute ses pas feutrés contre le seul, puis la porte se déverrouille doucement. Il sait qu’il est armé, et le brun apprécierait fortement qu’aucune arme ne soit braqué sur le front de sa môme. Mais bon. Vu ce qu’il s’apprête à demander au grand frère, autant la boucler sur les règles à suivre ou non. Ça l’inquiète un peu qu’Elaïa ait à suivre les échanges mais, elle n’est pas idiote et elle sait bien où elle met les pieds.
Et si elle ne le sait pas, autant qu’elle l’apprenne assez vite. La vie, c’est é-cla-té mais son père l’aime, et tonton Cyan aura pas le choix.

Il range la lame posément, comme ça, hop. Même pas d’arme à feu ? Étonnant. Il ne les laisse pas entrer pour autant et Green reste sur le pas de la porte, pas vraiment à l’aise d’être exposé.
Même si, bon, dans un couloir, si moins discret.

— Qu’est-ce qui t’amènes, Green ? Tu joues les babysitter ?

Hors de question d’attendre stupidement comme ça, avec Elaïa qui se blanchit les phalanges sur le sac. Green serre sa petite main et l’entraine dans l’appartement en passant sous le bras de Cyan.

— Merci pour l’accueil bro, c’est vraiment gentil. Comment tu vas ? Olive ? Dans le coin ? Et Rhyan, ça roule ?

Grand sourire. Il a l'impression de nous plus avoir joué le jeu du petit frère depuis des années, l'exhubérance, le blabla. Il a pas dit autant de mots depuis des semaines, non ?
Il déteste Olive, Olive le déteste. C'est de notoriété publique.
Début de chantage : me pète pas les couilles.
Je me préfère moi à des pseudos valeurs, et si je dois envoyer Allen éclater le crâne de la blonde à bout de petite cuillière, aucun problème.
Bien.
Faut faire passer la pilule après tout, mais bon, au point où il en est, il est toujours bien plus inquiet d’Allen que de Cyan.
Et vraiment très étonné que son grand frère ne lui dise pas « alors comme ça on quitte Rosenrot fdp ? » mais bon, ptet que les nouvelles ont pas circulé.

— Tu te rappelles quand on a gardé un triton ?

Les grands mots, débordements de sentiments (et de reproches surtout, faut l’admettre) et je serais là pour toi, et cette fois-ci tu peux compter sur moi contre vents et marées malgré Anja, malgré Allen, malgré tout.
Il s’est avéré qu’ils s’étaient pas revus, que le bateau de Green avait pris l’eau et que l’histoire s’était terminée.

— Que tu m’as dit que je pouvais vraiment trop compter sur toi, Cyan ?

Il caresse l’étuis à sa hanche pour se rassurer.
Tous des psychopathes dans cette famille.
Il s’appuie un peu fort sur des souvenirs en commun qui datent un peu trop pour faire encore sens, mais il espère que ça va passer.

— Et bien voilà, surprise. Elaïa, je te présente Cyan Soul, ton oncle. Cyan, je te présente Elaïa, ma fille.

Et parce qu’il n’est pas hyper certain du niveau de sécurité de l’instant, et parce qu’il sait que Cyan est loyal à Anja, il reprend.

— Et celle d’Anja.

Il laisse les premières informations s'écouler, pas vraiment pressé d'ajouter "et maintenant, tu dois la garder !"

A l’instant où je le regarde, je songe au temps qui s’est écoulé depuis notre dernière rencontre. À l’absence de désir de le revoir. À l’absence de manifestation du manque. A mon regard somme toute blasé, pas agréablement surpris ni même simplement. Surpris.
Oh tiens, Green, c’est toi. Une blague plate.
Et puis c’est tout.

Sauf qu’on ne possède pas tous ce caractère nonchalant, qui pourrait si bien me caractériser. Surtout pas Green à vrai dire. Petite âme verte, au bout de la longue file de succession, loin, loin si loin. Et surtout absent. Paf.
Il passe sous mon bras, s’impose dans ce petit espace impersonnel qu’est ce studio. Pas d’effet personnel si ce n’est le casque qui traîne encore sur le canapé, le livre sur l’astronomie et le téléphone.
Mais fais comme chez toi, gros. Je renifle sans pour autant le retenir, lui et la petite qu’il tient par la main. J’aurais préféré qu’on commence par faire les présentations mais eh, pourquoi serait-il venu me voir si la situation n’était pas un tantinet grave ?

— Merci pour l’accueil bro, c’est vraiment gentil. Comment tu vas ? Olive ? Dans le coin ? Et Rhyan, ça roule ?

Rhy… quoi ? Les phrases précédentes sont envoyées dans le vide de l’espace à l’instant où le nom de l’humaine est prononcé. A quel… A quel moment ? Je me fige l’espace d’un instant, puis songe immédiatement à ce qu’il me demandera en échange de ça. Après tout, pourquoi commencer sur un ton aussi rythmé, poussant, voir défonçant des portes fermées. Si mes sourcils ne se défroncent pas, ce sont à mes mâchoires de se serrer.
Pourquoi, mais pourquoi diable est-il venu ?

— Tu te rappelles quand on a gardé un triton ? Que tu m’as dit que je pouvais vraiment trop compter sur toi, Cyan ?

On y arrive. Balance la sauce qu’on puisse en finir. Je repense à cette journée, et à l’incroyable chose qui s’est produite ce jour-là. A cette presque fratrie réunifiée le temps d’un instant, larguant bombes sur bombes et moi dans le tas, à sauver ce qui peut être sauvé. Pour quoi au juste ? Moi-même je l’ignore. Est-ce que je regrette ? Je sais pas non plus. Je ne m’attendais pas à ce que ledit frère se pointe pour réclamer sa faveur.
J’enfouis mes mains dans mes poches, juste par précaution, juste pour ne pas lui claquer la porte au nez par réflexe. On n’est jamais trop prudent n’est-ce pas. Il indique la jeune fille et je la regarde donc. Y’a un air…

— Et bien voilà, surprise. Elaïa, je te présente Cyan Soul, ton oncle. Cyan, je te présente Elaïa, ma fille. Et celle d’Anja.

… De famille. Voilà. Cette fille est la sienne ? Allons. J’effectue quelques passages successifs entre son visage et celui de l’enfant, vérifiant au passage qu’une pointe de malice ne se soit pas installée entre temps. Lui et Anja. Eh bien. J’inspire profondément. Il a au moins le mérite d’avoir été concis dans sa description.
Bien.
Je prends le temps d’aller refermer la porte non loin et me rapproche finalement du duo, les mains toujours profondément ancrées dans mes poches. Il y a tellement de sujets qui se sont mélangés que j’ignore par où commencer. Le sarcasme remonte comme de l’acide à mes lèvres et je lâche :

- Tu dois avoir une très, très grosse demande à me faire pour mettre sur le tapis et Rhyan et cette histoire. Je suppose que je n’ai pas trop le choix que de t’écouter, « bro ».

Je m’accroupis un peu plus pour arriver à hauteur de la demoiselle. On ne peut pas dire qu’elle soit née dans la bonne famille, que ce soit du côté d’Anja ou du nôtre. Sans pour autant la prendre en pitié, je me contente de la fixer avant de me relever, comme s’il s’était agi d’un petit animal de compagnie incapable de communiquer.
Heureusement que la matinée était calme.

Sans aucune surprise — vraiment sans aucune surprise — Cyan ne se met pas à crier, gesticuler, il ne met pas les bras en l’air en courant en rond dans l’appartement. Il ne fait pas non plus le gros macho protecteur genre, ouh, d’où te parle de Rhyan comme ça, j’te j’te j’te permets pas.

Non non, il attend que son frère déballe l’intégralité de ce qu’il avait à dire sans souci, patient. Sûrement qu’Olive aurait explosé de trop plein, mais Cyan n’est pas Olive, et Green est trop prudent pour aller se jeter dans la gueule de l’idiot du village.

Il referme la porte, ses mains puis son corps prennent deux billets direction « la nonchalance absolue », TGV première classe, clairement. Green sait bien que son frère maîtrise mieux les mots que lui et il s’attend à être remis en place dans les règles de l’art, mais mis à part le ton, rien de trop inconvénient ne sort de la bouche de l’aîné.

— Tu dois avoir une très, très grosse demande à me faire pour mettre sur le tapis et Rhyan et cette histoire. Je suppose que je n’ai pas trop le choix que de t’écouter, « bro ».

Il sourit… jusqu’à ce que Cyan s’accroupisse près d’Elaïa. Ça ne fait rien ni le père, ni la fille, mais les deux restent absolument silencieux. Les secondes tapent sur la patience de Green qui s’efforce au silence. Cyan n’est pas impulsif, et aux dernières nouvelles, ce n’était pas un traitre non plus. L’autre se relève doucement devant Green qui hausse simplement les épaules.

— Même pas tant. J’serais bien mal placé pour te faire la morale sur Rhyan. Olive sait ? Puis admet que je te rends un peu un service : parce que Dieu Père Allen est occupé à me traquer, il l’est moins à essayer d’immoler ta bêtise.

Il se gratte négligemment la barbe de trois jours qui crisse sous ses doigts. Il espère vraiment que leur famille a perdu ces habitudes de buter les amoureux et amoureuses des autres, mais c’est pas dit. Bleuann s’est enterrée seule face à Ange de toute façon. Mais pour ce qui est d’Anja… ah, c’est pas dit qu’elle essaie pas par fierté de buter l’humaine quand même.

Une humaine quoi.

Choquant, pour Cyan surtout. Même Bleu elle tape dans du sorcier, c'est dire ! Il croyait Greeni qu'il était le seul à s'abaisser à la sous-race. Mais visiblement tout le monde change.
Étonnant.

— À ce propos, tu m’aides à tuer Allen ?

Franchement, il est temps, il est vieux, capricieux, très puissant et assez pète couilles sur les bords. C’est le moment qu’il laisse le trône. Pas sûr que Bianco serait mieux comme chef, faudrait sûrement le buter aussi. À qui le tour, sinon ?

— Puis, si tu veux pas, faudrait juste me garder Elaïa quelques jours tel le tonton en or que tu promets d’être.

Allez, dis oui là.

Mon sourcil se hausse à l’instant où l’autre hausse ses épaules. Pas frères pour rien. J’attends patiemment qu’il réponde, qu’il fasse accoster le cargo au port en faisant fonctionner le klaxon pour que toute la ville soit au courant. Je n’ai même pas le temps de me recentrer sur la petite personne qu’il enchaîne :

— Même pas tant. J’serais bien mal placé pour te faire la morale sur Rhyan. Olive sait ? Puis admet que je te rends un peu un service : parce que Dieu Père Allen est occupé à me traquer, il l’est moins à essayer d’immoler ta bêtise.

Mais c’est qu’il a drôlement pris la confiance ce gars.

- Va falloir revoir tes bases en communication. T’es venu pour m’emmerder ou me demander un truc ? Si on penche vers la seconde option, t’es prié d’arrondir les angles.

À vrai dire je ne peux pas le blâmer de s’exprimer sans aucun filtre. J’ai rarement entendu un « s’il te plaît » ou un « merci » dans la famille. Au plus un « salut » ou « t’as bien travaillé ». On fonctionne à l’offre et la demande. Ou un truc contre un autre. Ou la promesse de maintenir un odieux secret en l’échange d’une action.
Non seulement l’autre se permet de me lâcher un sous-entendu nostalgique et monstrueux en mode « je suis passé par là » mais en plus il ramène Olive sur le devant de la scène. Olive ? Je ne sais même pas s’il feint de savoir ou pas. S’il me couvre déjà instinctivement en attendant que je me décide à lui en parler. Ce serait un peu surprenant de sa part, mais il est illusoire de penser connaître quelqu’un parfaitement. Pour l’heure, je préfère me rabattre sur ce scénario.
J’aurais presque envie de lui dire que « ouais il me sauve pas mal et je serai très tenté de le laisser se démerder pour continuer à vivre ma vie pépène » mais je m’en retiens. Le pire n’est pas encore passé.

— À ce propos, tu m’aides à tuer Allen ?

Mes yeux s’agrandissent brutalement. Sérieusement ? Genre, il a vraiment dans l’idée de tuer son père ? Notre père ? Enfin, Allen Soul ? Quelle mouche le pique ? Comment a-t-il pu atteindre cette extrémité-là ? Est-il donc si près du gouffre pour devoir se jeter sur le père ? Mais qui plus est, me demander de participer à ça ?

— Puis, si tu veux pas, faudrait juste me garder Elaïa quelques jours tel le tonton en or que tu promets d’être.

Attends, attends. La première phrase n’est même pas digérée qu’il en balance une autre. Voilà donc le genre de faveur qu’il veut que j’exécute ? Il est fou ma parole. Complètement fou. Me donne-t-il vraiment le choix ? Je le fusille assez involontairement du regard en enchaînant :

- Tu es complètement fou. T’attaquer à Allen ? Allez, même à deux on n’y parviendrait pas. T’as seulement un plan ? Et puis quoi, tu pensais partir tout seul en me laissant un gamin entre les bras à qui il faudra dire que son père ne reviendra pas ? T’as la confiance, Green. Vraiment, vraiment trop la confiance.

Je souffle bruyamment pour expulser le trop plein d’air dans mes poumons. Non, calme-toi. Je me masse l’arête du nez. Que je sois actuellement en train de comploter contre notre père est en soi très dangereux, mais je dois mettre les choses au clair.

- Déjà pourquoi t’as quitté Rosenrot ? Et puis c’est bien de m’annoncer que ta fille est aussi celle d’Anja, mais la cheffe est au courant que tu te balades avec elle ? Place un peu le contexte si tu veux qu’on parle des mêmes choses.

Si tu veux que j’accepte de t’aider. Tu peux pas juste débarquer comme ça out of nowhere. Même si tu t’appelles Soul. Surtout si tu veux tuer papa Soul.

Green relâche la pression, et l’immense fatigue qu’il s’efforçait jusqu’alors de garder planquée s’abat sur ses épaules. Il n’a pas dit non, il ne l’a pas sorti de force de l’appartement. Ni lui, ni la môme de presque huit ans à côté de lui, qui semble avoir hérité d’un don très simple : la patience infinie.

Pas comme Cyan, visiblement pris d’une houle de fougue et qui s’exclame, subitement pressé d’avoir toutes les réponses (ou du moins, de poser toutes les questions).

- Tu es complètement fou. T’attaquer à Allen ? Allez, même à deux on n’y parviendrait pas. T’as seulement un plan ? Et puis quoi, tu pensais partir tout seul en me laissant un gamin entre les bras à qui il faudra dire que son père ne reviendra pas ? T’as la confiance, Green. Vraiment, vraiment trop la confiance.

Il rage, se pince le nez, souffle.
Il n’a vraiment pas dit « mais on va pas tuer papa quand même, on l’aime » y’a que les Soul pour répondre « mais enfin, sans un plan solide j’y vais pas ».

- Déjà pourquoi t’as quitté Rosenrot ? Et puis c’est bien de m’annoncer que ta fille est aussi celle d’Anja, mais la cheffe est au courant que tu te balades avec elle ? Place un peu le contexte si tu veux qu’on parle des mêmes choses.

Green prend le temps s’aller s’asseoir sur le canapé, presque casual. Elaïa s’assoit aussi, en tailleur, scrutant l’appartement et Cyan tour à tour. Huit ans… à huit ans, Green savait déjà la boucler, tuer des gens à mains armées (pas à mains nues, et ça le dégoûtait vraiment beaucoup d’imaginer qu’on pouvait briser des cervicales et les sentir se casser sous ses paumes) surtout avec des armes à la feu.
Il savait aussi recevoir une bonne gifle et faire genre il voulait pas pleurer.
Bon.
Elaïa en est pas si loin de tout ça, très sûrement. Toujours est-il qu’elle ne moufte pas.

— Je compte pas le tuer là, maintenant, là, tout de suite. Je sonde un peu mes chances, tu vois, et qui serait partant pour l’aventure. En attendant il me traque, et je ne compte pas fuir de ville en ville toute ma vie, je voulais juste aller brouiller les pistes.

Il se renverse en arrière sur le canapé, souffle doucement.

— Anja est tombée enceinte des années avant que les fiancailles ne soient sur la table. Elle l’a confiée à Mohammed et Laure sans me le dire. Quand j’ai appris que cette catin s’était barrée avec ma fille, j’me suis barré, c’était trop.

Il regarde Elaïa. Aucun regret aujourd’hui à l’horizon.
Hier il y en avait quelques uns encore pourtant.

— Et puis c’est pas comme si vivre avec Anja c'était viable de toute façon.

Il pourrait presque dire « enfin bon, tmtc hein, la cheffe tu la connais, lourd » mais continue posément sur sa lancée.

— C’est pas comme si on gagnait la guerre de toute façon. J’ai pas vraiment hâte que l’Allemagne s’essaie à la purge des sorciers noirs. Si Allen me traque lui-même sans envoyer des sous-fifres c’est que vraiment les rangs doivent être décimés.

Il a entendu l’histoire de Mystery Orphanage et putain, il ne peut qu’être content à vrai dire, parce que Myaw l’emporte encore sur le reste. Incapable de prioriser ce qu’il devrait, Green se retrouve encore à s’appuyer sur des bases incertaines qui menacent à chaque instant de le noyer.
Mais pas Cyan, si ?

Pas Cyan.

Quand les mots sont exposés, je me sens subitement un peu mieux. Comme si tout d’un coup on allait cesser de converser à coup d’explosifs dans la main pour plutôt sortir le thé et les pâtisseries. Ce n’est heureusement qu’une image, mais Green prend néanmoins le temps de s’asseoir avec sa fille à côté. C’est que la demoiselle est bien silencieuse quand même. Je me saisis d’une chaise pour l’installer en face du duo, histoire d’avoir un minimum de de confort.
Ça a intérêt à être passionnant. Et réaliste. Surtout réaliste.

— Je compte pas le tuer là, maintenant, là, tout de suite. Je sonde un peu mes chances, tu vois, et qui serait partant pour l’aventure. En attendant il me traque, et je ne compte pas fuir de ville en ville toute ma vie, je voulais juste aller brouiller les pistes.

Ah, et donc « brouiller les pistes » ça veut dire faire un saut chez grand-frère Cyan – et Olive ? Je suis d’ailleurs impressionné par sa capacité à me capter toujours lorsque je suis seul alors que ma vie est clairement composée de mon jumeau et de Rhyan. La vie en solitaire, mouaibof, pas trop mon truc. Puis voir qui serait partant ?

- Et y’a qui de partant jusqu’à présent ?

Non, juste histoire d’être sûr. Hein. Comme ça.

— Anja est tombée enceinte des années avant que les fiancailles ne soient sur la table. Elle l’a confiée à Mohammed et Laure sans me le dire. Quand j’ai appris que cette catin s’était barrée avec ma fille, j’me suis barré, c’était trop. Et puis c’est pas comme si vivre avec Anja c'était viable de toute façon.

Oh, alors lui et Anja c’était plus ou moins sérieux à leurs débuts ? Ou alors le gosse est juste arrivé par hasard. J’ai presque envie de rire face à ce retournement de situation. Mes yeux se tournent instinctivement sur la cause de toutes ces histoires. Elaïa donc. Assez mignonne quand même, juste terriblement silencieuse.

- Père est au courant pour l’enfant ? Il te traque seulement parce que tu es parti de Rosenrot ?

Non pas que mon « seulement » soit destiné à minimiser ce choix. Allen serait tout à fait capable de se lancer corps et âme dans une nouvelle croisade parce que l’un de ses enfants ne respecte pas à la lettre le moule dans lequel il a cherché à nous façonner.

— C’est pas comme si on gagnait la guerre de toute façon. J’ai pas vraiment hâte que l’Allemagne s’essaie à la purge des sorciers noirs. Si Allen me traque lui-même sans envoyer des sous-fifres c’est que vraiment les rangs doivent être décimés.

Ce n’est pas faux. Beaucoup de sorciers noirs, bien qu’entraînés à résister jusqu’à leur dernier souffle, comprennent progressivement que la tournure des événements leur est plutôt défavorable. Très défavorable. Avec la reprise de l’orphelinat par Orpheo, c’est un gros coup qui nous est porté et qui continue à sévir. Vivre à Londres est déjà en soi dangereux, mais peut-être cela deviendra-t-il impossible dans quelques jours, semaines ou mois. Il faudra retourner se terrer, non pas dans la maison familiale mais ailleurs, au Tibet par exemple, si les choses tournent vraiment mal.
Et puis au pire…
L’idée qui me traverse me fige un peu sur place. « Au pire puisque t’as plus de faction et qu’Orpheo a récupéré l’orphelinat, met la gamine là-bas, elle sera en sécurité au moins. » Eh bien. C’est à croire qu’avoir pour copine une exorciste devient complexe et dangereux. Je poursuis rapidement, non sans avoir soupiré au préalable :

- Je vais être honnête, si tu veux que je prenne part à ton histoire, tu devras concrètement passer par la case Olive. Je préférerai l’avoir sur le terrain pour assurer mes arrières. Sans méchanceté hein, j’ai apprécié nos quelques missions mais si tu veux de la performance, c’est avec lui ou sans moi.

Il est vrai que j’aurais dû commencer par là. Je veux bien jouer le rôle de médiateur, voir limiter un maximum de mentionner le nom de Green à mon jumeau, mais dans une mission aussi périlleuse que celle-ci, il me faudra évoluer dans une atmosphère familière.

- Anja ne te cherche pas non plus ?

Non, parce que savoir sa fille aux prises de son père avec qui visiblement elle ne s’entend plus vraiment, ça peut déclencher des phénomènes insoupçonnés je pense.

La pression et l’énergie soulevées d’un coup retombent petit à petit comme des feuilles d’automne dans l’appartement. Le grand frère vient s’asseoir également, en face, alors qu’Elaïa ne dit pas un mot mais n’en perd pas une miette. On parle d’assassinat, de vengeances, de traques ; rien qu’une petite fille de sept ans ne doit pas entendre pour pouvoir appréhender sa vie. Une cible ronge son dos depuis sa naissance, hors de question de lui faire croire que la vie va être cool et facile.

Bref, Cyan écoute donc réellement ce que lui propose le cadet.

— Et y’a qui de partant jusqu’à présent ?

Green hausse les épaules, regarde un peu autour de lui, l’appartement, les meubles. Il n’est chez personne c’est évident.

— Bleu serait d’accord.

Ne notez pas le conditionnel s’il vous plaît.

— Et je suis certain que Rhyan serait vraiment ravie de participer à l’événement.

Il se retient de dire que si c’est un event en famille, faudrait bien présenter la belle soeur. Il ne sait pas depuis combien de temps ils sortent ensemble. Ou se fréquentent. Cyan en couple ! Ça lui scie les pattes.

— Père est au courant pour l’enfant ? Il te traque seulement parce que tu es parti de Rosenrot ?

Petite moue sceptique sur le visage du brun qui regarde sa fille. Elaïa lui retourne son regard. Si une chose a été apprise à l’enfant, c’est clairement de la boucler quand les adultes parlent.
C’est pas plus mal ?

— J’en sais rien. En mariant Anja, je devais reprendre la tête de l’organisation..

Ça sous-entend : donc Allen perd le pouvoir qu'il voulait obtenir à travers moi.
Il s’octroie le luxe d’un sourire franc. Même lui ça le fait rire, à la tête de soldats, de violeurs, de psycopathes des bas-fonds. Il ne dit pas qu’il n’est pas éclaté, lui aussi — il l’est — mais la dualité en lui permet un certain équilibre de normalité.
Que n’a pas Red, par exemple. Et ça c’est flippant.
Alors diriger des troupeaux entiers de Red, c’est terrifiant.

— Mais peut-être qu’il sait.

Il déglutit. Cyan ne refuse rien, c’est vraiment étonnant.

— Je vais être honnête, si tu veux que je prenne part à ton histoire, tu devras concrètement passer par la case Olive. Je préférerai l’avoir sur le terrain pour assurer mes arrières. Sans méchanceté hein, j’ai apprécié nos quelques missions mais si tu veux de la performance, c’est avec lui ou sans moi.

Le brun incline la tête sur le côté en lâchant un immense soupir. Il pose ses paumes sur ses genoux, se réinstalle sur le canapé, mal à l’aise. La condition c’est OLIVE ?!
Bon, déjà ça prouve que tout le monde, globalement, est chaud pour tuer Papa Soul. Personne n’a l’air trop dérangé à cette idée — c’est dire — même Cyan semble persuadé que Olive serait d’accord pour le buter juste si Green faisait un effort.
Mais quel effort !

— Noooon, Cyan, pas Olive lààà. Allez !

Il a l’impression d’avoir douze ans. Il montre sa fille l’air de dire « en plus il est trop pas digne de confiance, je le déteste, c’est un gamin égocentrique extrêmement chiant ».

— Silver à la limite si tu veux !

Il sait que c’est hors de propos et immature, parce que Silver n’est pas LE JUMEAU SACRÉ DE SIR CYAN, mais bon, qui ne tente rien n’a rien.

— Anja ne te cherche pas non plus ?
— Non, non, Anja c’est …

Il repense au rêve, Anja déchue qui semblait juste broyée dans la machine infernale qu’elle avait elle-même lancée. Leurs excuses communes, je suis désolée que ça se soit passé comme ça, moi aussi, son corps contre le sien, enlacés, bouillants, si seuls.

— C’est compliqué. Mais non.

Ses lèvres se pincent au souvenir de cette histoire d’amour infectée et douloureuse qui ne semble pas en finir de le faire suinter de peine.

La famille chez nous c’est un peu un immense puzzle. Chacun possède sa forme unique, les courbes qui laissent couler et les angles intransigeants. On se regarde de loin en se demandant ce qui nous a rendu aussi différents les uns des autres, mais en s’approchant, on se rend compte que certaines formes s’imbriquent dans les nôtres. Tous les côtés ne sont pas bons à prendre, les désaccords sont légions, certains frères se retrouvent sur les extrémités du dessin final quand d’autres parviennent à jouer les médiateurs et se trouvent au centre, mais la finalité reste la même : Tant qu’il restera une face accessible, capable de se coincer dans la pièce d’au moins l’un d’entre nous, alors peut-être, je dis bien peut-être, pourrons-nous tenter d’être un tout.

Mes réflexions m’éloignent un instant du moment présent et la drôle de sensation chatouille mes pieds avant de repartir dans la mer. « Y’a qui de partant » me rappelle nos si lointains, curieusement innocents, jeux dans le manoir. « Y’a qui de partant pour un chat ? » « Moi j’veux bien » « Moi aussi » « Mais personne n’utilise ses pouvoirs » « Mais pourquoi ? » « C’est les grands qui décident ». Farfouillage dans les cheveux. Fin.

— Bleu serait d’accord.

Les enjeux ne sont plus du tout les mêmes aujourd’hui. Le chat que s’apprêtent à chasser les petites souris n’a pas l’intention de jouer avec sa nourriture. Il ne pardonnera aucune erreur. Je grince un peu des dents. Bleu. Ce ne sera pas suffisant, mais je devine qu’il est plus facile de commencer par lui parler que d’entamer directement la conversation avec Red par exemple.

— Et je suis certain que Rhyan serait vraiment ravie de participer à l’événement.
- Ne la mêle pas à ça.

La réponse s’échappe de mes lèvres avant même d’avoir été analysée et je passe un instant ma main dans mes cheveux d’un air mi gêné mi agacé. Je pue le p’tit gosse amoureux qui cherche à protéger sa princesse alors qu’en vérité la princesse elle possède pléthore d’armes, qu’on s’est déjà mis bien sur la gueule et qu’en plus elle possède cette incroyable capacité à s’échapper même avec deux jambes et un bras en moins.
J’ai la justification qui me démange la langue et l’envie de parler qui fait le reste :

- Ce que je veux dire, c’est qu’il faudrait surtout prioriser et s’assurer d’avoir un maximum de frérots avec nous. Ou au moins dans aucun camp, histoire d’éviter les retournements de situation. J’ai déjà mis de côté la case Bianco bien évidemment. Moins il en saura, mieux on se portera.

Bianco dans le puzzle, c’est la pièce blanche. On ne sait pas trop où la mettre et si possible on essaye de la disposer en dernier.

- On verra pour Rhyan… ensuite.

Hahaha, c’est pathétique.
Vous noterez par la même occasion que tout ce qui concerne cette femme ne m’atteint toujours qu’au premier degré. Heureusement, la situation parvient à se retourner avec brio. Parlons de l’enfant, c’est très bien. Je me reconcentre sur la jeune fille. C’est vrai qu’il y a un air de famille. Le nez peut-être ? Ou les yeux. Des yeux qui nous paraissent déjà matures, même s’ils ne sont probablement qu’issus d’un mimétisme des deux jeunes parents.

— J’en sais rien. En mariant Anja, je devais reprendre la tête de l’organisation… Mais peut-être qu’il sait.

Si Père apprend l’existence de cette jeune fille, alors elle pourrait devenir un sacré talon d’Achille. Me revient en mémoire cette fugace idée. Quel endroit est à présent le mieux gardé ? À quel endroit cette jeune fille pourrait être en sécurité sans éveiller le moindre soupçon ? Où ne viendrait-on jamais la chercher ? Il m’en coûte de le dire, de le penser, d’y songer même, mais l’orphelinat récemment repris par Orpheo demeure la forteresse la mieux gardée. Personne n’irait à penser que l’héritière des Rosenrot s’y trouverait. Par ailleurs, même s’il advenait que cela se sache du côté des exorcistes, ils ne tenteraient pas de l’interroger ou pire, de la tuer.
Je soupire, probablement prêt à faire comprendre à Green que le grand frère toutou des Rosenrot n’a jamais vraiment existé. Mais bon, peut-être cela lui permettra-t-il de comprendre la raison qui me pousse à le suivre. Après tout, Père est aussi ma menace.

- Je sais où cacher Elaïa le temps de laisser les choses se tarir mais… Cela lui demandera de cacher son identité.

J’inspire. Expire. Pourquoi pas ? Pourquoi pas.

- Peut-être devrais-tu songer à la déposer à l’orphelinat du Mystery. Personne n’ira la chercher là-bas. En tout cas, pas maintenant que les exorcistes en possèdent la chasse gardée et le protègent davantage que le QG d’Orpheo.

C’est risqué, mais faisable. Sans doute faudra-t-il passer par Rhyan ou une autre de ses connaissances mais qu’importe, vraiment, tant que cette enfant est en sécurité.
Mais la conversation reprend sur la grande bataille et je lui fais finalement part de mes exigences. Lourdes. Exigences. Face aux mimiques du plus jeune, je devine que la chose lui paraît insurmontable. Je ne prétends pas le contraire. Olive déteste toujours Green. Mais je l’ai détesté aussi et je suis là aujourd’hui. Pas au même niveau certes. Et je n’ai pas la vivacité de mon frère non plus, ni sa compétence à se détacher instantanément de ce qui l’insupporte.
Je souris malgré moi lorsque l’homme de presque trente ans me semble retomber en enfance.

— Noooon, Cyan, pas Olive lààà. Allez ! Silver à la limite si tu veux !

Je m’installe confortablement – si l’on peut dire – sur ma chaise, croise les bras sur le dossier et pose ma tête dessus dans un grand sourire.

- Ce n’est malheureusement pas négociable.

On risque d’être sur une efficacité cinquante de Cyan si Olive est absent. C’est comme ça. On n’abandonne pas trente-cinq ans de travail d’équipe par un « nooooon pas Olive ». Le rire finit fatalement par sortir et je lance :

- Je l’épuiserai comme il faut avant que tu ne le rencontres, ça devrait limiter la casse. Pour être franc, je ne pense pas qu’il s’y opposera. Il s’opposera à toi, peut-être, mais pas à ton plan puisque je compte le suivre. Olive ne me laissera jamais tomber.

L’affirmation se termine, douce et claire, toute trace de rire effacée.
Le côté Soul est passé en revue, maintenant intéressons-nous à Rosenrot et principalement à Anja.
La réponse tombe dans un puits sans fond.

— Non, non, Anja c’est … C’est compliqué. Mais non.

J’acquiesce silencieusement. La chaîne qui pend à son pied est si visible qu’on en devinerait presque la couleur. Les histoires d’amour qui commencent bien et finissent mal sont nombreuses, mais chacun reste là à rattraper les morceaux de l’autre. Rappeler aux souvenirs d’un bon vieux temps.
Serait-ce la fin de Rosenrot ?

- Les jours sont sombres pour nous autres sorciers noirs.

Et puis.

- Sans mauvais jeu de mots.

Bien sûr.

Bien évidemment qu’il défend Rhyan, qu’il repousse même jusqu’à l’idée de pouvoir inclure sa meuf dans le plan, que Green plaisante ou non. La phrase tombe net, très simple, sans appel. Elle raconte des bouts de tension et d’appréhension que les Soul ont bien connu : ils se logent la longue perte de tout ce qu’on aime. « Ne la mêle pas à ça » ça veut aussi dire hey, c’est mon endroit préservé, mon endroit à moi qui ne concerne en rien ma famille, ma famille sale et brisée qui me prend tout, même ma volonté.
À qui je donne trop, à qui je donne tout.

Il se recoiffe avec cet air de celui qui a perdu au poker, alors il court après le temps comme s’il aurait voulu le remonter en posant un mot après l’autre. « Ce que je veux dire, c’est qu’il faudrait surtout prioriser et s’assurer d’avoir un maximum de frérots avec nous. Ou au moins dans aucun camp, histoire d’éviter les retournements de situation. J’ai déjà mis de côté la case Bianco bien évidemment. Moins il en saura, mieux on se portera. »

Green n’insiste pas. Il ne dit pas, alors, alors, alors comme ça on l’aime ? Il ne lui demande pas des détails, la couleur de ses yeux quand il neige, son rire quand elle rit seule, pour elle même, la couleur de sa peau derrière les oreilles, les sujets qui la passionnent, les phrases sans importance qui la fond pleurer. Rien. Il y a ce mur opaque entre les deux qu’il ne compte pas franchir : l’amour. Mettez derrière tendresse, affection, faiblesse, qu’importe.
Il ne veut pas savoir ce qui fait que son frère n’est plus un Soul.

- On verra pour Rhyan… ensuite.

Green lui offre un demi-sourire qui ne creuse que la fossette de gauche, comme pour dire, ça va ça va, je te vois venir et j’arrête de t’embêter avec ça. Sûr que ça lui aurait pas plus non plus, à l’époque de Chloé, et sûr que personne ne se serait permis de dire quoi que ce soit par rapport à Anja.

Anja..

Il avale une salve de salive acide.

— Bianco pourrait être…

Osera-t-il le dire ? Osera pas ?

— Enfin, je dis juste que si Bianco s’oppose à toute l’opération et qu’il se retrouve comme.. dommage collatéral ? J’irais pas pleurer sur sa tombe.

Il se râcle la gorge.

— Je tiens pas spécialement à le buter, c’est juste que… enfin tu vois, il pensait vraiment reprendre le pouvoir Soul et quand j’ai été marié à Anja…

Haussement d’épaules. C’est son tour de gigoter, malaisé, surtout devant sa fille. doit-il vraiment lui dire qu’il a son frère aux trousses ? Qu’il va sûrement se faire buter dans une embuscade ?

Bon.

— Bref, tu vois.

Il essaie de se dépatouiller avec ses explications, sans savoir que ce qui va venir va être bien, bien plus terrifiant que d’affronter Cyan face à ses envies de fratricide. Il y aura un avant et un après.

- Je sais où cacher Elaïa le temps de laisser les choses se tarir mais… Cela lui demandera de cacher son identité.

Green cligne des yeux, incapable de voir où son frère veut en venir. Cacher son identité ? Bien évidement. N’est-ce pas ce qu’ils font depuis le début des temps ? Il envoie un main dans le dos de sa fille juste pour la toucher, la savoir là, vivante. Elle lui jette un regard à la dérobée qu’il ne saisit pas, entièrement absorbé par ce qui va tomber de la bouche de Cyan.

- Peut-être devrais-tu songer à la déposer à l’orphelinat du Mystery. Personne n’ira la chercher là-bas. En tout cas, pas maintenant que les exorcistes en possèdent la chasse gardée et le protègent davantage que le QG d’Orpheo.
— Bien sûr que non.

La réponse fuse aussi vite que celle de son frère lorsqu’il s’agissait d’écarte Rhyan de l’opération. Le palpitant du vert bien tambouriner jusqu’à ses oreilles, organe désagréable qui sait tout gérer de l’adrénaline et la mort mais rien de la paternité décousue qui est sienne. Il déglutit, l’impression désagréable que sa salive est devenue épaisse lui colle au palais.

Et, malgré le fait que sa première phrase ait trouvé résonance dans ses cordes vocales sans sa permission, il répète la même chose, consciemment.

— Non.

Doit-il argumenter ? Les mots se bousculent dans son esprit : non, ils vont tordre l’histoire, faire de ses parents les pires sorciers de l’humanité, dire les viols et les souffrances et la torture, dire qu’Orpheo c’est pas ça, c’est différent alors qu’à Berlin ça ne l’est pas, ça voudra dire la laisser se faire des amis à qui elle devra coller une balle entre les yeux plus tard, ça voudra dire qu’elle entendra parler de Mohammed comme du pire, qu’elle aura peut-être à nouveau accès à cette salope de sale Cross, cette traître aux yeux clairs qu’elle a peut-être eu envie d’appeler maman un jour, qu’elle s’entrainera dur pour des objectifs qui ne pourront jamais être siens, qu’il sera difficile, mais alors difficile de la récupérer, et puis la récupérer pour quoi, pour où, pour quelle organisation, pour quel amour ?
Que restera-t-il d’Anja à la fin de la guerre ?

Cyan parle de son frère, qu’il doit absolument être là, qu’il ne le laissera jamais tomber. Bien qu’il ne soit pas envisageable pour Green de comprendre l’amour de jumeaux, il a du mal à croire en une quelconque loyauté dans la famille ; Bleu l’aura-t-elle planté en le regardant dans les yeux si ça avait pu sauver Ange ?

Il hausse les épaules, le cerveau saigné par la possibilité de laisser sa môme dans un orphelinat, il a envie de bégayer mais mais mais c’est pas une orpheline, et puis quelques temps, c’est quoi ? On lui a volé les premières années de sa fille, il compte la voir grandir maintenant.

- Les jours sont sombres pour nous autres sorciers noirs.

Il soupire, s’installe en tailleur sur le canapé.

- Sans mauvais jeu de mots.

Mmmh mmh.

— J’ai juste besoin de la mettre à l’abri le temps de semer Allen, hors-hors-hors de question de la mettre à l’orphelinat, bégaye-t-il.

Comment Cyan pourrait-il comprendre sans être père ? Ça dépasse son entendement et puis, Green a mis tellement de temps pour retrouver une bulle sécuritaire avec sa gamine qu’aller la paumer on ne sait où à Little Angleton le terrifie d’avance. Il coule un regard brun à Elaïa qui lui retourne posément. Les mêmes yeux. Il voudrait qu’elle n’ait pas à entendre ça, mais elle possède le même nom de famille que lui : elle n’aura pas le temps de grandir.

Point.

— T’as grandi avec nous, ton éducation et ton formatage ont tout fait pour faire de toi l’arme parfaite et tu te retrouves amoureux d’une ennemie ? Imagine un peu si elle grandit au milieu des sales, les amitiés, les connaissances qu’elle devra assassiner ensuite ?!

Il se force à respirer.

— On la récupèrerait comment, après ? Désolés, on s’est trompés, on peut la reprendre ?

Ses mains viennent cueillir son visage : il voudrait s’en arracher la peau. Il se content de d’englober sa face pour se frotter les yeux, les joues, le front.

— J’ai engendré un pion stratégique tant que Rosenrot et les Soul tiennent. Quand il en sera terminé de ces organisations (il ne dit pas famille, bien sûr, et il met ça au futur : Rosenrot se meurt), quelle valeur aura-t-elle ?

Il réfléchit à haute voix.

— Mais quelle vie pour nous, alors ?

Soldat ? Pion ? Sorcier sans valeur, sans but, esseulé. Il a jamais aimé faire partie des méchants mais il a jamais pu se faire croire qu’il faisait partie de ces chiffes-molles d’Orpheo non plus.
Sa salive n’est plus épaisse dans sa bouche, elle a un goût de cendres.

Ça devient grave. Ça devient grave parce que je me rends compte que dès que les échanges incluent la princesse requin, y’a immédiatement une fissure dans le mur, les expressions changent, les mots fusent avant même d’être digérés, je ne me contrôle pas et c’est effrayant. Parce que si un jour je dois me retrouver face à père, si on doit se retrouver devant père, mes pores crèveront comme un abcès de l’amour que j’ai pour elle. Je pensais avoir un minimum de self-control mais ce n’est pas plus le cas.
Et c’est une menace, une grosse, énorme, gigantesque menace.

Green sourit à moitié mais ce n’est pas par moquerie. Je n’arrive pourtant pas à lui répondre, je suis embourbé dans mes « et si » et mon père n’est qu’un nuage noir qui plane. Qui aurait cru qu’une jeune femme humaine parviendrait à me faire appuyer sur la détente, face à mon père ?
Cette conversation est complètement folle.

— Bianco pourrait être…

Je récupère la conversation comme je peux, horrifié de moi-même mais constant dans mes propos. Bianco. Bianco n’est pas le bienvenu non plus. Si père doit mourir, alors Bianco est second sur la liste. Après tout, une fois que l’on devient parricide, devenir fratricide n’est qu’une histoire de temps. Quelques mois de digestion et la machine est relancée.

— Enfin, je dis juste que si Bianco s’oppose à toute l’opération et qu’il se retrouve comme… dommage collatéral ? J’irais pas pleurer sur sa tombe.

Il se racle la gorge alors qu’un rire se prépare à s’échapper de la mienne. Les chiens ne font pas des chats. Pire, il semblerait que Green soit plus posé dans sa façon d’aborder les choses. Dommage collatéral. Quel dommage collatéral ? Pas besoin de dommage collatéral. Juste une balle bien placée.

— Je tiens pas spécialement à le buter, c’est juste que… enfin tu vois, il pensait vraiment reprendre le pouvoir Soul et quand j’ai été marié à Anja… Bref, tu vois.

C’est trop, j’éclate de rire. On cause de morts et il gigote sur place comme si c’était grave. Mais la chose grave, c’était d’amener la conversation dans un premier temps. Maintenant qu’on est bien installés, qu’on a l’air de penser les mêmes choses, pourquoi faire tant de mimiques ? Ce serait Olive, ce serait Red, Bleu, toi à la rigueur, ça changerait la donne. Mais quand il s’agit de Bianco… Disons que je ne l’ai jamais porté dans mon cœur. Quant à Silver, j’attends qu’il redevienne un frère avant de le compter dans l’équation de la famille.
Pour moi, il n’y a que deux camps, ceux qui ont mes opinions et ceux qui ne les ont pas.
T’as de la chance Greeny d’être arrivé après ma copine. Quelques mois, une année plus tôt et la conversation n’aurait sûrement pas tourné de la même manière.

« On parle de tuer Père. T’as pas besoin de gesticuler pour ajouter Bianco. C’est totalement légitime d’y penser. »

À voir si la pensée se transforme en acte.
Et ta fille, là, ta fille.
À quel point tu me fais confiance pour me la montrer ? Pour que je la garde ?

Donne-là à Orpheo.

— Bien sûr que non.

Et puis.

— Non.

Bien évidemment que non. L’idée me semblait pourtant tentante. Comme on dit, les ennemis de mes ennemis sont mes amis. Peut-être que je deviens Orpheoiste dans l’âme. Que dans le tumulte de rouge, y’a un bout de brun quelque part, un peu comme un virus. Suffirait de quelques jours de fièvre et paf, les cellules rouges reprennent le dessus. Vilaine Rhyan.
J’en rigole, j’en rigole, mais Greeny n’a pas du tout l’air d’apprécier la blague qui n’en était pas vraiment une à l’origine.

Et alors, alors il casse. Vraiment hein. Il répand sa crainte comme on repeint son papier peint et je le regarde, les yeux qui s’agrandissent progressivement. C’est ok, gars, c’est ok, pas la peine de flipper, ton « non » il était clair et net, j’aurais pas insisté.

Mais lui, si. Il en vient même à parler de nouveau de Rhyan et je me crispe un peu. Va pas faire des comparaisons foireuses. Mais son jugement est raisonnable. Ou presque. J’ai une idée qui nait dans un coin de ma tête et ça craint un peu. Ça craint beaucoup. J’sais pas, j’m’imagine un enfant de nous deux, Rhy et moi. C’est vrai qu’y’a un moment le choix il se fera. Orpheo ou Rosenrot ? Deux antipodes, incompatibles. On ne peut pas choisir l’éducation noire et prôner son appartenance à Orpheo. Tout comme on ne survivrait pas à Rosenrot sans l’esprit twisted du sorcier noir. A quelques exceptions près.

Et il termine par :

— Mais quelle vie pour nous, alors ?

Quand les Soul ne seront qu’une famille parmi tant d’autres ? Que Rosenrot sera tombé ? Ce qu’il restera de nous ? Peut-être que ça fera naitre une nouvelle identité ? Ou pas. Peut-être aurais-je pu dire ça dans un univers parallèle, mais pas dans celui-ci. Rosenrot est ma patrie, Soul est mon identité. A quoi cela servirait-il de courir si l’on arrêtait de me pourchasser ? Mais si j’arrêtais de courir, qu’est-ce que je ferai ?
Je temporise dans ma voix et mes mouvements de bras qui s’abaissent :

« C’est bon, c’est bon, calme-toi. Je proposais c’est tout. J’ai juste personne dans mon entourage qui soit suffisamment stable d’esprit pour cacher une petite fille. Et puisque tu veux pas d’Orpheo, j’irai pas plus loin. »

Demander de l’aide à Orpheo haha. Ce serait pas plus mal. On les attire comme… Attends.
Oh.

« Et si on attirait des exorcistes dans notre croisade sans leur laisser croire qu’ils nous aident ? Un bon p’tit plan pour un bon p’tit coup d’main, ce serait de la chair à canon gratuite, de l’occupation pour Père et une chance supplémentaire de rentrer dans son angle mort au bon moment. »

Je sais que c’est une entreprise risquée mais comme je l’ai dit, les ennemis de mes ennemis sont mes amis. Pas tout à fait, mais si on peut avoir un combo morts d’exorcistes + mort de papa, we surely could call it a day. J’ai pas répondu à sa question pas vraiment question sur notre vie après ça. Je préfère pas mettre des mots dessus. L’avantage c’est que si on se fait attraper quand y’a de toute manière plus personne dans notre camp, c’est que la torture n’a plus lieu d’être, y’a plus d’informations à chercher. On devient des solitaires et on plante la graine de la discorde dans les esprits les plus faibles. On fait renaître des organisations en leur donnant d’autres noms. Je ne m’en fais pas tant pour mon futur, car tant qu’il y aura des avis divergents, il y aura des guerres.
Et la guerre est l’un de mes commandements.