La drogue faisait nécessairement plus d’effet à elle qu’à lui, nourri, en santé. Pas addict aux clopes et aux privations. Ça doit commencer à faire beaucoup pour elle, en espérant qu’elle ne me claque pas dans les pattes. La coke décuplait ses sensations d’eau autour des jambes, étau frais qui léchait sa peau. Bientôt, tout serait terminé et enterré, il passerait à autre chose, d’autres balles entre d’autres yeux, d’autres pleurs, d’autres familles éclatés par un assassinat du soldat sergent Adelman. Hayley est pas toujours marrante. Il y aurait certainement eu moins de drogue. Après l’avoir traité de fils de chien, de vampire, de tueur, de meurtrier, après l’avoir dessiné les canines longues elle disait qu’il était plus drôle que l’un de ses amis et il figea son regard sur l’horizon. Il ne voulait pas qu’elle devienne un souvenir, elle ne devait pas devenir un souvenir, elle ne pouvait pas d|

Moins de fantasme, également.

Il se mordit doucement la lèvre inférieure. Il dérivait dans sa perche avec un confort absolu et elle venait triturer ses manquements à lui. Un serpent brûlant s'enroula dans son bas-ventre. Il tiqua.

Il ne raconterait rien à Mohammed de tout ça, il serait jugé et sûrement mal compris ou pas compris du tout, quel piètre soldat faisait-il. N’importe qui à Croix lui aurait dit d’en profiter ou de la buter, n’aurait pas compris. Il ne comprenait pas non plus et flottait, instinctif sur ses émotions primaires. Il se retourna pour la regarder vraiment, pas comme l’humaine inutile qu’elle était, au fond, pas comme sa proie mais comme Carla, fatiguée, Carla, les pupilles dilatées, Carla, et un sourire vint creuser les deux fossettes du garçon qui se dit qu’elle ironie que la souris joue comme ça avec le chat !

Son téléphone vibra et il baissa les yeux sur un message de Seb. Luka est la. Relâche l'autre conne et donne lui ton tel. Qu'elle appelle ce numéro dès qu'elle est loin et en sécurité.

Luka est là, répéta-t-il à la nuit. Il était hors de question qu’il lui donne son téléphone avec toutes les informations sensibles, c’était assez étrange que de dire ça à Harry. Surtout un téléphone runé qui lui chauffait la main à chaque fois qu’il l’attrapait. Luka est à Sarzeau, répéta-t-il. Il sortit de l’eau, plus rien de maladroit ou de perché, il s’était recoulé dans sa carapace — ou sa cage. Il se dirigea vers la voiture, sorti un téléphone prépayé qu’il colla d’office dans les mains de la blonde. Tu peux partir. Il hésita à enlever la sécurité de son arme à feu et de la viser en disant allez, je compte. Mais il savait bien qu’il n’en ferait rien. Il s’appuya sur le capot de la voiture. C’est la seule indication que j’ai : te relâcher et te donner un téléphone. Et puis merde. Il s’alluma une clope et tira dessus, juste une il fit le geste cynique de relâcher une oiseau, tu es libre, va !

Il se moquait ouvertement. Il n’était plus pressé et il n’avait pas réellement l’intention de la ramener quelque part. Elle n’avait qu’à envoyer un pin de position et se faire trimballer par un d’Orpheo. Je passerai le bonjour à Luka de ta part. Un bout de seum pointait son nez sans qu'il ne le comprenne. Il tira sur sa clope qui lui grisa le visage. La coke lui donnait chaud, il eut envie de virer sa chemise et rester là, frissonnant sans en avoir conscience. C’est dommage, j’aurais bien voulu rencontrer l’amoureux. Mais la pensée ne devint pas parole et il sut qu’il devrait décoller avant que Ian ne s’approche du lac.

Bercé par la nuit, le vampire se retourna et elle put admirer les lumières du ciel se refléter sur sa peau, brillantes contre le papillon qu’elles coloraient. Il y avait quelque chose d’éminemment poétique, non pas dans cette situation où rien n’était ok et elle le savait, mais dans cet instant creusé, dans cette stature droite qui dominait les flots. Ils avaient atteint le bout du monde ensemble et quelque chose s’était créé dans cette relation, quelque chose de toxique et de malsain, et pourtant doux à la fois, comme une caresse de l’âme.
Mais le temps se rompit quand il baissa les yeux et attrapa son téléphone, parcourant rapidement un message.

– Luka est là.

Elle déglutit. Tout était fini. Son amie s’était jetée dans la gueule de la grand-mère. – Comme tu as de grands yeux.

– Luka est à Sarzeau.

– C’est pour mieux te voir mon enfant. – Comme tu as de grandes oreilles.

– Tu peux partir.

– C’est pour mieux t’entendre mon enfant. – Comme tu as de grandes dents.

– C’est la seule indication que j’ai : te relâcher et te donner un téléphone.

– C'est pour mieux te manger !

– Tu es libre, va !

Il lui avait fourré un téléphone dans la main avant de s’adosser au capot de la voiture, lui crachant presque les mots au visage. Fuis, fuis, fuis, petit cui-cui. Fuis, de ton nid avant que le méchant coucou n’arrive et vous pousse tous sur le sol. La gravité te tuera, petit oiseau. La gravité te tuera.
Mais Carla réalisa qu’elle n’avait jamais eu d’ailes ; si des chaines s’enlisaient autour de celles du papillon, de la chauve-souris aux canines de vampire ; elle n’avait jamais su voler, n’avait jamais pu. Tu ne t’envoleras pas Carla, tu es condamnée à voir crever ton monde, encore et encore.

– Je passerai le bonjour à Luka de ta part.

Il avait pris une de ses clopes et la fumait d’un air las, les mots tombant comme des gouttes. Mais il n’y avait plus d’humour, plus de raison de rire. Luka était arrivée et c’était le bout du voyage, la vraie fin du monde. Il n’y aurait pas d’après, pas de plus loin, uniquement le désespoir de rentrer à Londres et de voir le café et le sang dans l’entrée, uniquement la violence du silence de son amie, uniquement les bras d’Ange pour la réconforter et la haïr d’un même mouvement pour la disparition de leur amie.
Évidemment qu’Ange ne dirait jamais qu’elle était coupable, peut-être même qu’il ne le penserait pas. Mais la culpabilité brûlait quand même en elle et, couplée à la drogue, l’électricité pulsait contre sa peau, tapant comme si elle désirait sortir.

– Et si je n’ai pas envie de partir ?

Si elle voulait rester encore un peu, ourler le présent des mensonges du passé. Tant que ce n’était pas fini, ce n’était pas fini. Luka n’était pas à Sarzeau, le bout du monde n’était pas arrivé, le temps était encore suspendu sur l’horloge de la voiture. Quelques instants encore avant que tout ne s’écroule.
Mais elle était libre désormais, et ses gestes avait un poids nouveau qui l’apeurait. Harry n’était plus son ravisseur, il n’était plus le grand méchant de l’histoire, Harry était simplement Harry, à fumer des clopes contre une voiture et à remuer son estomac par la violence des mots.

Carla s’approcha de lui, si près qu’elle put distinguer les pupilles dilatées et le grain de peau de cet homme, si près qu’elle put lui attraper sa main pour porter la cigarette à sa bouche, les lèvres de la femme embrassant les doigts de l’autre camp. Si près qu’elle ne savait plus, de son cœur ou du sien, celui qu’elle entendait battre.

Tu es libre, va !

Ça n’avait pas eu l’effet escompté. Il n’y avait pas eu de flamme dans ses yeux, de cri pour séparer l’eau de la nuit, pas de larme ou de résignation, elle n’avait pas eu l’air de comprendre ou d’accuser le coup. Il ne doutait pas de Luka Cross ferait encore couler du sang — celui de Carla probablement — et de la sueur, elle ne rentrerait pas aussi droitement dans le chemin que voulu et ça ne le regardait plus. Si sa loyauté allait à Croix, il méprisait un peu, quelque part, sans se l’avouer, les Cross. Mathias était une dégénérée, Luka n’était qu’impulsion et avait trouvé une place dans le lit de Dorian, Sebastien était abîmé, les autres…

Il se demanda ce qu’il allait réellement advenir de Luka, là-bas.

Et si je n’ai pas envie de partir ?

Sa voix avait semblé claire dans l'obscurité. Il était sorti dans son cerveau au sommet de sa perche. Il redescendrait plus tard, plus tard, plus tard.

Il la regarda s’approcher ; toute fébrilité avait disparue de ses gestes. Ses pas semblaient légers, elle semblait si légère, moribonde et défoncée. Elle lui attrapa la main et il eu l’impression d’avoir touché un fil électrique.

Well, I'm sure that you're hurting inside
But why would you makе your pain mine?
You're makin' me pay for your crimеs
Well, darlin', I'll be fine
But it's only a matter of

time.

Elle tira sur sa cigarette à lui et il passa une main sur son bassin pour le coller au sien, leurs visages si proches qu’il pu murmurer : tu ne peux pas me tuer comme ça.

Il mentait, il mentait effrontément, elle aurait pu faire s’effondrer le reste de sensibilité qu’il lui restait, elle avait le pouvoir de faire basculer l’homme dans le monstre, briser ses dernières réticences à se rouler dans le sang. Laissait-elle couler le temps pour que Ian la retrouve ? Voulait-elle à tout prix sa peau ? L’amoureux serait-il là bientôt ? Mais elle avait dit qu’elle n’avait pas besoin d’être sauvée. Pourtant il arrivait. Pourtant elle n’avait aucun moyen de le savoir.

Il avait peur qu’elle l’outsmart.

Il avait peur qu’elle soit quelque chose d’autre qu’un énième rapt, une énième personne à faire souffrir. Avait-elle oublié les balles dans sa chair ? Avait-elle oublié qu’il l’avait trainée dehors, mise en boîte, forcé son amie à revenir à sa bonne place dans l’univers ? Effectivement, elle ne savait pas faire les bons choix, elle détruirait les siens s’ils savaient à quoi elle jouait.

Ils jouaient.

Ils ne sauraient pas.

Sa larme paume et les doigts pressés sur les hanches de Carla, ses questions en roue libre dans son cerveau relâché par la drogue, il retira sur le bâton de nicotine avant de baisser les yeux. Ses cheveux glissèrent sur son front alors qu’il prononçait, détachant les syllabes. Il faudra bien que le présent te rattrape.

Il ne s’incluait pas.

Il savait courir vite.

Il ne la lâcha pas pour autant.

Les griffes du vampire se glissèrent contre le bas de son dos, attirant d’un coup sec son bassin contre le sien, mêlant sa chaleur à la sienne. La fumée s’échappa des lèvres de la jeune femme, se mêlant aux murmures.

– Tu ne peux pas me tuer comme ça.

Pourtant les frissons de la nuit hurlaient l’inverse. Carla qui n’avait pas besoin d’être sauvée, Carla qui n’était jamais la princesse de l’histoire, mais celle qui baisait avec le diable. Détachée de tout, en suspension dans ce bout de l’après-monde, plus loin encore que le tourniquet qui grinçait, plus loin encore que les éclats de verre inondant Londres.
Que dirait Ian s’il savait que, alors qu’il la cherchait partout, elle flirtait avec le mal absolu ? Que penserait Louis quand elle lui avouerait les nouveaux nœuds qui crèverait son estomac.

Pourtant elle ne reculait pas. Incapable de faire des choix, bloquée dans ses propres travers.

– Il faudra bien que le présent te rattrape.

Qu’il la rattrape et qu’il la dévore. Plus tard, quand elle retrouverait la civilisation et sous une douche brûlante, elle verrait les nouvelles cicatrices sur son corps, la trace des balles dans son ventre et dans sa cuisse, les marques laissées par Harry, encore un souvenir indélébile contre sa peau. Plus tard, elle se rappellerait qu’il avait les yeux du monstre qui la toisait et la jugeait, faisant remonter les flots dans ses poumons. Plus tard, elle s’écroulerait dans les bras de personne, car Luka n’était plus là pour la soutenir, lui tendre une bouteille de cidre et une crêpe au chocolat.
Et lui ? Que deviendrait son plus tard ? Quelles seraient les déchirures, les moments où, le flingue pointé sur une autre victime, il se rappellerait de Carla et de leur voyage improbable. Ou alors l’oublierait-elle ? La classerait-il parmi victimes, encore un corps maltraité, encore une baise sur le capot d’une voiture, juste ça, uniquement ça ?
Mais s’il savait prendre les yeux du monstre, il avait les crocs du vampire, des crocs qui semblaient vouloir s’accrocher, deux trous dans la gorge, deux trous dans l’esprit.
Deux trous ; un dans le ventre et un dans la jambe.

– Pas tout de suite.

Ses lèvres avaient soufflé ces mots, si proche des siennes qu’elle se demanda un instant si elle ne les lui avait pas volés. Une langue qui s’était accrochées aux pensées de l’homme pour les dévorer, insidieuse, où commençait le jeu ?
Où s’arrêtait-il ?
La main pesait lourd sur sa hanche, mais pas autant que ce poids qui était tombé dans son bas ventre et pulsait indépendamment d’elle. Tout le reste oublié, la nuit, les étoiles, les coups de feu. Tout le reste oublié si ce n’était ses doigts qui glissaient contre la joue étonnamment brûlante du vampire, remontant dans les boucles brunes pour s’entrelacer dedans, se laisser bercer par sa beauté. Puis le monde bascula et le papillon fut avalé par ses lèvres sur les siennes, par cet élan hors du temps qui fuyait le présent, le passé, le futur, plus rien n’avait de sens si ce n’était pas pression de la bouche d’Harry contre celle de Carla.

«… but I did not fear to go to sleep again, although the boughts or bats or something napped almost angrily against the window-panes.»

Luka qui y va, qui me met un message qui explique tout et je sais parfaitement ce qu’elle en dit. Je sais aussi maintenant que Croix n’est pas incassable et je pense avec une énergie nouvelle à Sakura.

Sakura, en sécurité, avec nous. Point. La forteresse n’est pas inviolable et imprenable, je l’ai déjà fait. J’ai traversé leurs barrières de pacotilles et je suis toujours là pour en parler. J’exhude d’assurance au milieu de la nuit en pensant à Carla, espérant du plus profond de mon corps que le ravisseur ne lui collera pas une balle entre les deux yeux après l’avoir utilisée ; rapidement mon empathie me le dira, non ?

J’aimerais parfois ne pas savoir, mais je sais trop. L’appartement d’Harry n’en finit pas de brûler et j’espère qu’il aura la décence de me restituer mon amie mon amante mon amour en un seul et unique morceau. Je tourne en rond, lion en cage, loup enchaîné, que faire de moi si ce n’est attendre ? Ratisser Londres bien sûr. Je paye toutes les petites mains que je peux, tous les magiques, les runes, je râcle les murs et râtisse les moquette. Elle va rentrer elle va rentrer elle va rentrer. Luka saura trouver le chemin du retour, mon amie sait toujours faire éclater les murs, la raison et les coeurs, ne peut-elle pas recommencer ?

Bien sûr que si.

Et une fois Carla en sûreté, j’irais la chercher elle aussi. Ange, Hayley, Carla, Louis, moi, Carla. Autumn ? J’irais toujours les chercher. Toujours les chercher pourqu’ils rentrent à la maison.

Plus rapidement que ce que je ne l’aurais cru, je localise une planque. Je ne suis pas certain mais les petites oreilles me disent qu’elle est toujours à Londres dans les immeubles neutres, enfin, qu’on croyait neutres, ni noirs ni Orpheo du moins, de ceux qu’on croyait innocents même, et la corde se resserre autour d’Adelman que j’imagine pendu du haut du septième.

Mais les heures qui s’égrènent me font arriver à l’appartement alors que je sais qu’il est déjà vide ; je n’y pénètre pas, mon empathie me dit bien qu’il n’y a personne dedans. Carla, soufflé-je, absolument malheureux.

Impossible de trouver une autre piste. Impossible. Mais alors que la nuit s’étire une poignée d’heures après, l’urgence se transforme en tension et se dilue. Pas comme si elle avait disparue, Carla, ou comme si elle était morte, Carla, plutôt comme si les règles avaient changé. Le garçon est loin de se douter qu'au lieu d'un jumanji, les presque-adolescents sont en train d'entamer un strip poker. Ou pas loin. À base de toxicité et d'autodestruction, comment pourraient-ils retirer de cette aventure autre chose que de la culpabilité et de la honte, de la misère et un long sentiment de perte de soi ? Il se lèche les lèvres. Il attend.

Mais de quel jeu ?

De quel jeu, Carla, putain ?

Le loup prend le dessus et je le laisse couler dans la nuit et s’enivrer de violence pour moi.

Tragédie grèque. Ils n’inventaient rien sur les bords de l’eau, Stockholm, patriarcat, stupidité, solitude, appelez ça comme vous voudrez. Harry s’y noie quoi qu’il en soit, posant Croix, posant toutes les couches de servitude et de loyauté, son éducation pour être juste un garçon au bord de l’eau avec une fille contre lui.

Enfin, c’est sûrement ce qu’il se raconterait plus tard ; comme si seulement c’était possible. Elle s’accroche à ses lèvres et s’arrime à son coeur — quel abruti. Quel abruti. Il dirait peut-être qu’il était drogué mais il n’y aurait personne pour le croire.

Personne pour l’écouter, à vrai dire.

Pas tout de suite.

Elle l’embrassa. Il n’avait aucune idée de pourquoi elle faisait ça, pire encore, pourquoi elle voulait ça. Il aurait été incapable de l’expliquer, et il était incapable de lui faire confiance — ne pas lâcher prise, savoir où se trouvent les lames au cas où, au cas où, mais au cas où quoi ?
Il avait été élevé dans la trahison et ne savait que se défendre, même des choses qui ne s’étaient pas encore produites.

Il embrassa Carla comme s’ils avaient été au bout du monde, au bout de cette terre plate qui les jetterait dans le vide avec un pas de plus. La clope a terre, fumant encore comme le sol humide. La main de la jeune femme sur sa joue et la sienne qui remonta dans son dos alors que l’autre allait attraper sa mâchoire entre le pouce et l’index avec douceur. Elle avait un goût de cendres et de punition latente, des roads trips sales dans des contrées peu sexy, des chansons trop écoutées qu’on n’ose pas passer mais qu’on porte au bout de la langue, le goût de la coke et des pupilles qui s’agrandissent pour mieux voir l’infini, des eaux glacées qui nettoient l’âme et brûlent la peau.

Elle avait le goût de l’inconnu et il la souleva pour la poser sur le capot, pressant ses hanches contre lui. Ni avide ni pressé.
Étonné.

Deux balles dans le corps contre deux dans le coeur. Il la toucha, presque chaste, ça ne faisait aucun sens, strictement aucun sens mais la nuit caracole autour d’eux et il n’y avait personne pour les voir.

Il savait très bien sur quelle pente ils se trouvaient et il passa un main sous son t-shirt, vaguement inquiet d’y trouver les minces boursoufflures de la balle. Tout le monde était gaulé comme ça chez lui : percé. Des cruches qui ne gardaient plus aucune eau depuis longtemps. La drogue lui éclata dans le crâne et au sommet de sa perche, plutôt que de s’arrimer à elle il se décolla, bien conscient que ça risquait d’être plus qu’un baiser avant qu’ils ne se serrent la main et rentrent chez eux, que c’était trop trop trop trop et qu’il allait falloir négocier ça bien pour ne pas s’éclater en miettes à l’arrivée et il s’écarta, un peu timide ouais, un peu timide, difficile de soutenir ses yeux, il se mordit la lèvre, inspira et demanda : sûre de toi ?

Il aurait voulu ajouter, ça ne sera pas bizarre si tu dis non, si quoi que ce soit, si je te fais voir la mort de ton frère et les entrailles de ton père, si ça fait mal, si je te fais mal, mais c’était trop de mots et il n’en possédait pas tant.

Tout le reste avait disparu, elle était Caracole, elle était la dernière forme du vent qui déchirait le passage et bientôt se jetterai du haut de la falaise pour retomber dans l’océan de son adolescence. L’aval et l’amont se mélangeaient sous le goût des lèvres de Harry, la sensation de l’interdit qui enhardissait ses membres. Elle se serra plus fort contre lui, comme si ses ailes de géant pouvaient l’envelopper et les faire disparaître, comme si elle pouvait se fondre en lui et s’oublier.

Il la fit décoller du sol et elle se retrouva perchée sur le capot de la voiture, ses lèvres toujours mélangées aux siennes. C’était étrangement doux ce bout du monde qui tombait, étrangement lent de ses caresses, des mains qui remontaient pour se découvrir. Ça n’avait rien de la passion violent qui dévorait ses relations avec Louis ; rien de l’empressement du corps de Ian contre le sien. C’était différent de tout ça, comme un paradoxe avec tout ce qu’ils venaient de vivre et pourtant la continuité tangible de ce voyage.
Le dernier arrêt de l’histoire.
Harry s’écarta et elle s’aperçut qu’il avait perdu toute la prestance du vampire. Il ne restait plus qu’un homme, un garçon, aux dents rondes et aux yeux timides.

– Sûre de toi ?

Les mots la bouleversèrent presque, un immense chamboule-tout qui arrachait tout au passé. Elle hocha la tête, comme fascinée, comprenant que le jeu était derrière eux, que c’était autre chose désormais, quelque chose de bien plus profond, de bien moins compréhensible. Carla était libre et elle aurait pu partir avec son téléphone, marcher pour s’éloigner, composer le premier numéro qui lui viendrait à l’esprit – Ange, sûrement que ça serait Ange, pour trop de raisons. Mais l’humaine restait entre les ailes du papillon qui n’avait rien d’une prison.

– Et toi ?

Elle caressa du bout des doigts la peau tatouée du torse, longueur océane qui les englobait. Le reste du monde était flou, mais lui se dressait bien net devant elle, dans cette beauté superbe, à la fois innocente et coupable du pire des crimes. Un psy aurait posé un diagnostic, aurait dit que c’était Stockholm et rien d’autre, mais un psy n’aurait rien compris parce que personne n’aurait pu rien comprendre. Il y avait ce lien qui s’était tissé, qui était né de la fragilité même de l’autre, reposant entièrement sur toutes leurs faiblesses. Ce n’était pas une histoire d’ascendant, pas Dorian qui l’écrasait de ses mains d’ogre pour ouvrir ses cuisses et se glisser en elle, pas même Dracula qui profitait du somnambulisme de Lucy.

C’était Harry et Carla au bout du voyage et qui avaient arrêté de jouer depuis longtemps.

Elle défit les derniers boutons pour dévoiler entièrement le papillon, ses yeux interrogateurs fixés dans ceux de Harry, attendant avec une patience étonnante une réponse. Un baiser ? Un instant ? Toute une nuit ? Un vol à l’espace-temps, aux mondes, à leur camp. Loin de tout dans un ailleurs, plaie béante contre la main qui avait portée l’arme, amour étrange qui ne portait pas de nom.

Il avait conscience, en arrière plan quelque part, de l’énorme orage qui s’abattrait sur eux si tôt la marée retournée à sa place, couchée la libido, couchés les adolescents, couchés les crimes des uns et des autres. Il frémit sous son doigt alors qu’elle ne répondait que d’un hochement de tête, reprit par sa voix : et toi ?

Bien sûr que non. Bien sûr que non, il n’était pas prêt, se sentant comme un bateau ivre sur le point de chavirer. Mais il avait envie d’elle, une envie féroce qui lui niaquait le bide et modifiait son anatomie sans son avis. Elle déboutonna le reste de la chemise : son torse n’était qu’histoire. Les oiseaux qui se font face, le papillon, le crâne sur le bras, la rose, la sirène nue, « Arlo, » l’aile, « Things I can », les clous, le coeur, le cintre, l’étoile, la croix, l’ancre, « Things I can’t change », le coeur, le « hi », « Can i Stay », les deux masques, SMCL (smile now cry later), la gratte, la bible, la cage d’oiseau, SILVER SPOON, la clé, le cadenas, « Never gonna dance again » les deux feuilles de laurier sur le V des abdos, il y en avait une tripotée et tout avait une raison, tout avait sa place. Des significations noires au travers de sa peau.

Il la regarde encore un peu. La coke lui chauffe les oreilles et la bouche, un goût acidulé au bord du coeur qui bat à toute allure. Il hoche la tête et revient lui prendre les lèvres, enlève sa chemise. Quelque part il sait qu’elle a déjà côtoyé des corps comme le sien : secs & musclés. Les gentils comme les méchants auraient pu être alignés à poil dans un champ qu’on n’aurait pas pu les différencier, cicatrices et biceps de combat.

I wanna be Futureproof
Come and lift me up until I'm higher, higher
Vulture coming to steal my youth
Throw the pieces down into the fire, fire

Futureproof.

Please, let me be futureproof.

Il prierait sûrement de ça, plus tard. Il se débarrassa de sa chemise donc, la laissa choir sur le sol et souleva l’ample t-shirt de la jeune femme. Le t-shirt qui avait un jour été à l’amoureux. Quelle dissonance cognitive. Il se recula pour observer sa propre main sur le ventre de Carla, sur ses côtes, ses seins. Elle était maigre de ses tourments de la vie et il eut peur de la briser, de lui faire mal, de la broyer entre ses mains et ses pouvoirs ; il réattrapa ses lèvres, une main dans sa nuque, les doigts dans ses cheveux blonds.

I let my guard down and then you pulled the rug.

Peut-être que c’était la drogue qui lui faisait faire ça, peut-être. Peut-être.
Ça donnait du sens à ses agissements.
Ça donnait du sens à la nuit à son jean qui devenait inconfortable.
Ça donnait du sens à son souffle court et à ses doigts sur la peau électrique de Carla.

La langue de Carla dériva sur le rebord de sa lèvre et ses yeux coulèrent dans les siens. Ils étaient de retour sur ce toit alors qu’elle plongeait dans l’eau et que lui, effrayé, en surgissait pour disparaître dans la ville.
Les peurs dans le cœur comme la pluie sur la ville.
Il la regarda longtemps dans cette éternité qui était la leur avant de hocher la tête à son tour et de rattraper ses lèvres, les membres se cherchant, les jambes de Carla s’enroulant autour de lui pendant que sa chemise tombait, aller gésir sur le sol devant cette voiture, un sol bientôt souillé par une alliance contre toute nature.

Ils s’écartèrent un instant pour qu’il puisse retirer son t-shirt, celui de Louis, ce doudou auquel elle s’était accroché tout le voyage. Il était fini le temps de l’innocence, des blagues et des dessins de vampire. C’était eux deux sur un capot qui défiait la vie.
Les yeux de Carla coulèrent sur l’encre qui entachait son corps, soulevant au passage des histoires qui se murmuraient à son oreille, mais qu’elle ne parvenait pas à entendre. Des contes partout, pour dissimuler les autres contes, ceux qu’ils avaient tous, ces souvenirs qui se gravaient en forme de cicatrice. Puis elle baissa le regard sur son propre corps, percé par les os, teinté par les veines bleues qui sinuaient sous la pâleur, la main immense de l’homme appuyée sur son ventre, comme pour retenir le sang qui ne coulait plus d’une blessure qu’il avait lui-même provoquée.
Pour cacher le trou dans le bide.

Harry revint vers ses lèvres, les mains continuant à glisser, et elle se rappela Dorian qui ne l’avait pas embrassée, Dorian qui ne l’avait pas serrée contre elle, Dorian qui ne lui avait pas demandé si elle était sûre, si même elle en avait envie. Son ennemi n’était en rien comme le monstre, ce n’était même pas son ennemi déjà. Les camps n’existaient plus, elle n’y avait jamais rien compris de toute façon. Ian serait déçu, Ian serait forcément blessé quand il l’apprendrait – car il le devinerait, mais Carla n’avait plus envie de comparer les corps, plus envie de comparer les blessures qui roulaient sous ses doigts. Elle se sentit soudainement timide, comme si elle n’avait jamais fait tout ça et que son corps apprenait pour la première fois. Tout le reste s’était perdu.
Sa bouche dévia vers un lobe, une nuque, ses mains s’accrochant aux boucles pour ne pas basculer ; elle sentait bien contre son bassin la même envie qu’elle retrouvait en elle, quelque chose qui brûlait et qui poussait dans les bas-ventres du monde, une forme d’immoralité merveilleuse qui faisait tout chavirer. Et pourtant, elle n’osait pas descendre ses mains, alors qu’il avait dit oui et que la cocaïne dans ses veines lui criait qu’ils étaient immortels.
C’était les peurs qui s’entremêlaient entre elles alors que la langue de Carla retourna chercher celle de Harry. Des peurs douces qui berçaient son estomac plus que tout autre chose, le désir de bien faire, de ne pas brusquer, c’était une douce litanie qui les avait saisi et qui les caressait.

Elle n’osait pas, et parce qu’elle n’osait pas, il n’osait pas non plus prendre les devant. Elle lui embrassa l’oreille et sa virilité en vient à le faire souffrir et il serra les dents, comme si l’attente pour faire refluer la fébrilité de n’avoir jamais couché.

Savait-elle qu’il n’avait jamais couché ?

Sûrement.

Il ne savait pas s’il avait honte — s’il devrait avoir honte ? Ou non. Il aurait voulu un code de conduite là maintenant, mais il n’avait ni treize, ni quatorze ans, empressé d’enfiler une capote et de l’avoir fait. Ses gestes étaient calmes, nourris de la situation même, comme s’il avait eu une chance d’être autre chose que son rang, son sang et ses devoirs, comme s’il était Harry pour quelqu’un, juste Harry pour la première fois. Il eut peur qu’elle dise oui juste pour dire oui, parce qu’elle était à demi-nue sur le capot de sa caisse alors. La réalité le rattrapa, bien sûr, ses iris émeraudes fouillèrent Carla alors que l’appréhension et la raison remontaient au galop dans sa bouche, le laissant dire les mots : j’ai peur que tu regrettes.

Il n’avait pas dit, tu regretteras ça, il n’avait pas dit, tu devrais, tu ne devrais pas, il avait posé le simple effet que ça lui faisait, les longues jambes de Carla autour de lui. Il se sentait sale d’être lui alors que jusque là, il avait été fier d’être Croix, Adelman, apprenti de Mohammed, fier de ses idées et de là où il devait aller. Mais sous ses doigts la cicatrice de la balle parce qu’elle n’avait pas voulu le suivre, parce qu’elle avait fait la meuf et, contredisant ses mots, il fit glisser le molleton au bas des jambes de la jeune femme, palpitant et s’arrêta-là. Nouvel accord nécessaire, nouveau oui, nouveau hey, est-ce que tu es sûre ? Même sous coke je suis toujours moi. La perche s’étiolait sous la nuit d’étoiles et la redescente les éventrerait sûrement comme des poissons sur un chalutier. Pleins d’incompréhensions mais liés à un destin qu’ils n’auraient, visiblement, pas pu éviter.

Confiant que le temps
vienne
lisser nos tourments.

Il avait vu des milliards de films, lu des milliards de livres sur ça, sur le sexe, sur le désir, la sensualité, les coups d’un soir, les hommes qui disaient tu me rends fou à la femme, tu es tellement belle, regarde l’effet que tu me fais, j’ai tellement envie de toi ma reine, des femmes qui se cambrent et se mettent en scène, des lingeries et des talons et il se sentait complètement étranger à ça, étranger à ces fantaisies qu’on avait voulu lui coller dans le crâne. Son corps n'était pas différent en robe moulante ou en jogging usé, elle ne le rendait pas fou, il était les deux pieds ancrés dans le sol, les fesses et les quadriceps contractés de la tenir à moitié, pas de reine ou de princesse en face, juste elle, étrangement elle. Même sans demain, je suis toujours moi.

Il était désolé.

Dans ce bout du monde, les yeux de Harry étaient verts. À l'autre extrémité, peut-être auraient-ils étaient gris, mais Carla aimait bien cette couleur et elle se dit que c'était peut-être l'image qu'elle garderait de ce moment, le vert de ses yeux qui englobaient tout, qui la découvrait avec une innocence, comme si c'était la première fois.
C'était la première fois ?

– J'ai peur que tu regrettes.

Il avait sous les doigts la cicatrice de la balle qui l'avait trouée et elle savait qu'elle ne regretterait pas. Elle savait que Ian ne comprendrait pas et que Louis lui en voudrait, que Luka serait peut-être prise d'un rire nerveux quand elle lui raconterait ça devant une bière et qu'Ange froncerait le bout du nez, comme lorsqu'il était plus jeune et qu'elle lui disait qu'elle allait sécher les cours. Des émotions en pagaille qu'elle connaissait parce que c'était la falaise, c'était sa falaise personnelle et que c'était ainsi, gravé dans son présent et son passé.
Mais elle ne regretterait pas.
Il prenait tant de prudence, tant de temps qu'elle trouvait ça mignon, attirant, quelque part ça brûlait plus fort.
Consent is sexy.
Il fit rouler le jogging le long des longues jambes de Carla qui frissonna, alors qu'elle crevait de chaud.

– Même sous coke je suis toujours moi.

Mais il n'était pas juste sous coke, il était sous Carla, tout proche d'elle et elle lui caressa la joue, son doigt s'égarant sur les lèvres qu'elle avait embrassées, ces mêmes lèvres qui s'étaient amusé à jouer avec elle pendant trois jours.
Le jeu avait cessé et ne restait plus que le vertige désormais, un vertige qui effrayait Harry. C'était apparemment plus facile de buter quelqu'un que de baiser.

[color=mediumseagreen]– Même sans demain, je suis toujours moi.[/coolor]

Les mains de Carla répondirent et s'accrochèrent à la braguette du jeans, faisant glisser la fermeture éclair pour dégager les jambes de leur tissu, agrippant les fesses qui se découvrait pour le rapprocher un peu plus proche d'elle. Sous la tension, la puissance, la douceur et la chaleur.

– Tu n'as pas à avoir peur de moi.

Sa main gauche glissa le long de l'aine, découvrant de nouveaux tatouages encore, appréciant le contour des os, des muscles, de tout ce qui le constituait, tout ce qui les avait amenés jusqu'ici, dans ce lieu de fin du monde.

– Ni peur pour moi.

Les doigts s'enroulèrent autour de sa virilité, pour de vrai cette fois-ci, glissant doucement, mais fermement le long de la verge dressée, sentant le sang qui avait été pompé dans tout le corps pour se réunir à cet endroit, tendu, un instant unique au bout de tous les voyages.
Il y aurait un lendemain loin de lui, un autre jour où elle se retrouverait peut-être à trouver une lame – mais pas derrière un pneu avant gauche – pour la planter dans le cœur du vampire, où elle donnerait toutes les informations à Ian pour poursuivre son agresseur, le retrouver et sauver Luka. Il y aurait un lendemain où ils seraient ennemis à nouveau, deux camps séparés qu'aucun n'avait choisi ni ne méritait, un lendemain avec des dents pointues et des ailes de chauve-souris.

Mais ce soir, seul survivait le papillon.

Elle le déshabilla pour toute réponse et il inspira doucement, se demandant à quel point il avait le droit de faire ça, comme le destin s’était arrangé avec eux pour en arriver là. Mais il hocha la tête, d’accord d’accord, d’accord, d’accord. Tu n’as pas à avoir peur de moi — et pourtant, qu’y pouvait-elle ? Elle le touchait et il vibrait, pulsions d’énergies soutenues par la poudre blanche qui lui avait cendré le nez, le sang et les sentiments. Ni peur pour moi. Elle l’attrapa, fit le tour de lui alors qu’il exhalait tout en début de plaisir contenu, s’obligeant à ouvrir la bouche pour ne pas grincer des dents. Ça viendrait après, ces molaires qui s’entrechoquent sans que tu n’y puisses rien. Il se lécha le pouce et l’index, vint de chaque côté du clitoris, sur les grosses lèvres et la toucha avant de toucher la boule de nerf mais, ah, il su qu’il serait un peu maladroit alors il se força à aller doucement, regardant son visage pour essayer d’y lire quelque chose. Subitement, la face d’une humaine prenait de l’importance et ses émotions aussi ; sûrement que dans une poignée d’heures il se trouverait idiot d’avoir cru y voir un sens alors qu’elle restait une sale petite humaine.

Il n’y avait rien de sale, si ce n’est peut être la poussière sur le capot de l’Alpha Romeo alors qu’il perdit patience. Il releva un genou de Carla un peu plus haut pour être sûr de ne pas lui faire mal avant d’entrer en elle, doucement, en une fois en entier en pressant son bassin à elle contre le sien, sa bouche proche de son oreille. Il se sentit un peu désorienté, millions d’informations sensorielles qui lui dévalaient à la gueule, les doigts pressés dans la fesse de Carla, son propre jean coincé à mi-cuisses avec son boxer, les cheveux insupportables à retomber sur ses yeux, un soupir entre sa raison et ses envies. Pas peur pour elle alors, pas peur pour elle, pas peur d’elle non plus, un peu pourtant, mais il attaqua un va et viens instinctif, quelque chose qu’il comprenait et qu’il savait bien, doucement ; il n’était pas stupide il se savait bien membré et avait peur de lui faire mal et pourtant le jeu était prenant, suffisamment pour qu’il accélère un peu, les abdos contractés et le souffle plus court, éclaté par la drogue et la nouveauté, l’odeur de clope et de marais. Si Ian arrivait à ce moment là, il lui éclaterait le crâne, découvrirait sûrement un nouveau pouvoir pour l’anihiler, mais il n’y avait pas le blond dans l’équitation, juste le garçon et la fille au milieu du monde, au milieu de leur monde à faire absolument n’importe quoi.

Résolument n’importe quoi.

Il posa une main au creux de ses reins et une main sur son pubis à lui pour que le dos de cette dernière vienne stimuler le clitoris alors qu’un haut le corps le menaçait de le prendre de court, de le faucher en entier, l’impression d’avoir les deux chaussures au sol sans avoir pourtant pieds, l’impression de sentir sa vie tourner à mille à l’heure, la terre aurait-elle prit de la vitesse ?

Était-ce le moment qui la sortait du temps ? La coke qui coulait dans ses veines et qui la rendait immortelle ? Carla ne songea pas un instant à se protéger, elle ne pensa pas aux risques, à la panique du lendemain qui s'annonçait et à ce moment où elle se rendrait dans une pharmacie pour demander la pilule du lendemain sous un regard sévère qui la jugerait parce que la société jugeait toujours les femmes qui s'envoyaient en l'air. Elle ne pensa pas aux nausées de cette dose d'hormones qu'elle allait devoir avalé, à l'attente de règles qui viendraient trop lentement, décalées par sa maigreur et son stress, ce test de grossesse qu'elle tremblerait de faire et les trois minutes qui défigureraient sa vie en attendant que des très bleus apparaissent.
Non, pas les regrets, mais les conséquences du temps qui recommençait à s'écouler et de la réalité qui reviendrait bientôt.

Mais lorsqu'elle posa sa main sur celle de Harry pour mieux guider les doigts qui massaient son clitoris, elle était à mille lieux de songer à tout cela, d'imaginer le futur, un futur même, n'importe lequel. Il y avait juste l'impatience, le besoin des caresses qui percutaient dans son estomac troué, l'envie de se sentir vivante, avec lui, dans l'instant.
C'est pour ça qu'elle lui fit pleinement confiance lorsqu'il releva sa jambe et qu'elle l'aida à se diriger en elle, glissant contre son désir. Les sensations se mélangeaient autant que les couleurs, le corps de l'autre qui bougeait et auquel elle calait son rythme, une mains glissée entre elle et la voiture, comme pour la rapprocher un peu plus près de lui. Deux adolescents ayant emprunté la voiture des parents pour s'envoyer en l'air sur une aire d'autoroute, là où l'autorité des parents n'avait plus de pouvoir, partant à la découverte d'autres saveurs et d'autres innocences.
Elle serra les jambes un peu plus fort, refusant d'écouter la douleur qui refaisait surface dans son estomac, une trace de ce que Harry avait fait, de qui il était. Elle n'avait pas oublié les crocs du vampire, le dessin de lui qui traînait dans la voiture et qu'elle ne récupèrerait jamais, pas oublié son doigt qui pressait sur la gâchette alors qu'elle le défiait pour protéger Luka, les yeux menaçants du monstre. À quel moment est-ce que ça avait basculé ? Lors de la première balle ? Sur le rebord de la piscine ? Dans ce simulacre de parc où tout était rouillé, même eux ?

Carla sentit d'un coup le dos de la main de Harry rouler contre elle et comprit à cet instant que l'explosion viendrait, aussi étrange que cela puisse être, stimulée par les corps en ébullitions, par le danger qui rôdait, par l'excitation de cet interdit. Son souffle s'emballa et grilla ses lèvres, porté par la drogue qui dévorait son corps. Elle renversa la tête, ses cheveux dévalant dans son dos, la gorge haletante sous le couvercle nocturne. Quelque chose venait pour la renverser et elle le retint quelques instant avant de s'y abandonner tout à fait, les bras crochés derrière la nuque de cet amant d'une nuit pour ne pas basculer totalement sous les étoiles.

Il la sentit partir — comme s’il l’avait toujours sue, elle. Toujours compris, alors que vraiment, vraiment pas, elle redresserait la tête qu’elle a abandonné en arrière et immédiatement une frontière viendrait saler leurs échanges. Ils ne se comprendraient plus, ça serait immédiat. Il la sentit partir, elle offrir sa gorge à lui et il vint aussi, déferlement de plaisir mais de tant d’autres choses aussi, tant d’émotions qui lui arrachèrent les tripes dans l’immense contraction. Il garda ses mains crispés sur la chair de la jeune femme une poignée de secondes avant de se sentir diminuer en elle. Parce qu’elle l’avait guidé il se doutait qu’elle savait que c’était sa première fois, mais il pensa brièvement que même si ne l’avait pas été, il aurait aimé qu’on le guide quoi qu’il en soit, qu’on lui dise où faire prendre son plaisir à l’autre.

Il recula, le sperme coulant jusque sur la voiture. Il se senti… étrangement vide, terminé, il aurait voulu être dans un film et que la scène se coupe, dans un livre et que le chapitre soit terminé. Il avait la flemme de vivre toutes les minutes d’après, la peut-être gêne. Il n’avait pas de quoi la prendre dans les bras, il en aurait été incapable, elle n’aurait peut-être pas voulu mais qu’importe. Il remonta son caleçon, reboutonna son jean qui lui sembla fort large. Sa chemise avait pris l’humidité collante des bords de lac et il ne la remis pas. Il aurait voulu cacher ses tatouages mais que pouvait-il prétendre maintenant ? Il checka son téléphone qui affichait « Coley a ta plaque » et il songea a tous les endroits où il avait été filmé, comment c’était même possible que ce parasite de mêlé réussisse ça. La coke avait reflué de ses veines et il sentait que la redescente s’annonçait sportive et douloureuse. Il eut froid, se sentit seul et au bout de l’univers, au bout de sa vie même. Il savait que ce n’était qu’une réaction physique de son cerveau à la chimie qui avait fini de le déglinguer, mais il restait tout de même qu’il fallait le vivre. Il scruta le visage de Carla comme pour y trouver une réponse, un quelque chose, un après, une suite, un tome 2. Je vais disparaitre, articula-t-il lentement. Sinon je vais mourir. Il eut un sourire d’adolescent, des croissants de lune dans les joues. Et pas ce soir. Il essaya de prendre en photo la jeune femme, le lac, les étoiles, pensa brièvement qu’ils ne s’étaient pas protégés et que ça craignait fort fort fort, évacua la pensée. Pas ce soir, répéta-t-il doucement.

Ils auraient pu être amoureux, en road trip, il aurait pu la serrer à l’arrière de la voiture, un plaid, parler, aller nager, skinny dipping, rire à gorge déployée, joyeux Harry, jeune Harry, amoureux, Harry. Irréaliste, Harry. Il reprit contact avec la réalité amère et délicate, tout en dentelles prêtes à brûler. Il s'alluma une clope. Envoie le message Carla, file de là.

Ils moururent d'un même ensemble et les mains se crispèrent sur la chair, dernier geste de désespoir. Mais la jouissance amenait la redescente, la brisure et la foulure. Tout retomba et il se détacha d'elle alors qu'elle sentait le sperme chaud couler entre ses cuisses et qu'elle se rappelait les nuits de sa jeunesse, quand après avoir baisé encore ivre elle trouvait la première excuse pour fuir : le dernier métro, un examen de dernière minute à aller bosser, le faux coup de téléphone d'une amie… Mais ils étaient au milieu d'une forêt et il n'y avait pas de téléphone, seulement la gêne.

– Je vais disparaître.

Elle tendit les doigts vers sa joue pour greffer une dernière fois ses traits sous son toucher.

– Sinon je vais mourir.

Elle hocha la tête.

– Et pas ce soir.

C'était absurde tout ça, et pourtant leurs yeux brillaient d'une même lumière.

– Pas ce soir.

Elle remonta le jogging et serra les cuisses pour ne pas le tacher, réalisant d'un même élan qu'elle avait gardé ses converses tout le long.

– Merci…

Elle se mordit la langue, se trouva stupide et ridicule. Merci pour quoi ? Les balles ? L'enlèvement ? La manipulation de Luka ? L'orgasme sur un capot de voiture ? C'était ridicule.

– Pour la coke.

Ça n'avait rien de cool et elle le savait alors elle se pencha pour ramasser son T-shirt, une clope qu'elle alluma dans la voiture et emporta d'un même mouvement une bouteille d'eau, un paquet de biscuit et le téléphone.

– Alors salut.

Et elle marcha vers la lisière de la forêt, ne sachant pas vraiment où aller, essayant de longer la route tout en disparaissant de l'horizon de Harry le plus rapidement possible parce que c'était ridicule toute cette mascarade, ridicule de marcher comme un canard alors que la chaleur coulait le long de sa cuisse si désagréable qu'elle en avait le cœur au bord des lèvres.
Après les premiers arbres, elle se mit à courir, maladroite dans la nuit, trébuchant contre les racines et s'ouvrant les bras face aux branches qui frappaient, perdant sa clope dans un mouvement trop brusque. Elle n'alla pas bien loin avant de s'arrêter pour vomir ses tripes, ne sachant pas bien si c'était la liberté qui la rendait malade, ou juste la redescente. Elle se força à boire un peu d'eau et à s'accroupir pour pisser avant de reprendre sa marche, et d'ouvrir le téléphone.
Les doigts composèrent le numéro tous seuls.

– Allo ? Ange ?
– Carla ??!
– Ange… Ange c'est la merde… Ange je… je…

Des soubresauts faisaient sursauter sa voix mais elle ne sanglotait pas. Pas encore.

– Je t'écoute
– J'étais chez Luka et il y a un homme qui a débarqué– il m'a tiré dessus, mais… il m'a soignée, moi ça va ! Mais il m'a enlevée et il a menacé Luka de me tuer… Ange je crois que Luka est partie à Sarzeau chez… je sais pas où, mais elle est partie négocier avec eux et ils viennent de me libérer alors ça veut dire…

Un long silence lui répondit et elle crut un instant que la ligne s'était coupée.

– Carla, tu sais où tu es ? Tu sais ce qu'ils te veulent ?
– Non enfin je… je crois qu'il ne me veulent plus rien, c'est Luka qu'ils voulaient et je suis désolée Ange, c'est ma faute, je suis désolée… je me sens pas bien en plus, j'ai pris de la coke, je crois que je suis en pleine descente…
– Ok Carla, et tu sais pourquoi ils te gardent ? Tu n'as aucune idée d'où tu es ?
– Je… une forêt je crois. À la radio ils parlaient anglais et on a dû conduire en tout pendant environ cinq heures depuis Londres, en direction du nord.
– Ok… ok, fais attention à toi, stop les drogues si tu peux, ne fais rien qui puisse te mettre en danger. Quelqu'un va venir te chercher, on s'occupe de Luka.
– Oui, occupez-vous d'elle, ne t'inquiète pas pour moi, je pense qu'il ne me fera rien d'autre.

Nouveau silence, elle hésitait.

– Ange ?
– Ne baisse jamais ta garde Carla… Oui ?
– J'ai merdé. J'ai couché avec lui. Je veux dire, c'était consenti, j'étais d'accord…
– Et ?
– Il fait partie de l'autre camp ! Ils ont enlevé Luka… Lu'… tu ne m'eu veux pas ?
– Non Carla, je ne t'en veux pas. Je veux juste que tu fasses attention à toi, à ta santé physique et mentale. Je me fiche d'avec qui tu couches…

Elle hocha la tête, comme s'il se tenait face à elle, un bras réconfortant autour de ses épaules.

– Tu n'es pas la première à qui ça arrive, tu sais.
– Tu vas la sauver, Ange, tu promets ?
– Si je ne la sauve pas, c'est que je suis mort. Alors oui, je te le promets. Et toi tu dois me promettre de limiter les dégâts.
– Promis… je t'aime, Ange.
– Je t'aime aussi Carlita. Fais attention.

Ses mains tremblaient un peu lorsqu'elle raccrocha, son cœur palpitant dans la poitrine. Elle dut s'asseoir pour ne pas tomber, un poids lourd sur ses épaules, une angoisse sourde contre les tempes, l'envie de vomir à nouveau. Elle avait clamé haut et fort ne pas avoir besoin d'être sauvée et pourtant, elle se sentait mourir dans cette forêt.
Mais ce n'était pas ça l'important, l'important c'était Luka.
Allongée sur un tapis d'épine, elle se laissa glisser en position latérale de sécurité, ses deux bras entourant son ventre douloureux, lorsqu'elle réalisa soudain une terrible bêtise, quelque chose auquel il était trop tard pour penser. Harry et elle ne s'était pas protégé et elle ne portait désormais plus de stérilet.

– Oh merde…

Il fallait qu'elle parvienne à sortir de cet enfer. Elle regarda le téléphone et vit qu'elle pouvait envoyer sa géolocalisation par message avec. Elle glissa le numéro d'Ange dans l'appareil avant de se recroqueviller, ses bras entourant son ventre douloureux, comme déjà boursoufflé.

– Luka…

Elle tremblait.

Elle le toucha une dernière fois. Une dernière fois. Une dernière fois. alors qu’elle se rhabillait, moment maladroit et humain pourtant pas vraiment banalisé. Merci. Il haussa un sourcil, tendu à bloc. Sa magie s’inquiétait visiblement de son état de santé, comme toujours, et aurait voulu claquer au nez et à la gueule de la terre entière. Il songea d’ailleurs qu’elle n’avait pas roulé à la gueule de sa captive. Il se sentait idiot mais libéré. Pour la coke. Il ne répondit pas, tout ça c’était trop, il aurait voulu rentrer chez lui et se rouler en boule dans sa chambre au milieu du mobilier, à lui, des plantes, à lui, de ses animaux, à lui. Il se mordit la joue, malheureux, pour essayer de garder un visage neutre. Alors salut. Il hocha la tête. Salut. Sa voix était celle des galets qui raclent le fond de la mer. Il attendit qu’elle disparaisse sans la regarder avant de mettre le contact et démarrer la voiture et puis rouler, rouler, rouler. Londres serait en ébullition encore quelques temps et il avait réussi, petit soldat de Londres avait réussit. Tout réussit même, finalement. Sa mission, avoir la fille, faire voir aux humains que Croix n’étaient pas que les méchants de l’histoire ? Pas toujours les méchants, du moins.

L’horizon l’accueillit toujours plus loin dans sa solitude et ses pensées lasses de redescente. Il s’arrêta pour vomir, des hauts-le-coeur lui remontant le long de l’épine dorsale. En sueur, il rallia l’Écosse, rangea la voiture, s’imagina la brûler mais changea juste les plaques avec une paire dans le coffre.

Loua un hôtel avec piscine et, au beau milieu de la nuit se retrouva dans le carré bleu néon à faire des longueurs, s’arrêter, laissa toutes les pensées qui le traverser dériver. Surtout ne s’accrocher à aucune, comme quand on médite, tout regarder, accepter, et laisser repartir comme si l’on n’était plus qu’un arbre sans choix véritable qui voit tout passer, observe, notifie. L’eau claire par cette chaleur étouffante ne suffisait pourtant pas à dénouer ses tripes et il remonta rapidement dans sa chambre climatisée, s’enroula dans les draps frais et resta l’oeil ouvert jusqu’au petit matin. Épuisé mais incapable de lâcher la corde. La soirée et ses émotions successives avaient eu raison de sa santé mentale visiblement, il avançait en équilibriste au milieu des falaises bleues. Ciel noir d'encre pour fils de loup. Ian est-il déjà avec elle ? Elle avait dit qu'il ne regretterait rien, mais les hommes avaient des ego particuliers ; peut-être que s'il ne s'était agit que d'une capture alors, il n'aurait rien dit pour Luka et le reste, mais maintenant, il avait eu Carla et Ian le poursuivrait peut-être dans l'espoir de se venger. Mais c'était le lot des sorciers noirs, à vrai dire. Poursuivis mais jamais rattrapés. Sauf June Williams, folle et reclue.

Quand le sommeil le faucha finalement il n'était pas loin de midi et l'épuisement seul avait eu raison de lui.

Le message d’Ange me troue le coeur. S’il a ses coordonnées et pas moi, c’est qu’elle les lui a envoyées à lui, et pas moi. D’accord. Il m’avait écrit que ça allait, qu’elle disait que ça allait.

Rien à foutre.

Orpheo avait daigné soulever de vague d’efforts et d’énergie pour Londres, mais à la seconde où Carla avait disparu pour de bon, on m’avait coupé l’herbe sous le pied. Pas de ressources pour une humaine innocente contre Croix, trop de danger, les agents son trop précieux. Bien évidemment, personne n’avait envie d’envoyer la cavalerie pour une humaine de pacotille, même si ça faisait serrer les fesses à tout le monde de l’imaginer avec une balle dans le crâne.

Au message au moins, j’eu le droit à trois téléporteurs visiblement tirés de leur lit et une petite équipe de médecin de l’IBMM de Strasbourg — improbable que les seuls encore frais à cette heure là, ça soit la France. On est téléportés au beau milieu de nulle part, à plus de deux kilomètres de ses coordonnées. J’me sens con de pas avoir prévu ça (bien sûr que se téléporter depuis une carte et Google View, c’est aléatoire) et si j’hésite à muter loup pour la rejoindre au plus vite, c’est que du plomb troue pour estomac. Je ne le sens pas. Quelque chose cloche et si mon instinct ne me dit pas que c’est un piège, je marche cependant avec l’équipe, portant une bonne moitié du matériel, les muscles bouillants et le cerveau à douze mille à l’heure.

On tombe sur Carla comme un trouve un oiseau tombé du nid. Maigre à en pleurer, cernée, droguée, les cheveux sales, dans des habits improbables, frigorifiée. Pourtant mon empathie ne raconte pas d’horribles sentences. Je me force à pousser ce qui m’enjoint à hurler sans savoir pourquoi encore et m’approche doucement, laisse l’équipe médicale s’approcher aussi, et la couverture de survie, et la tension, le poul, la loupiotte dans les yeux alors que je maintiens juste le contact physique avec elle avant qu’on me regarde de travers : du vent et de l’espace, le loup.

Du vent et de l’espace.

Les émotions me dégliguent, celles de tout le monde, du médecin écoeuré de fatigue, du téléporteur qui grille une clope, la sensation d’être pas mieux traité qu’un TGV. Je mute sans réfléchir et remonte aisément la piste de Carla jusqu’à un bord d’eau, des traces de pneus, une odeur de gazoil, de soda renversé, d’acide chimique et de sexe.

D’acide chimique et de sexe.

Je sais qu’Harry est déjà loin.

Je les entends gueuler mon prénom l’air de dire allez magnes-toi le cul que tout le monde puisse rentrer chez soi, je n’ai pas décroché un mot mais j’ai envie de chialer alors qu’on me téléporte avec Carla dans une chambre de l’IBMM. Le petit matin est encore loin mais le médecin du groupe a l'air de décider qu'elle n'est dans aucune sorte de danger et me laisse rester dans la salle silencieuse avec Carla. Avec l'inconnue.

À un moment, elle eut peur d’ours imaginaires alors elle lança le paquet de biscuits au loin pour les piéger, effrayée que la nourriture puisse les attirer. Et puis elle savait qu’elle serait incapable d’avaler quoi que ce fut, le cœur au bord des lèvres et les nausées sur l’estomac, les bras fermement entourés autour de son ventre.
Et si elle tombait enceinte du vampire ?
Elle se rappela le dessin qui était resté dans la voiture, qui avait peut-être glissé sous un siège, et elle se dit qu’elle n’aurait que cette image à retranscrire à un gosse qu’elle ne désirait pas. Ironie, vaste ironie, celle qui ne voulait pas d’enfant couvant la progéniture du diable.
Impossible, elle enfoncerait elle-même les aiguilles s’il le fallait.

La nuit l’enveloppa et elle s’étonna que le soleil ne se lève jamais ; était-elle morte, folle, ou figée pour toujours ? Le reste du monde avait-il vraiment cessé de tourner, Harry avait-il repris la voiture pour découvrir une Londres de statues, bloquée pour l’éternité ? Elle regretta de ne pas avoir gardé les biscuits pour attirer les ours. Se faire manger ne lui paraissait pas pire que mourir pour toujours.

Des cris de chouette déchiraient ponctuellement l’obscurité. Elle imaginait les rapaces fondre vers leur victime, la queue de rat immense engloutie par leur tête ronde, filant de leur bec comme des spaghettis. La jeune femme se demanda s’il était possible que les volatiles puissent confondre ses yeux avec des rongeurs alors elle ferma les paupières.
Elle avait froid.

Des voix d’hommes percèrent les arbres, mais elle n’eut pas la force d’appeler à l’aide, corps décharné sur les épines. Elle avait soif, elle avait envie de gerber, elle avait besoin d’un joint, besoin d’une clope, besoin de claquer. De solitude ?
Elle n’eut pas besoin de crier pour qu’ils retrouvent son corps avachis et qu’aussitôt tout commence à s’agiter autour d’elle ; on posa une couverture de survie, des lumières, des contrôles qu’elle ne comprenait pas et peinait à suivre. Un seul détail la sortit de sa confusion, un seul être retint son attention, bien plus que l’odeur de tabac qui l’enveloppa, que les mots qu’on essayait de lui dire.
Ian.
Ange avait appelé Ian, évidemment. La dernière personne, sans doute, qu’elle avait envie de voir, parce qu’elle savait qu’il percerait sa chair à jour, qu’il aurait deviné sans même la regarder tout ce qu’il s’était passé, Harry, la coke, le capot de voiture. Il ne dirait pas Je me fiche d’avec qui tu couches, il ne dirait rien et ça lui briserait le cœur.
Pourtant, à la seconde où elle aperçut, elle voulut tendre ses bras trop lourds vers lui.

Mais l’homme devint flou pour renaître en loup et disparaître dans la forêt, peut-être à la recherche des biscuits égarés, miettes de pain du petit poucet. Carla se laissa manipuler, incapable de répondre aux questions qui lui étaient posées, mordillant vaillamment la paille qu’on avait glissé dans sa bouche. Puis le monde autour d’elle sembla s’emballer et il fut soudain urgent de rentrer. Tout était confus, mais à un moment quelqu’un l’attrapa et l’instant d’après l’endroit n’était plus le même.
Loin la forêt noire, les murs étaient devenus blancs et on la laissa sur un lit qui ressemblait trait pour trait à celui d’un hôpital. C’était peut-être ça, d’ailleurs. L’hôpital, le temps qui recommençait à battre, le papillon qui s’était envolé.

Et Ian à côté d’elle.

– Tu as fini par me retrouver ?

Sa bouche pâteuse lui fit l’effet une fois de plus d’un haut de cœur et elle attrapa une bassine juste à temps pour pouvoir vomir.
Elle aurait voulu que Harry lui tire une balle entre les deux yeux pour ne plus voir ses propres problèmes.

Elle dit, « Tu as fini par me retrouver ? » et je détourne le regard. Bien sûr que non, Carla, je n’ai pas fini par te retrouver. Je l’entends vomir derrière moi, je ne sais pas où me mettre. Je sais la violence de la laisser là mais je ne suis pas spécialement pressé des éclats de verres qui me déchireront durant cet échange.

I don't ever ask you where you've been

Je secoue doucement la tête, passe mes doigts dans mes cheveux pour les ébouriffer. Remy me disait toujours mais arrête ça ! on voit que t’es tout nerveux. Planque ça, vite ! et elle claquait des dents pour que je la boucle, incroyable, Remy, plus belle fille du monde et de la planète.

Désormais morte pour trahison.

And I don't feel the need to
Know who you're with

Je chasse de mes yeux le voile qui s’y est posé, répondant du bout des lèvres, malheureux « tu t’es retrouvée toute seule » en agitant le smartphone qui indique Ange avec la localisation qu’il a reçu. Pas besoin d’être sauvée, Carla. Je m’en veux presque d’avoir cramé l’appart d’Adelman. Pourtant j’avais cru que… enfin. Peut-être que j’ai rien compris depuis le début.

I can't even think straight but I can tell
You were just with her
And I'll still be a fool, I'm a fool for you
Just a little bit of your heart

J’ai pas envie de lui sortir un bassin de clichés : l’important c’est que t’ailles bien, l’important c’est que tu sois en vie, non, j’ai pas la force de m’allonger à côté d’elle et de la laisser dormir sur moi.
Après.
Que je redescende un peu, après. Mes muscles sont viciés de l’anxiété accumulée, acide lactique qui détruit les cellules.

Just a little bit of your heart
Just a little bit of your heart is all I want
Just a little bit of your heart
Just a little bit of your heart
Just a little bit is all I'm asking for

Je m’assieds sur le bout du lit. Je ne fume plus, c’est dommage, j’aurais bien déclenché l’alarme à incendie. et sans qu’il puisse le savoir, le garçon propose les mots d’un autre, il dit « J’ai peur que tu regrettes » que tu regrettes de m’avoir moi, ici, là. Il s’assied sur la chaise prévue à cet effet. « Tu veux que je prévienne Louis ? » Que tu regrettes par que tu sais, j’espère que ça va pas être facile à passer, cette nuit, qu’elle sera pas simple, cette nuit, ni les mots, ni les échanges, ni le sommeil. Ni nous.

Plus jamais, nous.

La chambre me semble trop petite et j'ouvre la fenêtre, rêvant de savoir muter en corbeau, en aigle, en autre chose pour me tirer de là, me sauver de là.
Me casser, de là.
Une vague de chair de poule me couvre le corps et j'ouvre la fenêtre, j'espère que tu m'en veux pas, Carla, mais il n'y a qu'un langage que tu sembles connaître : la violence.

Carla le vit passer sa main dans ses cheveux et elle retrouva le Ian de son adolescence, ce geste rituel quand ils traînaient ensemble, le dégagement de ses yeux qui la faisait sourire.
Il était beau.

– Tu t’es retrouvée toute seule.

Il agita le téléphone et elle ne sut pas quoi répondre. Il y avait entre eu une distance inhabituelle qui lui brûlait les veines – ou peut-être était-ce la drogue qui lâchait son organisme ? Elle aurait voulu être ailleurs, sur un canapé loin du raz de marée qui la submergeait, en train de rouler, une odeur de pizza en fond sonore. Ou même qu’il lui hurle dessus, qu’il lui crache ses quatre vérités Tu fais n’importe quoi Carla, t’as merdé, t’as vraiment bien merdé et tu en es la seule responsable cette fois !, qu’il hurle n’importe quoi pour combler le bourdonnement dans sa tête.
Pour ressentir encore quelque chose.
Il s’assit au bout de son lit, comme prudent, loin d’elle, refusant de s’allonger pour raconter des bêtises et fumer une clope après avoir pété le détecteur de fumée pour que celui-ci ne puisse pas les dénoncer.

– J’ai peur que tu regrettes.

Écho au capot et elle grimaça. Qu’avaient-ils tous à anticiper ses sentiments alors qu’elle ne comprenait déjà même pas le présent ? Elle n’était pas en porcelaine.

– Tu veux que je prévienne Louis ?

Et ce nom dans la bouche de Ian lui fit encore plus mal que tout le reste.

– Non je… je ne sais pas bien où nous en sommes.

Il faudrait bien pourtant qu’elle lui explique, qu’elle lui avoue tout. Il finirait par apprendre, l’innocente catin qui couchait avec l’ennemi sans même se protéger. L’humaine qui faisait condamner ses amis parce qu’elle était incapable de se défendre. Le masque que prendrait le visage de Louis lorsqu’elle lui raconterait Harry l’effrayait déjà et elle ne se sentait pas prête pour ça, ni pour rien.
Sa main s’enroula au bord du T-shirt, comme si c’était la sienne. Une main trouée et tachée par le sang et la sueur.

Ian se releva et ouvrit la fenêtre et elle ne put s’empêcher de se demander si, quelque part dehors, l’immense silhouette d’une chauve-souris les observait. Harry avait-il réussi à s’échapper ?

– Ça fait un mois que je vis chez Luka. Je ne sais même pas si nous sommes encore ensemble.

Elle appuya sa main contre son front. Ça la brûlait en dedans autant que ses boyaux se tordaient, mais qu’avait-elle encore à vomir ? Elle finirait par cracher sa cervelle, ses poumons, son cœur. L’intérieur de la jeune femme éclaté à l’extérieur, rongé par la noirceur amère et tous verraient enfin sa véritable nature, les tentacules nées à Little Angleton et enroulée dans tout son corps, attendant le juste moment pour enfin percer la chair et ressortir. Le monstre sous l’enveloppe.
Si seulement, au moins elle aurait pu avoir une excuse pour tout ça.

– Tu crois qu’ils peuvent me donner quelque chose pour calmer la redescente ?

Quelque chose pour ronger le mal. Et, surtout, quelque chose pour casser ce qui se préparait dans son ventre, quoi que ça puisse être ou ne pas être ; que ça ne soit surtout pas.

La pièce est si petite. Si petite ! Les quatre murs comme une geôle et pas dorée, la prison.

« Non je.. je ne sais pas bien où nous en sommes."

Mes lèvres se pincent, je pense savoir pourquoi, c’est de ma faute. Et le souvenir de son corps nu, sur le sol même et de ma déferlante abrutie, de la fuite après, le Canada et tout ça, j’en ouvre la bouche de remords. J’me sens con — mais c’est habituel. Je hoche doucement la tête, d’accord, d’accord Carla.

And you always say I’m never satisfied
But I don’t think that’s true
‘Cause all I ever wanted was to be enough for you
Yeah all I ever wanted was to be enough for you

« Ça fait un mois que je vis chez Luka. je ne sais même pas si nous sommes encore ensemble. »

Quelque part, j’en veux à Louis de l’avoir mise dans cette situation et de pas avoir su la protéger des dangers, de pas lui avoir donné les armes pour tout ça mais, d’un autre côté, je sais leur quotidien, et Louis sans Carla, ça me… ça me… je baisse les yeux, l’air frais de la nuit s’engouffrant par la timide fenêtre.

« Je suis désolé pour vous. »

Ce n’est qu’à ce moment que je la vois vraiment. Genre, sans mes couches d’ego, de peur, de fatigue accumulées. Juste elle, absolument épuisée, les entrailles empoisonnées et les cernes jusqu’à sa bouche, la langue chargé et la défaite que dit son corps en entier. Je me force à inspirer doucement pour démêler la pelote de mon don, tirer les ficelles de ses émotions alors qu’elle dit « Tu crois qu’ils peuvent me donner quelque chose pour calmer la redescente ? ». Je m’approche, lui attrape les mains avec douceur. Je laisse la laine s’enrouler autour du mal-être, de la chimie qui quitte les synapses, de la nausée en murmurant « Vas-y, donne. » en gobant des miettes de ce qu’elle vit.

Que ce qu’elle s’est faite vivre seule.

Toute seule, comme une grande. Grande princesse qu’on n’a pas besoin de sauver, ugh.
Mais qu’aurais-je pas donné pour avoir quelqu’un pour me prendre l’horreur dans mon coeur que j’ai dis à Autumn que je l’avais trompée, pour qu’on ne me dise pas mais enfin Ian, t’as fait ça tout seul, comme un grand. Tu t’es mis là, t’as choisis d’être là, pourquoi maintenant, cette place, t’en veux plus ? ah bah alors, tu n’as donc pas réfléchi ?

J’attrape son visage entre mes mains, embrasse son front, essayant de lâcher les armes, les lames que j'aurais voulu planter à coup de mots dans ses plaies déjà béantes.

Ok.

Et puis je me souviens
de
Bastet qui disait « Don’t
put yourself on fire
To
Keep
them
warm. »

Et j’ai envie de quitter la pièce parce que je lui donne tout ce que je suis, et je ne sais pas,
si elle vaut
le prix
de mes os.

La malice avait emballé le cœur de Carla dans un papier dorée et l’avait fractionné, répartissant les morceaux, de différentes tailles, différentes formes, mais tous dorés, un peu partout. Ils s’accrochaient à des êtres pour un moment ou pour toujours et il y avait dans ce toujours beaucoup de place.
On ne peut être coupable d’aimer trop.
Oh si, bien sûr qu’on le pouvait ! La société toute entière montrait du doigt les adultères, les couples libres, tout ce qui sortait d’un droit chemin établi par… par… sans doute la même malice qui avait voulu jouer à tous les deux avec Carla. Évidemment qu’on était coupable d’aimer trop d’âme, comme si c’était les aimer mal.
Peut-être que c’était les aimer mal.

– Je suis désolé pour vous.

Elle écarta sa main posée sur son front pour mieux le regarder. Pourquoi ? Pourquoi était-il désolé ? Regrettait-il leurs corps qui se découvraient au Canada ? Leurs blessures qui se complétaient à Little Angleton ? Regrettait-il leur adolescence qui s’amusait dans les ruines ? Si Ian avait dit non, ça n’aurait rien changé. Bien sûr, il n’y aurait pas eu la chair, mais les sentiments seraient restés les mêmes.
Les sentiments étaient restés les mêmes.

– Ça va aller.

C’était ce qu’elle lui avait dit, en Afrique, lorsqu’il lui avait dit pour Autumn. Mais c’était un mensonge, elle et son corps décharné le savaient à présent. Il n’y avait pas eu que Harry, il y avait eu l’avant, fait de café, de clope, de joint et d’alcool. Rien de tangible, tout de liquide et fumée.

Ian revint vers elle et attrapa ses mains. Elle aurait aimé serrer ses doigts plus fort, réussir à l’attirer vers elle, mais elle n’avait plus la force, elle n’était qu’une maison hantée qu’on n’avait posée au bord de la route, remplie de fantôme qui pouvait faire trembler un mur, mais incapable de les porter.
Les lettres s’égrenaient sur la table de oui-ja.

– Vas-y, donne.

Elle sentit une chaleur contre ses paumes et ne sut pas si c’était seulement dans sa tête. Carla aurait aimé ne lui partager que ce qui était physique, les effets de la coke qui redescendait, le besoin de fumer, la douleur des balles en arrière-plan, mais elle savait que Ian prendrait tout. Toutes les autres douleurs qu’elle avait essayé d’enfouir bien plus loin, bien plus profondément, qui remontaient parfois à si loin qu’elle-même les avaient oubliées.

À quel point fallait-il qu’il l’aime pour prendre tout ça sur lui ?
À l’infini.
Il se pencha sur elle et la douceur de ses lèvres sur son front la fi trembler. Elle repensa aux mots de Harry Alors, Ian ou Louis, mais vraiment, vraiment, c’était impossible de choisir et ça la hantait.

– Le feu. Je savais que c’était toi alors je n’avais plus peur.

C’était Harry qui avait commencé à flipper, qui avait appuyé sur l’accélérateur, poursuivi par celui qu’il appelait l’amoureux, et c’était bien ça, aux yeux de Carla, l’amour. Le vampire avait puisé ce mot en elle, c’était évident, et Ian avait brûlé les cendres pour la retrouver. Ian ou Louis, c’était impossible de répondre, parce qu’il y avait trop de réponses. C’était Ian qui mettait Londres en feu. C’était le T-shirt de Louis qui s’incrustait à sa peau. C’était Ange qui répondait au milieu de la nuit. C’était Luka qui lâchait tout pour se rendre à Sarzeau.
C’était ça l’amour, bordel, et Harry avait eu raison d’avoir peur.

« Ça va aller »

Elle dit ça, et je sais que ça sonne creux dans moi. Que ça tombe comme dans une piscine qui n’aurait pas de fond : ça ne la rempli pas.

Un lego sur une moquette.

Ça va aller, oui, certes, le temps finira bien par passer et je n’aurais aucune emprise dessus, les secondes puis les minutes vont rouler. Ça va avancer, ça va se faire, uniquement parce qu’on n’a pas le choix. Je me souviens bien de ces mêmes mots pour Autumn, et ils avaient été vidés de toute leur substance depuis, de tout le sens.

Je lui attrape les mains, gobe ses crasses parce que je suis moi et qu’elle est elle. Elles sont dégueulasses, les petites choses qui m’arrivaient au bout des doigts, et je tourne la tête pour laisser mes yeux gris dériver dans le vide jusqu’à ce qu’elle me dise :

« Le feu. Je savais que c’était toi alors je n’avais plus peur. »

Ce qui est complètement con, et absurde.

« Il aurait eu mille fois le temps de te tuer que je n’aurais rien pu faire. J’sais pas si c’est parce qu’il m’en doit une, si il était pas d’humeur ou si vraiment c’est un gentil tombé du mauvais côté des rails mais c-c-c’est vraiment que t’as eu de la chatte, meuf. »

La pression qui retombe me rend vulgaire. Toujours autant du mal à parler, c’est pas ça que je voudrais dire, pas que c’est la chance qui l’a sauvée, peut être qu’en effet elle s’est sauvée seule — qui sait, avec le sexe peut-être hein, même si mon instinct me dit que pas du tout, et je soupire fort.

« Désolé, je grommelle. C’est juste que… dans le monde magique c’est comme ça, de manière random, les gens meurs. On, off. Vivant, mort. Et j’trouve que c’est de la triche que toi t’aies pas d’arme, pas de pouvoir, pas de magie, pas de quoi faire péter tout un building ou j’sais pas. »

Voilà, très bien résumé ça, Ian : tu sais pas.

« J’vais pas pouvoir rester Carla. »

Mon téléphone vibre au même moment et six lettres indiquent un pays pas assez loin pour qu’il se planque.

« J’ai quelqu’un a rattraper si j’veux Luka de retour. »

Je ne sais pas où est Louis, je sais que Ange est déjà parti la chercher, comme si notre bande était de retour. Sans compter les morts. Sans compter ceux qui reviendront pas, ceux qui peuvent plus faire la guerre. Je pense à Ange et subitement, comme un tsunami me revient Myaw qui l'appelle Mon Prince et je me sens coupable que ça soit lui à la suite de Luka, que ça soit lui en danger et que cette fois-ci, ça risquait de ne pas être Carla mais lui qui ne reviendrait pas.

Je lève mes iris sans couleur sur la minuscule Carla dans son lit et exhale deux mots malheureux :

"À plus."

C’était ce qu’elle avait dedans qui engluait les murs extérieurs.

– Il aurait eu mille fois le temps de te tuer que je n’aurais rien pu faire. J’sais pas si c’est parce qu’il m’en doit une, si il était pas d’humour ou si vraiment c’est un gentil tombé du mauvais côté des rails, mais c-c-c’est vraiment que t’as eu de la chatte, meuf.

Ce n’était pas son monde. Ce n’était pas son monde d’entendre dire qu’après deux balles dans le corps et un enlèvement sur plusieurs jours, elle avait eu de la chatte. Quelque chose effleura Carla, qu’elle ne souhaita pas écouter, et pourtant ça c’était bien soulevé dans son esprit.
Et si Little Angleton avait été un petit village tranquille, sans magie, sans rien, comme il y en avait tant en Ecosse ? Si elle n’avait pas traîné avec les enfants de l’orphelinat et qu’elle n’était jamais montée tout là-haut sur la colline ? N’y aurait-il pas eu le viol, les coups, la douleur ?
Il n’y aurait surtout pas eu l’amour, les amours, diverses et si puissantes amours.

– Désolé. C’est juste que… dans le monde magique c’est comme ça, de manière random, les gens meurent. On, off. Vivant, mort. Et j’trouve que c’est de la triche que toi t’aies pas d’arme, pas de pouvoir, pas de magie, pas de quoi faire péter tout un builfding ou j’sais pas.

Harry lui avait dit va chercher la lame, regarde, elle est là la lame, prends-la et plante la dans mon cœur. Mais elle ne savait même pas s’il y avait vraiment eu d’arme derrière un pneu ; elle n’était pas allée voir, ne s’était pas penchée, n’avait même pas essayé. Elle avait passé son temps à faire de l’humour, à se prendre des balles, à tisser un étrange lien avec le vampire.
Pas de gousse d’ail pour Carla.

– J’vais pas pouvoir rester Carla.

Il jeta un coup d’œil à son téléphone, comme déjà loin.

– J’ai quelqu’un à rattraper si j’veux Luka de retour.

Elle hésita à le retenir, à lui dire de ne pas faire de mal à Harry, de l’épargner si c’était possible. Mais les mots se coupèrent dans sa bouche ; c’était pour Luka tout ça, et pour Luka il avait bien le droit d’abattre la planète entière.

– À plus.

Carla entre deux monde, Ian sur le pas de la porte.

– Sois prudent.

Elle savait qu’il ne le serai pas, mais elle avait besoin de le dire, comme un porte chance à serrer contre son esprit. Elle ne pouvait pas le perdre, tout comme elle ne pouvait pas perdre Ange ou Luka. Ian avait dit que dans ce monde magique, les gens mouraient, mais pas les siens, pas les siens.
Ou il ne lui resterait plus qu’à retrouver Harry pour qu’il la vide de son sang.

Épuisée, elle ne garda pas les yeux ouverts plus longtemps et se laissa glisser dans un épais sommeil. Le lendemain apporterait son lot de question et de problème, son apanage de choses à régler. Faudrait-il prévenir Louis ? Et il y avait cette histoire de pilule du lendemain… elle savait que plus elle attendait longtemps et pire c’était. Mais Carla n’avait pas la force d’y songer, alors elle repoussa tout ça dans un coin de sa tête.
Ça commençait à faire beaucoup de mouton de poussière sous ses paupières closes.

Le ventilateur tournait à fond dans son bureau et pourtant, Alec avait trop chaud. Juin avait décidé d’être caniculaire, comme s’il n’avait pas déjà assez de boulot avec les blessures magiques pour voir son personnel faire des malaises à cause de la chaleur. Mais il y avait pire ailleurs, il y avait toujours pire ailleurs.
Ailleurs c’était les ours polaires qui mouraient.

Il bâilla et éteignit l’engin. Il était tard, mais personne ne l’attendait chez lui ; Sam était à Berlin et puis pouvait-il vraiment dire que Sam l’attendait ? Lui pensait beaucoup à elle, mais l’inverse ? Il ne comprenait pas toujours leur relation. Peut-être était-il trop vieux ?
Soupir.
Le guérisseur sortit de son bureau pour faire un tour dans l’IBMM. La nuit était plutôt calme, assez peu d’urgence à déclarer, comme si la guerre avait fini par vraiment s’essouffler. Tant mieux, les milieux hospitaliers étaient les rares qui pouvaient se réjouir quand ils avaient moins de clients ; ça voulait dire moins de morts.
Il passa devant Nicolas à l’accueil qui lui indiqua qu’une équipe d’urgence de Strasbourg avait dû partir en soutien pour une mission sauvetage à Londres. Il grommela : Ils sont en grève l’IBMM de Londres ? mais saisit le dossier pour le parcourir rapidement. Satisfait par l’équipe qui lui semblait complète et bien équilibrée, il allait reposer les papiers lorsqu’un nom attrapa son regard.
Harry Adelman.
Alec était nul en nom, vraiment beaucoup. Mais celui-ci faisait partie de ces noms qui avait suffisamment marqué pour pas qu’il ne les oublie. Et un autre coup d’œil à la personne d’Orpheo Londres qui avait commandité l’équipe lui fit comprendre que des choses étranges se jouaient.
Ian Coley. Qu’avait-il encore fait celui-là.

– Nicolas, réserve moi le premier avion Strasbourg-Londres s’il te plaît.

Ce n’était pas dingue pour la planète, mais il n’avait pas le temps de passer par Paris pour prendre le train. Il se tramait quelque chose qui ne lui plaisait pas vraiment.

– Et bip moi quand l’équipe d’urgence sera de retour !

En attendant, il fila dans son bureau pour photocopier le dossier qu’il parcourut rapidement, les quelques détails qu’il avait s’incrustant dans son cerveau. Apparemment la jeune femme avait été enlevée quelques jours auparavant. Elle avait dû réussir à s’échapper car elle avait donné l’alerte à Ange Schmitt qui l’avait transmis à Ian et… le reste avait fait son chemin. Il sentait cependant que le dossier ne disait pas tout.
C’était bien le jeu d’Orpheo ça, de cacher des informations. Surtout que, apparemment, Carla Lowett n’était qu’une simple humaine, même pas ancienne esclave de Croix ou Orpheo. À quel jeu jouaient-ils ? Pourquoi l’amener dans une IBMM ?

Quand on le bippa, son sac pour partir était prêt et il avait appelé sa voisine pour lui demander de nourrir son chat. Il dévala les escaliers pour retrouver Merlin en salle de repos, assis devant un café bien corsé s’il en croyait son odorat.

– Ça a été ?

L’homme reposa sa tasse, il avait l’air fatigué, mais loin d’être exténué.

– Oui. On a mis un peu de temps à la retrouver, mais ça allait. Légère hypothermie, droguée, probablement de la cocaïne et en état de choc, mais son état est stable. Londres va la garder en observation et Orpheo voudra sûrement l’interroger demain, mais elle ne gardera pas de séquelle physique. Enfin à part deux cicatrices, probablement des impacts de balle qui ont été soigné à la va-vite. Un travail de cochon, mais trop tard pour que je puisse faire quelque chose.

Alec hocha la tête et attrapa son sac, déjà prêt à filer prendre son avion.

– Alec, attends… Je crois… Enfin elle a eu un rapport sexuel peu de temps avant qu’on ne la trouve. Il est possible qu’elle ait été violée.

Le guérisseur serra la mâchoire un peu plus fort.

– Merci Merlin.

Et fila sans demander son reste.

Quelques heures plus tard, alors que le soleil s’étendait paresseusement dans le ciel, Alec atterrit sur le sol anglais. Il sauta dans un taxi et s’installa pour l’heure de conduite à travers la ville qui lentement se dessinait ; parfois, il détestait son pouvoir de bouclier qui empêchait les téléportations. Il était impatient.
Enfin, le grand bâtiment se dessina. Il balança quelques billets au chauffeur et fila dans l’endroit qui ressemblait énormément à celui de Strasbourg. Trouver la chambre de Carla lui fut plutôt aisé – il connaissait bien les gens qui bossaient à Londres, et devant la chambre de la jeune femme il tomba sur Miranda, une guérisseuse d’une cinquantaine d’années avec laquelle il s’était toujours bien entendu.

– Miranda ! Comment va la patiente ?

Surprise, la femme se tourna vers lui.

– Alec ! Je ne m’attendais pas à te voir ici, tu la connais ?
– Un peu, mentit-il.
– Elle s’est réveillée il y a environ une heure et elle m’a demandé de lui apporter ça.

Dans la main de Miranda, une plaquette de médicament qu’Alec identifia immédiatement comme une pilule du lendemain. Cette ordure de sorcier noir n’avait même pas pris la peine de se protéger. Évidemment… qu’en avait-il à faire d’une vulgaire humaine ?

– Ça te dérange si je la lui apporte ?
– Non, bien sûr que non ! Je vous laisse un moment, demande à quelqu’un de me bipper si tu as besoin de quoi que ce soit, elle est entre de bonnes mains !

Elle lui laissa le médicament dans la main et continua son tour des chambres ; apparemment, Londres était sous l’eau.

Son sommeil avait été lourd et peu troublé, comme si elle avait été vidée de tout ce qui la constituait véritablement. Une parenthèse dans cette course effrénée où elle ne pensa ni à Luka qui était en danger par sa faute, si à Ange qui courait après elle, ni à Ian qui courait après eux, ni à Louis qui n’était au courant de rien.
Leur petite bande, ne manquait que Hayley – au moins Louis n’était-il pas le seul dans l’ignorance. Leur petite bande qui s’aimait trop et qui parfois partait en vrac. Maudits par les ruines de leur adolescence.

Rapidement après qu’elle eut ouvert les yeux, on lui amena un petit déjeuner qu’elle toucha à peine. Elle demanda à pouvoir fumer, mais on lui refusa sa clope sous prétexte qu’elle était encore trop faible pour pouvoir se lever. Elle devait d’abord prendre des forces. Agacée, elle se força à manger une tartine supplémentaire avant de rendre ses boyaux ; il fallait se rendre à l’évidence, son corps refusait d’avaler quoi que ce soit.
Peu après cet épisode, une femme en blouse blanche débarqua dans sa chambre afin de discuter. Carla n’avait pas grand-chose à lui dire, elle désirait juste sortir le plus rapidement possible. Lorsque la femme lui demanda s’il pouvait joindre un membre de sa famille – même un innocent, ils avaient apparemment une procédure pour cela –, elle hésita à lui dire de contacter Sylvester, puis finalement renonça. L’homme avait d’autres chats à fouetter.
Alors que la guérisseuse était sur le pas de la porte, elle l’appela tout de même pour lui demander de lui ramener la pilule du lendemain, sans plus développer. Dans les yeux de la femme elle y trouva de la tristesse et ça l’agaça ; Harry ne l’avait pas violée ! Pas cette fois, cette fois elle était consentante et il n’y aurait pas de cauchemar du monstre aux yeux bleus.
C’était elle la monstresse dans l’histoire.

En attendant le retour de la femme, elle but son jus d’orange qui lui tira une grimace ; l’acidité des agrumes sur son estomac fragile l’avait brûlée. Elle décida de se contenter d’eau ; il lui fallait une clope.
À un moment, la porte grinça et elle ne se tourna même pas, certaine que c’était la femme qui revenait. Mais ce fut une voix masculine qui s’adressait à elle et elle sursauta.

– Bonjour Carla. Je m’appelle Alec et je suis également guérisseur. Comment vas-tu ce matin ?

Ils avaient décidé de lui envoyer tout l’hôpital ? Était-elle si monstrueuse que cela, une attraction de la foire, pour que ce soit le défilé des blouses blanches.

– J’ai besoin de fumer.

L’homme ressortit alors de la chambre et elle se dit qu’il avait dû abandonner. Mais il fut rapidement de retour avec une chaise roulante et un paquet de cigarette.

– J’espère que ça t’ira. Je les ai empruntés à un médecin, il n’y a évidemment pas de distributeur ici.

Il l’aida à se redresser dans le lit alors que ne disait rien, méfiante.

– Mais avant, tu voudrais peut-être prendre ceci ?

La pilule.
Sous l’œil d’Alec, elle la goba avec un peu d’eau.

– Si tu veux en parler, je suis là pour toi. Si tu n’as pas envie d’en parler également, ou si tu préfères parler à une fe…
– Je n’ai pas été violée.

Elle l’observa du coin de l’œil. S’il avait eu l’air surpris, il ne fit aucun commentaire, ne tenta pas de fuir, se contentant de l’aider à s’asseoir dans la chaise.

– Allons fumer.

Le guérisseur poussa la chaise dans les couloirs et elle se sentit terriblement ridicule. Elle n’était pas malade, pas vraiment, pourquoi ne pouvait-elle pas marcher ?
Mais Carla savait bien au fond d’elle-même qu’elle n’en aurait pas la force. La force de rien.

Arrivés dehors, il lui tendit le paquet et héla un groupe qui fumait pour leur emprunter du feu. La patiente amena la cigarette à ses lèvres dans ce geste rassurant qu’avait l’habitude, exalté par tous les manques qui couraient dans ses veines.
L’estomac à nouveau au bord des lèvres, la fumée dans les poumons.