Ce n'est pas possible, ce n'est pas possible. Assise sur les toilettes de l'hôtel miteux dans lequel il nous a bien fallu vivre avec Taki après la prise du Mystery Orphanage, je contemple le test de grossesse devant moi. Je me sens comme une gamine de 15 ans ayant bêtement oublié de se protéger pour sa première fois.
J'ai deux semaines de retard dans mes règles et, pour moi qui suis réglée comme une horloge, c'est ennuyeux. Je ne peux pas tomber enceinte, pas maintenant. Taki et moi n'avons plus de travail, on se sent trahi par Orpheo depuis leur décision de retraite anticipée pour Pandora, on a plus d'appartement, on est en pleine rébellion face aux sorciers noirs pour essayer de libérer le plus possible d'enfant...
Et puis Jace et Hana me manquent terriblement. On les a protéger dans la grotte secrète dirigée par Maysar. Je sais que là-bas ils seront en sécurité et que, s'il nous arrive quoi que ce soit à Taki ou moi, il y aura des gens pour s'occuper d'eux et leur trouver un foyer... Autre que le Mystery Orphanage puisque le voilà tombé aux mains ennemies.

Mais bon, pour l'instant rien ne dit que je suis encore enceinte. C'est un peu comme l'expérience du chat de Schrödinger. Tant qu'il est enfermé dans la boîte, on ne peut pas savoir s'il est mort ou vivant. Il est les deux à la fois. Et bien moi, tant que je n'ai pas fait mon test de grossesse, je ne peux pas savoir si je suis enceinte ou non.
Alors je prends mon courage à deux mains et je passe la petite barre blanche entre mes jambes. Oui, il faut faire pipi sur ce machin, mais vous voulez pas que je vous décrive toute la scène ou bien ? Et puis quoi encore ! Donc je fais ma petite affaire et...
Attente. Une barre bleue, c'est bon signe. Deux, c'est la mort. Enfin la mort... façon de parler. C'est plutôt la vie à vrai dire. Même si ça sera compliqué d'élever un enfant dans ces conditions là.

Je comprends pas quand est-ce qu'on l'a mis en route. Je prends pourtant la pilule. Et on utilise des runes de protection. Quand a-t-on pu oublier les deux en même temps ?
Bon, une barre, deux barres, une barre, deux barres, une barre, deux... MERDE ! DEUX BARRES.
Donc je suis bel et bien enceinte. Oups.
Je ne sais pas comment Taki va réagir à ça. C'est dans doute le pire moment pour tomber enceinte. Avec en plus Rhyan qui est partie... Et qui n'arrête pas de se plaindre que son entraînement n'avance pas ! C'est pas avec un bébé dans le ventre que ça va faire un bond en avant !
Quand j'étais enceinte de Jace et Hana, ça ne m'empêchait pas d'aller l'entraîner. Même si je pouvais de moins en moins participer aux entraînement. Et puis c'est moins agréable pour elle comme pour moi.
Deux barres...

Criiiiiii

J'entends un bruit ignoble en provenance de la porte. Ça ne peut être que Takeji qui vient de rentrer, sinon les runes anti-voleurs qu'on a posé me l'indiquerait. Paniquée, je me dépêche de planquer le test de grossesse dans la poubelle. Bon. Voilà. Je peux faire comme si ce moment là de ma vie n'avait jamais existé ?
Non, pas trop. De toute façon mon ventre finira bien par avoir la taille d'une montgolfière et là ce sera dur de nier. Qu'est-ce que je fais alors ?

Etape numéro une : sortir des toilettes. Facile. Etape numéro deux : embrasser Taki. J'aime tellement cette étape que je vais la reproduire pour les étapes trois, quatre, cinq et six. Etape numéro sept : lui annoncer que je suis enceinte.

- Je t'aime mon chéri.

Oui, alors c'est pas gagner là. Bon, on recommence avec les mots justes cette fois. Mais qu'est-ce que je pourrais lui dire exactement ? "Mon amour, on est fauché, on a plus d'appart', plus de boulot, pleins de nos amis et élèves ont été tués ou fait prisonniers, mais la bonne nouvelle c'est que je suis enceinte." Plutôt moyen comme entrée en matière. Voyons si je peux trouver mieux.

- Tu te souviens quand je t'ai appris que j'étais enceinte de Jace et Hana ?

Ah bah super, encore mieux. Lui rappeler le moment où j'ai failli le quitter, mais quelle bonne idée ! Bravo Shy, tu as vraiment des plumes dans la cervelle !

- Je t'avais promis de toujours venir te parler de ce qui pouvait m'arriver et... voilà, il faut que je te parle.

C'est fou ce poids que j'ai au fond de l'estomac. Est-ce que c'est mon cerveau qui est tombé à cet endroit là ? Ça expliquerait pourquoi j'ai la tête si vide.

- Voilà Taki, Jace et Hana vont avoir un petit frère ou une petite soeur.

Et je t'aime.

- Je t'aime aussi.

Ça fait du bien de l'entendre, ça fait toujours du bien de l'entendre. Je crois que je ne m'en lasserai jamais. On est si jeune Taki et moi et on a pourtant déjà tant vécu. Je me rappelle encore de ce moment si horrible où Taki était dans le coma. J'avais l'impression que plus jamais il ne se réveillerait, que tous nos projets seraient foutu en l'air. C'est con, mais j'ai l'impression que cette graine de bébé dans mon ventre, c'est comme si elle voulait me montrer que la vie était bien là, plus présente que jamais.

Taki a l'air... surpris de mes mots. Même plus que surpris en fait, je ne saurais pas trop comment décrire sa tête en ce moment. J'avoue que si le moment n'était pas si grave, j'en rirais presque.

- Tu veux dire que tu es enceinte ?

Mon chéri me fait rire parfois. Enfin façon de parler, parce que je n'ai pas les nerfs à rire vraiment. Je souris faiblement en acquiesçant doucement de la tête.

- Question stupide. Je veux dire que... Je ne sais pas quoi dire.

Oui... Je comprends, moi non plus je ne sais plus quoi dire pour le coup. C'est tout bête, mais j'espérais vraiment que ce moment ne se passerait pas comme ça. C'est vrai que moi, après avoir eu Hana et Jace, je me suis dis "pourquoi pas un petit troisième ?". Bon, après avoir vu le boulot, j'ai bien vite déchanté. Mais tout de même, ces bébés - qui n'en sont presque plus d'ailleurs - sont tellement adorables et nous apporte tellement de bonheur que... Oui, pourquoi pas un troisième.
J'imaginais qu'on pourrait réfléchir à ça après notre mariage. Sauf que les choses se sont enchaînées, la bombe et l'accident de Takeji, la prise du Mystery Orphanage et l'enlèvement de Pandora... On a jamais pu parler d'avoir un autre enfant et la réaction de mon amoureux m'inquiète un peu. Ça aurait été tellement plus... facile à Little Angleton. Je lui aurais fait la surprise, j'aurais trouvé un moyen rigolo de le lui annoncer, ça m'aurait rendu heureuse. Et là... bien sûr que je sais que j'ai assez d'amour dans mon coeur pour accueillir un troisième enfant, mais j'ai tout ce poids sur mon ventre, ce poids dû à cette guerre entre Orpheo et les sorciers noirs.

- Je sais que tu as conscience que maintenant n'est vraiment pas le moment pour avoir un enfant.

Voilà. Voilà, ce n'était pas le genre de réaction de mon scénario idéal. Dans le petit film parfait de ma tête, on aurait encore notre appartement et Takeji me ferait tournoyer dans les airs. Rhyan rentrerait à ce moment là, elle éclaterait de rire et sauterait dans tous les sens. Les jumeaux ne comprendrait pas tout, mais je sais qu'ils sentiraient notre joie et qu'ils gazouilleraient et se précipiteraient vers nous sur leurs minuscules jambes.

- Est-ce que... Est-ce que tu es sûre qu'on devrait le garder ?

J'ai l'impression de prendre un coup de poing monstrueux dans le ventre, comme si on était en train de m'arracher en ce moment même mon bébé. Des larmes me piquent les yeux alors que je tombe sur le lit, terrassée par les mots de Taki. Je m'attendais à ce qu'il le prenne mal, à ce qu'il ne soit pas forcément content, à ce qu'il me conjure d'aller rejoindre Jace et Hana dans la grotte et d'arrêter de me battre. Je m'attendais même à ce qu'on donne définitivement notre démission à Orpheo et qu'on s'adapte à une vie normale, qu'on déménage dans un autre pays, quitte à trouver un travail d'humain totalement innocent. Cela ne m'aurait pas étonné non plus qu'il propose d'aller au Japon, là où se trouvent ses parents et Ren.

- Comment tu peux dire ça ? Regarde Hana, regarde Jace ! Tu imagines une seule seconde vivre sans eux ? Tu... tu ne peux pas me demander d'abandonner mon bébé. Même s'il n'a que deux semaines, il est déjà là dans mon ventre.

Je tremble presque. Je ne suis pas en colère, non, j'ai juste mal. Mal que Taki puisse penser abandonner cet enfant. Notre enfant. Pas après tout ce qu'on a vécu, pas après tout ces évènements. C'est un cadeau de la vie. Oui, je sais, on a pas des vies faciles, on a des tas de gens à aider on... On doit aussi penser à notre famille. Des tas d'orphelins me manquent, je n'ose même pas imaginer l'horreur qu'ils ont vécu, ni le nombre de cadavres qui reposent vers le Mystery. Je me souviens qu'au début la liste augmentait chaque jour et c'était horrible de voir tous ces noms qui s'ajoutait, d'imaginer tous ces visages qui ne bougeraient plus jamais...
Mais c'est justement pour ça que cet enfant est si important pour moi. Il y a déjà eu tellement de morts, qu'une naissance ne serait pas de trop. Peut-être que si je n'avais pas eu Hana et Jace, je penserait différemment, mais à présent je crois que mon instinct de mère est trop développé, je ne peux pas laisser cet enfant.

- Taki... Je ne suis pas sûre de vouloir voir nos enfants grandir dans toutes ces histoires. Même si Orpheo arrive à reprendre le Mystery, à chaque fois c'est la même chose. On est embarqué dans des guerres pas possibles contre les sorciers et les humains noirs et... Hana et Jace ne méritent pas ça. Certes, j'ai envie d'aider ceux qui ont été enlevé, mais... J'aime tellement nos enfants. Je n'ai pas envie qu'ils grandissent sans parent.

Je sais, c'est terriblement égoïste, mais ces pensées ont commencé à me trotter dans la tête depuis l'accident de Taki. D'abord, très lointaine, puis elles se sont de plus en plus intensifiées à la prise de l'orphelinat. Et lorsque j'ai vu à quel point les dirigeant d'Orpheo étaient lâches au point d'abandonner Mrs Mystery...

- Tu es la meilleure rencontre que j'aie jamais faite. Mais ces enfants... Ils sont la meilleure chose qu'il me soit jamais arrivé. Tous les trois, même si je ne connais pas encore ce bébé dans mon ventre.

Alors... Alors vient on se casse. On va vivre notre paradis ailleurs, dans un monde sans magie. On deviendra prof dans un lycée normal, on gagnera peut-être moins d'argent, et alors ? On aura un nouveau petit chez nous. Et un jour on retournera à Little Angleton, on ira saluer Nérys, on retrouvera peut-être Alfred qui est assez débrouillard pour survivre tout seul. On ira là-bas juste pour les vacances, mais pas plus. On ne mettra plus les pieds dans les histoires de la Croix ou de Rosenrot.
Et on vivra ainsi, heureux tous les cinq.

Ces images que je n'ai pas vu, ces corps si petits démembrés. Taki ne m'a pas parlé des détails, mais j'ai su lire au fond de ses yeux toutes ces atrocités. Et nous alors ? Que nous serait-il arrivé si nous n'étions pas partis à temps ? Auraient-ils tués les bébés ? Les auraient-ils réduit en esclavage, forcés de servir les sorciers noirs sous menace du fouet ? Parfois la nuit je fais un atroce cauchemar.

Il y a un couloir, un couloir infiniment long et obscur. J'avance dans ce couloir, poussée par un étrange pressentiment. Il y a à peine la place de passer dans cet étrange couloir et on dirait que... Oui, les murs sont rouges. Rouge carmin, rouge sang...
Je commence alors à courir, comme si j'étais poursuivie par le diable en personne. Le couloir semble sans fin et j'ai l'impression de courir une éternité. Mais enfin une porte se dresse devant moi, bizarrement blanche au milieu de tout ce rouge.
Je l'ouvre alors...

- Hana et Jace me manquent et tu le sais. J'ai juste... Plus peur pour toi que pour un embryon de quelques semaines.

Mon coeur bat la chamade alors que ma main serre la poignée avec une force surhumaine. Le grincement qu'elle fait en tournant sur ses gongs est atroce et l'obscurité de l'autre côté est encore plus profonde.
Mes yeux mettent de longue minutes à s'habituer à tout ce noir alors que l'odeur lourde du sang me donne envie de vomir.
Et voilà qu'enfin mes yeux se sont habitués au noir...

- Alors que je sais très bien que je vais l'aimer autant que j'aime nos jumeaux. Oublie ce que j'ai dit, c'était pas très malin. Et pardonnes moi. Les jumeaux seront contents d'avoir un petit frère ou une petite soeur.

Ce que je vois me fait mourir sur place. Hana, poignardée en pleins ventre, les yeux définitivement fermés sur le monde. Jace, étranglés à main nu, une expression horrible sur le visage. Je me précipite sur eux, je me précipite sur mes bébés, mais ce n'est pas le pire. Non, le pire est juste derrière le berceau dans lequel résident les cadavres de mes enfants. Le pire c'est Taki, sa tête à plusieurs mètres du corps.
Alors que dans mon rêve je vomis, dans la réalité je me réveille. Effrayée, apeurée, essoufflée. Et si mon rêve devenait un jour réalité ?

J'étais si occupée à repenser à mon rêve que j'ai à peine écouté Taki. Sa voix me parvient de loin, comme étouffée par du coton. Mais je crois qu'il a dit d'accord pour le bébé. D'accord pour notre enfant.

- Shy, est-ce que tu suggères que l'on quitte Orpheo, la magie, tout ? Qu'on laisse Jon et Nerys et les quelques qui ont survécu, qu'on abandonne Mrs Mystery ?

Je savais bien qu'il dirait ça. Mais que croit-il ? Que c'est une décision facile ? Que ça me fait plaisir d'abandonner tous ces orphelins encore en vie aux mains des sorciers noirs ? Que je me sens pas terriblement égoïste d'imaginer pouvoir lâcher un instant Mrs Mystery ? Bien sûr que si, bien sûr que réfléchir à tout ça m'empêche de m'endormir depuis plusieurs nuit. Mais même sans me savoir enceinte...
Ma famille passe avant tout. Je suis désolée. Je suis tellement désolée pour tous ces petits visages d'enfants, tous ces gosses que j'ai vu dans ma classe. Leurs rires, leurs pleurs, leurs peurs, leurs sourires... Les voir grandir peu à peu fut magique, vraiment. Et j'ai mal de savoir que certains ne deviendront jamais adultes.
Mais ma famille c'est tout ce que j'ai.

- Je veux dire que... Aussi tentante que puisse être une vie normale, on ne peut pas les abandonner maintenant. Je... Je pense aux jumeaux, à leur petit frère ou leur petite soeur, je ne veux pas qu'ils grandissent sans parent non plus ou juste avec l'un de nous et pas l'autre. Mais tous les enfants capturés et même les adultes, ils ont aussi besoin du plus de monde possible.

Il croit que je ne sais pas tout ça ? J'ai bien vu l'état de Mrs Mystery à la réunion avec Orpheo. Et tient, Orpheo justement, parlons en. Ils condamnent sans jugement et sans preuve. Ils font passer Remy Sullivan pour la méchante simplement parce qu'elle a été noire par le passé. Et alors ? Ce n'était sans aucun doute pas la seule exorciste, ni même la seule prof à venir chez Orpheo alors qu'elle a toute une famille corrompue par Croix ou Rosenrot. Orpheo ne la connaît pas, ils ne connaissent pas son histoire, ils ne savent pas ce qui c'est passé ce terrible soir où les noirs ont pris l'orphelinat. Ils ne savent rien, ils n'étaient pas là. Moi non plus d'ailleurs, mais moi je ne décide pas de virer Pandora.
Et ils ne connaissent pas l'histoire de l'orphelinat. Ils ne savent pas que la directrice est l'âme de cette maison et qu'on en a besoin. Ils ne se doutent pas des liens qu'on tisse avec les orphelins... Pour eux il semble plus important de récupérer le bâtiment de l'orphelinat et leur honneur avec plutôt que de sauver des orphelins.

- Ce serait un peu une trahison, vis à vis des gens à qui on tient. Et les jumeaux sont en sécurité avec Maysar. D'ailleurs... Shy, tu ne voudrais pas les y rejoindre ? Tu te rappelles le cirque que j'ai fait pour que tu arrêtes d'aller en mission lorsque tu portais Hana et Jace ? J'ai pas l'intention d'attendre que ton ventre grossisse cette fois.

Une trahison ? Mais qui a trahi qui, hein ? Ne serait-ce pas plutôt Orpheo qui a trahi le Mystery Orphanage ? On remet tout sur Mrs Mystery, mais n'est-ce pas leur rôle de mettre leur nez dans les affaires des sorciers noirs pour éviter ce genre d'attaque ?
Je veux bien aller dans cette grotte pour protéger mon futur bébé, mais... Mais je ne veux pas oublier les yeux de Nérys à la réunion secrète d'Orpheo quand on lui a dit toutes ces choses horribles sur sa mère. Je ne veux pas et je ne peux pas. Toute cette tristesse et cette incompréhension, comme un monde qui s'écroule.
Non, définitivement je ne veux pas.

- Tu voudrais tout plaquer maintenant ?

Je me tourne vers Taki, des larmes au fond des yeux. Bien sûr que c'est difficile, mais... Il ne se rend pas compte. Il ne peut pas comprendre ce que moi j'ai ressentis en le voyant dans le coma, en croyant le perdre. Ce que ça fait de ne vivre qu'avec qu'un seul parent. Et j'en ai marre, marre qu'Orpheo se foute de notre gueule.

- Je voudrais ne pas avoir à revivre ton coma, ni même devoir te dire adieu en regardant un cercueil descendre dans la terre. Je n'aimerais pas devoir décrire leur papa à nos enfants qui sont si petits qu'ils se souviendront à peine d'une odeur, d'un rire. Tu sais ce que ça fait toi d'arpenter les couloirs blancs des hôpitaux, de ne pas savoir si tu reverras encore la personne le lendemain matin, de ne pas comprendre, de ne plus rien comprendre ? Deux fois j'ai vécu ça Taki, deux fois...

Ma voix se brise à ce moment là et je suis obligée de faire une légère pause pour pouvoir reprendre.

- Ma mère est morte et toi... Tu as eu tellement de chance Taki. Qui sait ce qui arrivera la prochaine fois. Et moi... je sais que c'est égoïste, mais je n'ai pas envie de voir cette prochaine fois. Je veux juste vieillir avec toi. Élever nos enfants, les voir faire leurs premières crise d'ado, leurs études, s'envoler de la maison, se marier, devenir grand-parents...

Mais ça ce n'est pas possible avec les noirs. Il n'y a qu'à voir notre propre mariage... Ça fait longtemps maintenant que Taki m'a demandée en mariage, mais... Entre les guerres, son coma, la prise de l'orphelinat.
Croix et Rosenrot viennent toujours tout gâcher. Et Orpheo, ce n'est pas vraiment mieux. Qui sont les vrais méchants dans l'histoire, je me le demande parfois.

- Et puis de toute façon à quoi ça sert de rester à Orpheo, hein ? Dis le moi ! Il ne font rien, RIEN pour les orphelins. Ils veulent juste punir des coupables qui n'en sont pas comme Mrs Mystery ou Mr Fjerda. En quoi ça va nous faire avancer plutôt que de lancer une équipe pour tous les délivrer, hein ? Dis le moi !

Je sais que je suis agressive. Mais quelque part en moi quelque chose crie, se révolte. Le monde tourne mal et j'ai le tournis. Je vous en supplie, par tous les Dieux, laissez moi descendre.

J'ai mal. J'ai mal au coeur, j'ai la nausée et une atroce envie d'oxygène. Je sens mes doigts qui tremblent, des picotements dans mes membres. Je tremble, j'ai peur, j'ai les larmes aux bord des yeux et le coeur en plein dans la gorge.
Laisser moi respirer.
J'ai même plus envie de rire, vous voyez ? J'ai juste envie de me blottir sous une couette avec une lampe de poche et un bon roman et d'y disparaître à tout jamais. Je me dis, naïvement comme une enfant, qu'en emportant un paquet de BN et une gourde remplie de jus d'orange, je dois au moins tenir une semaine. Une semaine ça me semble une éternité dans ce monde de conflits et de chaos permanent. Une semaine ce n'est rien par rapport aux neufs mois que je vais vivre bientôt. Pourtant une semaine c'est beaucoup trop. Qui sait ce qu'il peut se passer en une semaine ? Le monde entier pourrait bien s'écrouler, et moi j'aurais l'air bien conne en ressortant de sous ma couette et en me rendant compte que toute sorte d'humanité a disparue.

Taki me prends dans ses bras et je me serre contre lui comme s'il était mon dernier rempart face au monde absurde et chaotique autour de nous. Alors qu'en fait, il est bien plus que ça. Il est mon point d'ancrage, il est ma raison de me lever chaque matin, il est celui vers qui je me tourne quand tout va mal. Je ne peux pas expliquer ça, je ne peux pas expliquer cet amour qui me transcende chaque jour, je ne peux que vous souhaiter de vivre un truc aussi dingue, aussi puissant.
Mais le problème de ce genre d'amour, c'est qu'il fait tellement de bien qu'il y a forcément un moment où il fait mal. Atrocement mal.
Et actuellement j'ai mal. Mal parce que j'ai peur de le perdre, mal parce que je redoute sa réponse. Que je connais déjà sa réponse. Je l'ai lue dans ses yeux, lue dans son coeur et je sais bien que ça ne sert à rien de lutter. Je connais le par coeur.

- Je t'aime Shy. A en crever, comme jamais je n'aimerai quelqu'un d'autre parce que je serai incapable de le faire deux fois.

Je ferme les yeux pour mieux contenir mes larmes. Pour ne pas avoir à affronter son regard quand il me dira ces mots que je redoute tant.

- Je ne peux pas... Tout lâcher. Pas Orpheo, parce qu'au fond Orpheo ne représente rien pour moi s'il n'y a pas les bonnes personnes qui en font partie. Je ne peux pas me résoudre à abandonner Jon, Nérys, Mrs Mystery, tous les orphelins. Je peux encore moins me résoudre à te faire du mal.

Un sanglot s'étouffe dans ma gorge alors que j'ai envie de mourir sur place. De disparaître à tout jamais dans un petit trou de souris pour ne plus jamais, jamais, jamais revenir.

- Mais c'est aussi l'avenir de nos enfants et de leurs enfants qui se joue à terme. Tu le sais, rappelles-toi Londres assiégée.

J'ai envie de crier. Je le sais, évidemment que je sais tout ça. J'ai pas non plus envie de lâcher Nérys et John, ni non plus que les enfants de nos enfants vivent en esclaves sous le règne de la domination des sorciers noirs. J'ai envie de hurler. Hurler parce que ce n'est pas juste ce qu'il dit. Il parle de l'avenir de nos enfants.
Mais quel avenir auront-ils s'ils n'ont plus de famille ?
J'ai vu des enfants détruit par la mort de leurs parents. J'ai vu des enfants devenir noirs à cause de ça. Je n'ai pas envie que Jace et Hana deviennent des humains noirs sanguinaires parce que nous ne serions plus là pour eux. Ni non plus que ce bébé que je porte en mon ventre n'ait d'autre image de nous que deux sourires fanés sur du papier glacé.
C'est terriblement égoïste, mais j'ai juste envie de protéger ma famille.

- Laisse moi y retourner. On plaque Orpheo, on leur donne notre lettre de démission demain matin si tu veux. Mais on prévient Jon, Nérys, Mr Al Hattal et ceux en qui on a confiance, qu'on veut continuer à les aider. Toi tu iras avec Maysar et les enfants, ils seront contents et tu ne peux pas te battre enceinte, ce serait de la folie. Je te promets d'être plus prudent que jamais. L'accident, la bombe qui a explosé, je ne m'y attendais pas. Aucun d'entre nous d'ailleurs. Ça ne se reproduira pas. Je te promets aussi de te parler de chaque mission avant de l'accepter et de revenir te voir aussi souvent que possible.

Les larmes coulent à présent d'elles même sur mes joues. Ça ne se reproduira pas. Alors pourquoi j'ai cette pierre au fond du bide, comme un poids sur le coeur, une masse qui me coule, me coule...
Je sais que toute guerre à son lot de victime. Des victimes des deux camps, que se soit les gagnants ou les perdants. Et je n'ai pas envie que Taki en fasse parti. Je n'ai envie que personne ne meurt. J'ai plus envie de ça.
Pourquoi ne peut-on pas se battre juste avec des mots ? Pas des armes. Pas du sang. Du sang qui tâche chaque coin et recoin de mon avenir. Je ne vois plus que ça ; du rouge, absolument partout.
Laissez-moi respirer.

- Après...

Après. S'il existe.

- Après, si tu le souhaites, on ira mener une vie normale et loin de toute magie, pour de bon.

Après. Si tu n'es pas mort.

- S'il te plait.

Je le regarde. À moins d'un mètre de moi. Pourtant déjà à l'autre bout du monde. Je n'aurais qu'à tendre la main pour effleurer sa peau. Qu'à faire un pas pour l'embrasser. Mais j'aurais beau faire tous les sacrifices du monde, jamais il ne changerait d'avis.
La pierre dans mon ventre, en plus d'être lourde devient tranchante. C'est un véritable couteau qui me broie les intestins à présent. Et je saigne de l'intérieur. Et je pleure de l'extérieur.

- Je t'aime plus que ma propre vie Taki. Je pourrais mourir pour toi et je mourrais si tu meurs avant moi. Alors crève pas parce que...

Ma voix s'éteins dans un murmure. Je n'ose pas terminer ma phrase parce que je n'ose pas imaginer ce que je ferai sans l'homme de ma vie. Et tout ce qui me manquerait. J'en mourrais, réellement. Et si ce n'est pas physiquement, du moins mentalement.
Un trou béant à la place du coeur.

- J'enverrai ma lettre de démission à Orphéo avant de partir rejoindre Maysar et les enfants. Mais avant, promets moi de...

Ne pas mourir. Surtout ne pas mourir. J'aimerais pouvoir lui demander ça, mais nous savons très bien qu'il ne peut pas me promettre un truc pareil. Que ça serait utopique. Naïf. Gamin.

- Promets moi juste d'être prudent.

Je le regarde encore un instant, des larmes pleins les yeux avant de me détourner de lui pour m'approcher de la fenêtre. Devant moi s'étend une rue mal fréquentée des bas fonds de Londres. Crade, dangereux, triste. Pas celui des guides touristiques ou des contes de fées.
Le Londres de ma vie.

Comment est-ce qu’on peut aimer quelqu’un à en crever comme ça ? Comment, quand est-ce qu’elle est passée de simple collègue de travail mignonne – personne d’autre que moi n’a le droit de le penser – à base de ma vie ? J’ai rien vu venir. Bravo Shy, tu es très douée.
Le pire, c’est que si c’était à refaire, si on me renvoyait dans le passé, je ne changerais rien. Rien du tout. Je signe et je resigne pour ça. J’ai l’impression d’être un peu stupide quand même, de vouloir le beurre et l’argent du beurre comme on dit. Je sais, je sais très bien que rien n’est parfait dans la vie. Je râle sans cesse alors que je suis tellement chanceux. Je suis en vie, ma future femme est en vie – on va avoir une discussion sur ce « futur » dans quelques minutes, retenez bien – et mes enfants sont en vie. Et merveilleux. Comme ma future femme, d’ailleurs. Et peut-être bien que la famille va s’agrandir. Plus que peut-être, c’est sûr. Je l’aime déjà, cet enfant.
Dire qu’il y a cinq minutes je parlais d’avortement… Loin de moi l’idée de lancer un débat sur le sujet. Il y a cinq minutes, je pensais honnêtement que c’était la solution la plus sûre pour Shy comme pour l’enfant à venir, aussi sordide que cela puisse paraître – car pour moi, ne pas lui donner la vie revenait à lui épargner un futur sombre à coup sûr et peut-être même une mort prématurée. A quoi bon vivre un an seulement si c’est un an de souffrances ? -. En cinq minutes, devant la détermination de Shy et en voyant qu’elle semble prête à aller dans mon sens, à accepter de se cacher, j’ai changé d’avis. Non pas parce que je suis une girouette – même si on pourrait croire – mais parce que la situation a bel et bien changé en cinq minutes.

- J'enverrai ma lettre de démission à Orphéo avant de partir rejoindre Maysar et les enfants. Mais avant, promets moi de...

Je retiens un soupir de soulagement et la relâche pour pouvoir lui embrasser le front. Merci Shy, merci du fond du cœur.
Je sais ce qu’elle veut que je lui promette. Elle veut que je lui promette de ne pas mourir. C’est fou et insensé comme promesse. J’aimerais tellement, tellement pouvoir la tenir à coup sûr. Pourtant je ne sais pas.
Je ne sais pas, mais j’ai quand même envie de promettre. Vous savez, de ces promesses qu’on se fait sans savoir ce que réserve l’avenir. Comme deux jeunes adolescents amoureux qui se jurent de rester ensembles jusqu’à la fin de leurs jours quand ceux-ci commencent à peine. Une de ces promesses sincères au possible et qui pourtant sont parmi celles qui aboutissent le moins. J’ai envie de faire une de ces promesses. C’est bête, parce que c’est ce qui aboutit le moins. Mais, paradoxalement, pour savoir si cette promesse va aboutir ou non, il faut que je reste en vie. Un mort ne sait pas, un mort est un mort – un fantôme au mieux, j’aimerais bien ne pas devenir un esprit frappeur quand même. Donc je vais faire une promesse. Pour la tenir, je dois rester en vie. Pour savoir si je la romps, je dois rester en vie aussi. Pour pouvoir promettre, je dois rester en vie.
Moralité : je dois rester en vie.
Ça me plait bien.

- Promets moi juste d'être prudent.

Je la retiens par le bras au moment où elle se détourne de moi, juste pour lui souffler :

- Je te promets de rester en vie, Shy. Et avant que tu ne proteste sur ce gens de promesse, j’ai déjà pesé mes chances. J’aime beaucoup l’idée de rester en vie, donc je me le promets à moi aussi.

C’est bête hein ? Mais je dis souvent des choses bêtes. Et j’en pense des plus bêtes encore.
Je laisse Shy se détourner pour aller à la fenêtre. Maintenant, mon objectif, c’est de réussir à la faire sourire. C’est tout ce que je peux faire – ça et abandonner mon idée de retourner sur le front, mais c’est actuellement inenvisageable. Vous vous rappelez quand j’ai dit qu’on discuterait du « future » ? Moi je ne veux plus attendre. Je ne veux plus d’un « future » quand je pense déjà à elle comme à la femme de ma vie depuis longtemps. Je ne veux plus de cette distance fictive. C’est quoi qu’il nous manque pour que ce soit officiel ? Des papiers. La cérémonie, on la fait quand on veut. On peut même se marier tous les ans si ça nous chante, parce que pour moi c’est surtout une grande fête avec tous les gens qu’on aime et Shy dans une robe magnifique. Même si elle n’a pas besoin de ça pour être magnifique à mes yeux. Elle l’est déjà quand elle ne porte rien, à partir de là peu importe ce qu’elle fait, elle est sublime. Donc je ne veux plus qu’un « future » vienne s’interposer entre « ma » et « femme » parce que c’est bête et ça ne sert à rien, ce sont juste des papiers. On pourrait les brûler qu’elle n’en resterait pas moins ma compagne de vie, la personne qui compte le plus au monde pour moi. Donc vous savez quoi ?
Je nous prononce mari et femme. Là maintenant tout de suite. Et je vais le lui annoncer.

- Shy… Y’a un truc que je voudrais te dire.

Je m’approche d’elle à la fenêtre et me place à côté d’elle, le regard d’abord vers la rue noire en bas, puis sur elle.

- Je t’aime. Et… Ça fait un moment qu’on est fiancés.

Je marque une petite pause parce que quand même, c’était bien facile de la jouer brave dans ma tête, mais elle va peut-être me rembarrer. Elle serait en droit de le faire, après tout. Pour moi ce sont des papiers et une cérémonie que l’on peut faire quand on veut. Mais peut-être que pour elle c’est bien plus important que ça. Peut-être aussi qu’elle m’en veut très très fort de la conversation qu’on vient d’avoir.
Un rejet me ferait mal mais je comprendrais et je m’en remettrais.

- J’aimerais qu’on se marie maintenant. Sans personne d’autre que le ciel pour témoin. Pour que je puisse t’appeler « ma femme » sans mettre un mot entre les deux. Parce que je t’aime.

Nerveux, je ne peux pas m’empêcher de détourner ensuite le regard pour ajouter :

- Enfin si tu ne veux pas ce n’est pas grave hein. Je retenterai ma chance demain. Et après-demain. Et après après-demain. Jusqu’à ce que tu dises oui, en fait.

Tu parles d’une tentative de dédramatisation, je viens de la menacer de harcèlement. Brillant, Kido, brillant.
A défaut de pouvoir la désigner comme étant ma femme à l’oral, je pourrai toujours le penser.
Jusqu’à ce que la mort nous sépare.

Parfois je me réveille le matin, perdue, ne sachant pas où je suis, persuadée d'être encore du temps de ma fugue quand chaque soir me semblait pouvoir être le dernier. À cette époque, le mot "vie" n'avait aucun sens, seul la survie comptait. On buvait, on se droguait, on baisait, avec dans la tête et dans le coeur la rage inconditionnelle de vouloir juste voir un lever de soleil de plus.
Le reste on s'en fichait.
Puis j'ouvre les yeux, vois la tête décoiffée de Taki et respire son odeur douce du matin. Quelque part en moi, une cage se desserre et mon coeur reprend sa respiration. Je sais que ce que je vis n'est pas simplement un rêve qui se déroule dans ma tête, mais qu'il est bel et bien réel. Le bonheur envahit alors l'entièreté de mon être et je me sens plus heureuse que jamais. Quelque part au fond de moi, un brasier s'est allumé, un brasier d'amour.
Un brasier qui, parfois brûle tellement fort qu'il me ronge les entrailles et me détruit de l'intérieur.
C'est un fait. Il y a toujours un revers à chaque médaille offerte par la vie. J'ai Taki, j'ai Jace et Hana. J'ai ce bébé dans mon ventre quine demande qu'à vivre et que j'aime déjà. Mais j'ai peur aussi. Peur de perdre ces gens que j'aime plus que tout, surtout lors de cette période tourmentée que nous vivons.
Et cette peur me tue de l'intérieur.

- Je te promets de rester en vie, Shy. Et avant que tu ne proteste sur ce gens de promesse, j’ai déjà pesé mes chances. J’aime beaucoup l’idée de rester en vie, donc je me le promets à moi aussi.

Les larmes dans mes yeux m'empêchent de sourire. J'aimerais tellement pouvoir le croire. Fermer les yeux, rire, me blottir dans ses bras. Me dire que bientôt ça sera terminé et qu'il reviendra triomphant, sur un beau cheval blanc.
Mais il faut me rendre à l'évidence. Nous ne sommes ni dans un film, ni dans un contre de fée et rien n'est moins certain qu'un avenir à deux. Les méchants que nous affrontons sont des vrais méchants, du genre sanguinaire et prêts à tuer. Ce sont des humains, comme nous, avec une éthique différente, une morale autre, des motivations qui leur sont propres. Des motifs qui les pousseront à se battre tout autant que nous.
Qui sait. Si ça se trouve dans une planque de Rosenrot, deux amants se séparent comme nous, en se promettant de revenir en vie pour aimer l'autre.
J'aimerais tellement pouvoir juste haïr nos ennemis, pouvoir les imaginer comme des bêtes sauvages qu'il faut tuer d'une balle en argent en plein coeur. Pouvoir me dire que Taki va partir non pas en guerre contre eux, mais juste en chasse.
Les imaginer comme des animaux.
Mais je ne peux pas m'empêcher de penser à leur vie. Et à leur envie de se battre pour elle et pour leurs idées. Prêt à assassiner tout ceux qui se dresseront sur leur passage.
Y compris Taki.

- Shy… Y’a un truc que je voudrais te dire.

Je sens la présence de mon fiancé à mes côtés. Je sens son aura chaude, particulière, ce nuage qu'il diffuse autour de lui et qui me fait vibrer depuis les premiers jours. Bien vite je sens aussi son regard peser sur moi, sans pour autant me tourner vers lui pour le soutenir.

- Je t’aime. Et… Ça fait un moment qu’on est fiancés.

J'ose enfin me tourner vers lui, attendant une suite, quelque chose. Soudain quelque chose se serre en moi sans que je comprenne bien pourquoi.

- J’aimerais qu’on se marie maintenant. Sans personne d’autre que le ciel pour témoin. Pour que je puisse t’appeler « ma femme » sans mettre un mot entre les deux. Parce que je t’aime.

Un maigre sourire échancre mes lèvres. Je l'aime, oui, je l'aime tellement. La vie avant lui me semble tellement insignifiante que je n'ai aucune idée de ce comment je pourrais bien être s'il n'était pas entré dans ma vie.
Pensive, je ne peux m'empêcher de caresser la bague à mon doigt que m'avait amené un petit escargot rose il y a bien longtemps. Bien de l'eau a coulé sous les ponts maintenant, sans que nous n'ayons jamais eu l'occasion de se dire "oui" devant un maire…

- Enfin si tu ne veux pas ce n’est pas grave hein. Je retenterai ma chance demain. Et après-demain. Et après après-demain. Jusqu’à ce que tu dises oui, en fait.

J'attrape les mains de Taki pour l'attirer vers moi et doucement l'embrasser. Puis je me penche vers son oreille pour y murmurer :

- Ferme les yeux.

Je le relâche alors avant d'ôter mes habits, me retrouvant nue devant lui - les mauvaises langues peuvent se retenir, non je ne compte pas le violer, si j'avais envie qu'on couche ensemble, nous le ferions, je rappelle juste qu'on a déjà deux enfants ensemble et que non, ils ne sont pas apparu par la conception divine. Puis, à l'aide d'un peu de magie et d'imagination, je crée une robe blanche autour de moi. C'est exactement la même que dans mes rêves les plus fous. Bustier blanc qui descend jusqu'à mes pieds, emportant mes jambes dans une cascade de dentelle. Mes cheveux eux se parent de fleurs de cerisier, tout comme la pièce autour de nous.
Je mets en oeuvre tout mon pouvoir pour créer cette illusion et la faire tenir le plus longtemps possible, puis je reprends à nouveau la main de mon amoureux avant d'aller embrasser ses yeux toujours clos.

- M. Kido, vous pouvez me regarder maintenant. Et dites moi, acceptez-vous de prendre pour épouse Mlle Shybaï Artissa, de l'aimer et de la chérir pour le meilleur et pour le pire et ce, pour l'éternité, même quand vous ne serez plus qu'un ectoplasme grincheux auquel il faudra venir botter les fesses ?

Vous savez quoi ? Eh ! Ne soupirez pas avant même d’avoir entendu. Pour la peine, je recommence. Vous savez quoi ? Je suis paumé dans ma vie. Non mais sérieusement. Quand on est môme, on s’imagine que grandir c’est le pied, qu’on fera ce qu’on veut quand on veut, qu’on fera des trucs de fou et tout. Sauf que. Déjà quand on grandit, on sait rarement ce qu’on veut. Moi j’ai eu une chance pas possible – un peu comme un hérisson boiteux qui parviendrait à traverser l’autoroute sans se faire écraser vous voyez – et je n’ai jamais tant hésité que ça dans ma vie. Venir en Ecosse devenir prof pour les enfants, malgré mon jeune âge à l’époque – non pas que je sois vieux maintenant bien entendu – ça ne m’avait pas tiraillé plus que. Ok, fallait quitter le Japon. Mais la distance quand on est téléporteur vous savez… Et puis je savais que je laissais derrière moi mes parents qui savaient très bien s’auto-gérer. A peu près, au moins. Tout ça pour dire que je n’ai pas trop galéré mentalement. Après il y a eu les débuts avec Shy – même si des fois j’ai l’impression que c’est toujours le début parce que hey, on est un boulet ou on ne l’est pas. Je ne savais pas trop s’il fallait que je m’engage là-dedans ou non. Si vous êtes là depuis le début – vous aurez une récompense fidélité, un jour – vous vous souvenez sans doute de mes grandes interrogations existentielles sur l’amour. Sachez que ce n’est pas fini, elles ont juste évolué. Mais passons. Même avec ça, je n’ai quand même jamais hésité au point de songer à faire marche arrière. Parce que Shy a toujours été une évidence.
Si j’avais pu m’en rendre compte dès le début, ça aurait été plus vite. Mais ça aurait aussi été moins intéressant pour vous, sûrement. Passons. Même quand elle s’est retrouvée enceinte de nos merveilleux jumeaux qui me manquent affreusement, je n’ai pas hésité. C’était elle et les gosses ou rien. Vous voyez venir la suite gros comme une maison n’est-ce pas ?
Maintenant, j’hésite. Sur la marche à suivre. Pas sur le fait d’abandonner Shy ou non puisqu’il n’a jamais été question d’une chose pareille. J’hésite entre lâcher mon devoir, plier bagage et aller avec Shy loin, très loin de tout ça. Là où nos enfants pourront grandir tranquillement. Loin de la magie, loin de ce monde auquel nous n’avons finalement pas demandé à appartenir. Ou bien rester et me battre, comme je sens au fond de moi que j’en ai le devoir. Car pouvoir, c’est devoir. Dans ce cas précis, je peux me battre, je peux sauver des vies, je peux aider à faire une différence. Et je le dois.
Mais bordel – pardon – qu’est-ce que je n’en ai pas envie. Ça veut dire continuer à être loin des enfants. Ça veut dire laisser Shy pendant un temps. Ça veut dire la laisser vivre sa grossesse partiellement seule. Ça veut dire la laisser s’angoisser pour moi, sans possibilité d’avoir des nouvelles autrement que quand je lui en donnerai. Ça veut dire prendre le risque de la laisser seule pour toujours. Définitivement.
J’ai, je crois, plus peur de la laisser seule et de ne plus jamais la revoir que de simplement perdre la vie. Si on peut mourir deux fois, c’est ce qu’il m’arriverait. Ne plus la voir elle et les enfants. Et crever. Mourir deux fois.

Je n’avais jamais vraiment compris le fait de « mourir d’amour » avant. Mais en fait si. C’est tout bête et c’est sous mon nez. Ma raison de vivre est une personne. Si cette personne n’est plus là, je meurs. Après m’être assuré que les enfants atteignent tranquillement l’âge adulte avec moi dans les parages, parce que c’est ce que Shy voudrait.
Comment j’ai fait pour vivre avant de la rencontrer ? Bonne question. Sérieusement. Il y a un avant et un après. L’avant me semble comme faire partie d’une autre vie.
J’en pleurerais presque.
Presque. Eh ho. Moi mâle. Moi poil au torse. Ce n’est même pas vrai en plus, il est lisse comme les fesses de bébé Hana. Et croyez-moi, il n’y avait rien de plus lisse au monde que les fesses de ma fille.
Non pas que j’autoriserais qui que ce soit à s’en approcher pour vérifier, ni maintenant ni dans vingt ans. J’ai un sabre et je sais m’en servir. A bon entendeur.

Bien. Pour ceux qui se sont endormis pendant tout ça, je venais de plus ou moins demander à Shybaï de faire une croix sur un beau mariage avec des fleurs et des petits oiseaux et tous nos amis pour faire ça ici maintenant tout de suite dans cette chambre pas très propre.
Le romantisme n’en peut plus de tant de talent. Je sais. Un jour j’écrirais un livre. Ça s’appellera « 40 techniques pour vérifier qu’elle vous aime vraiment ». Et dedans figurera « lui offrir un mariage dans un taudis quand elle rêve d’une belle cérémonie ». Et aussi « faites votre demande avec un escargot alors que vous savez qu’elle les déteste ». Ainsi que « n’apprenez pas à utiliser correctement un moyen de contraception ». Les associations féministes adoreront ce livre.
Bref.
Si elle me dit non et me donne la baffe que je mérite, j’ajouterai une mention comme quoi je ne prends aucune responsabilité vis-à-vis des répercussions de l’usage de ces techniques.

Comme Shy est une femme absolument géniale – le premier qui touche, je lui déchiquette la main avec les dents – elle ne me baffe pas mais m’embrasse. Et me murmure de fermer les yeux, ce que je fais. Je vais peut-être avoir ma baffe, après tout.
J’entends un bruit louche de vêtements. J’ai envie de regarder. Peut-être parce que je soupçonne ma fiancé d’être plus ou moins dénudée devant moi sans que j’ai le droit de regarder. Officiellement, c’est pour m’assurer de sa sûreté. Et si un fantôme était en train de la déshabiller ?
Oh mon dieu. Ne regarde pas Kido. Ne regarde pas ou elle va se fâcher. Il faut obéir à sa fiancée. Surtout quand on vient de lui proposer un mariage tout nul. J’ai pas le droit de désobéir sinon elle va dire non. Parce que notez que si elle n’a pas dit oui, elle n’a pas dit non non plus. Laissez-moi espérer.
Pcht. Chut, j’ai dit.

- M. Kido, vous pouvez me regarder maintenant. Et dites moi, acceptez-vous de prendre pour épouse Mlle Shybaï Artissa, de l'aimer et de la chérir pour le meilleur et pour le pire et ce, pour l'éternité, même quand vous ne serez plus qu'un ectoplasme grincheux auquel il faudra venir botter les fesses ?

J’ouvre les yeux au moment où elle le dit. Et ensuite mon cerveau disjoncte. C’est le générateur de secours qui va prendre le relais mais excusez-le, il est assez limité. Je suis limité dans mes mouvements et ne peux que regarder la magnifique créature face à moi de haut en bas et fort peu élégamment.
Non seulement elle a dit oui. Mais en plus. En plus. Oh grand dieu tout puissant des téléporteurs, en plus. Juste, en plus. Elle est sublime. Il n’y a pas de mot. Je ne remarque même pas tout de suite que la pièce aussi a été métamorphosée parce que mon attention est portée sur elle – la faute au générateur de secours.
Je ne réfléchis pas plus longtemps et profite qu’elle me tienne les mains pour l’attirer plus près et l’embrasser. Attendez. C’est pas dans cet ordre normalement. Je recule légèrement.

- Je crois que j’ai grillé une étape.

Je me redresse correctement, outrageusement sous-habillé par rapport à elle – mais j’aurais pu aller en caleçon à la vraie cérémonie de mariage vous savez, le costume ça n’aurait été que pour elle et pour ne pas choquer les gens avec mon torse brillant.
Je plante mon regard dans le sien. Je l’aime tellement.

- Oui je le veux. Shybaï Artissa, acceptez-vous de prendre pour époux Takeji Kido et promettez-vous de l’aimer et de le chérir pour le meilleur et pour le pire, et ce pour l’éternité ? Attention, c’est satisfait ou pas remboursé. Même s’il faut venir botter des fesses ectoplasmiques.

Si ça avait été filmé, on aurait fait des millions de vues sur YouTube sous l’appellation « plus belle demande en mariage du monde ». Moi je vous le dis.
Je ne résiste pas à l’envie de lui souffler un « je t’aime du bout » des lèvres.
Maintenant, j’ai exactement cinq secondes pour trouver une bague de secours.
Cinq.
Bon sang. On a rien ici. Bien sûr elle a sa bague de fiançailles. Mais qu’est-ce qu’on peut utiliser comme alliances ?
Quatre.
Vous me direz que je peux me téléporter. Yep. Dans une ville où il n’y a rien. Tout à fait.
Trois.
Evidemment le génie que je suis n’y avait pas pensé avant de faire sa demande. Ça aurait été trop intelligent vous comprenez.
Deux.
Bien bien bien. Je peux tenter Paris en plusieurs téléportations. Voler des alliances. Revenir en plusieurs téléportations.
Un.
Et tenter de tenir debout jusqu’à la fin de la cérémonie. Bon plan.
Zero.

- Attends. Ferme les yeux et comptes jusqu’à 30. Lentement.

Et hop. Je me téléporte jusque dans une boutique de luxe aux prix exorbitants et prends deux alliances très très simples parce que je n’ai pas beaucoup de temps et que c’est ce qui m’a tapé dans l’œil.
Oui je vole, oui c’est mal, oui j’ai honte. Mais vous savez quoi ? Je retiens le nom du lieu. Et, quand tout sera fini, je viendrai les rembourser. C’est promis. Ou je les rendrai juste si Shy les trouve moches. C’est un emprunt. De toute façon, ça se trouve dans trois mois je ne suis plus là. On est en guerre, crotte. Voilà.
Et honnêtement, c’est tellement cher que les voleurs, c’est eux.
Je reviens vite en Angleterre. Ma tête tourne et je suis obligé de poser la main contre ce qui doit être un mur en réalité, sous les superbes illusions de Shybaï. De ce que je vois, je me tiens à une jolie arche blanche. Je prends deux secondes pour remettre mes idées au clair. Il y aura tout le temps pour s’écrouler ensuite.
Quoi qu’il y a la nuit de noce. Vous voulez une nouvelle technique tirée du livre ? S’endormir avant sa nuit de noce. Brillant.

Je prends délicatement la main gauche de Shy et, après avoir vérifié que je ne me trompe pas de gauche, passe délicatement la bague à son doigt avant de lui remettre la deuxième alliance.
Je l’aime.

Mon coeur bat étrangement fort alors que j'attends la réponse de Taki. C'est un peu bête, parce que je sais qu'il va dire oui. Déjà, parce que premièrement c'est lui qui m'a demandé en mariage. Deuxièmement parce que s'il ne dit pas oui je lui botte l'arrière train. D'autant plus que, lorsqu'il ouvre les yeux, il ne répond pas tout de suite. Peut-être n'a-t-il plus envie ? Oui bon, ça peut paraître un peu bête de penser qu'il ait soudainement changer d'avis, mais on ne sait jamais. Et puis je parie que vous ne vous êtes jamais retrouvé dans ce genre de situation alors ne critiquez pas.
Puis soudain Taki m'embrasse et mon coeur reprend un rythme normal.

- Je crois que j’ai grillé une étape.

Personnellement je crois que je serais prête à sauter plein d'étape et à arriver directement à la nuit de noce.

- Oui je le veux. Shybaï Artissa, acceptez-vous de prendre pour époux Takeji Kido et promettez-vous de l’aimer et de le chérir pour le meilleur et pour le pire, et ce pour l’éternité ? Attention, c’est satisfait ou pas remboursé. Même s’il faut venir botter des fesses ectoplasmiques.

Oh. Chaton.
Est-ce que cet homme n'est pas l'homme le plus adorable du monde ? Et en plus il est à moi. C'est mon homme. Mon amour. Mon... OH PUTAIN C'EST MON MARI.
Jesuismariée. Bon, pas légalement. Mais dans mon esprit je suis quand même mariée. Et puis la partie légale peut être vite réglée de toute façon. Un voyage à Las Vegas et on en parle plus. Ou même une petite mairie avec juste nos deux témoins et basta. Mais c'est pas ça l'important.
L'important c'est ce oui.
Cette promesse. Promesse de vieillir ensemble, de se supporter, de combattre les escargots et les vaches sans ciller, d'envahir les maisons de retraite dans des années. Je lui donne ma vie et il me donne la sienne. À la vie à la mort. Et même après. Parce que Taki et moi on est bien trop chieur pour mourir normalement. Forcément qu'on va revenir sous la forme d'ectoplasma pour embêter nos enfants et nos petits-enfants et nos arrière-petits-enfants et nos... bref. Vous m'avez comprise.
Est-ce que les fantômes peuvent avoir des relations sexuelles ? Faudra que je me renseigne.

- Attends. Ferme les yeux et comptes jusqu’à 30. Lentement.

Hey ! "Ferme les yeux c'est ma réplique". Bon.
1.
J'arrive pas à croire que nous sommes vraiment en train de faire ça.
2.
Ça fait tellement longtemps qu'on en rêve.
3.
Et que les sorciers noirs nous en empêchent.
4.
Mais faut croire que l'amour est plus fort.
5.
Plus fort que les sorciers noirs.
6.
Plus fort que Croix.
7.
Plus fort que Rosenrot.
8.
Plus fort que tout.
9.
Alors c'est vrai, ce n'est peut-être pas la cérémonie dont je rêvais.
10.
Mais c'est pas grave.
11.
Parce qu'il y a tellement d'amour entre nous...
12.
Qu'en vrai il n'y a besoin que d'un élément pour que ce mariage soit parfait.
13.
Takeji.
14.
Bon, et le fait qu'il dise oui, ça joue aussi.
15.
Mais maintenant j'aimerais quand même un peu savoir ce que Taki fait.
16.
J'ai dépassé la moitié de son décompte.
17.
Est-ce que j'ai le droit de tricher ?
18.
Juste soulever une paupière...
19.
Non, ok, je dois être réglo.
20.
Lui n'a pas triché tout à l'heure.
21.
Mais soyons bien d'accord sur une chose.
22.
"Ferme les yeux" reste MA réplique.
23.
Enfin bon, comme on dit...
24.
Tout ce qui est à toi est à moi.
25.
Et tout ce qui est à moi est à toi.
26.
Je suppose que cela est d'autant plus vrai maintenant que nous sommes mariés.
27.
MARIÉS.
28.
Oui vous avez bien entendu.
29.
Je suis la femme la plus heureuse du monde.
30.
Et je peux maintenant ouvrir les yeux.

Juste à temps pour voir Taki glisser un anneau à mon doigt. Il est tout simple, en or blanc finement ciselé, mais je l'adore. D'autant plus que maintenant elle ne me quittera plus jamais. C'est la preuve que nous sommes mariés. Pour de vrai. Enfin presque pour de vrai.
Puis à mon tour, je prends l'autre alliance que Taki tiens dans ses mains et la lui passe à son doigt. Voilà. Ça y est.

Just married.

Et après ? Après disons que... la nuit de noce a commencé bien avant la nuit. Mais je ne vous raconterai pas cette partie là, bande de petits curieux.
Ça c'est juste pour nous deux.