Karhel monta les marches lentement, comme dans un rêve. Les cinq derniers jours avaient paru tout aussi irréels. Ils étaient d'abord allés à la ville la plus proche et avaient loué une chambre d'hôtel miteuse, où ils étaient restés pendant trois jours pour se reposer. Il avait aussi aussi fallu contacter l'Ordre d'Orphéo ( apparemment c'était une sorte de police pour les gens qui avaient des pouvoirs, mais il n'avait pas tout compris ), qui lui avait fait parvenir des papiers en règle pour qu'il puisse sortir du pays légalement.
Pendant ce temps, Karhel s'était rendu compte qu'il était incapable de dormir. Quoi qu'il fasse, il ne pouvait quitter sa conscience. Alors il passait ses nuits à explorer son esprit grâce à son pouvoir, en prenant soin de ne pas se perdre. Il avait remarqué que ses idées, ses émotions, ses souvenirs se désorganisaient, s'agitaient et se mélangeaient, certains fusionnant pour former de nouvelles choses... Tout ceci était très confus. Alors il les rangeait, les ordonnait pour donner quelque chose de cohérent, de clair, de limpide. Ainsi il pouvait réfléchir efficacement, revoir des souvenirs, établir des relations... Puis il se concentrait sur ses sensations et détendait un par un tous les muscles de son corps. Et ces exercices le reposaient, remplaçaient le sommeil.
Il avaient mis deux jours pour rentrer. Ils avaient d'abord pris l'avion jusqu'en Grande Bretagne ( Il ne connaissait absolument pas ce moyen de transport, et le vol l'avait mis mal à l'aise ). Puis après une journée de train entre Londres et Édimbourg ( affreuse elle aussi, cette grosse boîte en métal lui donnait mal au cœur ), Jonathan les avait téléporté directement devant l'orphelinat ( achevant de le rendre malade ). Après avoir retrouvé l'équilibre, il avait levé les yeux vers la grande maison, un peu effrayante dans les ombres du crépuscule... Mais ils ne s'étaient pas attardés pour la contempler d'avantage et avaient vite franchi le pas de la porte, attirés par la chaleur qui régnait à l'intérieur. Jonathan l'avait laissé là et était parti tout de suite à l'infirmerie pour faire soigner ses côtes, qui lui faisaient de plus en plus mal. Il lui avait demandé de monter à l'étage pour se débarbouiller, puis de redescendre frapper à la grande porte du fond pour se présenter à Pandora Mystery, la directrice, informée de son arrivée.

Il posa le pied sur le palier et ouvrit la première porte à sa droite, comme le lui avait indiqué Jonathan. C'était une vaste salle de bains au carrelage rose et blanc, avec des pots pour bébé, des tables à langer et une rangée de lavabos, vers lesquels il se dirigea. Karhel observa son reflet dans un miroir accroché au-dessus du robinet. La première impression fut d'avoir un étranger en face de lui. Comme s'il ne s'était jamais vu... et pourtant ce visage lui semblait vaguement familier, un visage qu'il aurait connu très longtemps auparavant... mais quel était ce passé dont il ne gardait aucun souvenir ? Ou n'était-ce qu'une simple illusion ? Existait-il vraiment avant de se réveiller dans la neige ? Ces questions flottèrent un instant entre lui et le garçon qui le regardait d'un air intrigué. Et il finit par s'approprier cette image. Voilà à quoi il ressemblait...
C'est vrai qu'il était sale. Il n'avait pris qu'une douche dans l'hôtel en Ukraine, et encore l'eau était jaunâtre et glacée, il ne s'était pas attardé. Il ouvrit le robinet et passa ses mains mouillées sur son visage. Au même moment, il entendit entendit grincer la poignée de la porte...

La réponse ne se fit pas attendre. Il se réjouissait déjà de revoir Jonathan pour les cours de magie générale, malgré une légère appréhension : comment le traiterait-il, après ce qu'ils avaient vécu ? Il revit en souvenir le tisonnier s'abattant furieusement sur les côtes de son futur professeur. Il espérait qu'il ne lui en voudrait pas...

Mme Mystery sortit de la salle de bains, le temps qu'il se lave. Karhel entra dans la cabine la plus à gauche, et se déshabilla dans l'espace entre la porte et le bac de douche. Il posa ses habits en tas sur le banc, fit un pas pour entrer dans la douche, puis tira le rideau et ouvrit le robinet d'eau chaude. Le premier jet d'eau refroidie dans les tuyaux le frappa de plein fouet, lui coupant la respiration. Mais bien vite la chaleur arriva, et il soupira d'aise. Il était étrange de se dire que c'était la première véritable douche dont il se souvenait. Et pourtant il savait parfaitement comment faire... d'où cela lui venait-il ? Encore une question sans réponse... Il décida qu'il valait mieux laisser toutes ces énigmes tranquilles. L'explication finirait peut-être par apparaître au grand jour. Ou peut-être pas, et dans ce cas il devrait vivre avec. Ou sans, plutôt.
Avisant une bouteille de shampooing et un petit savon, il stoppa l'arrivée d'eau et entreprit de se laver. Une odeur agréable se répandit autour de lui. Puis alors qu'il s'apprêtait à ouvrir de nouveau le robinet pour se rincer, il lui sembla qu'après tout un peu d'eau froide lui ferait du bien ; il tourna donc le robinet bleu. Passé le premier choc de la peau qui se contracte sous l'effet de l'eau glacée, il respira profondément, sentant avec plaisir son corps se réveiller pour produire de la chaleur. Puis lorsqu'il commença à grelotter, il coupa l'eau et sortit de la douche, tout dégoulinant.
Karhel attrapa une grande serviette blanche qui pendait au porte-manteau fixé sur la porte, et se frotta énergiquement avec sur tout le corps pour le réchauffer. Il la passa vigoureusement dans ses cheveux, les emmêlant encore plus qu'ils ne l'étaient déjà. Puis, l'accrochant autour de sa taille, il ouvrit la porte de la douche, remarquant du premier coup d’œil le tas de vêtements propres que Mme Mystery avait déposé sur le sol devant la cabine. Refermant la porte, il entreprit de se vêtir, curieux de voir quels habits la directrice lui avait trouvés. Il eut du mal à rentrer dans le pantalon en toile bleue, bien trop serré à son goût. Il avait l'impression de ne plus pouvoir bouger les jambes. Enfin... cela suffirait pour le moment, jusqu'à ce qu'il trouve quelque chose de plus ample. En revanche, la chemise en coton épais, bien trop grande pour lui, lui plaisait vraiment beaucoup.
Ramassant ses vieilles affaires et sa serviette, il sortit pour de bon de la cabine et traversa la salle de bains pour aller se regarder dans le miroir. Voyant l'état de ses cheveux, il tenta de les peigner grossièrement avec les doigts. Mais ils étaient si emmêlés qu'il abandonna bien vite. Il se contenta de passer une main dessus pour les aplatir, puis sortit dans le couloir, où Mme Mystery l'attendait.

La vieille femme examina Karhel de la tête aux pieds et pinça les lèves.


Karhel était content de pouvoir bientôt changer de pantalon, mais il n'était pas sûr que la directrice ne pensait qu'à ça. Elle était très bien sa chemise ! Il caressa le tissu de coton.
Mme Mystery le conduisit dans un vieil escalier en bois. Ils montèrent à l'étage du dessus, empruntèrent un long couloir avant d'arriver devant la chambre de la directrice. Celle-ci l'invita à entrer. C'était une pièce propre et bien rangée. A l'image de la vieille femme, elle était sobre, avec un lit, une commode, une coiffeuse et une armoire avec un grand miroir ovale sur un des battants. Sur le mur du fond, l'unique fenêtre laissait passer la lumière du jour, qui s'ajoutait à celle de la lampe en forme de chandelier qui pendait du plafond.

Mme Mystery le fit asseoir sur la chaise de la coiffeuse et entreprit de lui démêler les cheveux avec une brosse. Karhel grimaça. Elle lui tirait les cheveux. Elle s'acharna, mais finit par abandonner. Elle se tourna vers lui d'un air déterminé.


Les couper ?!
Karhel se regarda dans la glace de l'armoire, essayant de s'imaginer avec les cheveux courts... Non, non il ne voulait pas qu'elle lui coupe les cheveux ! Quand à cette histoire de "rune"... Jonathan lui avait dit que c'était une forme de magie avec des signes. L'idée qu'elle trace des signes sur sa tête pour lui démêler les cheveux le mettait mal à l'aise. D'un autre côté... Il était dans un monde magique, maintenant. Alors autant s'y habituer tout de suite.
Karhel leva deux doigts pour lui faire comprendre qu'il préférait sa deuxième proposition. La vieille femme acquiesca. Elle prit dans la commode un pot de crème et s'approcha de lui. Karhel la regarda faire avec apréhension.